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JANIN, Jules (1804-1874): Le Livre de Madame Prevost(1839). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.XI.2014) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles. LE LIVRE DE MADAME PREVOST PAR Jules JANIN ~ * ~ VOUS avez laissé mourir, moi absent, une des plus aimables femmes dontle commerce parisien pouvait à bon droit s’enorgueillir, MmePrevost, la marchande de fleurs du Palais-Royal. Non loin du corridorsombre qui conduit sur la scène du Théâtre-Français, derrière un énormepilier, se cache sous la pierre, comme la violette se cache sous lafeuille, la boutique, ou, pour mieux dire, le parterre de Mme Prevost.Parterre éternel, celui-là, il ne redoute ni le froid de l’hiver, nil’ardent soleil de l’été, ni la poussière, ni l’orage. Un printempsperpétuel habite ce pilier massif ; à cette ombre protectrice seplaisent plus qu’en tout autre lieu les roses de toutes les saisons,les pâles violettes, la modeste anémone, le superbe camélia, l’œilletodorant, le dahlia devenu vulgaire ; sur ces quatre pieds carrés laFlore parisienne verse chaque matin les trésors de sa corbeille, depuisla fleur de l’oranger, qui pare le front des reines, jusqu’à la modestemarguerite. Ce doux parterre était régi, gouverné, protégé chaque jourpar cette bienveillante et aimable femme, qui l’avait transporté commepar enchantement au milieu des diamants, du strass, des habits neufs,des arbres rabougris, des fleurs avortées et des vices du Palais-Royal,étouffés comme ses fleurs. Pour celui qui passait dans ces galeriessplendides, pour le provincial arrivé de la veille, pour l’Anglaisaffamé, pour la grisette retardataire, pour tous les oisifs en pleinvent, qui ont des yeux pour ne rien voir, des oreilles pour ne rienentendre, la boutique de Mme Prevost n’existait pas, elle n’a mêmejamais existé. Ah bien oui ! s’attarder à contempler quelques modestesfleurs quand Chevet, tout à côté, expose ses homards flamboyants ! Mais, pour être ainsi cachée, ignorée, perdue dans son nuage odorant,la boutique de Mme Prevost n’en était que plus tendrement fêtée ;c’était, pour ainsi dire, l’antichambre poétique de tous les amours devingt ans, c’était le rendez-vous de toutes les passions innocentes, detoutes les coquetteries permises, des élégances les plus légitimes. Lajeune femme (femme parisienne, jeunesse parisienne) ne passait jamaisdevant cet humble parterre sans se souvenir en soupirant de la premièrefleur qu’elle avait mise à son corsage. Là venaient butiner chaque jourtoutes les passions timides que Paris renferme. Cette boutique de MmePrevost vous offrait à toute heure, selon le besoin de votre âme, desidylles toutes faites, de molles élégies, des poésies parlantes ; on ytrouvait tout écrits à l’avance, et cependant écrits tout exprès, dansleur calice embaumé, les seuls billets doux qu’une femme acceptetoujours, même en présence de son mari. Au besoin, vous auriez trouvéchez Mme Prevost la langue universelle tant cherchée par lesphilosophes. Ainsi donc, elle régnait sur toutes les ambitions de lajeunesse, l’aimable femme ; elle tenait dans sa main légère et toujoursouverte le perpétuel secret de tous les soupirs, de tous les amours ;toute cachée qu’elle était pour le vulgaire, elle était la femme laplus populaire de Paris dans ce monde à part de la beauté et de lajeunesse. Ouvrez vos portes splendides au riche qui passe, vous tousqui vendez les diamants, les bijoux, les perles, les tissus précieux,vous les vulgaires serviteurs des riches amours ; mais vous autres, lesheureux de ce monde, les amoureux qui ne pouvez donner qu’une fleur,vous les élégantes et les belles qui ne pouvez recevoir qu’une fleur,entrez, entrez sans peur, entrez avec orgueil dans la boutique de MmePrevost. Cette femme avait été très-belle, et, rien qu’à la voir cachée dans sesdentelles, on devinait sans peine que l’amour avait passé par là. Sonregard était fin, mais voilé ; son sourire était doux et calme, maiselle souriait rarement. Toute sa vie elle avait eu une grande passionpour les fleurs ; non-seulement elle les cultivait avec un succès sanségal, mais encore pas une main mortelle ne savait en nuancer lescouleurs avec plus d’art et plus de goût. Elle faisait un bouquet avecautant de passion que Cardaillac le bijoutier quand il montait un deses chefs-d’œuvre ; puis, son bouquet fait, elle le mettait en réserve,attendant une femme assez belle pour le porter ; et, si cette femmen’arrivait pas le même jour, Mme Prevost gardait son bouquet pourelle-même, et elle était heureuse. Aux femmes qui passaient et quiachetaient un bouquet par hasard elle donnait des bouquets faits auhasard ; au mari qui achetait un bouquet pour sa femme, comme il eûtacheté une poupée pour sa fille, Mme Prevost donnait un bouquet telquel : elle savait si bien que ce bouquet ne serait regardé ni parcelui qui le donnait ni par celle qui le devait porter ! Elle avait desbouquets pour tous les âges, pour toutes les positions de la vie ; ellevoyait d’un coup d’œil quelle était la fleur qu’il fallait employerpour sauver