Aller au contenu principal
Corps
JANIN, Jules (1804-1874):  Mort de Tony Johannot(1852).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.XII.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



MORT DE TONY JOHANNOT

(1852)
 

PAR

Jules JANIN

~ * ~

TONY JOHANNOT, cet aimable artiste que nous pleurons et que nousn’avons pas pu conduire à sa demeure dernière, est mort il y a huit jours. Si nous lui décernons ici quelques louanges funèbres, c’estqu’il n’a pas à espérer les louanges de l’Académie : il n’était pas del’Académie, il n’a droit à aucune louange, à peine aux regrets publicsdes esprits de sa famille, des futiles de son espèce, de quelquescamarades déclassés à sa façon, de toutes sortes de petites gens qui netiennent à rien, qui n’appartiennent à personne et qui mourront commeil est mort, l’infortuné, sans oraison funèbre officielle ! Il était unenfant de ce siècle, enfant des premières années ; il était né pauvre,il a vécu, il est mort comme il est né, n’attendant rien du hasard etne demandant au ciel que la vie et la force, afin de suffire à cetravail de tout le jour et de tous les jours. A-t-il eu jamaisl’ambition de la gloire ? Un seul instant il s’est abandonné à ce beaurêve ; mais bientôt il s’était effacé devant son frère Alfred, unrêveur lui aussi, un malade, et ce malade, il l’acceptait comme sonmaître, heureux de marcher dans son ombre ! Puis, lorsqu’il y a vingtans, Alfred est mort, enseveli dans cette gloire bien commencée : « Iln’est plus temps d’être un peintre, s’est dit à lui-même Tony Johannot,mon frère Alfred emporte dans sa tombe la double palette ! » Et sidepuis la mort d’Alfred, Tony Johannot a couvert quelques petitestoiles du frais et charmant coloris de la vie, il s’arrêtait souventdans l’œuvre commencée. « Ah ! disait-il aux passages difficiles,Alfred n’est plus là pour me donner du cœur. » Alors il revenait à satâche heureuse, heureuse en effet, car il n’avait pas d’autre ambitionet d’autre fortune que de prendre sa part des poëmes, des romans, descontes et des œuvres de ses contemporains ; il était leur ami, leurcompagnon et parfois leur complice ; il les aidait d’un crayon net,ferme et rapide à percer la foule, à conquérir l’attention publique, àremporter ces batailles de la pensée où les plus forts sont vaincus sisouvent, faute d’un peu d’aide et de soleil ! Quiconque, de nos jours,pour son œuvre à peine accomplie, obtenait l’aide et l’appui de TonyJohannot, celui-là était assuré que son livre ne pouvait pas mourir ;et comme l’image était incrustée en plein texte et qu’on ne pouvait pasl’arracher du récit dont elle était l’explication courante etl’ornement exquis, il arrivait que, vaincu par l’image, le lecteur semettait à lire le récit illustré par Tony Johannot, si bien que telécrivain qui faisait peur tout d’abord, finissait par devenir populairegrâce à cet interprète charmant qui donnait la vie et la forme auxpassions les plus confuses et même aux beautés impossibles. Que delivres il a sauvés, ce cher camarade, et que de chefs-d’œuvre il aremis en lumière ! Il savait tout, il voyait tout. Quand la parolemanquait au faiseur de portraits ou de paysage, il arrivait, et soudainson dessin, pris de très-haut, vous promenait comme par la main dans unpaysage enchanté ; ou bien le voilà qui réalisait en quelques coups decrayon votre idéal… sic oculos, sic ora ferebat ! C’est elle et lavoilà, la douce image printanière, voilà son sourire et voilà sonregard, et voilà l’éclat brillant de sa tendre jeunesse.

            ……….. Lumenque juventæ
        Purpureum…….

