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JANIN, Jules (1804-1874): A Charlet(1839 ?). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.XI.2014) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles. A CHARLET PAR Jules JANIN ~ * ~ CHARLET, j’aime vos enfants autant que j’aime vossoldats. Vos soldats sont goguenards, spirituels, insouciants, flâneurs. Vosenfants sont vifs, jolis, musards, malins ; mais il me semble que,comparés à ce que vous faites pour vos grognards, ou seulement pour vosconscrits, vous êtes un père bien dur pour vos enfants, mon bon Charlet! Vous donnez à vos soldats tout ce que vous pouvez leur donner : dupain, du vin, de la poudre, du fromage, des fusils, qui ne sont pas desfusils Gisquet du tout ; du tabac à fumer, à priser et à chiquer ; descuisinières qui mettent en réserve le premier bouillon de l’amour ;toutes les délices de la vie, en un mot, vous les donnez à vos soldats; après la bataille d’Austerlitz, Napoléon ne faisait pas mieux pour sabonne armée que vous pour la vôtre, Charlet. En effet, que manque-t-il à vos soldats ? Ils jouent, ils chantent, ilsse battent, ils font l’amour, ils s’en vont de chez leurs parents, ilsrentrent chez leurs parents ; autrefois même vous leur donniez la croixd’honneur ; et aujourd’hui, par une nouvelle et touchante sollicitude,depuis nos légionnaires par boisseaux, vous ne donnez plus la croixd’honneur, même aux plus vieilles moustaches. Vous veillez sur laconsidération qui leur est due, et, plutôt que d’en faire deschevaliers, vous aimeriez autant les appeler ducs et marquis ; d’autantplus que vous en avez le droit, Charlet, comme cela a été suivi il y atrois jours. Enfin, mon ami, je serais trop long si je voulais énumérer tous vosbienfaits pour votre armée. Vous êtes un bon compagnon pour les braves,mon général. Quelle armée est plus heureuse que la vôtre ? Je suis sûrqu’à voir seulement vos guerriers se réjouir et à les entendre parleraux portes des vitriers, dans les boutiques de barbiers, et chez noustous qui préférons l’ombre d’un Charlet au plus excellent tableau degenre en chair et en os, il s’est fait plus d’engagements volontairesque n’en saurait faire le gouvernement lui-même, tout gouvernementqu’il est. Or ceci me préoccupe et m’afflige pour toi, mon général, pour toi, lepetit caporal en redingote grise de tant de corps de garde et de bivacs: c’est que, si tu es essentiellement bon et complaisant pour lesguerriers, en revanche tu es essentiellement dur et impitoyable pourles enfants. Je te le demande, quel mal t’ont donc fait ces jolis enfants pour êtresi acharné contre eux ? A peine as-tu fait un enfant mutin, railleur,espiègle, l’œil vif, la peau blanche, la dent saine, la main friponne,le pied petit, il faut absolument que tu mènes cet enfant à l’école,méchant que tu es ! Vite, donnez aux enfants de Charlet un livre, uncornet, une écritoire, un bonnet d’âne, un maître d’école ;conduisez-les chez les Frères ou chez les Mutuels : ainsi le veutCharlet ; il faut que les enfants de Charlet aient un livre à la mainet un pédagogue derrière le dos. Pauvres, pauvres enfants ! Et lesvoilà qui bâillent à se décrocher les mâchoires ! les voilà qui tendentla main au châtiment, qui font deux heures de factions à genoux ; lesvoilà qui se moquent impitoyablement de leur maître, sûrs d’êtrefouettés à leur retour ! Appelles-tu donc cela être bon et paternel,Charlet ? Quand tu te regardes dans la glace, n’es-tu pas honteux deton personnage et de ton air dur pour ces enfants, ta création ?T’es-tu donc figuré qu’il n’y avait dans la vie d’un enfant que ceci : Apprendre à lire ! Oh ! quelleerreur, mon pédagogue ! quel crime, mon bon père ! Que diablevoulez-vous que vos enfants deviennent s’ils savent lire ? Voici encoreun enfant que vous faites ! L’enfant n’est pas plutôt fait que vous leplacez entre les genoux d’un vieillard qui lui apprend à lire. Mais,encore une fois, vous perdez cet enfant, cruel Charlet ; vous luiabrutissez l’intelligence, vous déformez cet esprit si naïf et si jeune! Charlet, Charlet ! il en est temps encore, c’est à peine s’il saitépeler, votre nouvel enfant : arrachez l’alphabet des mains de cetenfant, rendez-le à ses jeux folâtres, prenez pitié de lui, Charlet ! Prenez pitié de lui ! essayez de ne pas lui apprendre à lire. Quand ilsaura lire, qui vous dit, Charlet, qu’il sera assez sage pour ne jamaisouvrir un livre ? et s’il ouvre un livre, n’est-il pas perdu sansretour ? A vous voir faire ainsi le maître d’école, ne dirait-on pasque nous sommes dans un temps de chefs-d’œuvre et qu’on publie tous lesjours des livres lisibles ? O mon ami ! vous qui ne lisez jamais,j’imagine, car sans cela comment auriez-vous tout l’esprit que vousavez ? mon ami Charlet, dans votre ignorance complète, dans votreatelier en désordre, dans votre molle et béate paresse, improvisateurnonchalant qui jetez au vent vos chefs-d’œuvre comme le vieil Homèrejetait ses vers à la foule, pourquoi voudriez-vous, Charlet, qu’il n’yeût que vous exempt de lire nos chefs-d’œuvre de chaque matin ?Voyez-vous, l’art de lire, aujourd’hui, c’est le crétinisme poussé àson dernier degré ; savoir lire, aujourd’hui, c’est être exposé àchaque instant aux romans de nos femmes bel esprit, aux mémoires desvalets de chambre et des dames de compagnie, aux histoires écrites parles préfets de police, aux statistiques à trois couleurs, aux comédiesen cinq actes de M. Bonjour ; savoir lire, aujourd’hui, c’est n’avoiren soi-même aucun moyen d’éviter les journaux, les brochures, lesrevues, les prospectus, les chansons séditieuses et autres, les injuresdes écrivains du ministère, en un mot tout l’attirail de la penséelittéraire et politique qui déborde de toutes parts et qui menaced’inonder, si cela continue, nos esprits, nos âmes, nos cœurs. Et tuvoudrais, avec de pareils dangers, continuer à faire apprendre à lire àtes enfants, Charlet ! Tu ne songes donc pas, malheureux, que presque tous les coupletierssavent lire ? que, sur trois faiseurs de mélodrames, il y en a deux quisavent lire, et que le troisième connaît presque toujours ses lettres ?As-tu songé à cela, toi, insouciant philosophe, père dénaturé, hommeimmoral, avec ta rage de faire épeler les enfants ? as-tu songé à celaque peut-être tu nous élevais des faiseurs de romans en quatre volumes,des créateurs de vaudevilles par moitié et par tiers ? as-tu songé àtout cela, toi leur ami, toi leur père ? as-tu songé à l’ennui quipersécutera ces enfants s’ils savent lire, à l’ennui qu’ils nousdonneront s’ils se mettent à écrire ? Je sais bien que cela t’est bienégal à toi, flâneur qui bois et qui fumes, et qui t’épanouis au soleilcomme une huître ; mais à nous qui lisons, à nous qui allons authéâtre, à nous oisifs occupés de livres et de drames, il nous importebeaucoup qu’on n’apprenne plus à lire à personne, plus à écrire àpersonne, que le monde des écrivains s’éteigne d’épuisement, afin quenous soyons tous aussi libres, aussi heureux, aussi insouciants quetoi, mon Charlet ; afin que nous n’ayons plus rien à entendre, plusrien à juger, plus rien à voir que ton œuvre à toi, mon génie, ou, pourmieux dire, les trois et quatre coups de crayon que tu appelles tonœuvre, cette espèce de hasard qui ressemble si fort au fini du génie,ce quelque chose que tu sais faire les yeux fermés, si fort ton cœurest ouvert ! tant il y a d’intelligence dans ton âme ! Ainsi donc,arrache-moi le livre des mains de cet enfant. Plus de livres pour les enfants ; plus de livres, plus de maîtres.Laisse-les courir dans la rue comme des bohémiens, laisse-les sevautrer dans