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KARR, Alphonse (1808-1890) : Les Willis (1856).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.I.2004)
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des Contes et nouvelles, publiés à Paris par la Librairie de L. Hachette et Cie, 14 rue Pierre Sarrazin en 1856 dans la Bibliothèque des chemins de fer
 
Les Willis
par
Alphonse Karr

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A la fin d'une journée d'automne, devant la maisondu garde général Wilhem Gulf, des filles et des garçons valsaientjoyeusement ; des jeunes gens jouaient, l'un du violon, l'autre du cor.La forêt devenait encore plus silencieuse ; un vent léger, qui faisaitde temps en temps frissonner le feuillage, avait cessé d'agiter lesarbres ; le soleil ne laissait plus à l'horizon qu'un reflet depourpre, qui éclairait encore obliquement la clairière dans laquelle ondansait, et colorait d'une vive teinte rose les visages des danseurs.

Après une valse finie, Anna Gulf prit la parole :« Il n'est pas juste, dit-elle, que le pauvre Henry passe toute lasoirée à souffler dans son cor, sans valser au moins une fois. Conradva jouer seul quelque temps, et Henry pourra prendre part à la danse.

- Et pour le récompenser de la fatigue qu'il aprise à nous faire valser, ajouta la jolie Geneviève, nous déclaronsqu'au mépris de tous les engagements pris d'avance, il a le droit dechoisir celle de nous qui lui paraîtra la plus belle, et de valser avecelle deux fois de suite. »

Anna Gulf devint toute tremblante ; elle devaitépouser Henry ; c'était un projet dès longtemps formé entre les deuxfamilles ; mais Henry, jusque-là, n'avait presque jamais parudistinguer la fille du garde général.

Anna Gulf aimait Henry. Qui ne l'eût aimé ? C'étaitle plus beau et le meilleur garçon du pays ; pas un chasseur n'étaitplus adroit ni plus audacieux, et le prince avait promis de l'élever augrade de garde général, que son beau-père lui devait résigner lors deson mariage.

De son côté, Anna était une bonne et jolie fille,qui depuis la mort de sa mère était à la tête de la maison du gardegénéral, resté veuf avec deux enfants, Anna et Conrad. Pas une seulemaison ne paraissait si propre et si bien tenue ; pas une, avec unrevenu borné, n'offrait un tel aspect d'aisance et de bonheur. Annaétait l'idole de son père et de son frère ; ils l'appelaient leur bonange, et elle avait en effet quelque chose des anges : son corps élancéet flexible, sa jolie tête un peu pâle, ses longs cheveux noirsappliqués en bandeaux sur son front, et ses yeux d'un bleu sombrepleins de tendresse et de mélancolie, semblaient, par un instinctsecret, faire pressentir qu'Anna Gulf, ange du ciel, n'avait été queprêtée à la terre, et qu'après avoir, comme une bienfaisante rosée,donné à tout ce qui l'entourait de la vie et du bonheur, elledéploierait ses ailes et retournerait dans sa céleste patrie ; laissantau coeur de ceux qui l'avaient aimée cette amertume qui semble être unecondition nécessaire de tout bonheur humain.

Henry, sans hésiter, vint prendre la main d'Anna,dont le coeur battait à peine tant elle était oppressée de crainte etde plaisir, Conrad fit résonner l'archet, joua une valse composée parHenry, et les valseurs partirent.

Mais la lune commençait à monter derrière lesarbres, et sa lueur blanche paraissait au-dessus de leurs cimes. Il yavait à cette heure tant de calme, tant de solennité dans lerecueillement de la nature, que l'on cessa de valser, et que,rapprochés devant la porte de la maison, où le vieux Gulf fumaittranquillement en regardant les jeunes gens, tous les danseurs selaissèrent aller à une conversation plus grave et plus intime. Tout àcoup, Henry et Anna, qui étaient restés en arrière s'approchèrent duvieillard, et Henry lui dit : « Mon père, nous nous aimons, donne-nousta bénédiction. » Tous deux s'agenouillèrent. Wilhem Gulf lesbénit et demanda pour eux au ciel de plus puissantes bénédictions.Conrad vint serrer la main de Henry ; Henry donna à Anna Gulf unbouquet de bruyères qu'il avait à la main ; Anna entra brusquement dansla maison et se réfugia dans sa chambre, où elle put donner un librecours aux larmes de bonheur qui l'étouffaient. De ce jour ils furentpromis, et l'on s'occupa des préparatifs du mariage.

