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LA MORLIÈRE, Jacques Rochette(1719-1785) : Les lauriers ecclésiastiques oucampagnes de l’abbé T*** (1748).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (18.XII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) de l'édition des Lauriers donnée à Bruxelles en  1882 par Gay et Doucé, reprise sur l'imprimé à  Luxuropolis en 1777 (Coll. Bm Lx : Enf N.C.).
 
Leslauriers ecclésiastiques ou campagnes de l’abbé T***
par
[le Chevalier de La Morlière]

~*~

Les Lauriers ecclesiastiques (p. de titre de l'éd. de 1777)

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR
Qu’il faut bien se garder de passer sans le lire.

UN éditeur avide de louanges et de remerciements, ne renonceroit pointsi aisément aux droits qu’il croiroit avoir à la reconnoissance dupublic, et feroit valoir avec emphase les peines et les recherchesemployées à la découverte d’un manuscrit aussi rare ; pour moi jeconfesserai ingénument, que, sans me piquer d’une modestie hors desaison, je crois pouvoir en toute sûreté me reposer sur lesconnoisseurs, du soin d’attacher eux-mêmes un juste prix à mes veilleset à mes travaux.

Ainsi, sans entrer dans le détail des moyens par lesquels ce singulierouvrage m’est parvenu, je dirai simplement, que la modestie de monsieurl’abbé T*** a été un des plus grands obstacles que j’ai eu à surmonter,pour pouvoir communiquer au public un morceau si digne de son attention: peu sensible à une réputation dont il méritoit si bien de jouir, cen’a été qu’après les instances les plus vives qu’il s’est déterminé àavouer des exploits dont il vouloit absolument ensevelir la mémoire :enfin il s’est laissé gagner, et je donne son manuscrit au public telqu’il me l’a remis, et sans y changer une syllabe.

Il ne me reste plus qu’à avertir ce même public, que si le livre a lebonheur de plaire, cette édition-ci sera sans doute la seule ; au lieuque s’il déplaît, jusqu’à un certain point, on ne manquera pas d’enfaire successivement plusieurs, car c’est quelque chose de délicieuxque de voir froncer certains sourcils… Et d’ailleurs, c’est que plus ilcausera d’humeur et d’inquiétude, plus aisément on se persuadera queles portraits et les événemens qu’il contient, ne sont point éloignésdu vraisemblable ni de la vérité.

****

LES
LAURIERS ECCLÉSIASTIQUES

JE vais vous satisfaire, mon cher marquis ; vous voulez un récit exactde mes espiègleries depuis mon entrée dans le monde, et du dénouementsérieux qui va bientôt les terminer : au milieu des succès d’unecampagne brillante et d’une ample moisson de lauriers, vous imaginezqu’il en est d’autres qu’on peut cueillir avec moins de peine, et dontles fruits, moins glorieux peut-être, ont des douceurs plus réelles etplus satisfaisantes ; vous croyez enfin que l’amour peut tenir lieu detout dans la vie : ah ! qui mieux que moi doit soutenir ce système ?C’est lui qui a toujours fait mon bonheur, c’est par lui que je toucheà l’instant le plus heureux de mes jours : et par quel chemin m’ya-t-il conduit ? Que de fleurs sur mon passage ! Non, jamais je n’aiconnu ses peines, il ne m’a prouvé sa puissance que par les plaisirscontinuels et indicibles dont il m’a enivré. Que de reconnoissance nedois-je pas pour tant de bienfaits, et comment m’acquitter mieux enverslui, qu’en publiant les faveurs dont il m’a comblé, les charmes qu’il arépandus sur les premières années de ma vie ?

Au reste, mon cher ami, j’espère que vous me passerez le style enfaveur de la naïveté, je ne fus jamais auteur ; de plus j’écris à unmilitaire, voilà, je pense, d’assez bonnes excuses : des faits, de lavivacité, c’est tout ce que vous êtes en droit d’attendre de moi. Mais,me dira-t-on, tout le monde n’est pas si aisé à satisfaire. Eh bien !voici ma réponse : Que ce monde-là ne me lise point, je me passeraitout aussi aisément de son suffrage que de ses bâillemens et de sacritique : et j’en serai amplement dédommagé par la certitude physiqueet morale que j’ai d’être lu, commenté, approuvé, décrié, louangé parmes chers confrères les abbés, illustres inutiles, directeurs éternelsde ruelles, de même que par toutes les aimables consciences qu’ilsdirigent, qui se déchaînent sans cesse contre les petites brochures,qui ne conçoivent pas qu’on puisse s’amuser à de pareilles misères,qui, cependant, ainsi qu’eux, ne lisent autre chose, et qui ont bienleurs raisons pour cela.

D’ailleurs, pourquoi chercherois-je des justifications ou des prétextes? Vous êtes à l’armée, où on est obligé de s’amuser de tout dans decertains momens, je suis actuellement à peu près dans le même cas àParis : il n’est plus pour moi depuis quelques jours qu’une affreusesolitude, par l’absence de tout ce que j’ai de plus cher. Vous voulezque je vous écrive, que je vous désennuie ; je ne prendrai pas le tondu sublime, du fastidieux roman pour vous tracer des aventures, laplupart trop plaisantes pour être susceptibles d’un ton grave et d’unemarche compassée ; vous en serez quitte pour dix à douze pages desentiment, dont je ne peux pas en bonne conscience vous faire grâce, etcela, non seulement pour l’honneur du métier, mais encore pour rendrehommage à la vérité de mon histoire, qui finit avec un dignité àlaquelle ni vous ni moi ne nous attendions sûrement point, et que mescommencemens ne sembloient pas devoir me promettre.

Voilà, me direz-vous, un exorde admirable ! et je prévois qu’il seraréjouissant pour quelqu’un qui m’examine de sang-froid, de voir qu’enassurant sérieusement que je ne suis ni auteur, ni écrivain, niromancier, je m’approprie, sans m’en apercevoir, toutes les inutilesgradations et les ennuyeuses régularités de ces messieurs. Quelledélicieuse satisfaction pour un critique bourru, de me voir donner dansle piège que j’ai cru éviter en l’indiquant, et de pouvoir dire d’unton amèrement caustique : « Eh mais, oui, c’est encore une brochurecomme les autres ; » regarder ensuite avec une distraction orgueilleusela première page et la dernière, et s’écrier : « Oh parbleu ! on n’ytient pas ! cela est aussi trop assommant ! » Que faire à cela, moncher marquis ? Laissons hurler notre ogre, qu’il déchire à son gré legenre humain : les jugemens qui ne portent que sur une espèce d’ouvrageen général, et qu’on applique ensuite à chacun d’eux en particulier,sans daigner examiner s’ils méritent une exception, sont plus risibleset plus absurdes que redoutables : je suis exactement au fait du casque vous et tous les gens raisonnables en faites, et pour mon compte,je les méprise souverainement. Cela posé en fait, je commence.

Je vous épargnerai une longue généalogie de ma maison, un état de sesbiens, et des charges et dignités dans lesquelles mes ancêtres se sontdistingués ; vous me connoissez assez pour n’avoir pas besoin de tousces éclaircissemens qui, d’ailleurs sont fort inutiles pourl’explication de quelques tours de jeunesse que j’ai à vous raconter ;et j’ai plus d’une raison pour ne satisfaire pas davantage là-dessus lacuriosité de personne.

Vous savez, comme moi, que je suis né à Paris, et le rang que ma maisony tient ; et vous n’ignorez pas que nous y sommes transplantés, et quetous nos biens étant situés dans la province… dont nous sommesoriginaires, et où mes ancêtres ont toujours fait leur résidence, leslois de cette province, ainsi que de quelques autres, extrêmementdéfavorables aux cadets, me laissoient espérer fort peu de ressource ducôté des biens de ma famille ; je sus, presque en venant au monde, quej’avois un frère aîné qui seroit un jour un fort grand seigneur, et lemême instant m’instruisit des bornes étroites que les lois mettoient àma fortune, et de la nécessité où je serais de l’augmenter, ou par monhabileté, ou par mon génie, ou par ma souplesse. Quelque désagréablesque fussent ces idées, la nécessité indispensable de les adopter et dem’y faire, me les rendit peu à peu moins dures ; je m’accoutumaiinsensiblement à un plan de médiocrité qui me rendit ce joug plussupportable. Vous avez connu mon frère, vous étiez son ami, et vous neserez point surpris quand je vous dirai que le tour heureux de soncaractère et de son naturel, l’amitié tendre et parfaite qui s’établitentre nous, dans un âge où les hommes n’en connoissent pas même le nom,tout cela, dis-je, ne contribua pas peu à me faire trouver ma conditionplus heureuse.

Nous fîmes nos études au collège de… j’avois déjà atteint ma douzièmeannée, et mon frère sa quinzième, avant qu’il eût été encore questiondu parti qu’on prendroit à notre égard ; cependant comme j’étois celuides deux dont le sort étoit le plus incertain, et par conséquent leplus difficile à déterminer, je fus celui auquel on pensa le premier :la carrière de mon frère étoit toute simple : avec de la naissance etde grands biens, la voie du service étoit la seule qu’il pût choisir,c’étoit d’ailleurs celle que ma famille avoit toujours suivie ; mais ils’en falloit de beaucoup que les sentimens fussent si réunis sur ce quime regardoit : je devois être pauvre, et il étoit question de tâcher deme rendre riche, n’importe aux dépens de quoi, et de qui ; il y eut ungrand comité chez mon père à ce sujet, où tout ce que j’avois de parensà Paris pour lors furent admis : ceux d’entre eux qui étoient dans larobe, n’étoient là que pour faire nombre ; je n’étois ni assez riche,ni assez pauvre pour être des leurs ; ainsi tout le débat et lacontrariété d’opinions restèrent entre cinq ou six vieux militaires,mes grands oncles, ou mes grands cousins, tout aussi couverts desruines que des honneurs de la guerre, qui à eux tous n’auroient pucomposer un buste en entier, et qui, pour ne pas enterrer leur folieavec eux, me disputoient, comme une proie, à certain parent Prémontrépourvu d’une quantité raisonnable de prieurés, et d’une face rebondiequi plaidoit furieusement en sa faveur. Mes chers parens, lesofficiers, combattoient la solidité de ses raisonnemens par tous lessophismes et l’exposition la plus avantageuse du faux brillant de leurmétier, avec laquelle on les avoit autrefois aveuglés eux-mêmes : àcela le large prémontré leur répondoit d’une voix tonnante etvictorieuse :

- Remarquez-moi, mes chers cousins, examinez-moi, et soyez anéantis ;comparez vos corps mutilés à mon embonpoint et à la perfection de monexistence ; les veilles, les fatigues et les hasards de votre vie, avecla paisible et heureuse paix de la mienne ; gémissez de votre erreur,et de la perte d’un temps irréprochable, et ne cherchez point à faireune victime de quelqu’un que je veux attirer au port.

La solidité de ses arguments n’étoit pas sans poids sur l’esprit de monpère, mais comme il avoit certains préjugés inséparables de sanaissance, et qu’on a de bonnes raisons pour entretenir et pouraugmenter en nous tous les jours, je ne sais quel auroit été lerésultat du synode, si mon oncle, l’évêque de N…, ne fut arrivé dans leplus fort de la dispute ; sa présence mit fin à tout le débat ; à peinesut-il de quoi il étoit question, à peine se donna-t-il le tempsd’entendre les raisons que le victorieux Prémontré alléguoit d’un airtriomphant, que, prenant son parti avec chaleur, mon sort fut décidédans la minute. Sa Grandeur ordonna que je serois tonsuré sans délai,et qu’on me mettroit en état de recueillir au plus tôt une abondance debiens et de faveurs dont l’Église récompense toujours ses chersnourrissons, et dont ils se rendent assurément bien dignes en observantexactement la respectable inutilité du genre de vie qu’elle leur impose.

Je fus donc enrôlé parmi ces pieux fainéants : au lieu de chevalier, onm’appela dès lors l’abbé de T***. Ce ne fut pas d’abord sans répugnanceque je me prêtai à la volonté de mon oncle ; mais comme, dès que je fusdes siens, il s’empara de moi avec une autorité que la mitre etl’opulence donnent, et à laquelle mon père n’osa résister, il sut sibien me représenter la solidité des avantages attachés à son état, etla facilité qu’il y avoit à le rendre compatible avec tous les plaisirsde la vie, que je commençai peu à peu à ouvrir les yeux : je reconnusqu’en effet le parti le plus sûr et le plus prudent étoit d’en imposeraux hommes, et de vivre aux dépens de leur crédulité et de leur bonnefoi.

Je n’avois encore jamais vu d’abbé que mon précepteur, et par miracleil s’étoit trouvé sage et honnête homme ; c’étoit un vieux prêtreirlandois, coriace comme un solitaire de la Thébaïde, sale et dégoûtantà proportion de la dévotion qu’il pratiquoit, hérissé de scrupules, depréjugés et de syllogismes ; droit et sincère d’ailleurs, mais dontl’extérieur n’étoit pas propre à me donner du goût pour le clergé.

J’étois pour lors bien éloigné d’imaginer qu’il y eût dans le monde uneespèce d’animaux amphibies dont je dusse un jour augmenter le nombre ;j’ignorois qu’on donnât le nom d’Abbés à ces singes tonsurés, cesbateleurs privilégiés, également propres aux farces ecclésiastiques, etaux scènes des cercles mondains, pagodes consacrées par la bêtise dugenre humain, ignorant exactement toutes choses, et fondés à s’annoncerpour tout savoir, colifichets charmans, autorisés à décider de toutavec impudence, par le suffrage de quelques caillettes, toutes aussiaimables et aussi sottes qu’eux : j’ignorois alors jusques àl’existence et à la possibilité de leur être ; mais je ne restai paslongtemps dans une erreur si condamnable ; j’eus l’occasion d’en voirquelques-uns chez mon oncle, qui passoient pour l’élite de leur genre,et dans peu je pris tant de goût aux manières de ces messieurs, quegrâce à la dose d’impudence et de fatuité dont les jeunes gens sonttoujours libéralement pourvus, je pus me flatter bientôt de marcheravantageusement sur leurs traces, et même d’en laisser le plus grandnombre derrière moi.