la fange comme des canards, laisse-les se moquer de toutce qui respire comme ferait Molière lui-même, comme tu fais toi-même,innocent et redoutable Charlet. C’en est fait, jette la bride sur lecou de tes enfants comme sur le cou de tes soldats ; sois aussi bonpour les uns que pour les autres, sois la providence des uns comme tues la providence des autres ; qu’on bénisse ton nom dans les quinconcescomme dans les casernes. Soldats et enfants, joignez vos mains etrépétez votre Pater, labouche pleine : Notre père Charlet,qui êtes à Vaugirard entre tes fleurs et ta femme, ton pot de bière, tapipe et quelques grognards de la première espèce, priez pour nous! Voilà ce que j’avais à te dire, Charlet. Prends pitié de tes enfants ;et puis bénis-moi quelque peu, mon grand artiste. Envoie-moi un morceaude ta vieille chemise ; laisse-moi fumer dans ta pipe la plus noire,Charlet, mon héros, mon grand saint, mon sublime patron ; que je puissebaiser quelqu’une de tes reliques : car je suis dévot à ton génie, carje suis très-humble serviteur de tes soldats et l’ami le plus niais detes petits enfants. Bonjour, Charlet ! * * * CROQUIS PAR Jules JANIN BON ! vous attendez un chef-d’œuvre pour juger notre homme, l’anprochain, à l’exposition, n’est-ce pas ? quand son œuvre sera encadréeentre quatre bâtons d’or, numérotée, à une belle place, sous le beaujour du grand salon, et expliquée dans la très-mauvaise prose du livret? C’est alors seulement que vous jugerez mon artiste, bourgeois quevous êtes ! C’est une si belle chose que l’exposition, le cadre d’or,le numéro d’ordre et le livret ! Attendez donc encore un an, et pendanttout ce temps gardez-vous d’acheter un seul tableau de notre peintre.Vous achèterez le tableau de l’exposition, fait pour l’exposition, faittout exprès pour elle, jugé par les jugeurs, jugé par vous, profondconnaisseur du beau. Attendez donc l’exposition. A vous le tableau d’apparat, léché, joli, poli, vernis, paré, exposé enpublic avec toutes ces humiliations que l’art doit subir quand il veutplaire à la foule ; à moi le tableau naïf, rude, échappé tout à l’heureà la brosse. A vous le tableau fait au pinceau ; à moi cette esquisse.A vous toutes les couleurs amoncelées ; à moi ce premier jet. A voustout le reste ! moi, je veux encore moins que cela. Voilà un poëte quipasse : prenez son poëme épique en douze chants, prenez sa méditationla plus polie, sa méditation en bateau (c’est l’usage d’être en bateaupour les poëtes), prenez sa brochure politique (M. de Lamartine vientde faire une brochure chez Gosselin) ; prenez sa brochure, prenez sonpoëme, prenez ses vers : moi, j’attendrai que mon poëte vienne à rêver,qu’il ait un rêve bien confus, bien difforme, haut et bas, enfer etciel, chaumière et palais, échafaud et trône, exil, royauté, joie,douleur, amour, passions, vengeance, larmes amères, éclats de rire.Prenez tout ce que le peintre a fait de mieux, prenez jusqu’à sondiscours à l’Académie ; moi, je prendrai son rêve tout seul, tout nu ;je serai mieux partagé que vous avez vos livres reliés par Thouvenin. Ainsi, pour le peintre (j’entends le grand peintre comme M. deLamartine est le grand poëte), prenez ses chefs-d’œuvre, laissez-moises rêves. Le croquis, c’est le rêve de l’artiste, c’est sa pensée quicourt, diffuse, scintillante, capricieuse, sentimentale, rieuse, folle,qui passe du portrait à la caricature, de la joie aux larmes, du grandseigneur au bourgeois. Allons, artiste fantasque, jette éparses sur cepapier toutes les folies de ton cerveau, le soir, quand il pleut audehors, quand ton feu est allumé, quand ton livre favori est ouvert,quand ton vin de Bordeaux est débouché ! Allons, fantasque, composepour toi et pour moi ; oublie le marchand, le bourgeois, le grandseigneur, le ministère de l’intérieur et la liste