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JANIN, Jules (1804-1874): Mort d’Alfred Johannot(1835). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.XII.2014) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles. MORT D’ALFRED JOHANNOT Octobre 1835 PAR Jules JANIN ~ * ~ JE ne demande pas mieux que de vous confier ce beau dessin d’AlfredJohannot (la Dernière Communion) pour que vous le fassiez reproduirepar la gravure. Jamais peut-être ce pauvre Alfred n’a composé quelquechose de plus rempli de cette grâce touchante, ineffable, dont il aemporté le secret avec lui. Tant qu’il a vécu, j’aurais gardé pour moiseul ce tableau qu’il m’avait cédé ; mais, à présent qu’il est mort, jene me sens plus la force d’être égoïste à ce point-là. Hélas ! cettemain si féconde s’est arrêtée, cet esprit si net et si fin ne peut plusrien produire : c’est donc à nous qui possédons quelques œuvresinédites d’Alfred de les livrer au graveur, afin que ces œuvresdeviennent la propriété de tous. Pauvre Alfred ! qui donc oserait êtreégoïste avec une gloire comme la sienne, si jeune, si féconde, siaimable, si digne de pitié et de respects ? Et même, à propos de cette gravure de la Dernière Communion,voulez-vous que je vous le répète, ce que je disais quand est mortAlfred Johannot, ce jeune et excellent artiste que nous avons vulanguir et s’éteindre lentement, et enfin mourir à peine âgé detrente-sept ans, âge fatal à tant de grands artistes ? Cette mort, quin’était, hélas ! que trop précoce, enlève à la fleur de son âge unpeintre distingué, et à l’instant même où, à force d’études, derecherches, de patience, il était parvenu à se rendre le maître de sonart. Quelle grande perte pour les beaux-arts ! quelle grande douleurpour les amis d’Alfred ! Alfred Johannot appartenait à une nombreuse famille toute remplie depatience, de courage et de probité sévère. Il avait trois frèresqui sont mort comme lui et avant lui, tous les trois quidonnaient les plus belles espérances ; l’un d’eux même a laissé enmourant cette belle gravure, le Chien du régiment, qui est unchef-d’œuvre. Je vous laisse à penser quelle tristesse dut jeter toutd’abord dans l’âme de cet enfant cette longue suite de funérailles !Cependant il était bien jeune encore, son père lui restait, il luirestait des sœurs, il lui restait un frère, son frère Tony ; et tousdeux, s’appuyant l’un sur l’autre, ils marchèrent en avant. Leurs premiers pas dans cette carrière des beaux-arts furent longs etpénibles. Ils commençaient à peine que déjà finissait l’empire : letemps était mauvais pour les beaux-arts. L’empereur, en ce temps-là,avait plus besoin de soldats que de graveurs, et il eût donné tous lespeintres de France pour un capitaine de sa garde. Il y a, dansl’histoire, des époques mauvaises où tout ce qui n’est pas la guerre etla politique se voit condamné à l’oubli et au silence. Aussi, qui eûtdit en ce temps-là à ces deux jeunes artistes qu’un jour viendrait oùleurs deux noms seraient populaires, où leurs talents jumeaux lesassocieraient à toutes les gloires poétiques de la patrie, celui-là leseût bien étonnés ; car alors, dans ces beaux jours d’heureuse misère,ils étaient trop heureux, Alfred et Tony, quand les marchands degravures de la rue Saint-Jacques consentaient à leur acheter leursplanches de cuivre, non sans avoir pesé au préalable le cuivre de cesplanches, sur lequel ces marchands comptaient beaucoup pour rentrerdans leurs frais. Il y a un petit épisode dans la vie de ces deux enfants, qui est pleind’intérêt, car l’empereur y joue son rôle. Un jour que l’empereurparcourait le Louvre pour se distraire de ces grands ennuis qui déjàl’accablaient, il