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VIERNE, H. : La Muette, (1862). Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (04.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 35071)du Conseiller des dames et desdemoiselles, journal d’économie domestique et de travauxà l’aiguilleTome XVI, 1862-1863. LaMuette par H. Vierne ~*~ I. Dans les premiers jours du moisde mai de l’année 1820,une riche famille anglaise, qui voyageait en France, descendit àMarvéjols, dans l'unique hôtel que possédâtet que possède encore cette petite ville du départementde la Lozère, l'un des plus pauvres comme aussi l'un des pluspittoresques de nos quatre-vingt-neuf départements. Cettefamille, qui portait l'un des noms les plus aristocratiques de laGrande-Bretagne, se composait de quatre membres. Son chef, lord Delvil,pair d'Angleterre, ancien gouverneur des possessions britanniques enOcéanie, était un homme d'environ soixante ans, dontl'extérieur et les manières trahissaient àpremière vue le grand seigneur, mais qui tempérait parune physionomie empreinte de franchise et de bienveillance cettedistinction un peu hautaine du gentilhomme anglais. Milady Delvil, safemme, moins âgée que lui de quinze ans, conservait encorede remarquables restes d'une beauté peu commune et rachetait parune touchante expression de bonté ce que le temps avaitdéjà flétri en elle. La troisième et la plus intéressante de cesquatre personnes était un jeune garçon de quatorze ouquinze ans, mais à qui, à voir son extérieurfaible et chétif, on en eût à peine donnédix. Pareil à une fleur étiolée, cet enfantinclinait languissamment sa tête pâle, encadréed'une soyeuse chevelure blonde, mais dont toute la vie semblaitêtre concentrée dans les yeux, dont l'azur limpidebrillait d'un éclat extraordinaire. La pâleur maladive dece pauvre être ressortait encore sous son riche costume develours noir : on eût dit une de ces figureséthérées de vierge dues au pinceau des artistesallemands du moyen âge. George Delvil, car il s'appelait ainsi, étaitl'unique enfant et l'héritier présomptif de lord et delady Delvil. Les plus célèbres médecins de Londresl'avaient presque condamné le jour de sa naissance : on nel'avait conservé jusqu'à présent qu'à forcede soins et de précautions et par des prodiges de vigilance :aussi la tendresse de ses parents pour lui, naturelle à tant detitres, était-elle encore redoublée par lafragilité de son existence et par la crainte incessante d'envoir le faible fil se briser au moindre choc. C'était sur lesconseils de la Faculté et pour tenter la dernière chancede sauver une tête si chère que lord Delvil avaitentrepris ce long voyage sous des climats plus sains que celuid'Angleterre : après avoir visité toute la France, lafamille devait parcourir successivement l'Espagne et l'Italie, et yfaire un long séjour. Le dernier personnage était une femme grande etsèche, dont la figure blême, sans autre expression quecelle d'une morgue des plus désagréables, formait, avecle doux visage de lady Delvil, un contraste tout à fait àl'avantage de cette dernière. Pour abréger, disons desuite que c'était une vieille fille et qu'elle enréunissait tous les désagréments physiques etmoraux ; comme à toutes les femmes qui se trouvent dans cetteposition délaissée, il eût étédifficile de lui assigner un âge précis. Cependant, ellepouvait varier entre trente-cinq et quarante printemps. On l'appelaitmiss Crawford ; elle était issue d'une branchecollatérale de la maison Delvil, mais qui avaitété ruinée au dernier siècle, par suite despéculations malheureuses. Lord Delvil avait recueilli chez luicette parente, dont la fierté indigente n'avait jamais euà souffrir de ses procédés délicats. Il estcependant pénible pour la nature humaine d'avouer que missCrawford éprouvait plus de jalousie que de reconnaissance pourles parents à qui elle devait d'occuper dans le monde uneposition en harmonie avec sa naissance. Elle n'avait au monde qu'uneaffection, et l'objet en était assez indigne ; c'était unfrère plus jeune qu'elle, et officier au service de la Compagniedes Indes. Robert Crawford