J’avois fini mes études, mon oncle m’avoit retiré auprès de lui, et mefaisoit étudier en Sorbonne : car c’est aujourd’hui une selle à touschevaux, et il faut nécessairement que ce bonnet couvre la tête d’unnombre de sots, qui seroient bien empêchés de leur personne sans cela.J’étudiois donc, mais, à dire la vérité, sans prendre beaucoup de goûtà des choses, pour le principe desquelles on commençoit par m’extorquerun consentement tyrannique, et absolument contraire aux lumières de maraison ; déjà j’avois fait l’acquisition de certaines notions sur desmatières qui me paroissoient infiniment plus intéressantes et plusliées à la nature, que tous les pompeux galimatias dont on m’excédoitchaque jour.

Mon oncle étoit un de ces prélats du beau monde, qui se reposoitvolontiers du soin de ses ouailles sur les soins d’un grand-vicaire,qui, de son côté, trouvoit son compte à l’absence de mon oncle : ilalloit fort peu à son évêché ; l’air du pays lui étoit si contraire, saGrandeur avoit la poitrine si délicate, qu’il étoit obligé par unrégime incommode, de passer toute sa vie à Paris, à prendre des eaux,et tâcher de conserver sa santé par tous les ménagemens d’une vietranquille et dévotement commode. Son médecin lui ordonnoit lesspectacles, une table servie de mets bien nourrissans, et luienjoignoit de recevoir chez lui une compagnie capable de dissipercertains accès de bile noire qui auroient pu faire péricliter les joursprécieux de son excellence : il se soumettoit à tout avec unerésignation qu’on ne pouvoit se lasser d’admirer, et je n’étois pasfâché dans le fond de ces ordonnances : il venoit chez lui des femmescharmantes, je les dévorois toutes des yeux : les diamans, le rouge,une gorge ou une jambe tant soit peu découverte, me causoient destressaillemens indéfinissables, et comme je surprenois quelquefois desregards de mon cher oncle, tournés sur les mêmes objets, et qui meparoissoient alors très peu apostoliques, je me sentois encouragé parun si grand exemple, et disposé à devenir un jour un des plus grandspersonnages de la sainte légende.

Parmi les personnes qui venoient le plus souvent chez mon oncle, lamarquise de B…. étoit une de celles que j’avois le plus remarquée etpour laquelle je me sentois le plus de penchant : ses charmes nem’avoient point échappé, mais j’avois en même temps dû à  mapénétration une autre découverte qui ne servoit pas peu à modérer mesregards et mes empressemens ; monseigneur mon oncle me paroissoit yavoir pour le moins autant d’attention que son cher neveu, et comme ences sortes de matières les gens intéressés sont inépuisables enremarques, j’avois cru m’apercevoir qu’au travers de la marche la plusétudiée que pût observer une femme qui avoit autant de monde et d’usageque la marquise, les empressemens de sa Grandeur n’étoient pas reçus defaçon à le désespérer ; jamais je n’ai pu dans la suite me procurerassez de lumières pour savoir au juste le genre de leur liaison, nijusques à quel point elle avoit été poussée ; tout ce que j’ajouteraiici pour la justification de la marquise, c’est que mon oncle étoit, etest encore aujourd’hui assez bien partagé des avantages de l’esprit etde la figure, pour mériter l’attention de quelque femme que ce fût ; etd’ailleurs on sait que la mitre sied bien sur un front sillonné ; quoiqu’il en soit, son âge ne passoit point quarante ans, il étoit fort belhomme par lui-même ; joignez à cela cet air reposé, ce coloris précieuxattaché à son état, qui lui donnoient une vraie face de séraphin.

Il sera aisé de se persuader que, si dans la suite de cette aventuremon oncle a eu du dessous, cela partoit plutôt de ce fonds de frivolitéqui est dans la nature, qui fait que dans ces sortes d’occasions lesneveux donnent toujours le croc-en-jambe aux oncles, que de quelqueautre avantage réel qui dût naturellement me le faire emporter sur lui.

Quant à la marquise, c’étoit un vrai morceau d’évêque, d’archange, deprédestiné : belle comme le jour, elle l’étoit sans étude, âgée devingt-six à vingt-sept ans, jouissant d’un très gros revenu, etdébarrassée d’un mari fort sort et fort incommode ; libre d’user detous ses droits, et de jouir de tous les plaisirs pour lesquels elleétoit née, et cela par l’heureux caprice de monsieur son époux quipassoit la plus grande partie de l’année dans ses terres à jouer leseigneur de paroisse, et à faire retentir tout le voisinage du bruit deses chiens et de ses chevaux : homme de qualité au demeurant, et bienaise qu’on le sût, ayant son arbre généalogique dans la salle à manger,et ses armes jusque sur les gouttières de son château ; un procès avecson curé pour des droits honorifiques, des brouilleries et desquerelles avec ses voisins pour la chasse, enfin tout l’inséparableattirail d’un gentilhomme de campagne.

Belle disgression ! me dira-t-on, comme si tout le monde ne connoissoitpas cette espèce d’animaux-là, et qu’il fût nécessaire de tracer unaussi ennuyeux portrait. Oh bien ! censeur maudit, pardonne-moi mesécarts, ou ne me lis point : je t’avertis, en ami, que n’étant point dutout disposé à m’observer ni à me contraindre, il t’en reste encoremille fois plus à essuyer qu’il n’en faut pour lasser la patience laplus opiniâtre.

Je reviens à la marquise : je la voyois tous les jours, et commentauroit-il été possible que, né aussi tendre, ou, pour mieux dire, aussiporté pour les femmes, j’eusse demeuré insensible à tant de charmes :la familiarité qu’elle avoit dans la maison de mon oncle m’avoit acquisle droit d’aller lui faire ma cour chez elle : monsieur l’évêque, lemeilleur homme du monde d’ailleurs, et le moins jaloux, m’y avoit menélui-même, et sembloit prendre sur son compte toutes les amitiés dontelle me combloit ; la marquise, de son côté, pour répondre à sesintentions, me recevoit avec une liberté et une aisance qu’elledécoroit d’une certaine petite supériorité douce, qu’on s’imaginoitavoir, en vertu de dix ans qu’on avoit au-dessus de monsieur l’écolierqui n’en avait que dix-huit ; c’étoit mon petit pupille, mon petitabbé, enfin mille petits noms qu’on me donnoit en rougissant toujoursun peu, qui faisoient le même effet sur moi, et qui causoient uneétrange émotion dans toute ma petite personne. Je profitois avecplaisir de tous les momens où mon oncle n’avoit point les yeux sur ellepour la fixer avec ardeur : quand j’y pense à présent, il devoit yavoir quelque chose de très plaisant dans ces regards-là ; j’avois unair moitié sacré et moitié profane, qui auroit dû être fort réjouissantpour un tiers, et le feu dévorant de mes regards, tempéré par uncertain vernis d’hypocrisie et de scélératesse, attaché à la mauditerobe que je portois, devoit produire des jours et des ombres, en un motun contraste très curieux.

Mais aussi que n’avois-je pas pour moi en cette occasion ? J’étoisjeune, vous connoissez ma figure de ce temps-là, mon cher marquis ;j’avois de certains yeux qu’on disoit être fort expressifs, de fortbeaux cheveux blonds et en grande quantité ; oui, de beaux cheveux, etqu’on ne s’y trompe pas, cela tient son coin, et je ne fus paslongtemps sans m’apercevoir que ces bagatelles étoient quelquefoisl’objet de l’attention de la marquise : je la surprenois souventattachant sur toute ma personne de grands yeux bleus d’une beautéadmirable, et ces yeux, à ce qu’il sembloit, ne m’annonçoient point unerésistance invincible. Quant à monsieur l’abbé, vous devez bien vousimaginer qu’il leur rendoit ces lorgneries avec usure ; quoique novice,je ne demeurois pas en reste, et malgré le système général, qui est quepeu de femmes pourroient soutenir le regard fixe d’un moine gris oud’un militaire, je répondrois qu’aucun de ces deux-là n’approche ducoup d’oeil d’un séminariste, ou d’un étudiant en Sorbonne, qui a unoncle évêque, et un oncle tel que j’ai dépeint le mien.

Cependant malgré toute l’assiduité de mes lorgneries, et lesdécouvertes que je croyois avoir faites sur les dispositions de mabelle marquise, je ne sais de bonne foi ce qui seroit arrivé, etcomment j’aurois mis fin à une pareille entreprise ; la sottise est lafidèle compagne des jeunes gens dans une première affaire, et puisqueleur impudence naturelle et la perversion dont ils sont tous doués nesont pas assez fortes pour la leur faire surmonter, on doit juger parlà jusques à quel point les préjugés de leur âge leur en imposent, etleur font porter le respect ridicule qu’ils ont pour les femmes, dontla plupart sont bien éloignées d’être contentes d’un sentiment sistérile ; après tout ce sont des gradations par où il fautnécessairement que tous les jeunes gens passent, et il n’arrive quetrop souvent qu’ils s’en corrigent en donnant dans l’excès opposé.

Mais enfin, il étoit écrit qu’elle auroit mes prémices, et même qu’ellese chargeroit de certains préliminaires, qu’elle voyoit bien qu’iln’étoit plus possible d’abandonner à ma pénétration ; j’avois devinéjuste, quand je m’étois figuré lui avoir plu : nos sentimens avoientpris naissance à peu près de la même manière et dans le même temps,mais ils étoient bien plus développés chez elle par l’expérience,l’usage enfin, par mille choses qui me manquoient, et qui me faisoientavancer en tremblant dans une carrière qu’elle couroit à grands pas.Elle prit donc enfin sur elle de me donner quelques marques un peumoins équivoques de sa bonne volonté, et monsieur l’abbé quin’attendoit pas autre chose, et qui, au travers de sa naïvetéscholastique, n’étoit pas fait pour être un des moins avantageux de cemonde, ne lui donna pas la mortification de s’être avancée en vain. Jela devinai promptement, et je ne tardai pas à y répondre avec uneardeur et une reconnoissance, dont le petit-maître le plus accompliauroit pu se faire honneur, mais qu’il n’auroit peut-être pas été enson pouvoir d’imiter bien exactement dans tous les points ; nous enétions déjà aux petits mots et aux serremens de mains, et comme jem’étois fort bien aperçu que la marquise étoit la sultane favorite dusérail de monseigneur, je ne m’en croyois que plus obligé à user detous les ménagemens requis dans une occasion si délicate ; elle, de soncôté, imitoit ma discrétion, et quoiqu’elle trouvât le moyen de placermille attentions flatteuses, mille choses fines, que j’aurois été fortincapable de lui rendre, faute d’usage et d’expérience, il m’étoit aiséd’apercevoir qu’elle attendoit une occasion plus favorable, et qu’elleétoit disposée à garder toutes sortes de mesures plutôt que de laperdre par quelque démarche inconsidérée.

Elle ne tarda pas à se présenter : monseigneur, pour suivre les ordresde son médecin, avoit loué une fort belle maison de campagne à N*** oùil alloit régulièrement tous les printemps prendre les eaux, etsoulager sa poitrine fatiguée par autre chose que des jeûnes et desabstinences ; pour se conformer exactement en tout point aux avis deson esculape, il avoit invité une compagnie choisie qui pût aider àvaincre sa mélancolie : on sent bien que la marquise n’y avoit pas étéoubliée, et monsieur le docteur de Sorbonne jugea à propos de faireécole buissonnière pendant six semaines, pour se délasser aussi de sestravaux. Mon oncle étoit là-dessus de bonne composition, il sesouvenoit encore d’avoir fait la même chose, et je le fis entrer, plusaisément que je n’aurois osé l’espérer, dans les petits projets quej’avois faits pour le délassement de mon esprit.

Nous partîmes tous fort joyeux, et en fort bonne santé, sans enexcepter même sa Grandeur, qui ne paroissoit jamais plus vermeille quequand elle étoit sur le point de faire quelque remède : je voyoisbriller sur le visage de la marquise une joie et une sérénité que je nelui connoissois point : elle avoit une physionomie que je ne lui avoispoint vue à Paris, et ses manières avec moi se ressentoient duchangement que j’avois remarqué dans toute sa personne. J’étois flattéde l’excès d’une conduite qui paroissoit devoir m’amener au but de tousmes désirs : je m’aperçus bien, il est vrai, les premiers jours quenous fûmes à la compagne, de quelques petites disparitions de lamarquise et de mon oncle, mais je n’y regardois pas de si près ;d’ailleurs le prélat me paroissoit d’une vieillesse énorme : un hommede quarante ans, disois-je en moi-même, est trop décrépit pours’occuper des choses d’ici-bas : insensé que j’étois ! ignorois-je doncqu’une soutane et un rochet valent toutes les fontaines de Jouvence, etque le zèle des serviteurs de l’église est, en cette occasion-là, commeen toutes les autres, bien au-dessus de celui des faibles mondains ?