Ah ! cher Tony, combien les poëtes vous aimaient et les plus illustres! avec quelle joie et quel orgueil ils se fiaient à votre aimable génie! Ainsi Cooper, ainsi Walter Scott, ces Homères en prose de la naturecivilisée et sauvage, ils ont eu pour les dessins de Johannot undernier sourire, et, se voyant revivre en ces planches fidèles, ilsétaient contents. – Il a été le camarade et le compagnon de lord Byron; il a lutté avec Molière et les a représentés dans le vif, ces jeunesgens, ces enfants, ces vieillards, cette fantaisie italienne et cettegrâce de Versailles, peintre à la fois de la ville et de la cour, passant des Mascarilles à Tartufe et de Marinette à Célimène ! Illaisse après lui un Molière, ce Tony Johannot ! Vous parlez deBernardin de Saint-Pierre, et par la voix éloquente, écoutée, honorée,de M. Villemain, vous proclamez l’éloge de cet homme qui n’a fait qu’unlivre. Oh ! qui donc mieux que Tony Johannot a fait un plus bel élogede Paul et Virginie et de la Chaumière indienne ! Il a élevé à sesfrais un monument à cette gloire un peu douteuse ; il a criblé de sesfantaisies les plus charmantes ces pages un peu trop cherchées ; il adoublé la gloire de ce beau livre, il en a ranimé la fortune, il a faitune œuvre à propos de ce conte d’enfant. Le Paul et Virginie de TonyJohannot doit vivre autant que le livre même de Bernardin deSaint-Pierre ; c’est à Tony qu’il fallait donner le prix de cettelouange, et tout le monde eût été d’accord ! Il était l’ami de Nodier.Nodier a fait pour Tony Johannot l’Histoire du roi de Bohême et de sessept châteaux. Nodier mort, Johannot a buriné ses vignettes pour lescontes de son ami, traitant Nodier comme il avait traité Goethe à deuxreprises, ici le Faust et là le Werther, car l’eau-forte luiobéissait aussi docile que le crayon, et la plaque d’acier lui étaitaussi complaisante que la plaque de buis. Artiste et artisan toutensemble, il aurait eu honte d’être le dernier à quitter son lit chaquematin parmi la race active de ceux qui gagnent leur pain à la sueur deleur front ! Ah ! que de choses il a faites ! Ah ! que d’images ! Il amême adopté un livre ressuscité par cet art merveilleux qui était enlui, un livre intitulé : l’Ane mort ! Hélas ! vingt-quatre heuresavant l’heure dernière, il était attelé à l’œuvre entière de GeorgeSand ; il se promettait de mettre en relief tous ces drames, allantd’Indiana à la Petite Fadette, et dans cette course à perdrehaleine il ne semblait pas fatigué, tant il était sûr de sonimagination et de ses souvenirs. Oh ! vanité de la gloire ! aprèsl’œuvre de George Sand, Tony Johannot devait s’emparer de l’œuvreentière de Victor Hugo… il le disait, il l’eût fait sans doute…. Il aété frappé trop vite, et de sa main défaillante à peine s’il a puachever sa dernière image… un rêve ! Il était seul dans son art, et onne pouvait le comparer à personne véritablement. Dans cette routeéclairée on rencontrerait bien des hommes d’un rare talent : Gavarni,Cham, Daumier… des crayons, des couteaux, des ironies, des violences ;mais pas un qui eût cette bonhomie et cette grâce, et ce sourireindulgent, et ce regard qui voyait en beau toutes choses, comme il l’abien montré dans les Français peints par eux-mêmes ! Il est mort ; ilne sera remplacé par personne ; il emporte avec lui la beauté, lajeunesse et le charme de ce siècle, voué à la haine, aux injures, auxdisputes ! Aura-t-il un tombeau ? Peut-être ! S’il fallait écrire enquelques mots son épitaphe écrite avec l’éclat d’une sentence etl’autorité d’un arrêt, on trouverait cette épitaphe dans Tacite : « Ily avait, dit Tacite, en cet homme, un aimable génie accommodé auxregards de ses contemporains. Fuit illi viro ingenium amænum ettemporis ejus oculis accommodatum ! »