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JANIN, Jules (1804-1874):  Les deux frères Alfred etTony Johannot (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles. Initialement paru dansl'Artiste (1833).



LES DEUX FRÈRES

ALFRED ET TONY JOHANNOT

MAI 1832

PAR

Jules JANIN

~ * ~

ILS sont nés de parents français à Olsbach, principauté de Hambourg.Ils ont été entourés à leur berceau de l’enthousiasme et du génieallemands et de la vivacité française. Ce qu’il y a de bien senti etd’intime dans leur pensée, ils le doivent à leur patrie ; ce qu’il y ade vivacité dans leur exécution, ils le doivent à leur famille. Enfantsnés pour l’art, dont le premier regard est tombé sur des chefs-d’œuvre,et qui sont venus en ce monde, comme nous autres, au bruit de victoiresde toutes sortes et de conquêtes de tous les genres. Français, ilsdevaient être à eux deux l’expression et le reflet d’une penséegermanique qui s’exprime en français et qui pense en allemand. Ces deuxjeunes gens, qui font notre orgueil dans une certaine partie de l’art,ont été unis dans le berceau moins encore par les liens du sang que parla même admiration pour les chefs-d’œuvre, cette grande fraternité desartistes. C’était beau de naître alors dans cette Allemagne quiméditait la liberté, et de naître de parents français à l’instant où laFrance impériale dominait le monde par la double force de la libertérévolutionnaire et du despotisme guerrier. 1804 sera en effet la grandeannée de l’ère nouvelle ; tous les hommes nouveaux de quelque forceaujourd’hui sont nés en même temps que le siècle. Les deux frèresJohannot sont entrés en se donnant la main dans ce siècle où commençaitl’empire, l’empire si brillant, si glorieux, si noble, et qui devaitsitôt finir !

Leur père avait été poussé en Allemagne par une de ces vocationspoétiques tout individuelles et qui sont peu jalouses de se révéler aumonde. C’était un de ces artistes cachés, artistes pour eux seuls, quiaiment l’art pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et qui font jouerleurs enfants avec des chefs-d’œuvre comme d’autres avec des jouetsfutiles ; sauf à l’enfant, s’il a de l’âme et du cœur, à se mettre àgenoux devant le chef-d’œuvre qui lui sert de jouet. Ainsi firent-ilstous les deux, ou plutôt tous les trois, car ils entrèrent trois frèresdans la carrière, trois jeunes enfants d’une âme égale, d’uneintelligence égale, d’un génie égal. L’aîné s’appelait Charles, lesecond Alfred, le troisième Tony. Ils firent ensemble leurs premierspas. Charles marchait à pas de géant : la mort l’a arrêté dans sacourse ; il est mort encore encourageant ses deux frères du regard, dugeste et du cœur, leur montrant sa famille et l’avenir ; il est mortavec la réputation et les succès d’un grand artiste déjà ; il est morten 1824, laissant après lui ses deux frères d’abord, et sa belleplanche du Trompette, d’après Horace Vernet, qui est tout simplementun chef-d’œuvre.

A dix ans, et après que les deux frères eurent étudié de toutes leursforces la poésie allemande et l’art allemand, leur père les mena enFrance. L’époque était grande alors, et bien choisie pour l’artiste :l’école française accomplissait, en se perfectionnant, l’école de David; les héros grecs et romains, que nous avions vus tout nus jusqu’alors,s’habillaient enfin et prenaient un costume tout français ; nousrenoncions enfin à l’antiquité, aux sujets de la mythologie et auxtableaux chrétiens, pour faire de la peinture une œuvre du jour, unepoésie de l’année présente, une page de l’histoire à venir. M. Gros etBonaparte étaient alors l’un et l’autre dans toute leur force et danstout leur éclat ; Bonaparte faisait pour les peintres de son temps cequ’Alexandre avait fait pour les peintres passés ; seulement c’étaientd’autres batailles, c’étaient d’autres conquêtes, c’était une autreatmosphère de fumée et de feu, et de remparts croulants ; que vousdirai-je ? c’était la bataille d’Eylau, c’étaient les pestiférés deJaffa ; c’étaient ces grandes toiles où vous entendez les cris de deuxarmées, où vous assistez à la lutte des deux principes qui se partagentencore le monde. Figurez-vous deux pauvres petits Allemands de dix ans,artistes dans le cœur, qui se trouvent jetés là et sans transitiondevant M. Gros et Bonaparte : quel étonnement dans leur âme ! quelleadmiration dans leur esprit ! quelle sympathie dans leur cœur ! commeils ont dû ouvrir leur âme et leur pensée à cet éclat, à ces nomssonores, à cette gloire immense qui débordait et se faisait jour detoutes parts. C’est qu’ils étaient véritablement de grands artistes,ces deux enfants ! c’est que la vue de ces chefs-d’œuvre ne lesdécouragea pas ; au contraire, bien loin de se décourager, Tony prit lamain d’Alfred, Alfred la main de Tony, et ils se dirent comme cepeintre de l’Italie : « Nous serons peintres nous aussi ! »