Je ne surprenois jamais la marquise dans un de ces tête-à-tête, que jene visse sur son visage des marques d’embarras et d’altération :d’abord je n’y avois fait qu’une attention bien légère, mais enfin,sans que je puisse bien démêler pourquoi, cela prit sur moi tout à coupau point de produire en toute ma personne un changement aisé àapercevoir : je reconnus même bientôt que la marquise avoit remarquémon état, et qu’elle n’y étois pas insensible ; je paroissois de jour àautre plus rêveur et plus chagrin : mon oncle s’imaginoit que l’ennuime gagnoit, et que j’étois tourmenté de l’envie de continuer mes études: il m’offrit de retourner à Paris, mais je parai le coup, enprétextant un dérangement de santé : cet article, qui étoit un pointcapital dans le métier que j’avois embrassé, me sauva de ce que jecraignois : il ne fut plus question que de veiller à une chose quiétoit aussi importante, et qui me mettoit dans le cas de manquer audevoir le plus essentiel de ma profession, dans laquelle on faitserment de n’être jamais malade, à moins que ce ne soit de trop degraisse et d’embonpoint ; serment que mes confrères gardent sireligieusement, qu’on en voit fort peu d’entre eux qui puissent serésoudre à l’enfreindre.

J’allois souvent promener mes rêveries dans un parc fort vaste quidépendoit de la maison où nous étions ; comme les grandes chaleursapprochoient, je choisissois les matinées pour mes promenades ; j’yemployois le temps où nos dames n’étoient point visibles. Un jour queje revenois à mon ordinaire, à peu près à l’heure du dîner, je visparoître la belle marquise à sa fenêtre, elle se retira, et la fermabrusquement : j’étois si éloigné, que ne pouvant m’assurer d’avoir étéaperçu, je ne pus décider si ma vue avoit occasionné une retraite siprompte ; je rentrai à la maison plein de mille idées qui secroisoient, et que je n’osois ni ne pouvois éclaircir : j’observai avecattention les manières de la marquise à mon égard, et je ne vis rienqui pût donner matière à mes conjectures ; même accueil, même regard,mêmes signes d’intelligence ; mais rien de plus. Enfin je ne savois àquel saint me vouer, ni comment me conduire avec une femme siindéfinissable, lorsque je l’entendis, deux jours après, se plaindre dequelque légère indisposition : aux questions réitérées qu’on lui fitpour savoir d’elle le genre de sa maladie, elle répondoit, comme unepersonne qui craint d’être pressée, qu’elle ne pouvoit l’attribuerqu’au peu de cas qu’elle avoit fait des avis de son médecin, qui luiavoit ordonné des bains le matin, pendant le cours de la belle saison.Ce qu’elle avoit prévu arriva ; elle essuya tous les reproches et lesinfluences usités en pareil cas, qu’elle reçut avec toutes lesminauderies nécessaires pour persuader tout le monde de sa répugnance ;son visage et son maintien la démentoient si fort, que j’étoisconfondu, et que je ne la devinois point encore ; enfin mon très cheroncle vint aider à ma stupidité : il prit un petit ton de prélat et desupérieur, pour lui dire que cela étoit du dernier misérable, qu’ellefaisoit l’enfant à un point qui n’étoit pas supportable, et il finitpar lui ordonner d’obéir, et d’aller tous les matins à son cabinet debains, qui étoit dans le parc. Toute la compagnie se mit à l’unisson,pour l’assurer qu’on courroit volontiers les risques du sort d’Actéon,pour pénétrer dans son asile, et mille autres fadeurs de cette nature,auxquelles elle se rendit, après beaucoup de résistance cependant, maisnon pas autant qu’il en auroit fallu pour m’en imposer. Oh ! pour lecoup, M. le docteur de Sorbonne ouvrit les yeux. Ouais, dis-je enmoi-même, on m’a vu, on s’est retiré de la fenêtre, on n’ignore pointmes promenades dans le parc, et on se fait ordonner des bains enconséquence ; ne voudroit-on point troquer l’oncle pour le neveu ? Sicela est, j’y tope, l’occasion est trop belle, on ne me verra pas fairefaux-bon à ma robe, succéder à un prélat ! un simple sous-diacre !peut-on entrer dans le monde par un plus bel endroit ?

Telles étoient les petites réflexions et les arrangemens que je faisois in petto ; ce n’étoit pas le plus mauvais raisonnement que j’eussefait depuis que j’étois agrégé au docte troupeau ; les conséquences enétoient infaillibles, vu la disposition des personnages intéressés,aussi ne tardai-je pas à les voir justifiées par l’événement.J’attendois avec impatience le jour fixé pour le commencement du régimeprescrit à ma belle déesse ; il ne tarda pas à arriver, et comme jen’avois garde de discontinuer mes promenades du matin, que jepressentois devoir m’être si favorables, j’eus la satisfaction de luivoir prendre le chemin du cabinet des bains le matin à la fraîcheur ;je m’étois embusqué derrière une charmille, d’où il me fut aisé del’examiner à mon aise, et sans craindre d’être découvert ; Dieu que decharmes ! non, mon cher marquis, je ne connois point d’expression quipuisse rendre la sensation que cette vue excita en moi ; elle marchoitd’un pas négligé et languissant : un déshabillé complet de la plusbelle perse me laissoit découvrir toute la beauté de sa taille, un piedd’une délicatesse achevée, et le bas d’une jambe tournée à ravir ; unmantelet de mousseline attaché négligemment, me dérobant une partied’une gorge admirable, et m’en offrant assez pour m’enflammer dedésirs. Elle passa assez près de moi, pour que je pusse remarquer queses yeux, que j’idôlatrois, étoient humides, indice certain d’unemélancolie secrète dont je brûlois de découvrir le motif.

Cependant ma timidité me maîtrisant au même point, je me contentai dela suivre et de la dévorer des yeux, lorsque je lui vis prendre laroute qui conduisoit aux bains : je fis mille fois le tour du cabinet,sans jamais avoir la hardiesse de m’y introduire, ni même de me laisserapercevoir : enfin, elle en sortit après le temps prescrit, et repritle chemin du château ; je la vis passer ; elle avoit une physionomieencore beaucoup plus triste que le matin. Je rentrai peu de tempsaprès, je me présentai à la porte qui me fut refusée ; et lorsquel’heure où toute la compagnie se rassembloit fut arrivée, jamais ellene daigna jeter les yeux sur moi ; et si elle m’adressa la parole, cene fut que pour me lancer quelques épigrammes détournées, dont il nem’étoit pas absolument impossible de comprendre le sens.

Quels reproches ne me fis-je pas alors de mon impertinente timidité !que de fermes propos de mieux me comporter à l’avenir ! mais il étoitécrit que je devois commencer par être un sot, et il étoit réservé auxfemmes mêmes de me guérir d’une maladie aussi absurde ; elles ont opérécette cure avec un succès auquel je suis obligé de rendre un témoignageauthentique ; et la marquise même travailla à me guérir de façon que,si dans le commencement de mes autres affaires j’ai eu des rechutes derespect, elles ont été si légères et sitôt réparées, qu’elles n’ontpoint porté coup à mon état, ni à ma réputation dans le monde.

Je laissai prendre encore quelques bains à la marquise avant d’exécutermes courageuses résolutions : j’apercevois aisément que son froidaugmentoit tous les jours, je craignis enfin de me perdre entièrement,et je tirai plus de force de cette idée, que de tous les projets quej’avois faits jusques alors : d’ailleurs toujours occupé du désir deremplacer sa Grandeur, perspective chatouilleuse et tentative pour unprosélyte qui avoit une réputation à se faire, et qui étoit encorealors bien éloigné de celle qu’il s’est faite depuis : enfin jem’embusquai un jour à mon ordinaire, cependant avec moins deprécaution, je vis arriver la marquise à son heure accoutumée, je nesais si elle m’aperçut, cela ne me parut pas impossible, mais il n’yeut de sa part aucune marque extérieure qui prouvât qu’elle m’eûtremarqué ; je m’écartai pour lui laisser la liberté de continuer : elleétoit accompagnée d’une femme qui portoit les linges nécessaires enpareille occasion ; ce tiers me déconcertoit, je ne sais pourquoi jesentois qu’il étoit de trop : je fis mille fois le tour du salon sansque mon esprit me suggérât aucun moyen spécieux pour m’introduire ; jene savois enfin à quel parti m’arrêter, lorsque je vis sa femme dechambre sortir et reprendre la route du château : nous en étions à unedistance assez considérable. Qu’on juge de la satisfaction que jeressentis de ce que j’attribuois à un effet du hasard : je pris monparti tout à coup, et je n’attendois plus que l’instant où la femme dechambre auroit tournée une allée qui la dérobât à mes yeux, lorsquej’entendis des cris perçans sortir du cabinet, et que je reconnusdistinctement que c’étoit la voix de la marquise : j’accourus avecprécipitation, et ayant ouvert la porte, le premier objet qui frappames regards, fut la reine de mon coeur, qui, presque nue, vint se jeterdans mes bras avec toutes les marques de la frayeur la plus terrible.

Or, il est bon de dire pour l’intelligence de cette histoire, que lesalon en question étoit situé au bord d’un grand canal qui coupoit leparc ; une balustrade régnoit au-dedans de ce lieu charmant, des siègesdisposés avec art offroient un bain facile dans l’eau même du canal :et pour revenir à moi dans l’instant, car je ne doute pas que toutlecteur qui aura le coeur bon, ne souffre beaucoup de l’état où j’étoisalors, tout ce que je pus tirer de la marquise dans ces premiers momensde frayeur, fut qu’elle avoit une aversion et une crainte mortelles desanguilles, à cause de leur ressemblance avec les serpens ; qu’en ayantaperçu une dans le canal, elle avoit frémi d’horreur sans avoir puretenir les cris que j’avois entendus. Je ne connoissois aucun antidotequi guérît de la morsure de ces sortes de bêtes, encore moins de lapeur : mais le premier pas fait, avoit en quelque façon dissipé lesnuages qui obscurcissoient ma raison ; je me sentois rendu à moi-même,honteux du temps que j’avois perdu, et très disposé à le réparer,j’entrevoyois des spécifiques capables de faire tout disparoître, aumoins pour le moment ; avec quelle ardeur ne les employai-je pas ? eten quelle occasion pouvois-je mieux mettre en usage les heureux talensdont la nature m’a doué ?

Qu’on se figure un jeune homme de dix-neuf ans, ardent, dévoré dedésirs, tenant dans ses bras une femme qu’il idolâtroit, à demi nue,dans un endroit solitaire, et se croyant payé de retour : le philosophele plus froid n’auroit pu résister à un pareil spectacle, à plus forteraison quelqu’un qui se piquoit de ne point l’être, et de plus un abbé,un serviteur de l’Eglise, un docteur de Sorbonne, un prétendant évêque; en vérité c’étoit trop de moitié ; je serrois ma chère marquise dansmes bras.

- Rassurez-vous, disois-je en collant des baisers brûlans sur sabouche, rassurez-vous, tous les serpens, tous les insectes, toutes lesbêtes de l’Apocalypse ne pourroient vous nuire dans les bras d’un amantqui vous adore (car le sacré étoit mêlé avec le profane, et mesexpressions amoureuses se ressentoient encore de la contagion dumétier) ; ouvrez ces beaux yeux, continuai-je, et daignez me confirmerle bonheur indicible que le hasard me procure.

- Ah ! mon cher abbé, dit-elle enfin, avec un soupir que me hâtai derecueillir sur sa bouche, quoi vous m’aimiez et vous me le cachiez ? Ah! cruel, laissez-moi, je ne veux plus vous voir.

Vous jugez bien comme je lui obéissois ; la vertu du petit colletagissoit trop furieusement sur moi ; je ne me rappelle pas l’avoirjamais ressentie avec plus de force ; elle m’ôtoit jusques à l’usage dela parole ; il ne m’étoit plus possible de faire autre chose que de labaiser et de la serrer avec fureur ; je promenois mes mains ardentessur une gorge d’une blancheur, d’un embonpoint, et d’une élasticitéparfaite ; j’y imprimois des baisers dévorans ; mon âme, prête às’envoler, sembloit vouloir se joindre à la sienne. Mes mains… mainsfortunées ! que ne touchâtes-vous point ! rien ne vous fut refusé ;dieux ! quelle ivresse ! quelle volupté ! j’étois maître de tout ; machère maîtresse, pâmée et anéantie par le plaisir, ne me refusoit rien: je n’entendois plus que quelques soupirs et quelques mots entrecoupés.

- Laisse-moi… disoit-elle d’une voix étouffée, je n’en puis plus… jebrûle… mon cher enfant… ah ! n’abuse pas du tendre amour que j’ai pourtoi.

Trop occupé pour lui répondre, je connoissois le prix du temps, toutm’invitoit à achever mon bonheur, en me répondant du succès : je vis,je touchai des charmes dignes des dieux mêmes, car rien ne s’opposoit àmes regards et à mes tendres caresses : un ventre d’une forme ! d’unrond ! d’une blancheur ! des cuisses d’une proportion !... Ah ! jem’égare, imitons ce fameux peintre de la Grèce, qui aima mieux tirer lerideau que de peindre des choses impossibles à exprimer : à peinesuis-je maître du feu que m’inspire la faible image que je trace ; etdans l’instant où j’écris, je sens que je suis plus abbé que jamais.

Je l’étois pourtant sérieusement alors : tant de charmes adorableslivrés à mon amoureuse fureur, m’inspiroient des désirs qui m’auroientrendu digne d’être primat des Gaules, si cette dignité seule eût étéaccordée au mérite brillant ; je ne fus plus maître du feu qui meconsumoit, et je cédai à résister au feu de ma vocation.