jouissait d'une triste réputation. Ilétait joueur, débauché, peu scrupuleux dans lesmoyens de se procurer de l'argent, et sans l'interventiongénéreuse de lord Delvil, qui plusieurs fois avaitpayé ses dettes, il eût été destituédepuis longtemps. Mais sa soeur le voyait à travers le prismetrompeur de l'amitié fraternelle, et, sans bien se l'avouerpeut-être, elle hâtait de ses voeux secrets la mortprobable de George, qui devait un jour faire revenir toute la fortunede lord Delvil à son cousin le plus proche, à son cherRobert. La famille s'était arrêtée àMarvéjols pour y donner à George, déjàfatigué par le commencement du voyage, le temps de se reposer.Il y resta plusieurs jours au lit avec la fièvre, mais les soinsde sa mère eurent bientôt triomphé de cetteindisposition, et l'on profita d'une belle matinée de printempspour promener le petit malade dans les sentiers pittoresques desCévennes, tout parfumés par les brises matinales, etdiaprés des mille fleurs du mois de mai. Soutenu par sa mère, George marchait lentement ; les rayonsvivifiants du soleil avaient coloré ses joues ordinairement sipâles, et un sourire de bonheur se dessinait sur seslèvres au spectacle enchanteur de cette belle natureméridionale. Lord et lady Delvil, rassurés par cessymptômes heureux s'abandonnaient aux plus douces émotionset sentaient pénétrer dans leur coeur uneespérance qu'ils n'avaient pas encore osé concevoirjusque-là. A un détour du chemin, ilss'arrêtèrent devant un tableau inattendu et charmant. Une vieille femme filait, assise sur le gazon, au piedd'un grand hêtre. Derrière elle, une ravissante petitefille de quatre ans au plus, blonde comme les blés, rose commeune pomme d'apis, tendait ses petites mains potelées,tantôt vers la quenouille, tantôt vers le fuseau ; elleparvenait quelquefois à saisir l'un ou l'autre, et alors le filde la vieille se cassait ; celle-ci grondait, mais doucement, commegrondent les grand'mères ; l'espiègle lui jetait ses brasautour du cou, et la gronderie expirait sous ses frais baisers. Lady Delvil considérait cette scènenaïve avec une sorte d'attendrissement, et en comparant lasanté magnifique de cette petite fille avec l'apparencechétive de son propre enfant elle éprouvait presque unsentiment de jalousie maternelle. - Est-ce à vous, ma bonne, cette charmantefillette ? demanda-t-elle à la vieille. - Oui ma bonne dame, répondit cettedernière. C'est l'enfant de ma pauvre fille qui est morte il yaura un an à la Saint-Jean. Son père est mort aussi. - Elle est orpheline ! dit la mère de Georges en laconsidérant avec un intérêt plus attendri. -Oui, mais je lui reste, reprit la vieille, et tant quemes doigts pourront tourner une quenouille, la petite n'ira pasà la charité. - Vous n'ayez que votre fuseau pour vivre. Cette enfantdoit être pour vous une lourde charge. - Assurément : mais c'est une charge que je nedonnerais pas pour son pesant d'or. - Elle est bien sage, et ne babille guères pour unenfant de son âge, fit observer lord Delvil. -Hélas, monsieur, répondit la vieille,devenue triste tout d'un coup, ce n'est pas l'envie qui lui en manque.Voyez plutôt ses yeux et ses gestes ; mais elle est muette denaissance. Muette ! répétèrent douloureusement lepère et la mère de Georges. - Ecoutez, ma bonne, dit le lord à la vieille,après s'être concerté du regard avec sa femme,demain sans doute nous serons bien loin d'ici, mais avant de continuernotre voyage, milady et moi nous voulons faire quelque chose pour vouset votre enfant. Venez ce soir à Marvéjols, allezà l'hôtel du Cheval blanc et demandez lord Delvil. Nousvous attendrons. La vieille, tout émue, promit d'être exacte aurendez-vous, et put à peine balbutier quelques mots deremerciements. Miss Crawford n'exprima ni approbation ni improbation. Elleobserva seulement que les mendiants pullulaient dans ce pays. Le soir, la vieille se présenta exactement. Elleavait amené avec elle sa petite fille. - Comment s'appelle-t-elle ? lui demanda lord Delvil. - Elle s'appelle Jeanne, pour vous servir, dit la vieille enfaisant une révérence. - Eh bien, voilà pour Jeanne, dit le père de