remarqua dans un coin de ces vastes galeries, encoreremplies de ces chefs-d’œuvre sans prix que la guerre nous avaitapportés, et que la guerre devait nous reprendre sitôt, deux jeunesenfants qui travaillaient avec ardeur. L’un de ces enfants était blondet rose et joyeux : c’était Tony ; l’autre était brun et pâle et déjàpensif : c’était Alfred. Leurs deux regards tantôt fixés sur le modèle,tantôt fixés sur leur toile, ils n’avaient pas vu venir l’empereur.L’empereur les regarda quelque temps avec un regard de mélancolie et deregrets. Il admirait sans doute ces deux jeunes passions si doucementéveillées, cette ignorance de tout ce qui était de l’histoire, etune sévère histoire, même en ce temps-là, cette insouciance pour tousles orages dont l’avenir était gros ; et, presque sans le savoir, ilétendit la main sur ces deux enfants ; et tout d’un coup Alfred etTony, sentant cette main qui pesait sur leur tête, se retournent :c’était la main de l’empereur ! ils étaient bénis par l’empereur ! Plus tard vinrent des jours meilleurs pour les beaux-arts. Maintenantqu’on pense à ces terribles conflits qui occupèrent le monde, on sedemande, non sans effroi, où donc se purent cacher les artistes, lesécrivains, les poëtes, dans cette tourmente générale du monde, etcomment se sauvèrent ces faibles roseaux au milieu de l’épouvantableouragan qui déracinait le chêne altier qu’on appelait l’empereurNapoléon. Dieu le sait ! toujours est-il qu’à peine la tempête calmée,et au premier rayon du beau soleil, reparurent en France lesbeaux-arts, la poésie. Toutes les voix que le canon avait étouffées semirent à murmurer de plus belle ; tous les regards qui s’étaient ferméssous un épais nuage de poudre s’ouvrirent de nouveau. Ce fut un beaumoment de halte entre la politique et la gloire militaire. Alorscommença M. de Lamartine en France ; alors s’introduisirent en Francelord Byron et Walter Scott, les deux seuls Anglais auxquels nous negardions pas rancune pour la journée de Waterloo ; alors aussi les deuxJohannot commencèrent à prendre leur part dans cette trêve faite pourles beaux-arts et par les beaux-arts. Ces deux jeunes intelligences siétroitement associées se mirent à étudier les poëtes nouveaux qui nousvenaient de l’Orient et de l’Occident. Les dessins d’Alfred Johannot etde son frère Tony pour accompagner les poëmes de lord Byron, leschastes romans de Walter Scott, les touchantes élégies de M. deLamartine furent acceptés en France comme le plus charmant commentairequi se pût faire de toute cette poésie nouvelle. Il y avait déjà tantde passion, tant d’énergie dans ces adorables petites compositionsd’Alfred Johannot ; il savait créer des femmes si belles, des jeuneshommes si pensifs ; il comprenait si complétement la pensée du poëtepourvu que cette pensée fût noble, triste, solennelle, chaste etreligieuse, que jamais peut-être il n’y eut un dessinateur quis’accommodât plus complétement avec les chefs-d’œuvre qu’il voulaitreprésenter. On peut dire qu’Alfred Johannot et Tony, son frère, son disciple, ontcréé parmi nous une école inconnue de sages et spirituels dessinateurs; et déjà cette école a produit bien des beaux livres, le Gil Blas,par exemple, la nouvelle édition des œuvres de M. de Lamartine qui estun chef-d’œuvre, le Vicaire de Wakefield, Paul et Virginie, la Chaumière indienne, Manon Lescaut, le Molière et enfin le DonQuichotte, dix à douze volumes pour lesquels il n’a pas fallu composermoins de quatre à cinq mille dessins. Et voilà justement un de cesrésultats incroyables auxquels a contribué plus que tout autre par sonexemple, par ses leçons, par ses conseils, cet infatigableimprovisateur