Il n’y avoit dans ce cabinet nul endroit commode pour la communiquer àla marquise ; désespéré de perdre un si bel instant de ferveur, déjà jeme disposois à faire du balustre un usage peut-être inconnu aux évêqueset aux prélats ; on se prêtoit à mes raisons, j’allois en faire goûterl’énergie, et, malgré l’incommodité du poste, j’avois mi en avantl’argument définitif : elle n’étoit pas sans défiance du succès, maisj’allois détruire son incrédulité.

Déjà nous étions unis au point de ne faire plus qu’un, déjà m’insinuantadroitement dans son… coeur, je l’avois à moitié… persuadée, lorsque lamaudite femme de chambre que nous n’attendions sûrement pas, entrabrusquement, et nous surprit, la marquise dans une situation un peuéquivoque, et moi dans un état resplendissant de gloire, tel, en unmot, que de tous mes honnêtes lecteurs et critiques, j’aurai les troisquarts plus d’envieux que d’imitateurs.

La soubrette qui avoit de l’éducation, et qui n’étoit pas des moinsfines de ce monde, poussa un petit soupir d’envie, se mordit leslèvres, détourna la tête, et s’empressa d’habiller sa maîtresse, commesi elle n’eût rien vu. Pour moi je me rajustai du mieux qu’il me futpossible, et je pris congé de la marquise, qui me remercia sansembarras, et avec une effronterie supérieure, du service que je luiavois rendu, ajoutant, avec un coup d’oeil expressif, qu’elleépargneroit à ma modestie d’en faire le récit devant le monde, mais quesa reconnoissance, pour être particulière, n’en étoit pas moins vive etmoins réelle.

J’entendis parfaitement le sens de ses paroles ; cette dernièreoccasion m’avoit valu deux thèses de Sorbonne, et m’avoit beaucoup pluséclairé.

Elle rentra au château peu de temps après moi, et il se passa encoredeux jours sans que je reçusse d’elle rien de particulier ; il est vraique quand ses yeux se tournoient sur moi, ils étoient toujours chargésd’amour et de volupté : mais il falloit plus de réalité ; l’aventure dubain n’avoit fait qu’irriter mes désirs ; sur bien des choses je mesentois de furieuses dispositions : enfin j’enrageois de bon coeur de neplus entendre parler de rien, lorsque monseigneur reçut une invitationde se trouver à la réception d’une abbesse nouvelle, dans une abbaye oùil avoit beaucoup de liaisons ; il n’osa refuser, et l’indisposition decommande de la marquise, ayant encore à éluder l’offre qu’il lui fit dela mener, certain coup d’oeil qu’elle appuya sur moi, acheva dem’éclaircir ; je sentis le coup de maître, et je résolus bien, pourcette fois, de m’y prendre de façon à me garantir de tout survenantincommode.

Le lendemain sa Grandeur partit après s’être lestée d’un déjeuner quin’étoit sûrement pas copié d’après les Apôtres ; on le mit dans saberline, en lui recommandant de bien se garantir des vents coulis, dene pas manger le soir, de tremper son vin, de fuir les novices, et lesjeunes professes ; enfin, d’éviter mille inconvéniens fâcheux qui nousprivent tous les jours des prélats les plus distingués ; et, enrentrant, on prit un moment favorable pour m’indiquer un rendez-vous àla fin du jour dans l’appartement même de sa Grandeur où on iroit fairedeux heures de retraite, à l’aide de cette éternelle indisposition,bouclier terrible, que tout le monde de sa maison respectoit, sans quepersonne osât le pénétrer.

Je me rendis le soir au lieu de l’assignation, et je fus introduit parla petite soubrette en question, qui, pour le dire en passant, avoit unpetit minois fort friand.

Je trouvai la marquise enfoncée dans une duchesse, parée du déshabilléle plus galant ; son attitude étoit touchante et voluptueuse ; une deses jambes portoit entièrement sur la duchesse, et l’autre portoit àfaux sur le parquet ; son jupon presque entièrement relevé par cetécart, me laissoit voir, jusqu’aux genoux, deux jambes parfaites pourla tournure et pour la proportion ; sa gorge, cette gorge adorable quej’idolâtrois, s’offroit presque toute à ma vue, une respirationprécipitée la faisoit soulever, et m’en découvroit entièrement labeauté ; ses yeux divins étoient remplis d’un feu, d’une volupté, quime mit moi-même dans un état indéfinissable : je m’approchai avectransport, et me jetant sur une de ses mains que je couvris de baisersenflammés, à peine pus-je trouver des termes pour lui exprimer cequ’elle m’inspiroit dans ce délicieux instant. La marquise n’étoit pasmoins émue que moi.

- C’est donc vous ? me dit-elle d’un ton de voix qui alla jusqu’à moncoeur ; que je vous sais bon gré de votre exactitude ! je commençois àcraindre quelque refroidissement de votre part.

- Ah ! pouviez-vous le croire ? lui répondis-je en la serranttendrement dans mes bras, et lorsque toutes mes pensées, toutes mesactions se rapportent uniquement à vous, pouviez-vous me faire une sicruelle injustice ? Que ne pouvez-vous lire dans mon coeur ! que detransports ! que d’amour n’y découvririez-vous pas !

- Ah ! mon cher abbé, reprit-elle, puis-je compter sur vos sermens, etne me repentirai-je point un jour de la confiance que j’ai en vous ?

Elle m’accabloit de caresses en disant ces paroles, elle serroit matête contre son sein, j’y collois ma bouche, je passois avec transportde l’un à l’autre de deux globes d’ivoire d’une blancheur, d’unefermeté, d’un embonpoint admirable ; je m’enivrois, j’étois anéanti,perdu d’amour et de désirs ; cependant j’étois bien éloigné d’êtresatisfait, l’occasion étoit trop belle pour en demeurer là. Qu’auroitpensé ma belle maîtresse elle-même de se voir négliger, elle qui mesacrifioit tout, qui quittoit un prélat, un homme considérable etdécidé, pour qui ? pour un chétif étudiant ?

Je sentois parfaitement combien je lui devois de reconnoissance pour unsi grand sacrifice, et j’étois bien disposé à ne pas demeurer ingrat :dans l’agitation de nos caresses et de nos divers mouvemens, mes mainsn’étoient pas demeurées oisives : j’en avois d’abord mis une commeindifféremment sur ses genoux, la position de ce jupon dont j’ai parléme favorisa, je la glissai jusques sur des cuisses d’une blancheur,d’une forme… Enfin je parvins au théâtre de la volupté, à la source detoutes les délices : qu’on n’exige pas que j’en donne ici une image, jene suis point encore aujourd’hui à l’abri de certaines descriptions ;d’ailleurs tous les transports indicibles que je ressentois, meconduisirent bien plutôt à la réalité des plaisirs qu’à un frivoleexamen ; ces attouchemens voluptueux m’avoient mis dans un état auquelje ne pouvois résister, la marquise étoit dans une situation à peu prèssemblable ; pouvois-je m’arrêter à une occasion si favorable ?n’aurois-je pas été désavoué du corps vénérable auquel j’étois agrégé ?Je me précipitai donc sur elle avec une ardeur inexprimable, elle étoitrenversée sur la duchesse, j’avois relevé ses jupes, sa gorge étoitdécouverte, je baisois, je suçois tout avec fureur ; enfin je luidonnai avec impétuosité les dernières marques d’un amour parvenu àl’excès.

- Ah ! s’écria-t-elle, lorsqu’elle sentit que nos coeurs et nos âmes seconfondoient, et que j’avois poussé mon entreprise à bout ! ah ! monami… tu me perds… finis, je t’en conjure… non… je t’adore… ah ! moncher abbé… ah ! je me meurs… Dieux, que de plaisirs !

Ces mots entrecoupés étoient accompagnés de quelques petits mouvemensqu’elle faisoit en feignant de vouloir se dérober de mes bras, et quimirent le dernier comble à ma volupté : elle me fixoit tendrement ; sesregards, interprètes fidèles de l’état de son âme, étoient mêlésd’amour, de désirs et des plaisirs ; une petite écume semblable à laneige, bordoit ses lèvres charmantes, sa gorge se haussoit et sebaissoit avec précipitation ; enfin nous terminâmes ce moment délicieuxpar cet éclair de volupté qui saisit, qui anéantit tous les sens, quiporte des secousses et tressaillemens jusque dans les extrémités denotre corps, qui est une image de la divinité, ou de ce qu’on conçoitde parfait en plaisir, mais qui finit et disparoît, qui enfin estl’ouvrage d’un moment, et dont le passage, aussi prompt que la pensée,ne nous laisse qu’une preuve triste, cruelle et convaincante de notreimperfection, et de la malheureuse foiblesse de notre être.

Revenus à nous, et trop passionnés pour faire dans de pareils momens desi affligeantes réflexions, que de choses charmantes ne nous dîmes-nouspas ! Toute contrainte étoit désormais bannie entre nous, et je ne saisrien de si aimable, de si séducteur, que la conversation qui suit lespremières caresses de deux amans jeunes et emportés.

Cette belle me laissa voir toute sa tendresse pour moi, et elle enavoit un fonds inépuisable ; j’y répondois avec toute l’apparence depassion qui suffisoit pour la satisfaire, car je vois bien aujourd’hui,par l’épreuve que j’ai faite de ce qu’excite en nous un véritableamour, que ce que je sentois alors pour la marquise, étoit uniquementune nécessité d’aimer (je ne sais si je m’explique), enfin j’y étoistrompé : à mon âge cela n’étoit pas étonnant, il ne doit pas mêmeparoître extraordinaire qu’elle le fût elle-même ; je la trompois sibien !

Mes désirs et ma jeunesse à part, je devois trop d’égards à mon étatpour m’arrêter en si beau chemin et pour ne pas soutenir une réputationacquise à tout le corps, et que je commençois à partager : mes preuvesfurent si réitérées et si soutenues, que j’aurois affronté l’examen leplus sévère : les caresses les plus passionnées, les propos les plustendres se succédèrent avec une rapidité qui nous fit passer les heurescomme des momens : la nuit étoit déjà avancée quand je quittai mavoluptueuse marquise, et ce qui m’occupoit le plus en ce moment, étoitle désir de la revoir : personne ne s’aperçut, ou ne feignit des’apercevoir de notre absence, et nous nous armâmes, devant lacompagnie, d’un sérieux et d’une gravité qui pouvoient seuls cachernotre intelligence mutuelle.

Nous profitâmes de l’absence de mon oncle qui dura quelques jours, pournous donner à chaque instant des preuves de tendresse ; enfin ilrevint, et il fallut redoubler de précautions pour ne lui donner aucunombrage. Je n’avois pu m’empêcher, dans nos différentes conversations,de marquer à la marquise quelques soupçons sur ses liaisons avec moncher oncle, mais elle m’avoit répondu avec tant de candeur etd’ingénuité, que si elle ne m’avoit pas dissuadé entièrement, du moinsm’avoit-elle laissé dans un doute, qu’il n’auroit pas même été honnêteà moi de lui laisser entrevoir dans la position où nous étionsensemble, et sur lequel je dois confesser que toutes les recherches lesplus curieuses que j’ai pu faire depuis, n’ont pu me procurer deslumières assez sûres pour me faire tirer aucune inductiondésavantageuse contre elle.

Il étoit, disoit-elle, son ami, de tout temps ; et quoique je sentissebien jusqu’à quel point ce terme est abusif entre deux personnesjeunes, et d’un sexe différent, n’ayant aucune preuve que leur liaisonpassât les bornes de l’amitié, et recevant d’ailleurs tous les joursmille marques de passion de la marquise, je pris le parti de m’étourdirsur d’ignobles préjugés, et de me contenter de jouir des caresses d’unefemme charmante, sans empoisonner moi-même mon bonheur par unedélicatesse mal fondée.

Malgré la présence de sa Grandeur, nous trouvions mille momens dans lajournée pour nous donner des preuves de la vivacité de notre amour ;tous les lieux les plus secrets de la maison et du parc avoient ététémoins de notre flamme, et marqués des trophées de mon amour. Toutétoit duchesse ou sopha pour nous, les situations les plus incommodesne faisoient qu’irriter le feu dévorant dont nous étions consumés ; maprincesse se prêtoit voluptueusement à mes transports, nous étionschaque jour plus enchantés l’un de l’autre. Mon oncle qui étoit aveuglésur notre compte, autant qu’il le falloit pour assurer notre bonheur, yajoutoit encore un nouveau sel par les occasions qu’il nous fournissoitsans s’en apercevoir.

Une après-midi nous étions dans son appartement avec la marquise, lereste de la compagnie étoit allé à la promenade ; on vint avertir saGrandeur que l’agent du clergé arrivoit de Paris pour le voir : ilsortit à l’instant, m’ordonnant de rester pour tenir compagnie à cettedame, lui disant qu’il avoit à parler d’affaires sérieuses, dont ilvouloit lui épargner l’ennui en recevant l’agent dans un autreappartement. Nous nous prêtâmes à cet arrangement avec une satisfactionintérieure qu’il est aisé d’imaginer : c’étoit un tête-à-tête de plus.A notre âge, et dans le premier feu d’une passion nouvelle, on doit sefigurer aisément avec quelle ardeur nous nous empressâmes d’enprofiter, persuadés que la visite de l’agent seroit d’une longueurénorme : on ne se quittoit jamais sans avoir médit généralement de tousses confrères, et puis dans cette occasion les nourrissons de l’Égliseont une tout autre charité que les gens du siècle. A peine fûmes-nousbien certains qu’ils étoient aux prises, que nous ne tardâmes pas à lesimiter, mais d’une façon bien différente : nous étions dansl’appartement du prélat, et cela joint au plaisir de le tromper, et àl’appas qu’ont naturellement les choses défendues, mettoit le comble ànos plaisirs. Après quelques baisers qui servent toujours de préludesdans de semblables occasions, et quelques attouchemens qui sont commedes avant-coureurs nécessaires, je pris ma charmante maîtresse dans mesbras, et je la précipitai sur la couche épiscopale.