Georgeen glissant dans les poches du tablier de la vieille deux rouleaux d'or. La pauvre femme tout ébahie ne pouvait en croire ses yeux. Si jamais l'enfant venait à avoir besoin de moi,ajouta le lord, vous pourriez nous l'envoyer. Elle trouvera toujours unasile sous mon toît. Je vous laisse par écrit mon nom etmon adresse en Angleterre. L'aïeule avait les larmes aux yeux. Commentpourrons-nous jamais nous acquitter envers vous deux ? disait-elle enjoignant les mains. - Vous prierez Dieu avec Jeanne pour qu'il rende lasanté à mon pauvre enfant malade, lui répondit lamère de George. - Oh oui, nous le prierons, et tous les jours !s'écria-t-elle. - Allons ma bonne, au revoir, et vous, mes enfants,embrassez-vous, dit lord Delvil en conduisant son fils devant la petitemuette. Les deux enfants s'embrassèrent avec autantd'effusion que s'ils eussent été frère et soeur. Le lendemain la famille anglaise avait quittéMarvéjols et poursuivait son voyage. II. Douze ans se sont écoulés depuis cette époque. Après un séjour de trois années enEspagne et en Italie, lord Delvil, sa femme, son fils et miss Crawfordétaient retournés en Angleterre. A partir de la courte apparition que la famille avaitfaite à Marvéjols, une amélioration notables'était opérée dans la santé de George. Le climat d'Italie et d'Espagne avaient achevé saguérison, et lorsqu'il revint en Angleterre, la transformationétait complète. Lady Delvil attribuait surtout cerésultat à la bonne action que lord Delvil avaitaccomplie à Marvéjols, et à l'influence desprières de Jeanne et de sa vieille aïeule. Et maintenant, à voir ce robuste jeune homme devingt-trois ans, à la taille élancée et svelte, auteint frais et reposé, au visage franc, joyeux et ouvert, vousn'eussiez jamais reconnu l'enfant malingre et presque moribond que nousvous avons fait connaître. Cependant, deux grandes et profondes douleursétaient venues troubler successivement pour George lafélicité parfaite dont il jouissait depuis son retourà la santé. Son père et sa mère venaient de mourirà peu de distance l'un de l'autre. Lord Delvil était mort avec la tranquille etsereine résignation de l'homme de bien, sans regretter la vie,puisqu'il avait obtenu la réalisation du plus cher de ses voeux;il emportait dans le tombeau la certitude que son fils vivait et que sapostérité ne s'éteindrait pas. Quant à lady Delvil, au moment d'expirer, elleavait exigé de son fils le serment de tenir fidèlement lapromesse faite jadis par lord Delvil à la vieille mère deJeanne, et d'accueillir l'orpheline, si jamais elle seprésentait pour réclamer l'accomplissement de cettepromesse solennelle. George avait fait le serment exigé par samère ; puis il lui avait fermé les yeux en versant leslarmes les plus amères de sa vie. Il était maintenant lord et pair d'Angleterre, età la tête d'une fortune princière. Mais bon, humainet généreux comme son père, il se montraitaccessible à tout le monde, et lorsqu'il allait chasser pendantl'hiver dans les vastes domaines qu'il possédait en Ecosse, lesmontagnards accouraient en foule à sa rencontre et faisaientretentir les airs de leurs bruyantes acclamations de joie. Miss Crawford vivait toujours. Les natures comme la sienne seconservent plus longtemps que les autres. Après la mort de samère, George, quoiqu'il ne ressentît pas pour cettecousine une bien vive sympathie, lui avait abandonné tous lessoins de son administration domestique, et insensiblement elle avaitpris la douce habitude de gouverner en souveraine la maison du jeunelord. Elle avait même obtenu de lui, à force d'obsessions, qu'ilfît revenir en Angleterre son frère Robert Crawford. L'officier de l'armée des Indes s'était doncmis en route pour l'Angleterre avec la douce espérance d'arrivertout juste à temps pour recueillir l'héritage de soncousin, car ne se sentant point le courage de détruire lesillusions où elle-même l'entretenait depuis longtempsà cet égard, miss Crawford ne l'avait jamaisinformé dans sa correspondance de la guérison de George. Son désappointement fut donc profond lorsqu'au lieud'un moribond il vit un jeune homme plein de