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JAEGGLY, Oscar (1876-19..) : Les joyeux(1902).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) du numéro 9 (septembre 1902) de la Revue LePenseur, 2èmeannée.
 
Les Joyeux
par
Oscar Jaeggly

~ * ~

A. M. Emile Blémont.
                           

C’était, si j’ai bonne souvenance, un dimanche de janvier, à septheures du soir.

J’arrivai en gare de Medjez-el-Bab par une pluie crépitante. La nuitétait impénétrable et le froid excessif ; malgré ce, j’enfourchai lebaudet qu’on m’avait amené et, abrité sous un gigantesque parapluie, jeme dirigeai, au petit bonheur, vers la ville distante de troiskilomètres environ.

De chaque côté de la route, les torrents chantaient leur monotonechanson au pied des eucalyptus frissonnants... Les agriculteursredoutaient, alors, la sécheresse ; en songeant à la joie que leurcausait cette cataracte, j’oubliais mon infortune...

Mon âne avançait d’un pas régulier et prudent sur la route boueuse,mais pas le moindre bruit, pas la plus tremblotante lumière nem’annonçaient Medjez.

Je commençais à maugréer, car le froid s’aiguisait incessamment et lapluie me cinglait le visage. Je regrettais de m’être hasardé ainsi, jedéplorais mon audace ridicule, quand, tout à coup, ma monture s’engageasur le pont de la Medjerdah situé à l’entrée de la ville.

Mon martyre allait prendre fin. En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées que j’offrais, aux rares personnes qui se trouvaient sur laplace de Medjez, le spectacle, gratuit autant que risible, d’unmonsieur en redingote, abrité sous un vaste riflard, monté sur un ânefamélique et tourmenté par la tourmente !

Quelques âmes apitoyées vont questionner : « Mais que diablealliez-vous faire à Medjez-el-Bab par ce temps affreux ? » Je voudrais,ô généreuses âmes, que vous crussiez à une idylle... ainsi, machevauchée dans les ténèbres, à travers ce pays désert, vous donneraitenfin la preuve irréfutable qu’il existe encore en ce monde, planant,fiers et incorruptibles, au-dessus des hypocrisies et des mensonges,des coeurs qui savent aimer !...

*
*   *

De notables indigènes de la ville que j’avais connus à Tunism’attendaient pour le dîner. Mon couvert était grandiosement dressé surune table oblongue où s’étalaient des plats immenses remplis de metsbizarres ! A voir cette surabondance de victuailles, l’idée que l’on semoquait m’obséda. Eh ! quoi, l’on me soupçonnait donc un estomacd’autruche ?... Me connaissait-on grand mangeur comme feuPouyer-Quertier ?... Et j’avais froncé le sourcil !

Je regardais la table avec une certaine épouvante : là, l’inévitablecouscous garni de volaille et de viande de mouton ; ici, des macaronisfrits à l’huile, un quartier de chevreau rôti, une salade de radissauvages et d’olives amères, et puis... un ragoût !

Oh ! ce ragoût !... ce ragoût !... Je me crus subitement transportédans la gargote la plus hostile à Brillat-Savarin ! Non, en vérité,vous n’eussiez pas voulu que je goûtasse à ce ragoût peu ragoûtant !...

Je prétextai un manque d’appétit et, pour le justifier, j’alléguai lafatigue, les émotions du voyage et autres menteries. Ah ! c’est qu’ilme fallait échapper à l’indigestion que j’appréhendais !

Toutefois, pour ne point vexer ces braves gens, je feignis de fairehonneur à ce festin effroyable ! Je mangeai comme une mauviette tout enremerciant mes hôtes de cet accueil qui me permettait d’apprécier leurart culinaire !... Je quittai bientôt cette maison hospitalière et mefis conduire à l’Hôtel de France, où j’avais hâte d’ingurgiter un verrede kirsch propre à faciliter la digestion du couscous inévité et desinévités macaronis à l’huile...

*
*   *

Je tombai au milieu de cinq ou six joyeux en goguette, attablésdevant quelques bouteilles de bière et hurlant comme des sourdscertains refrains grivois. J’entrevis une soirée charmante !...

Néanmoins, je n’étais pas très rassuré à la vue de l’un d’eux, gars àface patibulaire qui me jetait parfois des regards insolents. Jem’étais placé au fond de la salle et je m’absorbais dans la lecture desjournaux sans m’inquiéter du tapage que faisaient ces soldats. Soudain,ils se turent et leur caporal s’avança poliment vers moi...

- Je vous prie de nous excuser, me dit-il ; notre bruyante gaieté n’aévidemment rien de plaisant pour vous, mais vous pouvez comprendre quenous profitons d’une occasion qui ne se renouvellera pas de si tôt...

Et pour lui prouver que je n’étais nullement incommodé par leurschansons et leurs éclats de rire, je lui offris une consommation,cependant que les autres, observant toujours le silence, vidaient lestrois ou quatre bouteilles qui leur restaient.

Il m’apprit qu’ils étaient arrivés à Medjez-el-Bab dans la journée,venant de Téboursouk, où ils devaient être rentrés le surlendemain.Quatre-vingts kilomètres en moins de trois jours. Jolie promenade !

Je croisai, à cet instant, le regard insolent du gars à facepatibulaire.

- Que me veut donc cet homme qui, depuis mon arrivée ici, me toised’une façon plutôt révoltante, demandai-je au caporal, en désignant lesoldat.

