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KARR, Alphonse (1808-1890) : Berthe et Rodolphe(1856).
Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (27.V.2004)
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.)des Contes et nouvelles, publiés à Paris par laLibrairie de L. Hachette et Cie, 14 rue Pierre Sarrazin en 1856dans la Bibliothèque des chemins de fer
 
Berthe et Rodolphe
par
Alphonse Karr

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  Un soir, le jeunemusicien Rodolphe Arnheim et Berthe, la plusjolie des filles de Mayence, se trouvaient seuls. Rodolphe et Bertheétaient promis, et cependant ils allaient êtreséparés le lendemain. Rodolphe partait pour une provinceéloignée. Pendant deux ans, il devait y prendre desleçons d'un maître habile ; puis à son retour lepère de Berthe lui résignerait ses fonctions demaître de chapelle et lui donnerait sa fille.
   
« Berthe, dit Rodolphe, jouons encore une fois ensemble cet airque tu aimes tant. Quand nous serons séparés, à lafin du jour, heure des pensées graves, nous jouerons chacunnotre partie, et cela nous rapprochera. »
 
Berthe prit sa harpe, Rodolphe l’accompagna avec sa flûte, et ilsjouèrent plusieurs fois l'air favori de Berthe. A la fin, ils seprirent à pleurer, et s'embrassèrent : Rodolphe partit.
 
Tous deux furent fidèles à leur promesse. Chaque soir,à l'heure où ils s'étaient vus pour ladernière fois, Berthe se mettait à sa harpe, Rodolpheprenait sa flûte, et ils jouaient chacun leur partie. Cette heuredu soir est solennelle et mystérieuse, elle disposeinvinciblement à la rêverie ; dans les vapeurs qui montentrougeâtres à l'horizon, il semble que l'on voitapparaître vivants et animés tous ses souvenirs, toutesses journées, les unes riantes et couronnées de roses,les autres pâles et voilées d'un crêpe.
  
A cette heure, le dernier frémissement du vent dans les feuillessemble moduler les airs auxquels nous rattachons de doux ou de tristessouvenirs: la musique est la voix de l'âme.
 
Rodolphe, par moments, s'arrêtait ; il lui semblait entendre semêler aux sons de sa flûte les vibrations de la harpe deBerthe. Deux ans se passèrent ainsi.
 
Un soir, Berthe se trouvait avec son père sous la tonnelle deleur petit jardin. Cette tonnelle était formée par cinqacacias, qui mêlaient dans le haut leur feuillage et leursgrappes blanches et parfumées ; entre les acacias, des lilasd'un vert sombre fermaient les espaces vides de leur épaissefeuillée; trois ou quatre chèvrefeuilles grimpaientautour des acacias, et laissaient pendre de longues guirlandes fleuries.
 
A travers l'étroite entrée laissée à latonnelle, on voyait à l'horizon une bande de pourpre produitepar les reflets du soleil couchant. C'était l'heureconsacrée aux souvenirs : Berthe joua sur la harpe son airfavori ; mais tout à coup elle s'arrêta pourécouter.
 
Tout était silence ; le vent même à cette heurecesse d'agiter le feuillage. Berthe recommença l'air, et elleentendit encore la flûte de Rodolphe l'accompagner.
 
C'était Rodolphe qui revenait.
 
Deux ans après, Rodolphe et Berthe possédaient unecharmante petite fille, fruit chéri d'une union que lepère de Berthe avait bénie avant de mourir. Rodolpheétait maître de chapelle, et le revenu de sa place donnaitaux deux jeunes gens une aisance suffisante.
 
Rodolphe venait d'acheter une jolie petite maison. Derrière setrouvait un épais couvert de tilleuls ; devant, une vertepelouse sur laquelle se roulait l'enfant. Les murailles blanchesétaient tapissées par de grands rosiers du Bengale ; etpuis tout cela fermait si bien! il n'y avait pas la moindre fente auxportes par laquelle pût pénétrer un regard dudehors : les gens heureux sont d'un accès difficile.
 
Alors mourut l'enfant, et Berthe mourut de chagrin quelques moisaprès.

Quand elle sentit sa fin approcher, elle dit à Rodolphe :

« En vain je veux me rattacher à la vie par mesprières ; il faut que j'aille rejoindre notre enfant ; que jet'abandonne et que j'aille t'attendre dans une vie meilleure. Si lapuissance reste aux morts de reparaître sur la terre, tu mereverras ; mon ombre errera autour de toi : car mon ciel, c'est le lieuoù est Rodolphe. Quand le jour sera venu où nous pourronsnous réunir, je viendrai te chercher, et nos deux âmesconfondues s'élèveront pour ne plus redescendre sur uneterre où elles n'auront plus aucun lien. Chaque année, aujour de ma naissance, heureux ou malheureux, aimé ouabandonné, triste ou gai, à l'heure où le soleilse couche, à l'heure où les prières montent auciel avec les sons de la cloche du soir et le parfum qu'exhalent lesfleurs avant de fermer leur calice, tu joueras cet air qui a silongtemps pour nous charmé les douleurs de l'absence, seuleconsolation qui te restera dans une bien longue absence. Cette musiquesera plus harmonieuse à mon âme que les concerts desséraphins. »
 
Puis elle l'embrassa et mourut.
 