Quelle mollesse ! quel luxe ! quelle élasticité ! Nous étions presqueensevelis dans le duvet qui devoit servir de théâtre à nos plaisirs.Qu’on ne me vante point le faste mondain, et les commodités quel’opulence communique aux enfans de Plutus : baissez pavillon, Crésusmodernes, et convenez humblement de la différence de vos superfluités,avec les saintes aisances dont l’Église partage ses serviteurs :ameublemens bruns, sans éclat, mais d’un goût ! lits modestes (pour lacouleur), mais quels lits ! quel duvet ! quels oreillers ! quelsédredons ! divine providence, tes décrets sont aussi infailliblesqu’incompréhensibles ! Quoi ! lâche, tu as été du nombre de cesbienheureux élus ? que dis-je ! tu y es encore, et tu peux y avoirformé le coupable projet de quitter le sacré troupeau pour rentrer dansun monde pervers, où l’imperfection et l’insuffisance des plaisirs lesplus vifs, est une preuve continuelle de la malédiction répandue surtout ce qui n’habite point la région de Papimanie ?

Nous fûmes un moment, la marquise et moi, avant de nous accoutumer àune béatitude à laquelle nous n’étions point faits ; le dur lit d’unbillette ou d’un franciscain eût peut-être beaucoup mieux servi nosdésirs ; mais enfin que faire ? il fallut bien se mortifier, et prendrenotre mal en patience.

Les plus vives caresses m’ouvrirent la route fortunée des plaisirs ;elle s’agitoit, et chaque bond de volupté faisoit gémir terriblement lereposoir de monseigneur, qui n’étoit pas accoutumé à une course si viveet si peu ménagée. Ma valeur ne se ralentit qu’après de rudes travaux :je sentois en moi quelque chose d’extraordinaire, que m’inspiroit sansdoute cette couche prédestinée : enfin nous nous levâmes après un longespace de temps passé dans une continuité rapide des plaisirs les plusvifs ; et ayant réparé, le plus adroitement qu’il nous fut possible,les petits désordres que nos ébats amoureux avoient causés dansl’arrangement du lit de sa Grandeur, nous sortîmes de son appartement,après y avoir passé une des après-dinées les plus voluptueuses qu’il mesouvienne.

Nous apprîmes que monsieur l’agent venoit de reprendre le chemin deParis, et nous fûmes rejoindre mon oncle qui étoit allé faire quelquestours de jardin.

Il ne lui vint pas le moindre soupçon des choses auxquelles nous nousétions occupés pendant son absence, et nous goûtâmes encore quelquetemps tous les plaisirs attachés à une intrigue secrète et bienconduite.

Enfin la saison revint de retourner à Paris ; mon oncle, la marquise ettoute la compagnie revinrent ensemble ; je fus obligé de les suivre, etpeu de temps après de retourner en Sorbonne pour y achever mon cours dethéologie, et me rendre digne par là des faveurs dont je devois êtrebientôt comblé.

Je continuai cependant à voir la marquise assiduement, et quoique ceque je ressentois pour elle ne méritât pas le titre de passionvéritable, j’avouerai cependant que mon goût se soutenoit avec assez devivacité, pour que notre intelligence eût pu durer encore longtemps,lorsque le diable qui veille toujours, surtout autour des élus, s’avisadu croc-en-jambe le plus extraordinaire pour tenter ma religion, etprécipita ma rupture avec la marquise par un piège dans lequel touthomme eût donné, à plus forte raison un homme de ma robe.

On se souviendra, peut-être d’une soubrette dont j’ai parlé au sujetdes bains de la marquise, et du portrait raccourci que j’en ai tracé :il étoit d’après l’attention passagère que j’y avois faite dans cetemps-là ; mais enfin ce même temps amena tout, et rarement peut-onrésister aux événemens qu’il fait naître : je la trouvois souventvis-à-vis de moi, il n’était pas possible qu’à la fin je ne laremarquasse.

Clairette, c’étoit son nom, avoit un de ces minois fins et délicats quigagnent à être vus et examinés de près ; c’étoit bien la plus jolietournure de visage, les yeux les plus fripons, la gorge la plus blancheet la plus potelé, le pied le plus mignon, enfin l’ensemble de figurele plus frais que vous eussiez pu trouver, et tout cela m’étoit, pourainsi dire, offert, et étoit à ma disposition ; car je commençois à meconnoître en mines, même je minaudois déjà supérieurement.

J’avois donc surpris plusieurs fois cette petite friponne tournant surmoi de certains grands yeux languissans, qui sembloient se plaindre dupeu d’attention que je faisois à leur langage : j’entendois fort bience que cela vouloit dire, mais comment aurois-je alors voulu ou pu yrépondre ?

Sans cesse occupé de la marquise, pouvois-je être distrait par un autreobjet ? Ce n’est pas que j’eusse été bien aise de la croquer en passant; car j’avois déjà de furieuses dispositions à réunir les qualitésessentielles à mon état ; je savois bien que le proverbe « d’en prendresur l’autel » avoit été fait pour nous ; mais soit bêtise, soit fauted’occasion, soit attachement ridicule  inséparable d’unepremière affaire, j’avois rejeté loin de moi toutes les petitestentations du métier qui m’étoient venues à cet égard. Je tins ferme,tant que nous fûmes à la campagne, je résistai même à mille agaceriesfort décidées de la part de la petite personne : mais c’étoit à Paris,en Sorbonne où le diable m’attendoit : plus fin que moi y eut été pris,comme on va le voir.

J’étois un jour retiré fort tranquillement dans ma chambre ;j’étudiois, et je réfléchissois sur les moyens les plus efficacesd’abréger un noviciat qui me pesoit étrangement, lorsque le portier ducollège, dont j’achetois les complaisances, vint m’avertir qu’il yavoit à la porte dans un carrosse un jeune abbé qui demandoit sij’étois visible et seul, et qui témoignoit beaucoup d’empressement deme voir.

J’avois une infinité de connoissances de mon âge, aussi sans m’arrêterà deviner qui ce pourroit être, je dis simplement au portier de fairemonter : il m’obéit, et quelque temps après, ayant entendu du bruit àma porte, je m’avançai, et je crus voir entrer un jeune ecclésiastiqued’une figure charmante, dont les traits m’étoient d’abord inconnus. Ils’avança vers moi en rougissant.

- Vous ne me reconnoissez pas me dit-il d’une voix touchante et malassurée ? peut-être, après tout, est-ce un bonheur pour moi ; unedémarche aussi hasardée que la mienne, ne pourra peut-être vousinspirer qu’un odieux mépris pour la malheureuse Clairette.

Jugez de ma surprise, je restai confus et interdit : le bel abbé ouClairette, comme on voudra l’appeler, étoit tombé à mes genoux, ettenoit mes mains qu’il arrosoit de ses larmes.

O amour, ou plutôt, ô Dieu du plaisir ! que ton attrait est puissantsur un coeur jeune et fougueux ! jamais je ne me suis piqué de cruautéenvers le beau sexe, et d’ailleurs, de quel front aurois-je pu rebuterune aimable enfant, qui venoit mettre son sort, sa vie, et tous sescharmes à ma disposition.

Je la relevai avec ardeur, et la serrant dans mes bras, je luiprodiguai les noms les plus tendres, et les plus propres à la rassurer: pendant ce temps-là, monsieur le futur docteur s’échauffoitterriblement dans son harnois : l’ennemi qui veilloit pour ma défaite,m’avoit environné et surmonté, je sentois son aiguillon redoutable,qui, à chaque moment, me piquoit avec fureur ; je ne savois pas demeilleur remède à la tentation que d’y succomber. Malheur à toutlecteur et à tout critique devant qui je ne trouverai pas grâce ! c’estcertainement plus mauvais signe pour lui que pour moi.

J’accablai donc de caresses mon nouveau collègue, et pour lui épargnerun aveu qui auroit redoublé sa confusion, je l’entraînai doucement versune alcôve qui recélait le plus humble des grabats : je ne cessois dela baiser, chemin faisant, et de l’encourager par tout ce que jecroyois de plus propre à surmonter un reste de timidité naturelle ausexe, surtout après une démarche si hardie.

A peine l’eus-je fait asseoir sur le lit, que déboutonnant avecprécipitation sa soutane, je portai mes mains sur son sein, dont lablancheur éblouissante étoit encore infiniment relevée par le contrastede l’habillement. Dieu, que d’attraits ! que de beautés ! je ne savoislaquelle méritoit préférablement mes baisers et mes hommages, jem’enivrois de plaisirs sans pouvoir m’en rassasier : Clairette, latendre Clairette, à demi vaincue, ne se défendoit plus que faiblement.

Enfin, en proie aux transports les plus vifs, j’achevai d’écarter tousles vêtemens et les obstacles qui s’opposoient à mes désirs ; heureuxabbé ! que de charmes devinrent la proie de tes mains et de tes regardsavides ! Rien ne fut plus capable de m’arrêter, la Sorbonne entièreauroit en vain tenté de me faire quitter prise : bientôt je renversaiClairette sur mon lit, et je hâtai sa défaite et mes plaisirs, avec unevigueur qui m’étoit bien nécessaire en cette occasion : ce fut plutôtun massacre, que le sacrifice volontaire d’une victime ; le sang coulaà flots, les larmes s’y mêlèrent, larmes précieuses ! entrecoupées desoupirs brûlans, suivies d’une volupté indicible ; le grabat demonsieur le docteur gémissoit sous les coups redoublés dusacrificateur, mais il étoit à l’épreuve, une couchette en tel cas estun meuble impayable ; si j’eusse eu en sa place le lit mollet demonseigneur, mon oncle, nous étions perdus ; il se seroit écroulé avecfracas, et nous auroit ensevelis sous ses ruines.

Revenus de notre première ivresse, ma chère Clairette, plus enhardie,m’avoua qu’elle n’avoit pu s’opposer au penchant qu’elle avoit conçupour moi à la première vue ; qu’il n’avoit fait qu’augmenter pendantnotre séjour à la campagne, qu’elle avoit été désespérée de l’airindifférent avec lequel je recevois toutes ses marques d’attention ;qu’enfin notre séparation n’ayant fait qu’aigrir son mal, au lieu de laguérir, elle s’étoit déterminée à se servir de ce déguisement pourvenir m’offrir son coeur et sa personne, résolue de se cacher aux yeuxde tout l’univers, si je venois à recevoir ses offres avec mépris. Jela remerciai, du mieux qu’il me fut possible, du don précieux qu’ellem’offroit ; et m’imaginant que je serois en effet un lâche, si jefournissois si peu de courses dans un si beau champ, je me mis endevoir de lui donner de nouvelles marques de reconnoissance : nosplaisirs recommencèrent donc avec plus de vivacité que jamais ; lemodeste grabat trouva encore place dans la conversation, et nous futd’une merveilleuse utilité. Enfin elle me quitta après que nous nousfûmes donné mille témoignages de la passion la plus emportée, et elleme promit de faire usage le plus fréquemment qu’elle pourroit, d’undéguisement si favorable à amour.

Elle me tint exactement parole, et nous goûtâmes ensemble des plaisirsinexprimables pendant le cours de quelques mois qu’elle me rendit defréquentes visites ; mais j’étois trop heureux pour que cela pût durer.Je m’étois toujours conservé en faveur auprès de la marquise, etj’avois plus d’une raison pour cela, c’étoit le ressort qui faisoitagir la libéralité de mon oncle,  et souvent même la sienne ysuppléoit ; mais il ne se pouvoit pas faire que je cultivasse deuxplantes à la fois, sans qu’il fût aisé de s’apercevoir que mes soinsétoient partagés. Clairette sentoit bien la nécessité du partage, aussin’en étoit-elle que médiocrement en peine ; mais la marquise ne fut pasd’une composition si aisée : elle connut bientôt à la tiédeur de messoins, et à la rareté de mes hommages, que j’aliénois un fonds dontelle s’étoit flattée d’avoir l’entière propriété : trop instruite pourse persuader qu’elle m’arracheroit la vérité, et trop dissimulée pourme faire une scène qui n’auroit point abouti à l’éclairer, elle seborna à faire épier soigneusement mes démarches : bientôt, sans lesavoir, je fus surveillé de près, et elle ne tarda pas à apprendrequ’un jeune abbé me rendoit de très longues et très fréquentes visites; elle sut avec la même promptitude qui c’étoit, et la trahison qu’ellesoupçonnoit. J’ignore encore par quel moyen elle put se procurer deslumières si subites et si certaines ; quoi qu’il en soit, sa vengeancefut aussi prompte que les claircissemens ; la malheureuse Clairette,victime de ses fureurs, fut enlevée brusquement et renfermée àSainte-Pélagie, pour servir d’exemple aux soubrettes qui s’avisent deplaire davantage que leurs maîtresses.

J’ignorai pendant quelques jours cette catastrophe ; mais enfin nel’ayant point vue arriver à son ordinaire, un jour qu’elle avoit choisielle-même pour venir me voir, ni le jour qui le suivit, je commençai àconcevoir quelques inquiétudes. Je devois aller dîner chez mon oncle lelendemain ; je sortis avant l’heure ordinaire, et je fus me présenter àla porte de la marquise ; elle me fut refusée ; cela m’étonna, je nepus même obtenir d’éclaircissemens du suisse, et je fus réduit àprendre langue aux environs, où des voisins charitables m’instruisirentque Clairette avoit été enlevée, sans qu’on sût où elle avoit étéconduite, ni pourquoi. Je pris le chemin de l’hôtel de l’évêque, audésespoir de cette aventure, mais j’étois bien éloigné de prévoir cequi m’y attendoit : mon oncle me reçut avec un froid glaçant.