un pauvre cœur qui allait se perdre, pour ranimer un amourqui faiblissait. Elle était indulgente pour les uns, sévère pour lesautres, impitoyable pour le séducteur, bienveillante pour l’amanttimide. Elle disait qu’elle n’était jamais si heureuse que lorsqu’elletressait une couronne virginale. Que de jeunes femmes elle a sauvéesqui ne se sont pas douté de la main qui les sauvait ! que de Lovelacesarrêtés dans leur triomphe qui en sont encore à se demander : Commentdonc celle-là m’a-t-elle échappé ? Mme Prevost avait poussé si loin lascience de cette langue emblématique que, sur les derniers temps de savie, elle avait inventé la malicieuse épigramme qui se soit jamaisfaite contre MM. les comédiens des deux sexes : elle prenait un paquetde foin, et elle dissimulait ce foin par quelques fleurs à vivescouleurs ; elle faisait ainsi une espèce de bouquet qu’elle appelaitdes bouquets comiques. « Cela est très-bon pour jeter à la tête de cesmessieurs et de ces dames, disait-elle. Quelle profanation, jeter devéritables fleurs à des êtres pareils ! abuser ainsi de la rose,profaner ainsi le camélia ! flétrir ainsi sans pitié ces doux trésors !et pourquoi ? pour une roulade, pour une bouffante, pour une tirade !Non, Messieurs, je ne serai pas la complice de ces profanations. Vousaurez du foin, et, comme dit le proverbe, je mêlerai pour vous l’utileà l’agréable. » Ainsi elle parlait. Et rien en effet n’était amusantcomme de la voir composer ses bouquets comiques avec du foin, de laluzerne, du cresson et quelques grossières fleurs achetées à la Halle.– Et puis elle disait en riant : « Regardez-moi cette pluie de fleurs! » N’était pas admis qui voulait, je ne dis pas à l’intimité, maisseulement à la familiarité de cette aimable femme. Il est vrai que sonparterre était ouvert à tous, mais là s’arrêtait le droit commun. Onentrait, on achetait, on demandait à Mme Prevost un conseil, qu’elle nerefusait jamais ; après quoi il fallait sortir nécessairement et faireplace, non pas à d’autres acheteurs, mais à un autre acheteur, car laboutique ne contenait qu’une seule personne. Mme Prevost n’aimait pasqu’on achetât ses fleurs en public ; elle disait que le choix d’unbouquet est déjà un mystère, et que c’était ôter à la fleur tout sonparfum que d’en faire un présent banal. Elle ajoutait : « Ne me parlezpas de ces gros hommes qui achètent un bouquet pour leur maîtressecomme ils achèteraient un melon pour leur ménage ! Un homme arrive aucoin d’une rue, à la porte d’un marchand de vin : il flaire les melonsles uns après les autres, il met son nez rouge Dieu sait où ! il tâteson melon, il le pèse, il le marchande ; il l’emporte en triomphe toutruisselant de sueur. A la bonne heure : cet homme-là sait son métier ;mais, par le ciel ! s’il entrait jamais chez moi un pareil homme pourflairer, tâter, pour chiffonner mes fleurs, je ne lui vendrais même pasun paquet d’épines ! Et puis, voyez-vous la figure d’un niais qui s’enva dans les rues, un bouquet à la main et longeant le trottoir ? Cethomme semble dire aux voisins : « Regardez-moi : j’ai un pantalon denankin et un gilet de velours ; c’est moi qui fais la cour à Mme ***,qui demeure au n° 20, à l’entresol ! » Quand Mme Prevost parlait ainsi,elle était charmante ; son œil noir s’animait comme son sourire, et dece sourire et de ce regard tombait je ne sais quel ridicule, auquelpersonne n’eût échappé s’il n’y eût pas eu sous cette grâce et sous cetesprit un tendre cœur qui savait compatir à toutes les faiblesses, mêmeaux faiblesses de la vanité. Il était donc presque impossible de devenir l’ami de Mme Prevost.Placée qu’elle était au milieu de ses fleurs comme l’abeille dans safeuille de rose, cette femme d’un esprit si fin voyait de trop prèsl’égoïsme des hommes et la coquetterie des femmes pour ne pas adopterquelque peu cette devise d’Hamlet : L’homme ne me convient pas, ni lafemme non plus. Et, en effet, que de lâchetés cette femme avaitdécouvertes au fond de ces corbeilles remplies de fleurs ! que detrahisons des femmes ! que de mensonges des hommes ! Que de fois elleavait fait au même homme, et le même soir, trois bouquets différents etpour trois femmes différentes ! que de fois avait-elle vu le plus beaubouquet de sa boutique remplacé sur un perfide sein par quelquetriviale composition achetée à une fleuriste ambulante ! et que debouquets égarés en chemin, tout chargés de tendres soupirs quin’arrivaient pas à leur adresse ! Et, derrière ces fleurs traîtresses,que de sourires mal dissimulés, que de tendres paroles dites tout baset que ces fleurs obéissantes répétaient à l’oreille de Mme Prevost !Cette femme avait ainsi le secret de toutes les trahisons, de toutesles perfidies, de tous les mensonges qui se tramaient à l’ombre de sesfleurs ; elle était au courant mieux que femme au monde de toutes lesintrigues sans cesse expirantes et sans cesse renaissantes de cettegrande ville remplie de mystères de tous genres ; pas un battement ducœur féminin n’échappait à cette femme, car sur tous les cœurs fémininsétait placée une fleur qu’elle avait cultivée, qu’elle avait