Mais un jour Henry arriva sombre et triste chez legarde général et lui montra une lettre qu'il avait toute froissée ; unoncle mourant à Mayence le priait de venir lui fermer les yeux.

Anna lui dit : « Ne m'oubliez pas et revenez bienvite. » Elle ne dit pas un mot de plus, car elle l'eût prié de nepas partir ; cette nouvelle lui avait serré le coeur ; les plusfunestes pensées se présentaient en foule à son imagination ; lebonheur est une chose si fragile, il y en a si peu de réservé àl'homme, que ce qu'il en peut avoir lui semble toujours pris sur lapart des autres, qu'il se cache comme un voleur pour en jouir, et n'oseêtre heureux que tout bas.

Le père Gulf reçut la nouvelle sans s'émouvoir ; ildit à Henry : « Bon voyage, mon fils, et reviens auprès de moi aussitôtque tu te seras convenablement acquitté des devoirs que t'impose lanature. Quand pars-tu ?

- Je partirai cette nuit, dit Henry, pour joindre la voiture qui passe sur la route à huit lieues d'ici demain matin.

- Prends ta carabine, » ajouta le vieillard.

Vers minuit, en effet, Henry se mit en route, lesac sur le dos et le fusil sous le bras ; il fit un détour, car, ayantde quitter le pays, il voulait voir encore une fois la maison d'Anna etla lueur de la veilleuse qui brûlait dans sa chambre.

Comme il approchait, il cueillit quelques brins debruyères blanches et en tressa une couronne pour l'appendre à lafenêtre de sa bien-aimée. Il écarta doucement les branches descoudriers qui entouraient la maison, et plaça sa couronne ; laveilleuse, à travers les rideaux, éclairait la petite chambre d'unelueur mystérieuse ; Henry rompit la branche de coudrier qui touchait deplus près la fenêtre, et l'emporta.

Puis il partit lentement, se retourna quelquefois,s'arrêta longtemps à l'endroit où le détour du sentier allait luicacher la maison éclairée par la lune, et disparut.

Le lendemain matin, dès que le soleil glissa sespremiers rayons roses dans la petite chambre, Anna ouvrit sa fenêtre ;ses cheveux étaient en désordre et sa robe froissée ; elle avait pleurétout le soir, et s'était endormie de lassitude sans se déshabiller ;elle trouva la couronne blanche, la porta à ses lèvres et la serra surson coeur.

A chaque relais, Henry envoyait une lettre ; maisquel que fût son chagrin, c'est pour celui qui reste que l'absence a leplus d'amertume ; et en peu de temps la pauvre Anna perdit la teinterose de son visage ; il arriva un moment où les lettres devinrent plusrares, puis on n'en reçut plus du tout. Anna ne se plaignait pas, maisses joues et ses yeux se creusaient, et elle pleurait en silence danssa chambre ; elle devenait sombre et farouche, et fuyait même lasociété de son père et de son frère Conrad.

Enfin elle devint tout à fait malade ; Conrad avaitécrit quatre fois à Henry sans en recevoir de réponse. Un matin ilpartit pour Mayence ; deux mois après, il revint sur un chariot,blessé, pâle ; au bout de quelques jours il mourut, tué par Henry.

Voici ce qui était survenu.

En arrivant à Mayence, l'oncle s'était trouvé moinsmalade que Henry ne s'y attendait ; sa ressemblance avec son père avaitcomblé de joie ce parent, qui attribua sa prochaine convalescence àl'arrivée de son neveu. Cet oncle était fort riche, et, de ses nombreuxenfants, n'avait plus qu'une fille très-belle qu'il imagina de faireépouser à Henry. Celui-ci n'osa refuser tout d'abord, prit du tempspour demander le consentement de sa mère, et lui écrivit de le refuser; mais, dans le temps que la réponse mit à venir, il s'était habitué àsa cousine et à la fortune, et il ne fut pas médiocrement enchanté, aulieu de la lettre qu'il avait demandée à sa mère, d'en recevoir une oùelle lui peignait tous les avantages de l'union qu'il était à même decontracter.

Il en vint, au milieu des plaisirs d'une grandeville, à oublier Anna, et à regarder les engagements sacrés qu'il avaitpris avec elle comme un jeu d'enfants auquel devait renoncer l'hommeraisonnable.