- Le roi, me dit-il, vient de m’accorder pour vous, l’abbaye de… ;c’est un bénéfice considérable, et qui tomboit en ruine par la faute devotre prédécesseur : l’oeil du maître aura bientôt remédié à ce désordre; d’ailleurs il est dans les règles que vous alliez prendre possession.

Je pâlis à cet ordre terrible, mais que devins-je quand il me signifiaqu’il falloit partir la même nuit, ou entrer au séminaire le lendemain.Un frisson mortel courut dans mes veines ; ce séminaire terriblem’épouvantoit. D’un autre côté, quitter Paris sans savoir ce qu’étoitdevenue Clairette, cette Clairette qui ne s’étoit perdue que pour moi ;jamais de ma vie je ne fut réduit à une si étrange perplexité. Pourm’achever, la perfide marquise arriva gaie et triomphante ; elle mefélicita de mon nouveau grade, d’un air goguenard et méchant, et appuyacomme une forcenée pour le départ : ainsi malgré mes ruses et mondépit, il fut fixé au soir après souper. En vain voulus-je m’échapper,sous prétexte d’aller chercher mes hardes à mon collège ; on eut lacharité diabolique de m’épargner encore ce soin ; on me garda à vuetout le jour, et le moment du départ arrivé, sans entrer en aucundétail, le docteur de Sorbonne, nouvellement abbé commendataire, futemballé dans une berline avec un vieux singe, valet de chambre ougouverneur, espèce d’animal amphibie, d’une figure et d’une humeurrevêche, qui, pour comble de désastre, fut chargé du magot, afin de metenir mieux en bride ; de sorte qu’il fallut me borner à attendre monretour pour m’instruire du sort de Clairette et prendre, en enrageant,le chemin de mon abbaye.

Le souvenir de cette malheureuse maîtresse m’occupa pendant tout lecours de mon voyage ; ce n’est pas que je fusse prévenu d’uneinclination violente pour elle, mais j’ai toujours eu le coeur bon etcompatissant, et j’étois véritablement touché du sort de cette pauvreenfant, dont j’avois en quelque sorte occasionné la perte ; cependantla nécessité m’obligea de mettre des bornes à mon inquiétude, jusqu’àce que mon retour à Paris me fournît l’occasion de lui rendre desservices plus essentiels que celui de m’affliger inutilement pour elle.Je fis aussi bien des réflexions sur le lieu de mon exil, et sur la vieque j’allois y mener ; je m’en faisois d’avance une image affreuse ;jamais mon inclination ne s’étoit tournée du côté de la vie champêtre,je détestois tout ce qui avoit l’apparence de solitude : les bois, lesfontaines, les ombrages, les ruisseaux roulant leur onde sur un sableargenté, enfin toutes les doucereuses fadaises dont messieurs lespoètes lyriques farcissent leurs insipides ouvrages, tout cela, dis-je,avoit toujours excité en moi beaucoup d’ennui, et pas le moindre petitdésir. L’endroit où j’allois, étoit éloigné des grandes villes :j’avois, il est vrai, des voisins de Paris, gens en place et de bonnecompagnie, mais nous n’étions pas encore dans la saison où ils venoienthabiter leurs terres, et je sentois combien j’avois à m’ennuyer en lesattendant. De me résoudre à voir la noblesse campagnarde, oh ! il n’yavoit pas moyen, c’eût été vouloir de propos délibéré être homicide desoi-même, en s’exposant à périr d’angoisse et d’ennui. Le seul partidonc qui me restoit à prendre, étoit d’être seul, et de faire deschâteaux en Espagne ; car je n’avois pas un seul livre, et j’alloishabiter avec les plus ignorans de tous les moines, qui, à coup sûr,faisoient bien moins de cas d’une bibliothèque que d’un cellier, et jene soupçonnois pas à aucun d’entre eux, une conversation capable de medérober à l’ennui dont j’étois menacé.

J’arrivai avec ces favorables préventions, et je ne trouvai rien aupremier coup d’oeil qui fût capable de les détruire. Mon palais futurétoit un vieux bâtiment gothique, fait à plusieurs reprises et composéde mille lambeaux : le lieu le plus délabré, étoit l’église ; quoiquenous fussions encore dans une saison rude, il n’y avoit presque pas uneseule vitre, ce qui me prouva bien que ce n’étoit pas là où cesmessieurs se tenoient le plus souvent. Cinq à six grosses figuresnoires, bardées de scapulaires, et assez gras pour des chanoines decampagne, vinrent me recevoir à mon carrosse ; et l’un d’entre eux merégala d’un compliment dont il avoit heureusement oublié les troisquarts, mais qui me laissa remarquer, dans le peu qu’il m’en débita,l’éloquence rouillée des orateurs de campagne. On me conduisit à monappartement à travers les cours de l’abbaye, où je remarquai, enpassant, des basses-cours pleines d’une honnête quantité de toutessortes de volailles, qui me fit prendre assez bonne opinion de laprudence de mes confrères : les dedans de la maison étoient plus rianset plus commodes que les dehors ne sembloient le promettre ; onretrouvoit toujours, quoique dans un genre inférieur à celui de mononcle, cette modeste précaution, cette attention charitable de seprocurer toutes les commodités de la vie : ma chambre à coucher surtoutparoissoit le palais du sommeil, la tournure de l’alcôve et desmeubles, les vues même de l’appartement, tout excitoit à dormir lesdeux tiers de sa vie, et le désoeuvrement invitoit naturellement àemployer l’autre tiers à manger : c’étoient deux points que messieursmes confrères remplissoient religieusement. En général la maison étoitbien tenue, mais ce fut bien autre chose quand j’eus vu le réfectoireet la cave : quelle netteté ! quel soin ! que de précautions pour êtrecalfeutrés et à l’abri des injures de la saison ! Il étoit bien aisé devoir que c’étoit là le lieu le plus habité de la maison. Quant à lacave, elle étoit immense ; et quoiqu’elle fût toujours l’objet deslamentations de mes confrères ; j’en ai vu peu d’aussi bien fournies :il est vrai qu’elle avoit souvent besoin de renforts, mais laProvidence avoit soin d’y pourvoir, et ce n’étoit pas une petite preuvede sa puissance, qu’elle pût désaltérer si bonne compagnie. Quant àl’église, je ne le répéterai pas, c’étoit le repaire de tous les ratset de toutes les araignées du pays, qui y tenoient un synode qu’onn’interrompoit guère.

Je n’oublierai cependant point ici un trait de prudence de mesconfrères, qui étoit une chapelle dédiée à je ne sais plus quel saint,mais qui guérissoit infailliblement de tout : la canton n’avoit garded’en douter, et on voyoit attachés au mur un grand nombre de bras, dejambes et de têtes, dont les corps se portoient très bien au moyen decette précaution ; et cependant il n’étoit question pour les habitans,que d’entretenir d’huile quelques lampes, et de fournir un habit ausaint le jour de la fête : il est vrai qu’il falloit que tout le mondey concourût, sans quoi le saint faisoit manquer la récolte, mourir lesbestiaux, accoucher les femmes avant terme, et mille autres disgrâcesterribles que mes humbles confrères annonçoient amicalement, et commede la main à la main, ce qui échauffant la charité des fidèles, faisoitarriver la prétendue provision du saint, dont la moitié semétamorphosoit en vin, et le reste en meubles de basse-cour.

Mes confrères à l’aide de cette petite dévotion, d’un revenu honnête etde leur petit nombre, menoient une vie animale assez heureuse :d’ailleurs leurs amusements consistoient à aller chasser avec tous leshobereaux du voisinage, chez qui ils s’établissoient en vrais enfans dela sainte Église, c’est-à-dire qu’une légion de diables ne les enauroit pas fait désemparer : ils cajoloient les femmes et s’enivroientavec les maris ; se prêtoient à tous leurs ridicules, entroient dansleurs querelles, écoutoient patiemment leur généalogie, jouoient auxdames toute la journée ensemble, ainsi du reste.

Jugez, mon cher marquis, quelle vie pour un homme de mon humeur !n’auroit-il pas autant valu m’enterrer tout vif que de fréquenterpareille compagnie ? C’est aussi à quoi je me déterminai : et pourdiminuer en quelque sorte l’ennui dont j’étois menacé, je demandai entremblant qu’on me menât à la bibliothèque. Un de mes moines, qui étoitdécoré du titre imposant de bibliothécaire, s’agita avec chaleur pouren trouver la clef : ce fut un embarras et une confusion terrible dansmon troupeau à cette nouvelle ; les plus anciens d’entre eux ne sesouvenoient pas d’y être jamais entrés ; enfin nous fûmes obligésd’enfoncer la porte. Monsieur le bibliothécaire m’introduit avecemphase dans une grande pièce ornée des quatre murailles, où j’aperçusdans un coin quelques livres entassés et couverts de poussière : j’eneus bientôt fait la revue, une armée de rats me cédèrent la place aupremier mouvement que je fis pour y toucher : ils consistoient enquelques missels délabrés et gothiques ; une vieille édition ducuisinier françois ; un traité de l’indigestion, par un moine de Cluny,et l’éloge de l’ivresse, qui paroissoient être de la même plume ; maisl’auteur, par un excès de modestie, n’y avoit point mis son nom. Jerendis ces utiles monumens à leur première destination, bien guéri pourtoute ma vie de la curiosité de voir aucune bibliothèque de chanoine.

Ma seule ressource, fut donc la solitude et les rêveries, jusqu’à cequ’il plût à mon oncle de me rappeler au paradis terrestre dont ilm’avait chassé.

Je me croyois assurément bien à l’abri des aventures dans un lieu sireculé, lorsque le sort, qui me préparoit de nouvelles scènes, m’ensuscita une qui servit à me prouver clairement que l’ordre desévénemens de notre vie est une chose contre laquelle toutes les règlesde la prudence humaine viennent toujours échouer.

Il y avoit quelques mois que je vivois tranquillement dans mon abbaye,lorsque je fus obligé, pour quelques discussions qui regardoient mesprébendes, d’aller à B… ville épiscopale dont je dépendois. J’y passaiquelques jours avant que ce qui m’y amenoit fût terminé et n’y ayantrien vu dans les deux sexes qui me parût mériter ni liaison, niattention, je repris le plus promptement qu’il me fut possible lechemin de mon asile. Je n’en étois plus qu’à environ trois lieues etprêt à quitter le grand chemin pour en prendre un de traverse qui yconduisoit, lorsque mes oreilles furent frappées de quelques crisperçans qu’on poussoit à cent pas de moi ; j’ordonnai à mon postillonde tourner de ce côté-là, malgré toute la prudence ecclésiastique quisembloit me le défendre.

J’aperçus devant moi un carrosse à six chevaux dont un essieu dederrière étoit cassé, et qui étoit renversé dans les boues ; jedescendis précipitamment de ma chaise et voyant une livrée qui nem’étoit pas inconnue, je demandai à un des gens qui étoit sa maîtresse? Il m’apprit que c’étoit la présidente de S… qui alloit à une fortbelle terre qu’elle avoit à deux lieues de là, et à cinq de mon abbaye; qu’elle étoit dans son carrosse avec son intendant et deux de sesfemmes et qu’elle avoit perdu connoissance par la frayeur qu’elle avoiteue. Effectivement ses femmes demandoient du secours à grands cris, etje fis tant, par mes efforts et ceux de mes gens qui suivoient, quenous parvînmes à les dégager de la voiture.

La présidente eut de la peine à reprendre ses sens, je la reconnus à lapremière vue ; je me souvenois de l’avoir rencontrée à Paris : elleétoit jeune et d’une figure charmante, je formai dans l’instant le pland’une liaison avec elle, et la réputation où je savois qu’elle étoit defemme galante, fut une raison de plus pour m’affermir dans mon projet,et m’en faire espérer un heureux succès.

Elle parut recevoir mes soins avec reconnoissance et me regarder mêmeavec quelque espèce d’attention : dans les idées que je venois deconcevoir, je lui représentai que sa voiture ne pouvoit point luirendre aucun service, jusqu’à ce qu’on eût envoyé chercher un ouvrierau village le plus prochain qui étoit à près d’une lieue ; j’ajoutaique la nuit étant prêt à tomber, il ne convenoit pas qu’elle restâtexposée à mille inconvéniens fâcheux sur un grand chemin, et jem’offrois de la mener à sa terre avec ma voiture et de laisser ses gensavec la sienne, jusqu’à ce qu’elle fût en état de marcher. Elle fitquelques difficultés à travers lesquelles j’entrevoyois qu’ellen’auroit point été fâchée d’être pressée ; j’insistai, et enfin elleaccepta, avec une apparence de confusion.

Je lui offris la main, et après avoir donné des ordres à ses gens, nousmontâmes dans ma voiture et nous prîmes le chemin de sa terre.

A peine fûmes-nous seuls, que la connoissant trop bien de réputationpour prendre les choses de trop loin avec elle, je lui fis une histoirequi, quoique vieille et usée, me parut encore d’assez bon aloi en cetteoccasion. Je fis un vrai coup de théâtre, je jouai le surpris,l’anéanti, le confondu, je m’attristai par degrés, et bientôt je devinsd’une mélancolie affreuse, je pleurai même, car c’est un don que jepossédois, j’avois les larmes à commandement, et c’est un pointessentiel et peut-être une des amorces les plus adroites par où onpuisse prendre les femmes ; on me fit des questions sur mon état, onparut s’y intéresser, je soupirois avec un air hypocrite, je nerépondois point, mais je me faisois une violence extrême pour ne pointéclater de rire ; enfin elle me parut s’attendrir et elle voulut savoirabsolument quelle étoit la cause de ce chagrin si subit.