cueillie.Elle savait, à n’en jamais douter, quand finissait une passion et quandelle commençait ; elle pouvait dire sans se tromper l’heure du premiersourire et l’heure du dernier mensonge. Elle avait le tact de lasensitive, elle se tournait comme l’héliotrope au soleil de toutes lespassions humaines. Oui, cette femme cachée dans cette boutique obscure,au milieu de ses fleurs cachées comme elle, elle devinait, elleprévoyait, elle savait plus de mystères à elle seule que tous lesphilosophes, tous les politiques, tous les moralistes de ce temps-ci. Cette profonde connaissance du cœur humain, qui lui était ainsi venueen arrosant ses œillets et ses roses, avait donc rendu Mme Prevost nonpas défiante, mais timide et réservée ; elle était si accoutumée à voirune trahison, même dans une rose blanche, qu’elle se tenait éloignéedes hommes. Elle était polie pour tous, mais rien de plus ; elle lestenait à distance comme des menteurs et des traîtres qui mentent et quitrahissent à l’abri des plus charmantes couleurs. Cette profanation dechaque jour lui faisait peine à l’âme ; souvent elle se prenait àsoupirer en songeant que ces belles fleurs qu’elle arrangeait avec tantd’amour n’étaient pourtant que la monnaie courante des trahisonsélégantes. Elle songeait aussi à toutes les épines cachées même dansces violettes, à toutes les larmes contenues dans ces marguerites, àtoutes les douleurs dont ces modestes confidentes allaient entendre lesecret ; si bien, encore une fois, que Mme Prevost, dans son méprispour les uns, dans sa pitié pour les autres, ne voulait voir ni ceux-cini ceux-là, et qu’elle vivait seule au milieu de la foule. Etd’ailleurs, hormis quelques esprits singuliers, qui eût songé àconquérir l’amitié d’une femme âgée qui faisait et qui vendait desbouquets ? Je connaissais Mme Prevost depuis quinze ans, et je l’avais connue dansune circonstance très-importante de ma vie. C’était le soir, soiréesolennelle ! où pour la première fois j’eus le bonheur et l’honneur demener une femme de théâtre au Théâtre-Français. Ma femme de théâtre, ilest vrai, n’était pas des plus renommées, non plus que son théâtre ;mais enfin elle montait sur les planches, elle mettait du rouge, sonnom était sur l’affiche : c’était bien quelque chose. Aussi ce soir-làj’étais bien fier ! Dans mon orgueil, j’imaginai de planter là maconquête et d’aller lui chercher un bouquet. Le hasard, non pasl’instinct, me fit entrer chez Mme Prevost, et à mon air effaré,triomphant, satisfait, elle devina tout de suite de quoi il s’agissait.A cette cause elle me donna un immense bouquet, précurseur du bouquetcomique, qui n’était pas inventé ; et, comme je trouvai que le prixétait exorbitant, non pas pour mon orgueil, mais pour ma bourse : – « Jeune homme, me dit Mme Prevost, on me paye ce qu’on veut le premierbouquet qu’on m’achète. » Et je revins au Théâtre-Français avec lebouquet que j’avais acheté, ou plutôt qu’elle m’avait donné ; et vousjugez des éclats de rire quand je présentai cette masse informe à monartiste, que j’avais juchée galamment et économiquement aux secondesloges de côté ! La leçon me profita : devenu plus sage et plus riche,je n’achetai plus à Mme Prevost que quelques bouquets de famille ; etelle, me voyant si bonhomme et si peu conquérant, se prit à m’estimer,à me parler un peu plus qu’elle ne parlait à ses meilleures pratiques ;si bien que peu à peu, à force de réserve, de prudence, de gaucherie,et en n’achetant des bouquets qu’à la Sainte-Anne, à la Sainte-Marie età la Saint-Louis (les belles fêtes !), je finis par entrer dans laconfiance et dans l’arrière-boutique de Mme Prevost. Cette arrière-boutique n’était rien moins que le laboratoire de MmePrevost. C’était une espèce de bosquet réservé, où étaientprécieusement gardées les plantes les plus rares. Là régnait, là vivaitla maîtresse de céans, là seulement elle s’abandonnait à sacontemplation mélancolique du cœur humain, là elle composait seschefs-d’œuvre d’un jour. Que dis-je, un jour ? ces chefs-d’œuvre d’uneheure qui brillent de cet éclat éphémère à la main droite, à laceinture, sur le sein nu des plus belles créatures parisiennes ! Dansce réduit, où très-peu d’hommes sont entrés, entrait familièrementdepuis longtemps le seul homme qui y eût de droit ses entrées, Redouté,le Van Dick de nos parterres, le peintre et le compagnon des plusbelles fleurs de nos jardins, qui ont posé devant lui comme les troisdéesses devant le berger Pâris. Jamais, à voir cette grosse maindifforme, cette grosse tête naïve, vous ne croiriez que c’est làRedouté, la main légère qui n’a pas froissé dans sa vie une feuille derose, et qui eût pu faire sans accident le lit de Sybaris.Naturellement Redouté était l’ami de Mme Prevost : ils s’entendaient sibien elle et lui ! ils partageaient si bien la même passion ! Redoutéarrivait le soir, et il trouvait disposées sur une petite table lesplus belles fleurs que Mme Prevost avait cueillies durant le jour.Alors c’étaient entre elle et lui des admirations sans fin, des extasesindicibles ; et, le dirai-je ? c’étaient presque des larmes quand ilfallait se