- Oh ! ne faites pas attention, Monsieur ; vous savez, il manque un peud’éducation. Au fond, il n’est pas méchant ; je l’ai craint, moi-même,jadis, mais j’ai appris à le connaître et c’est le plus joyeux drilledu bataillon, le seul qui vraiment réussit à nous distraire.Demandez-lui une chanson, il sera très flatté et il vous amusera sansdoute !

Je commandai plusieurs bouteilles de bière qu’on plaça aussitôt sur latable des soldats.

- Où est le richard qui régale ? s’écria le joyeux redouté, en sefrottant les mains.

- Il cause avec votre caporal, répondit doucement le garçon.

- Très bien !

Et se levant, il m’interpella :

- Nous vous remercions, Monsieur. C’est une riche idée que vous avezeue là ! Figurez-vous que ces bouteilles me rappellent le tonneau desDanaïdes... on les remplit sans cesse, mais elles sont toujours vides !

Et tous de rire... Le monstre avait de la littérature !...

- Eh ! bien, lui dis-je, en récompense de ma riche idée, faites-moiconnaître une chanson de votre répertoire, qu’on m’affirme être trèsamusant.

- Avec plaisir, Monsieur. Voyez-vous, nous sommes en train d’accomplirla chose la plus extraordinaire qui soit au monde : celle de rigoler unpeu à Medjez-el-Bab !...

Puis, se tournant vers le plus jeune des soldats qui demeuraitimpassible :

- Mais c’est le Benjamin qui ne rigole pas. Regardez donc cette tête !Quoi ! il pleure ? Le diable m’emporte, il pleure, cet imbécile !

Et, moqueur, il me montrait du doigt le petit soldat sur le visage dequi se peignait une extrême tristesse. Pris aussitôt de pitié, jequestionnai le caporal sur la cause du chagrin de ce jeune homme.

- Il a fait une sottise, me répondit-il, sans pouvoir donner aucunmotif plausible, sinon celui de ne point se plaire au bataillon, ils’est enfui de Téboursouk et a erré pendant deux jours à travers descontrées qu’il ne connaît pas pour venir s’échouer à Medjez-el-Bab oùMonsieur l’Inspecteur de police l’a très gentiment recueilli ce matin!... Et je suis chargé de ramener au bercail ce mouton égaré. Voilàl’histoire !

- Comment ! fis-je ahuri, c’est un déserteur ?

- Ni plus, ni moins ! Désertion en temps de paix... Le conseil deguerre nous corrige assez bien de ce défaut !... Bah ! à quoi bonlarmoyer, il s’en tirera avec quelques années de travaux publics...

- Qu’on me fusille tout de suite, s’écria le petit joyeux en proie àun subit accès de désespoir.

Il s’était levé et pleurait à chaudes larmes.

- Allons, allons, ne vous découragez- pas... Le caporal s’amuse à vouseffrayer... Votre âge est une excuse et la peine qui doit résulter devotre coup de tête ne sera pas celle qu’il vous fait redouter. Je suiscertain qu’on ne vous traduira pas devant le conseil de guerre, quoiquevotre faute soit passablement grave.

- Monsieur, supplia-t-il, ne pourriez-vous rien pour moi, car je laregrette, cette faute, oui je la regrette, je vous le jure !

Les soldats écoutaient, silencieux, attristés par les accents sincèresde leur jeune camarade ; seul, le joyeux au regard insolentconservait une expression gouailleuse et méprisante.

- Je me ferais un devoir d’être utile à ce malheureux si vousm’indiquiez les démarches qu’il me serait possible de tenter, dis-je aucaporal qui, depuis un moment, semblait réfléchir.

- J’ai prévu votre intention et je cherche précisément...

- Ne cherchez plus, caporal, s’écria le gars antipathique. Je vousconseille, Monsieur, d’adresser sans retard une bonne lettre à notrecapitaine. Vous expliquerez que vous vous intéressez au sort de cepleurnicheur et vous prierez que l’on atténue, dans la plus largemesure, la punition à laquelle il s’est bêtement exposé.

- Je n’ai pas de meilleur conseil à vous donner, déclara le caporal.

- C’est bien, je vais le suivre.

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*   *

Ah ! cette lettre, je l’ai écrite, guidé par la pitié et l’émotion dontest susceptible mon coeur. Et ma plume courait sur le papier, tandisqu’un calme immense régnait dans cette salle enfumée...

J’implorais, en un lyrisme qui dut paraître étrange, toute lagénérosité et toute la miséricorde que permettent au juge les rigueursde la loi militaire.

Ah ! cette lettre, peut-être allait-on l’accueillir comme unchef-d’oeuvre de sensiblerie... Non, elle reflétait trop mon âmeattristée pour mériter le sourire narquois de l’indifférence... Fort decet espoir, je la signai et l’expédiai sans hésiter à son destinataire.

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*   *

Deux ou trois mois plus tard, je retournai à Medjez-el-Bab et le hasardm’y fit rencontrer le joyeux au regard insolent. Il m’accosta en metendant la main :

- Vrai, je suis heureux de vous revoir, Monsieur, car je dois vousassurer que le Benjamin du bataillon de discipline vous garderatoujours une reconnaissance profonde. Vous avez fait un miracle, niplus, ni moins. Grâce à votre lettre, le « gosse » n’a pas encouru untrès dur châtiment ; on s’est borné à le mettre à l’ombre pendantquelques jours...

J’ai quitté la Tunisie sans avoir eu l’honneur et la joie de connaîtrele capitaine à qui je m’étais permis d’écrire. Mais, avant dem’embarquer pour la France, j’ai eu la satisfaction de pouvoiradresser, par l’entremise d’une revue littéraire du pays, les «remerciements d’un poète à un soldat ».


OSCAR JAEGGLY.