Alfred Johannot. Quand il eut ainsi commencé sa réputation et sa fortune, AlfredJohannot se mit à composer, sur des feuilles volantes et maintenantbien précieuses, une quantité incroyable de petits tableaux àl’aquarelle d’un fini et d’un éclat sans égal. Il apportait dans sescompositions fugitives tant d’énergie, tant d’imagination et tant deconscience que ces simples aquarelles peuvent se comparer à la peinturela plus achevée. Dans ces charmantes compositions, où il s’abandonnaitvolontiers à toute la mélancolie passionnée de son âme, Alfred Johannota jeté plus d’idées ingénieuses, plus de formes idéales, plusd’adorables caprices qu’il n’en faudrait pour faire la fortune et lapopularité du plus grand peintre de genre. Malheureusement, à peine cesbelles compositions étaient-elles achevées que les amateurs s’endisputaient la possession ; ces improvisations brillantes s’enallaient, et sans passer par le Louvre, orner les musées des jeunesgens et des jeunes femmes et les riches albums des amateurs. C’estainsi que la gloire de ce peintre si aimé s’est éparpillée çà et là enFrance, en Angleterre, en Italie, à Paris, dans la province et partout.Il jetait aux vents ces premiers essais d’un talent qui visait à deplus hautes destinées. Hélas ! le pauvre Alfred ! il était loin depenser que le temps et la force lui manqueraient d’aller plus loin, etque de si bonne heure il lui faudrait mourir ! Il a donc été d’abord un graveur, et nous possédons de lui de bellesplanches, par exemple, les Enfants perdus dans le bois, et tantd’autres petites œuvres d’un prix inestimable ; puis, quittant lagravure pour le dessin, il a révélé, dans une suite infinie de petitescompositions, l’intelligence la plus exercée et la plus habile. Bientôtil a ajouté à son dessin la couleur, il a fait de l'aquarelle unepeinture sérieuse ; puis enfin, moins timide, il a osé aborder lapeinture à l’huile, et, dans cette nouvelle transformation de sontalent, il a encore été un jeune peintre heureux et populaire que lafoule adoptait par cet instinct secret qui la pousse malgré elle à toutce qui est vrai, simple, naïf et bien senti. Alfred Johannot, qui est sans contredit un des artistes les pluslaborieux de ce temps-ci, aura cependant laissé bien peu de tableaux,si nous pensons à tout ce qu’il a produit. Il n’avait abordé la grandepeinture qu’avec une terreur pleine de bon sens : tout au plus, avantde se présenter au Louvre, s’était-il essayé dans une suite dedélicieuses petites toiles consacrées à représenter les diverses scènesdes romans de Walter Scott. Un jour que ces petits tableaux étaient àdemi cachés derrière l’étalage d’un libraire du quai des Augustins, unejeune personne bien modeste entra chez le libraire. Un coup d’œil luisuffit pour juger à leur juste valeur ces quarante petites toiles,qu’on eût prises pour les douces ébauches de Van Dyck à quinze ans. Lajeune personne acheta en bloc les quarante petites toiles et les fitporter sur-le-champ aux Tuileries, dans l’atelier de la princesseMarie. C’était en effet l’auteur de la belle statue de Jeanne d’Arc quiachetait ainsi les quarante tableaux de Johannot. Et voilà l’homme qui rendit, à trente-sept ans, cette belle âme, cenoble souffle ! Son frère lui ferma les yeux ; et toute cette familleau désespoir se retira lentement pour pleurer tout à son aise sansqu’Alfred pût l’entendre, comme si Alfred n’eût été qu’endormi. Le lendemain, de bonne heure, deux amis d’Alfred Johannot frappaient àla porte de cette chambre funèbre : ils venaient pour faire unedernière fois le portrait de leur ami. Ces deux hommes si remplis derésolution et de courage, c’était M. Brune, c’était