force et de santé,qui semblait devoir plutôt l'enterrer lui-même. Néanmoins, il fit contre fortune bon coeur.D'ailleurs, miss Crawford était là pour veiller àses intérêts et profiter des occasions que le hasardpourrait un jour offrir. Mais un mariage brillant s'offrit bientôt pour George, etl'offre de son alliance ayant été acceptée avecempressement, miss Crawford et son frère durent renoncerà la dernière et faible chance de recueillirpeut-être quelque jour l'héritage du jeune lord s'ilfût resté célibataire. Il était probable, en effet, que George aurait des enfants. Depuis l'annonce du mariage, Robert était devenu sombre,taciturne, et nourrissait des projets sinistres. Cependant l'hiver commençait, et la saison de la chasseétait venue avec l'hiver. George, Robert et miss Crawford étaient à laveille de leur départ pour l'Écosse. Le matin de ce jour on annonça à lord Delvil qu'unejeune paysanne demandait à lui êtreprésentée. George ordonna qu'elle fût introduite. Il vit une jeunefille de seize ans, vêtue du costume des montagnes de laLozère, timide et charmante, et qui après l'avoirsalué lui présenta en silence une lettre dont le papierjaune attestait l’ancienneté. Cette lettre était celle que le père deGeorge avait laissée jadis à la grand'mère de lapetite muette. Jeanne venait demander au fils l'exécution de lapromese du père. Sa grand'mère était morte. George se souvint du serment fait à sa mère,et accueillit la muette avec la plus amicale cordialité. Il fut convenu avec miss Crawford qu'elle serait conduite àLondres chez une respectable dame, parente éloignée deGeorge quise chargerait de son éducation et la prendrait en qualitéde demoiselle de compagnie. Mais avant de se séparer d'elle, George voulutremplir envers elle les devoirs de l'hospitalité etdécida qu'elle serait du voyage en Ecosse. Deux joursaprès on était arrivé : George et Robert devaientouvrir la chasse eux-mêmes. La veille, Jeanne se promenait dans ces highandspittoresques qui lui rappelaient les montagnes de son pays et dontl'air vif ranimait les fraîches couleurs de ses joues. Soudain elle entend derrière un massif de houx uneconversation dont les premiers mots attirèrent son attention. Elle a reconnu la voix de Robert : on parle de George ;elle s'arrête, elle écoute. Il s'agit d'un complot infâme : demain Georgepassera par un sentier, qu'il désigne : des assassinssoudoyés par Crawford tireront sur lui chacun un coup de feu :sa mort passera sur le compte d'un accident de chasse. Jeanne s'enfuit toute tremblante et passa la nuit dans uneanxiété horrible. Le lendemain à l'heure et au lieu indiquésla veille par Robert, deux coups de feu retentirent : un jeune hommefrappé d'une balle tomba au milieu du sentier. Robert apparut un instant après, et, reconnaissant lecostume de son cousin, il s'approcha du cadavre et lui mit la main surle coeur pour voir s'il respirait encore. Horreur ! ce sont bien les vêtements de George, mais cesont les traits de Jeanne. « Les misérables, s'écrie-t-il avec rage, ilsse sont trompés ! En relevant la tête, il aperçoit, debout devant lui,lord Delvil qui l'écrase d'un oeil de mépris. George a entendu l'exclamation de son cousin : il a tout compris.Jeanne, ne pouvant, à cause de son infirmité, leprévenir du danger, s'est substitué a lui et abravé les coups des assassins. - Monsieur, dit le jeune lord avec hauteur, il ne faut pasqu'un gentilhomme de votre famille meure sur le gibet. Vous savez votredevoir. Robert saisit sa carabine d'un air sombre et se fait sauter lacervelle. La blessure de Jeanne n'était pas mortelle; elle guérit,et la violente commotion qu'elle avait éprouvée luirendit la parole.Bien des muets ont été guéris par des crises decette nature. Six mois après ce drame domestique, dont lagénérosité de George lui laissa toujours ignorerle secret, miss Crawford, inconsolable du trépas de son cherRobert, mourut à son tour. Et Jeanne ? Elle s'appelle aujourd'hui milady George Delvil ; elle estfemme d'un lord et pair d'Angleterre. On ne voit plus guères de pareilles alliances qu'en cepays extraordinaire à tant de titres. |