Conrad était arrivé le jour du mariage de Henryavec sa cousine ; il avait fait de vifs reproches à son ancien ami, et,exaspéré de ne pouvoir le fléchir par la peinture de la tristesse etdes souffrances de sa soeur, il l'avait insulté et provoqué enpublic ; ils s'étaient battus, et Henry lui avait donné un coupd'épée.

Anna ne pleura pas, mais ses larmes retombèrent surson coeur et le brûlèrent. De ce moment, elle se consacra entièrement àsoigner le père Gulf, bien abattu de la mort de son fils, et à prier.La prière est le refuge du malheureux ; c'est un dernier appui quandtous les appuis sont brisés ; c'est un lien sacré entre l'homme et ladivinité.

Henry se trouva maître d'une grande fortune etépoux de la plus jolie femme de la ville de Mayence ; tout étaitnouveau pour lui dans la vie de luxe et de plaisir qui se menait à laville. Un an après son mariage, cependant, son beau-père mourut, et safemme, nouvellement mère, désira se retirer quelque temps à lacampagne. Henry acheta un château à quelques lieues du séjour du pèreGulf, et y passa toute la belle saison ; pendant ce temps, Anna achevade s'éteindre et mourut sans douleurs apparentes ; on l'enterra avec lacouronne blanche que Henry avait attachée à sa fenêtre la nuit de sondépart.

Comme un soir Henry revenait d'une longue partie dechasse, il s'égara dans la forêt et n'imagina pas de meilleur moyen deretrouver sa route que de gagner la maison de sa mère ; de là il luidevenait facile de s'orienter : la première moitié de sa vie s'étaitécoulée dans cette partie de la forêt, et pas un sentier, quelque petitqu'il pût être, ne lui en était inconnu. Il fallut passer devant lamaison où le père Gulf restait seul avec une vieille servante. C'étaitencore une belle soirée d'automne, la lueur du soleil couchantéclairait encore obliquement la clairière. Henry soupira et doubla lepas ; il eût marché bien vite, s'il eût pu entendre dans la maison lepauvre vieillard qui veillait la nuit, priait pour son fils et pour safille, et disait :

« Henry, Henry, toi qui as tué mes deux enfants, sois maudit, sois maudit ! »

La forêt était plus silencieuse et plus mystérieuseque jamais ; dans le sentier que suivait Henry, elle devenait à chaqueinstant plus touffue et plus sombre ; la lune avait peine à glisser detemps en temps un pâle et furtif rayon à travers les branches ; en vainHenry voulait chasser les impressions pénibles qui se réveillaient dansson esprit, en vain il se rappelait sa femme, son enfant, tous lesplaisirs qui l'entouraient : le souvenir d'Anna et des jours siheureux, si purs, de son amour, jetait un crêpe funèbre sur toutes sesautres pensées.

Par moments un vent léger apportait de loin leparfum des chèvrefeuilles fleuris dans la forêt ; en marchant toujours,il lui sembla que ce vent apportait aussi par bouffées quelques mesuresvagues et singulières d'un chant qui ne lui était pas inconnu.

Il s'avança, et s'arrêta tout à coup en frissonnant.

Il fallait quelque danger extraordinaire pour faireainsi trembler Henry, le plus brave des chasseurs de cette forêt ; etcependant il n'arma pas son fusil, car ce qui l'effrayait n'avait riend'humain : c'étaient quelques mesures bien distinctes de la valse qu'ilavait autrefois composée et que jouait Conrad, le jour où le vieux Gulfavait béni Henry et sa fille ; il fit le signe de la croix et avança.

Puis il ne perdit plus rien des chants : c'étaientdes voix de femmes, des voix pures, suaves, fugitives ; il s'arrêta etretint son haleine pour écouter. C'était toujours la valse qu'onchantait, et on entendait aussi un frôlement de pieds sur la mesure,mais si faible, si léger, qu'aucun pied humain n'en aurait pu produireun semblable. Ses cheveux se dressaient, sur sa tête, ses jambesfléchissaient sous lui ; cependant, il avança et écouta encore ;on chantait des paroles : c'étaient des paroles qu'il se rappelaitavoir faites lui-même sur cet air, dans la nuit où il s'était éloignéd'Anna ; il ne les avait jamais dites à personne, et cependant on leschantait :

Quelques instants, et la forêt déserte
Va pour moi seul être un palais riche et pompeux ;
Le chêne épais forme une tente verte ;
Et sous ce toit frais, parfumé, nous serons deux.