séparer de ces chers trésors. Souvent Redouté emportait aveclui cette fleur adorée, et, huit jours après, cette fleur périssable etpassagère ne devait plus mourir. Vous comprenez donc si ces deux êtres,Redouté et Mme Prevost, devaient s’aimer et se comprendre, et s’ilétait facile de pénétrer dans ce sanctum santorum de la rose et ducamélia ! J’y entrai cependant ; et, pour comble de bonheur, après quelquespremiers instants de jalousie, Redouté m’adopta ; je fus installé danscette arrière-boutique fermée à tous, où nul ne pouvait me voir, plusheureux et plus fier que si j’eusse été admis à l’honneurtrès-recherché et très-ambitionné de m’asseoir, en présence de toutel’Europe mangeante, à côté de Mme Chevet, dans son comptoir.L’arrière-boutique de Mme Prevost donnait dans sa boutique, d’où ellen’était séparée que par un vitrage. Une fois là, j’ai pu voir et j’aivu en effet bien des petits drames, naïvement commencés et qui ont dûse dénouer d’une façon terrible ; j’ai assisté à bien des comédiesridicules ou cruelles ; j’ai appris le secret de bien des amours que jene puis révéler, de bien des trahisons incroyables. Si je ne me fussepas retiré à temps de cette étude dangereuse, moi aussi je seraisdevenu un misanthrope, j’aurais pris en haine le monde et ses crimes siparés et si tendres. Aussi que de fois Mme Prevost m’a-t-elle dit enmettant un doigt sur ses lèvres : « Chut ! n’écoutez pas ! et faitescomme Redouté : jouez au jeu de regarder les fleurs. » Un jour que j’étais seul dans l’arrière-boutique (Redouté était allé àNeuilly, dans le jardin du Roi, se mettre à genoux devant je ne saisquelle fleur qu’il a baptisée avec un barbarisme latin), je trouvaisous ma main un petit livre à couverture verte, qui avait l’air d’unlivre de comptes. J’ouvris machinalement ce livre ; et quel fut moneffroi quand je me vis tombé tout en plein au beau milieu de l’histoirela plus cachée du monde parisien ! Terrible histoire ! touchantehistoire ! trahisons, mensonges, perfidies ; mais aussi dévouement,passion, fidélité. Dans ce livre, Mme Prevost écrivait elle-même, jourpar jour, et comme on fait dans un livre de commerce, les noms de tousceux qui achetaient des fleurs chez elle en lui disant : « Faites-lesporter chez Mme ***, rue ***. » Tel était ce livre. Ici le nom d’unhomme ; plus loin, et tout en face du nom de cet homme, était écrit lenom d’une femme et sa demeure. Et pourtant, savez-vous, jamais un romande M. de Balzac lui-même, même dans les beaux jours de M. de Balzac,quand il coupait avec tant de verve et de bonheur le regain de sonesprit, n’a présenté un intérêt pareil à celui de tous ces noms enprésence. Oui, un homme qui envoie d’abord un simple bouquet deviolettes à cette femme qui l’accepte ; plus tard la violette devientune rose ; chaque jour ajoute d’abord une fleur à cet envoi de l’amour; puis bientôt chaque jour arrache une fleur, jusqu’à ce qu’enfin lenom de cet homme ne soit plus accouplé au nom de cette femme. – Et sivous saviez combien peu elles durent, ces grandes passions, éternellescomme la rose ! Et quel livre, ce compte des amours parisiennes ainsi tenu en partiedouble ! Lisons encore, lisons toujours. Aujourd’hui ce même homme a cessé d’envoyer un souvenir à cette même femme ; mais regardezplus haut, à l’autre page : au moment où le bouquet de cet homme allaiten s’amoindrissant, un autre bouquet s’avançait sur l’horizon verscette même femme ; et ainsi vous pouvez suivre l’amour parisien dansces sentiers ténébreux et fleuris. Et, chose étrange ! que de noms, quise tiennent par un lien de fleurs, dont vous n’auriez pas cru que larencontre fût même possible ! que de chaînes tour à tour brisées,renouées, rompues ! que de bouquets renvoyés et rendus ! quel pêle-mêlebizarre, étrange, incroyable ! que d’histoires galantes qui se croisent! que de dates funestes ! – Voilà donc le bouquet que portait cettefemme le jour où son amant fut tué en duel ! et ce bouquet n’était pasmême celui de cet amant ! – Voilà donc d’où venait la fleur que vousportiez dans vos cheveux, Coralie ! et vous disiez que vous l’aviezcueillie dans la serre de votre père ! – Louise, pauvre enfant ! Jecomprends à cette heure pourquoi cette fleur desséchée au chevet de sonlit, au pied du Christ. – Ah ! juste ciel ! en voici une qui a reçud’abord une rose, puis une fleur d’oranger pour aller à l’autel.Heureuse celle-là, heureuse entre toutes !.... O l’horreur ! maintenantc’est une couronne d’immortelles que le jeune époux vient de jeter surla tombe de sa femme ! – Tel était ce livre terrible. Il contenait,vous le voyez, toutes les trahisons, tous les serments, tous lesamours, tous les mariages de cette ville immense, qui n’avait rien decaché pour cette simple marchande de fleurs. Et moi, éperdu, épouvanté,tantôt le sourire sur les lèvres, tantôt les larmes dans les yeux, ilme semblait que j’assistais à la représentation de ce drame queShakespeare appelle la Tempête, dans lequel l’informe Kaliban joue unrôle aussi important que le gentil Ariel. J’en étais là de ma contemplation quand Mme Prevost rentra dans saboutique, toute