civile, ces fléaux del’art ; sois bonhomme, sois artiste en bonnet de nuit, en robe dechambre et en pantoufles, artiste comme tu l’étais à quinze ans, quandtu couvrais de figures informes tes livres, tes papiers, les murs deton père, toutes les murailles de la rue, charbonnant toujours etpartout, montant sur l’échelle pour faire ton premier plafond avec untison à peine éteint. Oh ! les délicieuses compositions que tu faisaisalors ! Le dernier plafond de M. Ingres, notre Raphaël, n’égale pas cespremiers jets de ton cerveau. Encore une fois donc, mets la bride surle cou de ta pensée, marche à ta guise ; jette la forme sur ton chemin,jette-la à pleines mains, çà et là, dans le coin de ta planche, aumilieu, dans le ciel, plus bas que terre. Qu’importent, je te prie, lalogique et la perspective ? le caprice sera ton dieu, le hasard seraton guide. Heureux mentor ! Il est si facile de lui obéir, à ce premiergentilhomme de l’imagination et de la pensée, le hasard, toujours prêtà approuver, à louer, à vous récompenser de votre ouvrage, quel qu’ilsoit ! Et voilà Charlet dans sa barque, lui aussi ! voilà Charlet qui rêvecomme Hoffman ! La rêverie fantastique, c’est si admirable et si beaurêver ainsi ! Le monde au delà des sens scintille, varie et marche danstous les sens ; monde étrange qui se démène dans un fluide coloré, quinage à petites brassées dans cette mer de vagues parfums ; enthousiasmeincertain qui donne une vie, une forme, un langage, une animation à latable du cabaret, au verre qui gémit, à la bouteille qui éclate, au feuqui s’anime, à l’horloge qui se dandine comme un maître de danse à sonpremier entrechat. Eh quoi ! il n’y aurait de monde fantastique quepour le buveur, et l’amoureux, et le poëte ! il n’y aurait de sixièmesens que pour ces fous privilégiés ! Oh ! que non pas ! l’artiste estfantasque aussi, et le peintre a, lui aussi, son dieu aveugle, sonhasard. L’imagination vaporeuse de la nuit tend aussi à Charlet sesbras de nuages ; elle le berce, lui aussi, sur son sein à demi nu ;elle le réchauffe de ses tièdes baisers, elle le couvre de ses cheveux.Dors, mon timide Charlet ; dors, mon fils, dors, balancé par elle ;rêve ta gloire. Un instant quitte le tableau qui te fatigue ; cesse uninstant de chercher des couleurs et des ombres et d’arrangerméthodiquement tes personnages ; cesse de faire de la peinture pour lesautres, fais-en pour toi ; renvoie avant l’heure ton charmant modèle,Jenny qui tremble, qui tient d’une main son dernier jupon, Jenny que lefroid a saisie dans l’atelier, que son amant attend dans la mansarde,et qui aura à souper ce soir pour elle et pour lui. Rêve donc, Charlet.– Et voilà Charlet qui rêve, le voilà qui se laisse aller àl’imagination de la nuit, jolie courtisane aux yeux bleus, aux cheveuxcendrés, à la robe grise. Rêve dans ses bras jusqu’à minuit si tu veux,bon Charlet ; enivre-toi une nuit avec elle, Charlet ; encore un rêvedans ses bras, bon amoureux Charlet, nous aurons un tableau de moins,mais aussi un croquis de plus. Voyez son rêve : il rêve de ses amours de la veille. Le chasseur rêvede chasse, le chien aboie contre un cerf imaginaire, le comédiens’entend applaudir par un parterre enthousiaste, l’amant embrasse lesblanches mains de sa maîtresse, l’écolier s’échappe à travers champs etil entre dans la vie littéraire, pauvre enfant qui ne voit pas l’abîmecaché sous les fleurs. A cette heure le rêve est partout, prenanttoutes les formes, usurpant toutes les places : l’exilé est sur sontrône, la duchesse qui revient du bal règne encore et galope dans sesvastes palais ; la courtisane a tendu son piége le plus habile, elle aappliqué son plus beau rouge, elle tient à la main son plus finmouchoir, elle a graissé ses cheveux de la meilleure pommade, elles’est embaumée de son parfum le