Je lui dis enfin d’un ton de tartufe, que je n’attribuois qu’à monétoile l’aventure désespérante qui m’arrivoit, sans l’en rendre enaucune façon responsable. Elle me conjura de m’expliquer et lorsquej’eus mis en jeu tous les lazzis nécessaires en pareille occasion, jelui avouai, avec un tremblement et une confusion étudiée, que jel’adorois depuis longtemps, que j’avois eu l’occasion de la voirplusieurs fois à Paris, sans avoir jamais pu trouver celle de me faireconnoître d’elle, quoique je l’eusse cherchée avec ardeur. J’ajoutaimille plaintes de mon sort, qui me la faisoit rencontrer pour redoublermes peines et enfoncer davantage le trait qui déchiroit mon coeur :enfin je fis le passionné, l’amant transi, le héros de roman.Heureusement j’avois affaire à une bégueule, qui quoique toujours prêteà se rendre, vouloit être attaquée dans les formes et domptée par lesentiment qu’elle jouoit sans cesse ; en un moment je tournai sa petitetête de façon que c’étoit une pitié. Elle me répondit d’abord par tousles lieux communs que les sottes faciles emploient en pareil cas : «les amans ne sont jamais contens, votre figure et la tournure de votreesprit me reviennent assez ; je sens que je vous aimerois beaucoup,mais, vous autres hommes, vous êtes insatiables ; si je suivois monpenchant, bientôt vous exigeriez des choses… »

Je l’assurai bien positivement que j’avois trop de respect pour ellepour me conduire de la sorte : je vis qu’elle doutait de ce que je luidisois ; j’ajoutai des protestations et des sermens, et pour y donnerplus de poids, je me mis, pour passer le temps, à prendre des baiserssur sa bouche, et à visiter quelque peu sa gorge.

- Finissez donc, me disoit-elle d’un ton nonchalant : ah ! mon petitabbé, que vous êtes libertin ! à mon retour à Paris, j’en instruiraivotre oncle.

Je ne répondois à ces menaces, qu’en continuant mes occupationsphilosophiques. En cet instant, nous passâmes à un endroit où le cheminétait fort rompu, et où, par conséquent, le cahot de la voiture étoitbien plus sensible : elle eut encore peur de verser, et elle se penchaentièrement sur moi avec un air de frayeur assez bien imité. Jem’empressai de mon mieux à la rassurer.

Je sais que dans le coeur humain le sentiment le plus fort détruittoujours le plus foible ; je n’en savois qu’un au-dessus de la peur, jeme hâtai de l’employer : je m’étois emparé de sa gorge avec un empirequ’elle n’osoit plus me disputer ; une main étoit employée à cetoffice, et l’autre étoit libre : je lui fis prendre un chemin différent; certaine poche se présenta fort à propos, et me fit arriver ausanctuaire des plaisirs par l’escalier dérobé.

On me résistoit encore, si faiblement, on avoit tant d’envie d’êtrevaincue, que partout ailleurs ce moment eut été celui de mon triomphe,et la place eut été emportée d’emblée ; mais je craignoisl’indiscrétion des mouvemens, et les jugemens qu’en auroient porté mesgens qui étoient derrière la voiture : je me contentai donc deconstater mes droits, en reconnoissant la place et tous les environs ;j’achevai de les établir par certain expédient qu’on met en usage dansles occasions où on ne peut faire mieux.

- Ah ! finissez, monsieur, me disoit-on ; mais qu’est-ce que cettefolie-là ? Oui… en vérité… cela est bien spirituel… pour moi je ne vousconçois pas… ah !... ah !.... mon ami… mon cher abbé ! je brûle… jen’en puis plus… ah ! finissez donc… comme vous m’accommodez !

Avec ces propos et d’autres minuties semblables, nous arrivâmes à saterre, où, rancune tenante, elle m’offrit de passer quelques jours avecelle : on me donna l’appartement de monsieur le président qui ne devoitarriver qu’aux vacances, et si je n’entrai pas dans tous ses droits dèsla même nuit, c’est qu’il ne nous fut pas possible, dans ce premierdésordre, de prendre certains arrangemens. J’en parlais cependant ; onreçut ma proposition comme un badinage ; mais comme j’insistoisvivement pour que cela eût lieu la même nuit, on me dit que j’étois uncerveau brûlé, et que je n’avois qu’à venir le lendemain à son lever,parce qu’on vouloit achever de me gronder : je promis, et je tinsparole, bien résolu de me mettre dans le cas d’être grondé plussérieusement. La présidente étoit au lit dans un négligé qui n’étoitpas sans dessein : je la trouvai mille fois plus charmante.

Effectivement, c’est une grande femme bien faite et de bon air ; brune,avec de grands yeux noirs qui disent tout ce qu’on veut, et le disentd’une façon fort tendre ; la taille admirable, la jambe belle, peu degorge, et très docile comme il convient aux femmes d’un certain monde,en tout un port de reine. Elle fit tout son possible pour me gronder,et moi pour l’interrompre : enfin après quelques préludes, dont jeconnoissois trop le prix pour m’en dispenser, je me précipitai surelle, et la couvrant de caresses, j’obtins les dernières faveurs commepar escalade, et je me plongeai dans une mer de délices, dont j’étoisprivé depuis quelque temps.

La présidente fit tout ce qu’une femme qui a du monde ne manque jamaisde faire en pareil cas ; elle bouda, sanglota, dit qu’elle étoit bienmalheureuse, que les hommes étoient bien dangereux, qu’elle ne vouloitplus me voir, qu’elle ne me pardonneroit jamais ; ensuite elle s’apaisad’elle-même, car j’eus la malice de n’y rien mettre du mien : et quandje la vis bien radoucie, je lui laissai faire autant d’avances pourobtenir d’être encore insultée, qu’ils m’en avoit coûté pourl’insulter. On doit sentir que cela fut court ; je satisfis en galanthomme, et notre commerce fut établi dès lors avec une confianceinconnue aux amours de roman.

Je goûtai pendant quelque temps tous les charmes attachés à uneintrigue libre et dégagée de passion : la présidente étoit une femmeunique pour ce genre d’affaire ; je me figurois même qu’avec uneoccupation semblable je pourrois oublier Paris, lorsque je vis arriverchez elle un certain grand moine gris, qui faisoit le beau fils,connoissance de Paris, qu’on avoit enrôlé pour venir dire la messe auchâteau pendant les vacances, et qu’on destinoit à plus d’un usage,comme je le reconnus bientôt.

L’observantin étoit un grand drôle brun, à sourcils noirs, carré ettaillé à profit ; l’oeil vif, la jambe belle et nerveuse, enfin l’un desplus vigoureux étalons du troupeau franciscain : il avoit la mainpotelée, se mêloit de musique, racloit de la viole, savoit millechansons, mille quolibets, mille rébus de campagne, disant le petit motà la dérobée à toutes les soubrettes et visant à la maîtresse, croquanttoutes les femmes de cent pas, enfin tel que le voilà.

La présidente, qui étoit connoisseuse, l’avoit retenu : je ne sais s’ilavoit été un de mes devanciers, mais au moins ne tardai-je pas à êtreconvaincu qu’il étoit choisi pour mon successeur.

J’avois gagné, par mes caresses et par mes présens, une des femmes dela présidente, qui me fournit le moyen de m’éclaircir de ce que jesoupçonnois : une après-dînée, je feignis d’aller à mon abbaye, jerentrai sans être vu, et je fus me poster dans un cabinet qui touchoità l’appartement de la présidente.

Une porte vitrée couverte d’un rideau me déroboit à sa vue, et lepremier objet qui me frappa, fut ma digne maîtresse dans un habit fortléger, et propre à son occupation, avec le robuste moine quis’approchoit d’elle tout rayonnant de gloire, et produisant des chosescapables d’anéantir, et de révolter même par le peu d’apparence et larareté dont elles sont.

J’avoue que, quoique je m’attendisse à quelque chose d’approchant, jefus confondu de l’apparition : mais mon étonnement et ma rage netardèrent pas à monter au comble, lorsque je vis la présidente seprêter aux lubriques transports du franciscain qui, après quelquespréludes brusques, qui se sentoient bien de ses besoins et de sa robe,se précipita sur un lit de repos, où se débarrassant de son incommodejaquette, il s’empara tyranniquement de tous les charmes que je croyoismon domaine, et commença une joute aussi rude que désagréable pour unspectateur intéressé comme je l’étois.

J’étouffois de rage dans mon asile, vingt fois je fus sur le point desortir, et de sacrifier ces deux misérables à ma colère ; mais lacrainte que j’eus que ma vengeance ne fût pas assez complète, et que sevoyant sans témoins, ils n’eussent l’effronterie de tout nier, meretint, malgré moi, et me fit différer ce que j’étois bien résolu de nepas laisser perdre. Il n’étoit plus question de douter de laconsommation du sacrifice, le cordelier n’étoit pas homme à me laisserlà-dessus la moindre consolation.

Si j’eusse été incrédule, que j’eusse voulu démentir mes yeux, et nepas ajouter foi aux premières preuves, il se disposoit à en fournirsuccessivement un assez grand nombre pour vaincre l’incrédulité la pluscoriace.

Je me le tins pour dit ; je me connoissois trop bien en gens pourconserver la moindre espérance ; d’ailleurs j’étouffois de colère de mevoir joué aussi cruellement, et je sortis pour aller méditer plustranquillement la vengeance éclatante que j’étois résolu d’en tirer.

J’avois avec moi deux de mes gens en qui j’avois assez de confiance, etque j’avois pris après le décès du vieux reître qui m’avoit suivi ; ilavoit pris la peine de passer à une meilleure vie, en quoi il m’avoitrendu un signalé service.

Je l’avois remplacé par deux drôles dont j’étois sûr, gens sans crainteet sans scrupule, avec une honnête dose de libertinage, en un mot, telsqu’il les faut à de jeunes gens ; l’un des deux avoit gagné les bonnesgrâces de la soubrette qui étoit dans mes intérêts, ce qui favorisaencore notre projet. Je ne tardai point à savoir par son canal, que lemoine passoit avec la présidente toutes les nuits, pendant lesquelleselle pouvoit se flatter de n’être pas interrompue ; je dirigeai monplan sur ces lumières.

Peu de jours après, je feignis un voyage à mon abbaye, ce quim’arrivoit presque toutes les semaines : je pris congé de laprésidente, et je rentrai à la brune par une porte du parc que lasoubrette eut soin de nous ouvrir : nous nous cachâmes, moi et mesgens, dans une ferme qui tenoit au château ; vers le milieu de la nuitnotre confidente vint nous avertir que sa révérence étoit entre deuxdraps avec la présidente, et nous introduisit sans bruit dans la maison.

Je ressentis à cette nouvelle une émotion mêlée de joie, de rage et dedépit ; j’étois aussi confondu de la certitude de ce que je craignois,que si je n’eusse pas dû raisonnablement m’y attendre.

Sexe perfide ! disois-je en moi-même, quelle confiance puis-jedésormais prendre en toi, lorsque je vois une femme qui me prodiguoit,il y a peu de jours, les caresses les plus vives, me quitter, et pourqui ? pour un moine, c’est-à-dire, pour le rebut, pour l’opprobre de lanature.

Je ne pouvois me lasser d’admirer de quelle méprisable espèce une femmebien née et d’une éducation cultivée s’étoit laissé coiffer ; je nedonnerai point de nom aux transports qui m’agitoient, peut-être lavanité y entroit-elle bien pour les trois quarts ; quoi qu’il en soit,je n’étois ni d’âge, ni en lieu d’examiner la nature de mes mouvemens,je ramassai tout ce qui me restoit de sang-froid pour poster mes gens,comme nous en étions convenus, le plus à portée qu’il fut possible del’appartement de la présidente.

Tout sembloit conspirer à la réussite de mon dessein ; les domestiquesde la présidente, qui étoient en petit nombre, gens lâches etefféminés, couchoient dans une aile séparée du corps du logis où nousétions ; la soubrette, selon notre projet, me fit placer près del’appartement de sa maîtresse, et se mit ensuite à crier au voleur detoutes ses forces ; le bruit pénétra jusqu’à son lit, et j’entendis dela porte les premières marques de leur frayeur.

Craignant que le penaillon ne se dérobât à ma vengeance, j’entraipromptement dans la chambre où ils étoient au lit ensemble, suivi demes deux déterminés laquais, chacun armé, ainsi que moi, à toutévénement, d’une paire de pistolets, et outre cela d’un fouet,instrument terrible et très nécessaire au dénouement de la pièce. Jetournai une lanterne sourde que j’avois dans ma main, lorsque je fusvis-à-vis du lit.

Qu’on juge de l’étonnement du couple amoureux à une apparition siimprévue ; j’étois pour eux une seconde Méduse. Ils demeurèrentpétrifiés ; à quelques discours qui échappèrent à la présidence dans lepremier transport de sa colère et de sa honte, je ne répondis que pardeux ou trois phrases laconiques, qui l’instruisirent en peu de mots detous les mépris qu’elle m’inspiroit.

Quant à monsieur le moine, il n’en fut pas quitte à si bon marché : ils’étoit jeté précipitamment hors du lit, et cherchoit ses habits et uneissue pour s’échapper ; mes gens ne lui permirent ni l’un ni l’autre.

A un signal que je fis, ils firent tomber leurs fouets vengeurs sansaucune pitié sur son dos ; le pauvre diable faisoit des cris et deshurlemens qui me réjouissoient infiniment. Il s’en falloit de beaucoupqu’il fût alors dans un état aussi brillant que lorsque j’avois ététémoin de ses prouesses à travers la porte vitrée : tout étoit chez luien très humble et très chétive posture. Ce qu’il y avoit de fortplaisant, c’étoit l’attitude de la présidente pendant cette scène.