Et ils ont tenu parole, les dignes frères. Le premier encouragement quileur vint leur fut donné par un homme d’un esprit charmant, dont le nomseul rappelle des grâces plus qu’impériales et une aménité du XVIIesiècle. M. Denon ouvrit à Alfred les galeries du Louvre ; il lui donnaune carte d’entrée, et là il le mit en présence, et à toutes les heuresdu jour, de ces chefs-d’œuvre de l’antiquité romaine et grecque quenous avait donnés la conquête et que la conquête nous a ravis. A cetteépoque la galerie du Louvre était occupée, comme les Tuileries étaientoccupées, par des supériorités qu’on ne retrouve pas deux fois dans unsiècle : Bonaparte aux Tuileries, et l’Apollon du Belvédère au Louvre! Bonaparte aux Tuileries, et la Vénus de Médicis au Louvre !Bonaparte aux Tuileries et la Transfiguration de Raphaël au Louvre !Bonaparte aux Tuileries, et Rubens au Louvre ! Quelle époque ! En cetemps-là le voyage en Italie était à deux pas de nos artistes de France; ils n’avaient plus besoin de franchir les Alpes pour aller à Rome ;ils n’avaient qu’à monter les soixante marches de l’escalier du Louvre: Rome, Naples et Florence allaient de plain-pied avec le pavillon del’Horloge. Toutes ces grandeurs se donnaient la main, grandeurs d’unjour, grandeurs qui n’étaient pas sous leur soleil, chefs-d’œuvre queréclamait l’Italie, cette grande ruine ; grand homme que réclamaitSainte-Hélène, ce vaste tombeau. Ils sont donc partis le même jour dela France, Raphaël, Rubens et Bonaparte ; l’Apollon et la Vénus, etBonaparte ; ils sont partis pour la même cause ; ils ont succombé sousles mêmes foudres : ils sont destinés à la même immortalité.

Nos jeunes gens passèrent donc une belle année dans ce beau lieu ; ilsétudièrent de toutes leurs forces ces grands chefs-d’œuvre dont nousn’avions qu’un usufruit d’un jour ; ils dessinèrent beaucoup surtout,car les Johannot ont été convaincus de bonne heure de la nécessité dudessin, et de la nécessité de l’étude, et de la réserve avec laquelleon devait tenir son enthousiasme en bride. Un jour qu’Alfred étaitoccupé à dessiner, un homme passa près de lui, se pencha sur son dessinet le regarda avec des yeux d’aigle. En se relevant il donna un petitsoufflet sur la joue d’Alfred. C’était le soufflet de l’empereur,c’était la main de l’empereur, c’était un rayon qui tombait d’en hautsur cet enfant prosterné aux pieds des chefs-d’œuvre, et que l’empereurNapoléon traitait familièrement comme il eût traité un héros de lagrande armée, tant cet homme avait d’instinct !