chargée de l’odorante moisson qu’elle avait faite dansses jardins. J’étais si absorbé dans ma lecture que je ne l’entendispas venir. « Ah ! s’écria-t-elle en voyant son livre ouvert sous mesyeux, qu’avez-vous fait ! » Et elle m’arracha le livre des mains avecune indignation mêlée de pitié. Je compris ce qu’elle voulait dire ; je lui demandai pardon, les mainsjointes. « Vous êtes assez puni, me dit-elle doucement : bien que vousn’ayez lu que les premières pages de ce livre, vous en avez vu assezpour deviner tout ce que le monde contient de lâchetés et de trahisons.Ainsi est fait ce monde si brillant, si paré, si calme ; il est tel quevous venez de le voir ; voilà les immondices que recouvrent mes fleurs.Pas un ami qui ne soit un traître ! pas un mari qui n’ait sa maîtresse! pas une femme qui n’ait son amant ! pas un toit domestique souslequel l’adultère ne se glisse comme le serpent caché sous les fleurs !Pour quelques douces vertus qui se cachent sous les frais rosiers, quede crimes ! Voilà ce que vous ignoriez tout à l’heure encore, voilà ceque vous ne pouvez plus ignorer à présent parce que vous avez porté lesmains sur le fruit défendu. Mais est-ce votre faute, malheureux ?n’est-ce pas plutôt la mienne, imprudente que je suis ? Je ne vous aipas seulement livré mon secret, je vous ai livré le secret de la pauvresociété parisienne. Pensez-y et jurez-moi sur l’honneur que pas un deces noms que vous avez lus écrits dans mon livre ne sortira de votrebouche ! » Ayant ainsi parlé, elle referma son livre avec soin et elle se mit àson œuvre de chaque jour. Il était bien près de quatre heures : c’estl’heure où la femme de Paris, jusque-là rêveuse et indifférente àtoutes choses, commence à songer qu’elle est attendue par la fête dechaque soir. Ce jour-là je profitai tout de suite de mon indiscrétionbien involontaire : Mme Prevost ne songea pas à me dire, comme c’étaitsa coutume : Allez-vous-en ! et je devins ainsi le témoin et presquel’acteur d’un petit drame, que je puis vous raconter sans remordspuisqu’il n’est pas écrit dans le livre de Mme Prevost. D’abord entra dans la boutique un grand homme de quarante ans à peuprès, haut en couleurs, dandy manqué, qui, pour être un dandy, avaitété obligé de revenir sur ses pas ; si bien qu’il portait gauchementses cheveux, ses gants et sa canne ; du reste assez beau pour unParisien de la province qu’il était. « Vous porterez, dit-il sans saluer, un bouquet à Mme de Melcy, rue… ethôtel… » En même temps il jetait brusquement deux pièces de 5 francs sur latable de Mme Prevost. Mme Prevost suivit cet homme des yeux jusqu’à ce qu’il fût perdu dansla cour du Palais-Royal. « Je vais lui en donner pour son argent », me dit-elle. En même temps, de deux bouquets de pacotille, jetés au hasard dans sacorbeille, elle ne faisait qu’un seul bouquet ; et encore yajoutait-elle une immense tubéreuse à grosses feuilles. - Mais, lui dis-je, vous voulez asphyxier cette pauvre dame ! - Je veux, répondit Mme Prevost, préserver cette femme des poursuitesd’un sot et d’un impertinent. Soyez tranquille : pour peu que cettefemme ait, je ne dis pas un cœur, mais des nerfs, elle jettera lebouquet par la fenêtre et elle mettra à la porte celui qui l’envoie.Quel rustre ! s’attaquer à Mme de Melcy, une petite femme pâle etfrêle, et si mignonne ! – Portez ce bouquet, dit-elle à uncommissionnaire, avec la carte de ce monsieur (ce monsieur avait laissésa carte) chez Mme de Melcy. » Et le commissionnaire partit, tenant le bouquet des deux mains. Ilavait fiché la carte au milieu de la tubéreuse ; sur la carte étaitgravé le nom du monsieur ; ce nom était surmonté d’une couronneéquivoque de comte ou de baron. « L’imbécile ! » disait Mme Prevost. Elle parlait encore qu’un gros jeune homme de vingt-neuf ans au moinsentrait dans la boutique. Ce gros homme avait le regard assez fin, maistout le reste de sa personne était si grossier que le regarddisparaissait dans cette large physionomie. Ce monsieur-là étaitévidemment mieux élevé que l’autre. C’était bien mieux qu’un Parisiende province : c’était un provincial de Paris. A force de vivre dans laville il en avait saisi, sinon l’élégance et la grâce, du moins lescepticisme et l’esprit. « Madame, dit-il à Mme Prevost, voulez-vous faire porter un bouquetpour ce soir chez Mme de Melcy ? » Celui-là sorti « pour celui-là, me dit Mme Prevost, je serai neutre :je ne lui ferai ni bien ni mal ; Mme de Melcy aura un bouquet commetout le monde : quelques beaux dahlias et quelques fleurs sans odeur ;elle pourra le porter à la main ou le mettre à sa ceinture. L’homme quisort d’ici n’est pas un fat, ce n’est pas un imbécile. Il faitpeut-être une faute en envoyant un bouquet à cette dame, qui certes nele lui a pas demandé ; mais cependant je ne me mêlerai pas de sesaffaires : qu’il se défende et qu’il se protége lui-même ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Mme de Melcy eut donc un second bouquet,moins gros, moins odorant et beaucoup moins ridicule que le premier. Ce second bouquet parti, j’allais sortir quand je vis se glisser dansla boutique de