Rodolphe devint fou. On le fit voyager quelque temps. A son retour, satête était plus calme ; mais une sombre mélancolies'empara de lui et ne le quitta plus. Il se renferma dans sa maison,sans y vouloir recevoir personne, sans vouloir sortir et aller nullepart. II laissa la chambre de Berthe telle qu'elle se trouvait aumoment de sa mort, le lit encore défait, la harpe dans un coin.
 
Quand arriva le jour de la naissance de Berthe, il se para, ce qui nelui était pas encore arrivé. Il remplit la chambre defleurs; et lorsque vint le soir, il s'enferma et joua sur laflûte l'air qu'ils avaient si souvent joué ensemble.
  
Le lendemain, on le trouva étendu roide sur le plancher. Quandil reprit ses sens, il était devenu fou ; il fallut encore lefaire voyager. Au bout d'une année, il revint dans sa maison ;son cerveau paraissait rétabli, seulement il était tristeet silencieux.
 
Arriva encore le jour de la naissance de Berthe ; il remplit la chambrede fleurs fraîches, et vers le soir, il s'enferma, parécomme au jour de ses noces ; puis il joua sur sa flûte toujoursle même air.

Le lendemain, on le trouva encore étendu par terre.

Mais quand on voulut l'emmener, il dit froidement que, si on ne lelaissait pas dans la maison où était morte sa femme, ilse tuerait. On crut devoir lui céder, d'autant que sa raison neparaissait pas ébranlée de ce nouvel accident.

Voici ce qui lui était arrivé.

Au premier anniversaire, dès qu'il avait joué, les cordesde la harpe avaient vibré, et d'elles-mêmesaccompagné la flûte. Quand il s'arrêtait, les sonsde la harpe s'arrêtaient de leur côté.
 
Au second anniversaire, pensant qu'il avait été victimed'une illusion, il recommença, et la harpe joua sa partie ; ilcessa, et les sons de la harpe cessèrent ; il porta la main surles cordes, et sa main sentit les dernières vibrations de cescordes.
 
Aux deux fois, il était tombé frappé de terreur,et avait passé la nuit dans un profond évanouissement.
 
Mais il finissait par s'habituer à cette violenteémotion, et à n'y trouver qu'une sorte de plaisirpoignant.
 
Toutes ses soirées et la plus grande partie de ses nuits sepassaient ainsi. Ses joues se creusaient ; ses yeux seuls paraissaientvivants au fond de leur orbite, et brillaient d'un éclatsurnaturel : il n'avait plus de vie que précisément dequoi sentir et souffrir.
 
Un ami, que le hasard ou une fatuité de constance lui avaitconservé dans son malheur, s'alarma, et voulut savoir ce queRodolphe faisait dans cette chambre. Il dit qu'il jouait de laflûte, et que l'ombre de Berthe jouait de la harpe ; que la mortétait bien réellement le commencement d'une autre vie;qu'à mesure qu'il se sentait mourir, il se sentait vivre plusintimement avec sa femme qu'il avait tant aimée ; que, pendantcette mystérieuse harmonie qu'il entendait tous les soirs, illui semblait voir Berthe à sa harpe; qu'il se trouvait heureux,qu'il ne désirait rien de plus, et ne demandait rien de plus auciel ni aux hommes.

C'était le troisième anniversaire de la naissance deBerthe. Rodolphe remplit encore la chambre de fleurs ; lui-mêmeétait paré d'un bouquet. Il avait jonché le lit dela morte de roses effeuillées.
   
Puis, au soleil couchant, il prit sa flûte et joua l'air deBerthe.

L'ami s'était caché derrière une draperie ; ilfrissonna en entendant les sons de la harpe se mêler àceux de la flûte. Rodolphe se mit à genoux et pria.
   
La harpe alors continua seule ; on voyait les cordes vibrer sansqu'aucune main les touchât. Elle joua une musique céleste,que personne n'avait jamais entendue et que personne n'entendra jamais.Puis elle reprit l'air de Berthe ; et quand il fut fini, tout àcoup toutes les cordes de la harpe se brisèrent, et Rodolphetomba sur le parquet.
   
L'ami resta quelque temps aussi immobile que son ami ; puis, quand ilalla pour le relever, Rodolphe était mort.