Ils ne restèrent pas longtemps en France : leur père fut rappelé parses fonctions en Allemagne, et ils suivirent leur père, parcourantl’Allemagne en artistes, étudiant les vieux tableaux, les vieux débris,les vieux monuments, tout ce moyen âge féodal et religieux dont nousnous sommes avisés plus tard, nous autres, mais qui éclate sipuissamment en Allemagne. Ainsi, après avoir passé d’Allemagne enFrance, ils vinrent de France en Allemagne ; si bien qu’ils purentcomparer à leur aise les deux génies si différents de ces deux nationssi diverses. Rien n’est perdu pour les esprits qui ont de l’avenir ;tout leur profite, le moindre écho venu de loin, le moindre reflet venude loin. Ils rentrèrent en France en 1814. L’époque et la Franceétaient bien changées ! Elle était si découragée, la France ! Aussi ilss’arrêtèrent à moitié chemin de Paris. Ils savaient le Louvre dévastéet les Tuileries désertes ; ils savaient que l’Apollon était parti :que leur importait le Louvre ? Ils s’arrêtèrent à Lyon. A Lyon, ilsrencontrèrent cette exécrable école dirigée par M. Revoil, mauvaise etinsipide copie de l’école flamande, qui a toute la niaiserie de l’écoleflamande sans avoir ni son esprit ni sa couleur ; espèce de tour deforce mécanique où les petites choses prennent une importance ridicule,où le détail est tout, où la minauderie l’emporte sur la grâce. C’estlà que s’arrêtèrent les Johannot ; mais, à son premier aspect, l’écoleleur fit horreur ; ils lui échappèrent, ils se retirèrent bien loin deses enseignements perfides. Ils travaillèrent de souvenir ; ils s’entinrent à la nature de toute leur force. Qui dirait, en effet, envoyant cette manière si simple, si vraie et si pure, que les Johannotont passé par Lyon ? Enfin le malheur ou plutôt le bonheur ayant vouluque leur père fût complétement ruiné, les frères Johannot vinrent àParis en 1818, et là ils commencèrent à faire un métier de leur art ;ils commencèrent dans la pauvreté obscure, comme ont commencé tous lesgrands artistes ; ils eurent recours, eux aussi, aux marchands de larue Saint-Jacques. De tous temps, la rue Saint-Jacques a été le refugedes pauvres gens qui commencent, l’un avec un livre, l’autre avec uneimage ; singulier quartier d’où sont parties toutes les illustrationsde la France littéraire et politique, mélange inouï de vieux livres etde mauvaises estampes ! ce sont pourtant ces vieux livres et cesmauvaises estampes qui ont servi de marchepied à plus d’une gloireprésente et passée, qui ne s’en est pas vantée toujours. Les frèresJohannot ont été plus reconnaissants pour la rue Saint-Jacques : ils serappellent encore le temps où ils gravaient en pleurant de mauvaisdessins pour les psautiers des bonnes femmes ou les abécédaires desenfants. Ils commencèrent donc par être presque des artisans, faisantleur tâche pour vivre, artisans le jour, artistes le soir, faisant leurmétier et obéissant à leur vocation en même temps. Peu à peu ilsdescendirent des hauteurs du quartier latin ; ils abandonnèrent lesimages et les psautiers ; peu à peu le pavé devint meilleur. Ilsquittèrent la librairie sacrée pour la librairie profane, sainteThérèse pour Voltaire, les Pères de l’Église pour Racine et LaFontaine. Desenne infestait alors la librairie de ses dessinsgrotesques, véritables caricatures sans physionomie, sans expression etsans vérité : les Johannot eurent l’honneur de graver les dessins deDesenne ; il fallut qu’ils se missent à la suite de ces froides etmonotones compositions, ces jeunes gens qui sentaient en eux-mêmes tantde variété d’expressions ! Ils travaillèrent ainsi sous Desennelongtemps, pour Voltaire, pour Racine, pour l’abbé Delille, lepoëte-roi de cette époque, roi méthodique et compassé, roi commeDesenne était roi, ni plus ni moins.

Peu à  peu le chemin devint encore meilleur. Scheffer commençaitalors : il avait fait les Orphelins et les Enfants égarés,compositions pleines de sentiment et de simplicité, les premières dansleur genre, dont le Convoi du pauvre est le chef-d’œuvre pour lapensée, et dont on a abusé depuis jusqu’à satiété, soit comme pensée,soit comme exécution.

Les deux Johannot gravèrent les Orphelins et les Enfants égarés.Plus tard ils gravèrent l’Ourika du baron Gérard, médiocrecomposition, d’une gravure difficile, et dont le baron Gérard auravoulu sans doute les dédommager en leur confiant son tableau de LouisXIV présentant Philippe V à l’ambassadeur d’Espagne, grandecomposition plus théâtrale que dramatique, où toutes les têtes ont lemême caractère et la même expression. Cette gravure, qui esttrès-avancée, est destinée à servir de pendant au Gustave Wasa deDupont, ce chef-d’œuvre de la gravure moderne. Ce fut à la même époqueque M. Gérard confia à Tony la gravure du portrait en pied du généralFoy, publié en 1828.