Mme Prevost un beau jeune homme de dix-huit ans, mais sitremblant, si timide, si bien rougissant qu’on eût dit qu’il entraitchez la dame de ses pensées. « Madame, dit-il tout bas et tout ému, seriez-vous assez bonne pourenvoyer quelques fleurs, sans dire de qui elles viennent, à Mme deMelcy ? » Disant ces mots, il tendait à Mme Prevost un louis d’or. Mme Prevost, très-peu étonnée de ce troisième arrivé, lui rendit 17francs sur sa pièce d’or ; puis, quand il fut sorti : « Çà, dit-elle, je veux faire quelque chose pour celui-là. Il estjeune, il est beau, il est timide, il est modeste, il ne veut pas qu’onsache que c’est lui qui envoie ces fleurs : je le protége. » Parlant ainsi, elle prenait presqu’au hasard dans sa corbeille quelquesfleurs des champs très-simples, douces couleurs, douces odeurs, et ellecomposait un bouquet qu’on eût dit cueilli dans la prairie au mois dejuin. Par un caprice soudain, elle plaça au beau milieu de ce bouquetun brin de serpolet en fleurs. Moi je la regardais faire ; ellecependant m’expliquait tout ce mystère. « Il est impossible, disait-elle, que Mme de Melcy ne choisisse pas cesoir ce bouquet-là parmi les trois bouquets qu’elle va recevoir. Lepremier est un bouquet de bouchère, à grosses fleurs rouges : si unefemme le portait au bal, elle aurait l’air d’avoir trop bu ; le secondbouquet est trop blanc pour une jeune femme langoureuse et pâle commeest Mme de Melcy ; celui-ci, au contraire, est vif, animé, modeste ; ilne ressemble à nul autre, il est frais, il est gracieux : il sera portéce soir… N’êtes-vous pas comme moi, ne protégez-vous pas ce petit jeunehomme ? ajouta-t-elle en riant. - A demain, lui dis-je. - Et que ferez-vous ce soir ? reprit-elle. - Je vais à l’Opéra. - Grand bien vous fasse ! Voulez-vous un bouquet, mais un vrai bouquetcette fois, pour jeter de notre part à Mlle Taglioni ? » Ce soir-là en effet Mlle Taglioni, cette merveille de l’air, nousfaisait ses adieux. Nous allions la perdre, sinon pour toujours, dumoins pour bien longtemps, cette adorable créature, si légère quel’oiseau l’envie ; tout Paris s’était porté à l’Opéra pour revoir unedernière fois son idole bien-aimée. La salle était pleine jusqu’auxcombles. J’étais de très-bonne heure à mon poste, dans une seconde logeà gauche, et je pensais à cette grande perte que nous allions fairequand soudain s’ouvrit brusquement la loge voisine de la mienne : deuxfemmes, l’une très-jeune, l’autre sur le retour, se placèrent sur ledevant de la loge, pendant que trois cavaliers qui les accompagnaients’arrangeaient, les deux plus âgés derrière les deux dames, le plusjeune sur la banquette de derrière. – Et, jugez de ma stupeur ! jereconnus les trois jeunes gens que j’avais vus chez Mme Prevost tout àl’heure : le grand homme bruyant et fier, le gros fin et silencieux, lepetit qui se cachait dans son bonheur. La vieille dame sur le retourtenait à la main le bouquet rouge, la jeune dame avait à son côtésouple et délié les fleurs des champs. Elle paraissait faire pour cesdouces fleurs, qui paraissaient faites pour elle : la pâleur de sonteint s’animait au reflet des marguerites ; de temps à autre ellesemblait aspirer avec délices la faible odeur du serpolet. J’aurais debon cœur averti de sa bonne fortune le jeune protégé de Mme Prevost ;mais le moyen de lui dire : « Mon ami, félicitez-vous ! vous avezdeux rivaux qui ont envoyé chacun un bouquet à votre maîtresse : lepremier bouquet Mme de Melcy l’a infligé à son amie ; le secondbouquet, elle l’a gardé pour parer sa chambre ; elle porte le vôtre àson corsage. Vous êtes le plus heureux des trois ! » Mon jeunefanatique était véritablement dans une position à ne rien écouter. Le spectacle commença. Que vous dirai-je de Mlle Taglioni ? Elle futadorable. Elle s’enveloppa tant qu’elle put dans sa tristesse charmantecomme Junon, sur le mont Ida, s’enveloppe dans son transparent nuage ;elle s’abandonna cœur, corps et âme, à ses chastes transports. Leparterre, ravi et charmé, la suivait de l’âme et du cœur dans ceseptième ciel qu’elle a découvert. Moi cependant, ce soir-là, j’étaiségalement partagé entre Mlle Taglioni et Mme de Melcy ; j’étais à lafois sur la terre et dans le ciel ; Mlle Taglioni était si légère !mais Mme de Melcy était si belle ! celle-là s’envolait si bien dans sonnuage ! mais celle-ci était si près de moi ! oui, tout à côté de moi !Elle tournait vers moi sa blanche épaule recouverte d’un fin duvetimperceptible ; ses cheveux noirs se posaient à peine sur ce cou d’unblanc mat ; son bras nu plus d’une fois se glissa dans ma loge, près demoi ! – Cependant les trois hommes assis derrière elle étaient occupés,chacun selon sa nature : le grand homme faisait du bruit, applaudissaità outrance et criait bravo ; le gros profitait du tapage de sonvoisin pour murmurer tout bas à l’oreille de la belle dame quelques-unsde ces mots sans suite qui ont toujours ou trop de sens ou pas assez desens ; le petit jeune homme, abasourdi dans sa contemplation muette,n’aurait même pas pu vous dire qui donc était avec lui, là-haut dans leciel. De ces trois hommes, l’un