M. Gigoux. M.Brune, surmontant son émotion, a fixé sur la toile cette tête morte,ces yeux éteints, cette bouche fermée, cette pâleur sans rémission, cesommeil sans réveil. M. Gigoux a été moins maître de lui-même : aprèsles premiers efforts ses yeux se sont remplis de larmes, son pinceauest tombé de ses mains ; il s’est éloigné de son pâle modèle ensanglotant. Heureusement M. Gigoux avait déjà fait un beau portrait dece pauvre grand artiste étendu là. Mais ce que rien ne saurait exprimer, c’est la scène que voici, et quevous raconte un témoin oculaire. Ce témoin était dans la chambre dumort quand soudain une porte s’ouvre, et alors entre chez son frèrebien-aimé, d’un pas ferme, Tony lui-même. Il voulait, lui aussi, ne paslaisser partir le mort sans lui savoir rendu les derniers devoirs qu’illui devait comme à son maître. Il s’approcha donc de ce lit funèbre, ildécouvrit cette tête si belle encore, puis il se mit à la dessiner.Oui, c’était là un spectacle touchant et rempli de larmes ; ce jeunehomme mort et cet autre jeune homme qui dessine d’une main ferme ;celui-ci, qui a tant souffert, reposant enfin dans son linceul, etcelui-là qui a tant pleuré, qui essuie un instant ses larmes pour mieuxvoir une dernière fois son dernier frère, qui va disparaître demaindans le cercueil et dans la tombe ! De ces deux jeunes têtes, brune etblonde, qu’avait bénies l’empereur, la tête brune était couchée surl’oreiller de la mort pendant que l’autre tête, blonde et bouclée, maisen désordre, se penchait pour mieux reconnaître ce beau modèle quecachait déjà l’épais nuage qui sort de la tombe. Pendant deux heures aduré ce pénible travail de Tony sur Alfred ; pendant deux heures il aétudié encore, dans un fraternel et respectueux silence, ce visage sidoux, ces traits si fins, cet œil qui était si noir, cette bouche qui,la veille encore, lui souriait si tristement, si tendrement ! Puisenfin, et comme la nuit tombait, et comme d’ailleurs le portrait de sonfrère était achevé, Tony Johannot avait caché son dessin dans sonportefeuille. Il a donné un dernier baiser à son frère, il a rejetédoucement le drap mortuaire sur ce front pâle et serein. Les deuxfrères ne se reverront plus sur la terre. Mais à présent que son frère est mort, à présent qu’il a perdu cettebelle et sérieuse moitié de son âme, de son esprit, de son intelligenceet de son cœur, à présent qu’il n’aura plus à ses côtés ce bienveillantregard, cet énergique conseil, cette ombre silencieuse et calme de sontalent, cette approbation éclairée, ce critique juste et loyal, cet amiqui était le meilleur des frères et ce frère qui était le plusexcellent des amis, comment donc va faire Tony Johannot ? commentpourra-t-il réparer cette perte irréparable ? Hélas ! de ces deuxfrères, celui-là qui est mort et celui-ci qui est vivant, celui-là quipencha la tête et qui pose devant son peintre ordinaire comme poseraitune froide statue couchée sur un tombeau, et celui-ci retenant seslarmes et qui fait un dernier portrait de ce qu’il a tant aimé,croyez-moi, ce n’est pas celui qui est mort qui est le plus à plaindredes deux. Ah ! la mort impitoyable ! elle arrête en chemin les plus grandscourages, elle brise les plus nobles palettes, elle déchire les plusbelles pages ! elle condamne au silence le poëte, à peine son chantest-il commencé ; la mort jette le général dans le fossé de la villeconquise ; elle tarit la mamelle pleine, et elle emporte la mère loinde l’enfant qui lui tend les bras. Elle a pris Raphaël, elle a prisMalfilâtre, elle a pris Gilbert, elle prend sans choix et sans mesure,l’aveugle qu’elle est ! ce que le monde possède de plus noble et deplus grand. |