Ici se termine la partie purement laborieuse de Tony et d’Alfred. Aforce de graver les compositions des autres, ils finirent par songerqu’eux aussi peut-être ils pourraient se graver à leur tour. Leursprofondes et tenaces études avaient été interrompues même par leurstravaux les plus intéressants. Dès qu’ils eurent un peu de loisir,toutes leurs études passées se retrouvèrent, et ils se dédommagèrentamplement de tant de veilles, de tant de nuits de travail, de tant deregrets amers, de tant de travaux stériles et sans gloire : ils furentpeintres avec passion dès qu’ils furent assez riches pour obéir à leurpassion, ou, pour mieux dire, à leur vocation d’artistes. Unecirconstance très-heureuse dans leur vie vint leur donner le moyen deréaliser leur beau rêve d’autrefois ; cette circonstance, la voici.L’homme qui a le plus amusé le monde, cet homme qui vient de mourir enAngleterre comme Goethe est mort en Allemagne et Cuvier en France, afinque ces trois grandes patries de la pensée et de l’art tombassent lemême jour au même déplorable niveau, Walter Scott avait jeté en Franceun assez grand éclat pour que la France (chose rare, car elle estmesquine en fait de beaux-arts et elle ne sent guère) se décidât àvouloir une édition de luxe des œuvres du grand romancier. Un librairede Paris, Charles Gosselin, homme d’esprit et de goût, se hasarda àimprimer sur du papier vélin les œuvres du romancier, qu’il n’avait oséjusque-là imprimer que sur du papier à sucre ; il osa faire d’un romanun beau livre ; et je ne crois pas que jamais Walter Scott ait obtenuun succès plus grand quelque part que celui-ci, à savoir un livre cherdans un pays comme la France ; car, il faut le dire, en fait de livres,la France est le plus misérable pays qui se puisse imaginer. Il estimpossible en effet de se figurer quelle sordide avarice nous possède,nous autres, toutes les fois qu’un livre nouveau vient à paraître : iln’y a pas six cents personnes dans toute la France qui achètent unlivre pour elles seules. Pendant qu’en Angleterre ce serait une honted’emprunter le livre de son voisin, chez nous c’est plus qu’unehabitude, c’est une mode : les plus belles dames du plus grand monde nerougissent pas d’envoyer louer pour quelques deniers, dans un cabinetde lecture, le même volume fangeux qui a été lu la veille par leurfrotteur ou par leur femme de chambre. Ces pages salies, huileuses etinfectes, ne leur causent aucun dégoût ; le livre, échappé de ces mainséquivoques, fait le tour d’une maison, passant plus d’une fois parl’écurie avant d’entrer au premier étage. Les plus grands noms de laFrance littéraire sont soumis à cet outrage ; vous sentez bien queWalter Scott n’a pas pu y échapper : aussi n’y a-t-il pas échappé. Il afallu qu’il eût produit tous ses chefs-d’œuvre pour que Gosselinlui-même se décidât les faire paraître autrement que sur des chiffons àcabinet de lecture. Mais enfin l’édition fut arrêtée, et c’est de cejour que datent la fortune et la gloire des deux frères Johannot.