était stupide, l’autre était trophabile, le troisième était tout simplement un niais. Il était donc leplus avancé des trois. La dame, entre ces trois hommes, se tenait comme doit se tenir unefemme d’esprit qui n’a pas trop de cœur : tour à tour elleapplaudissait Mlle Taglioni, elle écoutait parler le gros garçon, elleregardait de côté le petit jeune homme, qui ne pouvait la voir ; elleavait même pour moi, son voisin, quelques-uns de ces regards incertainset très-acceptables qui ne sont ni l’attention ni l’indifférence ;après quoi elle revenait à son bouquet et au brin de serpolet, qu’elleflairait avec une joie enfantine. Elle était vraiment très-jolie, d’unebeauté transparente et calme, l’œil ouvert comme l’âme, de beaux cilsnoirs, de beaux cheveux noirs, une petite main très-fine, la lèvrepresque rouge, tant ce sang brun éclate sous la peau, la denttrès-blanche. A voir cette belle créature, faite pour l’amour, etseulement pour l’amour, je comprenais très-bien que le petit jeunehomme fût si amoureux, je ne comprenais pas qu’il fût si bête. De cestrois hommes, venus là tout exprès pour elle, il n’y avait donc que moiqui m’occupasse convenablement de cette belle personne : je la voyaissans la regarder, je l’entendais sans lui parler, je la trouvais bellesans le lui dire. A la fin, Mlle Taglioni avait dansé, avec quelle adorable élégance,vous le savez, l’admirable dernier pas de la Sylphide, quand soudaintoute la salle se leva comme un seul homme : l’âme, les mains, lespieds, les cœurs, les voix se confondaient dans un applaudissementunanime. C’en est fait, pas une seule femme ne garde le bouquet qu’elleavait à la main… ou sur le cœur ; ce fut en un clin d’œil, aux pieds deMlle Taglioni, une avalanche de fleurs. Oh ! cependant, que de prièresmuettes, que de tendres serments attachés à ces fleurs et sur cesfleurs ! Oh ! les femmes enthousiastes, qui jettent ainsi aux piedsd’une autre femme cette odorante moisson dont chaque feuille est uneespérance ou un souvenir ! Mais la chose était ainsi : ces femmes, sielles y eussent pensé, auraient jeté leurs diamants et leurs perles àla sylphide qui s’en allait. Seule peut-être, Mme de Melcy avait gardé précieusement le modestebouquet placé à sa ceinture. Malheureusement pour lui, le petit jeunehomme, jusqu’alors immobile et muet, soit qu’il fût réveillé parl’enthousiasme universel, soit qu’il voulût montrer à tous qu’il avaitvu le ballet, se levant tout à coup, se mit à crier comme les autres età applaudir. Alors je vis la jeune femme tirer violemment le bouquet desa ceinture, en respirer l’odeur encore une fois, couper avec ses dentsle serpolet en fleurs, et enfin de sa main blanche jeter aux pieds deMlle Taglioni ces fleurs tant aimées. En ce moment Mme de Melcy étaitadmirable. A peine son bouquet était-il tombé sur la scène qu’elle leregretta ; et, se tournant vers les trois hommes avec un regardsuppliant et plein de douleur : « Qui de vous me rapportera mon bouquet? » leur dit-elle. Mais allez donc chercher une fleur dans cette montagne de fleurs !Quand ces trois hommes entendirent l’ordre de leur souveraine, vous leseussiez vus dans toutes sortes d’attitudes : le plus grand répondit enriant qu’il aimerait autant chercher une goutte d’eau dans la mer ; leplus gros appela la dame capricieuse ; le plus jeune… le plus jeunesortit comme un fou pour se précipiter sur le théâtre. Pendant ce tempsle grand homme donnait son châle à la dame, le gros homme offrait sonbras à la dame. Moi je sortis de ma loge pour aller faire mes derniersadieux et mes derniers compliments à Mlle Taglioni. En ce temps-là on entrait sur le théâtre de l’Opéra sans qu’il fûtbesoin d’avoir une médaille d’ivoire dans sa poche ; il suffisait qu’onfût un peu connu du contrôleur, et l’on entrait. Mon jeune homme,haletant, se tenait déjà à cette porte qu’il implorait en vain, et quis’ouvrit pour moi et pour lui. Mlle Taglioni, l’adorable, était encoresur le théâtre, au milieu de ce monceau de fleurs, si heureuse et sitriste à la fois qu’à la voir on se sentait l’envie de pleurer et desourire. Elle nous tendait ses deux petites mains en nous disant adieu, quand tout d’un coup elle recule épouvantée en voyant monjeune homme fourrager au milieu de ses fleurs pour trouver le bouquetde sa maîtresse. Mais, à dix-huit ans, comment reconnaître une fleurparmi les fleurs ? Tout au plus peut-on reconnaître une femme parmi lesfemmes. Je dis tout bas à Mlle Taglioni de quoi il s’agissait : ellefit alors un petit vol en arrière ; elle avait l’air de dire à ce jeunehomme : Cherchez-bien, Monsieur. Comme elle se retirait, moi, qui étais de sang-froid, je découvris danscet amas de camélias et de roses mon adorable petit bouquet champêtre.Quoi d’étonnant ? j’avais vu Mme Prevost le composer fleur à fleur, jel’avais contemplé tout le soir attaché à cette blanche poitrine, ilétait le seul de son espèce dans cet amas de fleurs. Je me baissai, jem’emparai de ma découverte, et moi aussi je le posai sur mon cœur. « Monsieur, dis-je ensuite au malheureux jeune homme, avez-vous donctrouvé le bouquet que vous