plus fort, elle attend, bouche béante,un chaland qui va passer. Oh ! le rêve ! que c’est beau et bon, le rêvedans un temps de révolution, dans un temps sans progrès, époqued’ennuis, de déceptions cruelles, de mortifications sans fin pour nousartistes ! Le rêve qui fait jaillir l’amour ; le rêve qui venge, quipunit, qui récompense ; le rêve, c’est la vie, c’est le bonheur, c’estnotre vie colorée, diminuée, amoindrie, embellie, rendue supportable ;c’est le croquis de notre existence, si belle encore quand on a à sesordres du style ou de la couleur. Voyez comme rêve Charlet ! Il a les rêves tout neufs du chien ou del’enfant ; Il est tout à sa passion ; il rêve, il sait rêver, il n’apas de cauchemar, on le voit. Il ne tient pas la bouche ouverte enrêvant, il ne trouve pas à son réveil son gosier aride et desséché ; ilrêve la tête penchée, bien couché, mollement couché ; il rêve alors desenfants qu’il a faits ; jolis enfants tout nus, tout riants, toutébouriffés, vrais bohémiens de grandes villes. Ces enfants sont à lui,Charlet ; il les a habillés en blouse et en casquette, il leur a donnéun nom et une couleur, il leur fait des mots comme M. Beugnot enfaisait à Louis XVIII. C’est Charlet qui lève ces enfants le matin,c’est lui qui les promène le matin, qui leur donne à déjeuner ; c’estlui qui les mène à l’école avec les mutuels ; enfants curieux, enfantsmalins, bons enfants. Entourez le rêve de Charlet, penchez-vous sur sonfront et rafraîchissez-le de votre souffle parfumé. Puis l’enfant s’enva ; Charlet reste seul dans la rue. Soyez tranquilles, Charlettrouvera quelque chose dans la rue, quelque jeune femme blanche portantson enfant dans ses bras, ou bien un enfant sur un cheval, ou bienquelque pauvre diable cheminant avec le sac sur le dos, ou bien quelquevieillard sur sa porte dans son fauteuil, ne pensant à rien ; Charletverra tout cela. Heureux, il verra tout un drame aux mêmes lieux oùnous ne voyons rien, nous autres qui passons ; il saisira la vievulgaire et il en fera une poésie. Charlet dormant, Charlet en croquisva animer toutes ces places, faire marcher toutes ces formes. Il a desrires et des grimaces pour ces visages ; il a des ombres pour lierentre eux tous ces personnages épars, pour donner une vérité quelconqueà son rêve. Il est là tout entier dans cette page si vague, si rêveuse,si vivante. Il a des femmes, des enfants, des chevaux, des hommes quise reposent, des hommes haletants, des figures qui grimacent. Cherchezla figure de l’empereur dans cette planche ; l’empereur y est sansdoute : où l’empereur n’est-il pas dans les ouvrages de Charlet !dites-moi où il n’est pas dans les chansons de Béranger. Charlet, commeBéranger, comme Byron, a deviné des premiers que l’empire était touteune poésie. Il a vu les camps, il a bu avec les vieux soldats, il aembrassé la jeune cantinière, il s’est découvert quand le grand hommepassait, il s’est mis à deux genoux et le front prosterné dans lapoussière quand il a appris sa mort. Aussi Charlet est un des rois dece monde impérial, vu sous son côté poétique. A lui ce monde, à Byronce monde, à Béranger ce monde, à eux trois ce monde ; ce monde sous lestentes, dans les camps, dans les corps de garde, au bivac. D’autrespeut-être le prendront plus haut, ce monde impérial, ils le reprendronten batailles rangées, dans les palais, dans les villes conquises, auSaint-Gothard, à Dresde ou à Berlin. A Charlet la comédie de l’empire,le drame de l’empire, le drame bourgeois du soldat. Aux autresl’histoire et la tragédie en cinq actes ; à Charlet le croquis, àBéranger la chanson. Aux autres le volume, le poëme, le grand tableau,la gravure de Forster ; à moi, s’il vous plaît, l’esquisse, le trait,le croquis ; à moi le rêve. Je suis le mieux partagé de tous, après Béranger, après Charlet. |