De ce jour ils ont enfin été les maîtres de leur art, ils ont réaliséles beaux rêves de leur première jeunesse : ils ont dessiné d’aprèsleurs tableaux et gravé d’après leurs propres dessins ; ils se sontemparés de Walter Scott comme d’une conquête, comme d’un homme à eux ;ils ont fouillé dans ses romans comme lui-même il avait fouillé dansl’histoire, choisissant comme lui les plus belles scènes, dessinant lesplus grands personnages, s’arrêtant de préférence aux vierges, auxhéros, aux prophètes. Quel voyage ils ont fait à travers Walter Scott !comme ils les ont admirablement dessinées et comprises, cesjeunes  filles de l’Écosse au front si pur, aux robes si blanches,aux regards si doux ! combien enfin ils les ont parcourus, côtoyés, cesmontagnes, ces cascades, ces vallons, ces lacs mystérieux où paraît laDame blanche, ces vieux manoirs où sont gravés les noms des rois del’Écosse ! Comme ils savent aussi, eux, leur vieille Angleterre, leurjoyeuse Angleterre et leur bonne et sainte Écosse ! comme ils ont prissur le fait ces scènes d’intérieur, hôtelleries bavardes, grassescuisines, fantômes évoqués le soir, reines en déshabillé, rois sansmanteaux, guerriers sans cuissards et sans hauberts ! comme ils se sontlaissés aller à cet admirable vagabondage du romancier ! Il estimpossible d’être plus alerte que nos deux artistes, il est impossiblede mieux comprendre et de mieux s’exprimer. Portez-les du roman dans lepoëme, faites-les passer de Walter Scott à lord Byron : c’est toujoursle même génie dramatique, la même science infinie des formes et descouleurs. Tout à l’heure ils étaient à Édimbourg, à présent ils sont àAthènes ; à présent ils suivent Lara, ils suivent Childe-Harold, ilssuivent don Juan. Ils font des chefs-d’œuvre avec Byron comme ils enont fait avec Walter Scott, avec Châteaubriand comme avec Cooper enfin; car ils ont voyagé aussi avec Cooper, ils ont été dans le nouveaumonde avec lui, ils ont suivi la chasse des peaux rouges, ils ontremonté le cour rapide de l’Ohio, ils ont assisté au combat du pirate,ils ont merveilleusement saisi ces nuances fugitives de la civilisationqui commence et de la vie sauvage qui finit ; ils ont été en un mot lespeintres des plus grands poëtes de l’époque, comme ils ont été lespoëtes des plus grands peintres de leur temps. Walter Scott, lordByron, Châteaubriand, Cooper, ce sont là les grandes œuvres desJohannot : ils ont attaché leurs deux noms jumeaux et leurs deuxgloires égales à ces quatre grands noms, à ces quatre gloiresimmortelles ! Ajoutez ceci qu’en même temps qu’ils se livraient ainsi àtoute leur science de peintres et de dessinateurs, ils faisaient faireun pas immense à la gravure française ; leurs vignettes, gravées suracier avec toute la finesse des graveurs anglais, avaient chez nous unsuccès inusité pour des gravures. On a vendu plus de quatre milleexemplaires de ces collections ; et le goût des gravures en serait venuen France si la province pouvait prendre part à quelque chose qui soitde l’art. En même temps, et comme pour se délasser de ce travailpresque épique, Tony Johannot nationalisait en France la gravure surbois, qui en était à ses commencements les plus grossiers : sanscompter les charmantes vignettes qu’il a faites pour la plupart deslivres à la mode, le Roi de Bohême et ses sept châteaux est unchef-d’œuvre en ce genre qu’on sera bien longtemps à surpasser.

Le tableau d’Alfred Johannot, une Arrestation sous Louis XIII, exposéau salon passé, était un chef-d’œuvre : il est impossible de pousserplus loin la grâce de l’expression, la vérité du costume et la magie dela couleur. Je ne suis pas riche, mais quand je vis ce tableau, je medis qu’il serait à moi. J’allai trouver Johannot : il me répondit quele roi le marchandait ; et moi, pauvre homme de lettres, sachant, unmois après, à quel prix Sa Majesté l’avait acheté, je trouvai qu’elleavait fait un bon marché, et je me plaignis que le tableau n’eût pasété donné au plus offrant et dernier enchérisseur. A présent les deuxfrères, parvenus à la seule indépendance où le talent sans ambition etsans intrigue puisse mener chez nous, l’indépendance de six moisd’avance sur la vie à venir, se livrent en paix à leurs profondesétudes, qu’ils continuent avec autant d’acharnement que s’ilstravaillaient encore pour la rue Saint-Jacques. Le salon prochain doit,si je ne me trompe, révéler une nouvelle face de leur génie. Ce sontdeux hommes simples dans leurs manières, pleins d’esprit, de finesse,de bonté, de grandeur d’âme. Rien n’est touchant comme de les voirs’aimer, se conseiller, s’adopter l’un l’autre ; Tony fier des succèsd’Alfred, Alfred heureux des succès de Tony, une seule pensée en deuxpersonnes, une seule gloire pour eux deux, une seule poésie, un mêmeprésent, un même avenir ! Ce fut une touchante pensée de M. Gigoux deréunir dans la même page le portrait de ces deux hommes que rien nesépare, que rien ne doit séparer, de placer à côté de la tête si jeunede Tony la figure pensive et méditative d’Alfred.