cherchiez ? - Hélas ! Monsieur, reprit-il, je suis un insensé ; je ne sais même pasce que je cherche. » Et il se mettait en mesure de chercher encore, lorsque soudain lethéâtre fut envahi par la multitude des danseuses subalternes, quivenaient se partager les dépouilles odorantes de Mlle Taglioni. Je me retrouvai donc dans la rue avec mon jeune homme. « Voulez-vous, lui dis-je, que je vienne à votre aide demain ? » Il me regarda tout étonné et comme si j’avais été aussi fou que lui.Cependant, comme j’avais l’air d’être sûr de mon fait, il accepta avecempressement cet appui inespéré ; et nous nous donnâmes rendez-vouschez moi pour le lendemain. Le lendemain mon jeune homme fut exact : à neuf heures du soir il étaitchez moi en grand habit de bal. « Eh bien ! me dit-il tristement, savez-vous quelque chose de notrebouquet ? - Non, lui dis-je, je ne puis rien vous dire. Et d’ailleurs cela neserait pas habile de reporter ces fleurs fanées et profanées aux piedsd’une autre femme ; mais, croyez-moi, vous êtes amoureux, donc vousêtes superstitieux comme un païen. Mettez donc tout simplement à votreboutonnière ce brin de Serpolet à demi-brisé : j’espère que vous nevous en trouverez pas plus mal ; c’est un talisman qui m’a déjà portébonheur. Rappelez-vous seulement que je vous le prête et que je ne vousle donne pas. Il me regarda d’un air si triste que j’eus envie de lui rire au nez ;mais cependant il se laissa faire (on s’accroche même à un brin d’herbequand on aime), et nous sortîmes, lui et moi, pour aller au bal de Mmede Melcy, à laquelle il devait me présenter. Nous entrons. Les deuxrivaux étaient déjà dans la place, où ils avaient introduit les plusbelles fleurs et les plus rares. Les salons se remplissaient lentement; la belle veuve était triste et rêveuse. Le jeune homme me présente :elle me salue de cette façon languissante qui veut dire : A la bonneheure ! quand tout à coup son regard s’anime, le sourire revient surses lèvres. « Bonjour, Arthur, dit-elle au jeune homme. Vous venez bien tard cesoir ! » Un mois après Mme de Melcy épousait Arthur. Ce jour-là Arthur portait àla boutonnière mon brin de serpolet. « Arthur, lui dis-je, maintenant que mon talisman a eu tout effet, vousme le rendrez ce soir. - Quoi vous rendre ? dit Mme de Melcy. - Ce brin de serpolet, Madame, reprit Arthur. Il me l’a prêté il y a unmois, il est à lui ; et le voici. » En même temps il faisait mine de me le rendre avec un gros soupir. « Par pitié, s’écria Mme de Melcy, laissez-le-lui ! - Et que me donnerez-vous, Madame ? - Tenez, reprit-elle tout bas, rien pour rien. » Et elle sorti de son sein l’autre moitié de la branche desséchéequ’elle avait tranchée avec ses dents. Je retournai chez Mme Prevost, et je lui racontai mon histoire. « Bon ! dit-elle. Je ne croyais pas si bien faire… Et vous avez revuMme de Melcy ? - Elle est partie pour sa terre de Normandie, lui répondis-je. - Parmi le thym et la rosée, » ajouta Mme Prevost en chantant doucement. Mais, hélas ! elle n’est plus, la digne femme ! Elle si bonne, siindulgente, si intelligente à force d’âme et de cœur, la voilà qui estmorte avec la dernière rose de juin ! Comment elle est morte etpourquoi, Dieu le sait ; mais c’est une grande perte pour cette ville.Avec Mme Prevost l’année a perdu son printemps, le bal a perdu sa plusfraîche parure, le Théâtre-Italien ses roses toujours nouvelles. Elleavait fait du bouquet une science, de la plus petite fleur un langage ;elle savait toutes les langues que parlent les roses, elle entendait ceque se disent les marguerites dans les bois, ce que raconte lechèvrefeuille aux vieilles tourelles ; elle devinait les murmures desviolettes et les soupirs des dahlias captifs dans leur prison ; elleétait la providence de toutes les passions jeunes et inspirées, ellenous avait délivrés de l’élégie amoureuse, du dithyrambe galant ; elleavait remplacé par les fleurs odorantes les insipides bouquets àChloris, et ainsi de toutes ces poésies prétendues badines qui nepouvaient guère lutter contre les fleurs de son jardin. Elle n’est plus! il n’y a plus de poésie dans la rose, il n’y a plus de parfum dans laviolette ! les fleurs d’hiver ne sont plus que des fleurs dont on separe une heure et que l’on jette au coin de la borne. Qui donc,maintenant qu’elle est morte, nous fera tout un drame avec un brin deserpolet ? Et le livre de Mme Prevost, savez-vous ce qu’il est devenu ? MmePrevost l’a brûlé elle-même vingt-quatre heures avant de mourir ! Ellesuivait d’un regard tranquille la dernière étincelle de ce feu légerqui consumait tant de serments si peu tenus, tant de prières si souventexaucées, tant de promesses jetées au vent. Avec Mme Prevost sontensevelis tous les mystères du cœur humain, qu’elle avait découverts,dont elle seule elle eût pu écrire l’histoire avec une épine de rose,serments plus légers que la feuille d’automne, paroles d’amour quel’écho emporte, vagues parfums moins fugitifs que ces serments d’amour,histoire du monde parisien, que je me garderais de révéler quand bienmême Mme Prevost ne me l’aurait pas expressément défendu. |