Signe orgueilleux de grandeur souveraine,
Rouge turban plissé sur la tête des rois,
Non, tu n'as pas l'éclat de ces tresses d'ébène
Qui couronnent son front et que nattent mes doigts.

J'ai vu souvent, à des fêtes moins belles,
Briller dans les cheveux d'une femme à l'oeil noir
Des diamants aux vives étincelles,
Comme l'étoile bleue au ciel sombre le soir.

Et j'aime mieux l'églantine séchée
Dont ses cheveux tout un grand jour furent liés,
Et j'aime mieux la mousse encor penchée
Qui garde empreints, sur son velours, ses petits pieds.

Ces paroles, composées dans la forêt par Henrypendant sa route, n'avaient jamais été écrites ; lui-même les avaitpresque oubliées, et il les entendait sans que la chanteuse se trompâtd'un seul mot ; il fit encore quelques pas, et, au détour du sentier,il trouva une clairière tout entourée de hauts châtaigniers etmystérieusement éclairée par la lune.

Il se tapit dans un buisson, et put contempler unétrange spectacle. Des jeunes filles, vêtues de robes blanches etcouronnées de fleurs, valsaient en chantant sur la mousse ; mais leursrobes blanches étaient plus blanches qu'aucune étoffe qu'on eût jamaisvue, leurs couronnes de fleurs semblaient lumineuses ; leurs pasétaient si légers qu'on ne savait s'ils touchaient réellement la terre; leurs voix suaves et mystérieuses ne paraissaient nullement gênéespar le mouvement de la valse ; leurs visages surtout étaient d'uneeffrayante pâleur. Henry alors se rappela la tradition de la ronde desWillis, jeunes filles abandonnées par leurs promis et mortes sansépoux, qui, la nuit, dans les bois, dansent entre elles au clair de lalune ; la valse s'arrêta un moment, et Henry entendait le bruit desbattements de son coeur. Quelques instants se passèrent à rajuster lescouronnes de fleurs ; puis on reprit les chants, et c'était encore lavalse de Henry que l'on chantait.

Les blanches filles s'enlacèrent deux à deux pourla valse une resta seule et jeta autour d'elle un long regard pourchercher une compagne ; sa taille était souple et élancée ; ses cheveuxnoirs étaient appliqués en bandeau sur son front ; ses yeux d'un bleusombre avaient un regard tendre et mélancolique ; elle était couronnéede bruyères blanches :

C'était Anna !

Henry crut qu'il allait mourir.

Anna s'avança vers le buisson qui cachait Henry, etle prit par la main ; la main d'Anna était froide comme un marbre.Henry n'avait pas la force de la suivre ; mais une puissancesurnaturelle le portait.

On chanta ; la valse recommença, et Henry, toujours entraîné malgré lui, valsa avec sa fiancée.

Puis un autre fantôme vint prendre Henry, et valsaavec lui à son tour ; à celui-ci succéda un troisième, puis unquatrième. Henry était exténué ; une sueur froide coulait sur sonfront, et il était aussi pâle que les morts.

Une cinquième morte le vint prendre, puis unesixième, et, l'on pressait toujours le mouvement de la valse. Henry,épuisé, demi-mort de fatigue autant que d'effroi, voulait se laissertomber sur l'herbe et ne le pouvait : une force invinciblel'entraînait, et il valsait toujours.

L'air ne pouvait plus entrer dans sa poitrine ni ensortir : il étouffait, il voulait crier et il n'avait pas de voix; alors Anna le reprit à son tour, et l'on pressa encore le mouvementde la valse ; mais Henry sentit que la robe blanche n'était plusremplie que des os d'un squelette ; la main d'Anna, placée sur sonépaule, entrait dans sa chair ; il la regarda : elle n'avait plus sescheveux noirs en bandeau ; il ne vit plus qu'une hideuse tête de morttoujours couronnée de bruyères blanches.

Il se débattait et le fantôme l'étreignait dans sesbras et l'entraînait dans un mouvement de valse d'une rapidité dontrien ne peut donner l'idée.........................................................................................

Le lendemain, on retrouva dans la forêt le cadavre de Henry.