Mes ricaneries la désoloient d’une étrange façon, elle vomissoit contremoi mille invectives qui achevoient de me combler de joie.

Mes gens, qui avoient mes ordres, après avoir régalé le franciscain enenfant de bonne maison, lui livrèrent exprès passage : il ne manqua pasd’en profiter et de fuir, en jetant des hurlemens affreux au traversdes appartemens, pour gagner les cours et trouver quelque asile contrenotre rage ; mais c’étoit précisément ce que nous demandions ; nous lepoursuivîmes en le chassant comme un lièvre, et ne cessant de luiépousseter les épaules.

Enfin nous arrivâmes, le pourchassant toujours dans la grande cour duchâteau où nous trouvâmes quelques domestiques demi nus, quiaccouroient pour savoir la cause d’un si horrible vacarme : la vue d’unpistolet, dont chacun de nous avoit la main pourvue, leur en imposaassez pour nous laisser achever notre vengeance.

La présidente crioit de toutes ses forces, d’une fenêtre, que l’on fîtmain basse sur nous ; que nous étions des malheureux, des voleurs, desassassins. Quelques paroles suffirent pour arrêter toute cettecanaille, et leur apprendre l’histoire en deux mots ; ils demeurèrentanéantis et confondus.

Cependant nous ne cessions de toucher sur le pauvre diable, le sangruisseloit de tous côtés : enfin voyant qu’il ne lui restoit aucunmoyen d’échapper à notre rage, il prit le parti, malgré la rigueur dela saison, de se jeter à corps perdu dans un bassin qui servoit àabreuver les chevaux et le bétail.

Content de ma vengeance, et satisfait de le laisser dans un lieu sicapable d’éteindre les feux de sa lubricité, nous sortîmes sans quepersonne osât nous disputer le passage, et je fus rejoindre ma voituredans un endroit écarté où elle m’attendoit ; j’y trouvai la soubrettequi nous avoit si bien servis, qui n’avoit pas jugé à propos de courirles risques de rester avec sa maîtresse après lui avoir rendu un pareilservice : un de mes gens lui avoit promis de l’épouser, ainsi je mechargeai d’elle sans scrupule et nous reprîmes le chemin de mon abbaye.

J’y trouvai en arrivant des lettres qui m’apprenoient que mon pèreétoit à la dernière extrémité, et qu’il vouloit me voir ; on merecommandoit de ne pas différer mon départ d’un moment.

Cette nouvelle m’affligea beaucoup, mais, d’un autre côté, je ressentisde la satisfaction de quitter un pays où j’imaginois bien que cettescène ne manqueroit pas d’être incessamment divulguée, n’ayantd’ailleurs aucune espèce d’amusement qui pût me le faire regretter ; jedis à mes chanoines un adieu que j’espérai être éternel, et je reprissans délai le chemin de Paris.

Je ne pus m’empêcher de faire en chemin quelques réflexions surl’aventure qui venoit de m’arriver ; je ne doutois pas qu’elle ne fîtl’éclat le plus déshonorant pour la présidente, et que, par uncontrecoup nécessaire, je n’y fusse mêlé désagréablement pour un hommede ma robe : je sentis l’inconvénient et le tort que cela pourroitfaire aux projets de mon oncle sur moi, et je fis un ferme propos deregarder de plus près aux femmes avec qui je contracterois désormaisdes liaisons ; car de m’en passer tout à fait, cela n’entroit point dutout dans mes arrangemens.

Je comptois donc, en conséquence, être à l’abri à l’avenir de scènessemblables ; mais je n’étois pas au bout, comme on va le voir.

Je trouvai, à mon arrivée à Paris, que mon père venoit d’expirer, etque mon frère étoit dans les embarras ordinaires de toutes lessuccessions : je l’avois peu vu jusques alors, et il ne s’est pasprésenté naturellement d’occasion de parler de lui jusques à présentdans le cours de mon histoire.

Vous le connoissez, cher marquis, et vous savez que je n’exagère pointen disant que, tant pour les avantages de la figure que pour ceux del’esprit et du caractère, peu de cavaliers en France pouvoient lui êtrecomparés ; il joignoit à cela une douceur et une cordialité à monégard, qui me firent bientôt oublier l’injustice du sort dans lepartage inégal qu’il faisoit entre nous.

Nous nous aimâmes tendrement, et dans toutes les affaires qu’il eut àdémêler pour la succession de mon père, rien ne se faisoit sans que jefusse consulté.

La cour lui avoit accordé au sortir des mousquetaires, où il avoit faitdeux campagnes, l’agrément d’une compagnie de cavalerie dans lerégiment de… Le printemps qui approchoit l’obligeant à partir pourrejoindre son corps qui alloit servir à l’armée de Flandre, il me donnaun pouvoir général de finir toutes ses affaires, et se reposa avecconfiance sur mon amitié du soin de les terminer le  plusavantageusement qu’il me seroit possible.

Au milieu de tous les détails embarrassans dans lesquels la position denos affaires de famille me jetoient nécessairement, l’occasion seprésenta naturellement de revoir la marquise ; et comme j’avois l’aird’un personnage important et décidé, je l’abordai avec une audace quim’épargna au moins les trois quarts des bouderies qu’elle me préparoit; je crois même qu’il ne m’auroit pas été impossible de renouer avecelle, si l’aventure de la présidente, qui s’étoit répandue à Parisavant mon arrivée, ne m’eût donné une réputation capable de glacer lesfemmes les plus intrépides : elle étoit trop prudente pour s’exposer àune vengeance qu’elle n’auroit pu s’empêcher de mériter : ainsi dès cemoment nous eûmes fait ensemble.

Tout ce que j’en pus tirer, fut de savoir des nouvelles de Clairette,qu’elle m’apprit être sortie de Sainte-Pélagie, et mariée à un honnêtebourgeois qui la rendoit fort heureuse : j’appris avec une satisfactioninfinie la fin des malheurs de cette pauvre fille, et peut-êtreaurois-je cherché à me renouer avec elle, lorsque le hasard me jetadans une aventure imprévue, et vint me précipiter de nouveau dans ungenre de vie que j’avois tant résolu d’éviter.

Parmi les discussions héréditaires dont j’étois chargé, je trouvai lespapiers d’un procès considérable de ma maison contre monsieur le ducde… pour des limites de terre ; nous étions voisins ; c’est quelquefoisassez pour être ennemis irréconciliables ; et cependant le fond de lachose n’étoit pas considérable par lui-même ; la vanité y avoit la plusgrande part, et cela étoit d’ailleurs très susceptible d’accommodement.

Dans le temps que je visitois avec ardeur et étonnement les grimoiresimmenses que ce différend avoit occasionnés, on m’annonça la visited’un ancien avocat, que je connoissois de réputation pour un trèsgalant homme et très éclairé : j’ordonnai qu’on fît entrer, et je nefus pas peu surpris, lorsque après les premières politesses il me ditqu’il étoit depuis longtemps chargé des affaire de la maison de… et quemonsieur et madame la duchesse de… ayant appris la mort de mon père, etque mon frère, à son départ, m’avoit laissé le soin de régler à mavolonté toutes nos affaires de famille, lui avoient donné ordre devenir conférer avec moi pour terminer une ancienne discussion dont lecaractère inflexible de mon père avoit éloigné la fin, et pour laquelleils espéroient que je voudrois bien me montrer plus traitable : ilajouta à ce discours toutes les politesses qui pouvoient me flatterdavantage.

J’avois entendu parler de cette affaire, et même blâmer dans ma famillel’entêtement de mon père à ce sujet.

Dès que nous fûmes entrés dans quelques détails, et que j’eus reconnucombien ses propositions étoient raisonnables et modérées, je ne cruspoint trop m’avancer en l’assurant qu’il ne tiendroit pas à moi quetout ne fût terminé à la satisfaction de ceux qui l’envoyoient. Il mequitta très surpris de ce qu’il appeloit une modération inouïe dans unjeune homme, et très content de l’accueil qu’il avoit reçu de moi.

Comme je n’ai jamais eu, à ma connoissance, certains préjugéscampagnards qui font qu’on tire aux coups de bâtons pour une premièrevisite, je ne crus point faire une démarche basse et hasardée en allantà l’hôtel de. . . . .

Je fus annoncé et introduit à l’instant dans l’appartement du duc qui,à mon seul nom, vint au-devant de moi, et me combla de politesse etd’amitié. Il ajouta qu’il étoit confus de ne m’avoir point prévenuqu’il étoit accablé d’affaires.

- Mais, me dit-il en plaisantant, je pars après-demain pour joindre monrégiment, par conséquent ce n’est point à moi à qui vous aurez affaire; je vais, continua-t-il en me prenant par la main, vous mener à votreadversaire, défendez-vous de votre mieux, car je vous avertis que vousaurez affaire à forte partie.

A ces mots il me conduisit à l’appartement de la duchesse qui étoitbien éloignée de s’attendre à une pareille visite : elle cacha sasurprise, et nous reçut avec toutes les minauderies qui appartiennentaux femmes de ce rang.

- Voilà, madame, dit le duc en entrant, monsieur l’abbé de T... que jevous amène ; vous savez que je pars, et que je ne puis régler avec luiles affaires que nous avons ensemble ; je vous laisse ce soin je l’aiaverti, en ami, que vous étiez fine, qu’il se défiât de vous ; je vousle livre actuellement, c’est à vous à en tirer le meilleur parti quevous pourrez.

A ces mots il sortit d’un air léger et détaché, et me priant de nepoint me déranger, il me laissa dans un tête-à-tête dont j’étois bienéloigné de prévoir les suites.

J’avois fait jusques alors peu d’attention aux charmes de la duchesse,à peine même avois-je arrêté la vue sur elle ; mais dès que nous fûmesseuls, je sentis que cette affectation ne pouvoit avoir désormaisd’excuse, étant dans la nécessité de continuer la conversation avecelle.

- Hé bien, monsieur l’abbé, me dit-elle d’un ton enjoué, aurons-nous degrandes discussions ensemble, et ne puis-je espérer de les voir bientôtterminées ? Je vous avoue que je suis charmée que tout ceci roule survous : j’ai entendu tout le monde faire votre éloge, et je me flatteque dans peu j’aurai lieu de me joindre à la voix publique.

Je la lorgnois en tapinois pendant qu’elle me tenoit ce discours.Quoiqu’elle ne soit pas régulièrement belle, j’avoue que je n’ai pointvu en ma vie de figure plus séduisante ; son négligé de lit avoitquelque chose de galant et de tendre, qui faisoit un furieux ravagedans toute ma personne.

Une échelle de rubans, nouée négligemment, me laissoit apercevoir unegorge divine, adroitement ménagée, et dont rien ne pouvoit égaler lablancheur ; une quantité prodigieuse de cheveux, du plus beau blond dumonde, tomboient par boucles sur son sein et en relevoient encorel’éclat ; elle avoit la main et le bras faits au tour, et ses diversmouvemens me permettoient de les considérer à mon aise : enfin je nevoyois rien qui ne fût pour moi la source de mille désirs.

Toutes ces petites observations m’occupoient au point que je fusquelques momens sans lui répondre ; enfin me rendant peu à peu maîtrede moi, je lui répondis dans les termes qui pouvoient le mieux lapersuader de mon désintéressement et de ma déférence à ses volontés ;je crois même qu’il m’échappa quelques paroles qui durent lui fairesoupçonner une partie de l’impression qu’elle fesoit sur moi.

Elle avoit trop de monde et trop d’expérience pour s’y méprendre, etles oeillades tendres qu’elle me décocha bientôt, ne tardèrent pas à mefaire concevoir un rayon d’espérance ; cependant ma visite étoit d’unelongueur énorme sans que je m’en aperçusse.

Enfin elle sonna ses femmes, et me demanda la permission de s’habiller.Ce discours me fit apercevoir de ma faute ; je me levai d’un airdéconcerté pour prendre congé.

- Oh ! pour celui-là non, dit-elle de l’air le plus engageant, quellefolie ! Où voulez-vous aller à l’heure qu’il est ? Il est tard, vousdînerez avec moi, je suis seule, ne voulez-vous pas bien me tenircompagnie ?

- Mais, madame, lui dis-je en balbutiant quelques mauvais remerciemens,vous me faites infiniment d’honneur... je suis au désespoir. . . jeserois mortifié d’abuser de votre politesse. . .

- Il est charmant, dit-elle en me regardant avec tendresse, ilm’enchante : mais, tenez, l’abbé, cela est bon pour la première fois ;à l’avenir dispensez-vous des complimens, ils m’excèdent, je vous ledis une fois pour toutes, vous êtes ici prié né, que cela soit fini.

En disant ces paroles elle sortit de son lit, en prenant simplementquelques précautions pour la forme, mais si légères. . .

Une de ses femmes étoit entrée qui lui aida à passer une robe.

Aimable désordre !. . . nature charmante ! que ne vis-je pas dans cefortuné moment !

- Je vous l’avouerai, cher marquis, monsieur le docteur de Sorbonneétoit dans une terrible agitation.

J’avois l’air rêveur et embarrassé ; à peine distinguois-je les objetsprésens, et je n’avois pas même remarqué que la femme qui étoit venueétoit ressortie et nous avoit encore laissés seuls.

- La pauvre garçon ! dit la duchesse en s’approchant de moi, il rêve,il est consterné, c’est un rendez-vous que je lui fais manquer, oh !cela est criant ! Avouez-moi donc, dit-elle, que c’est une affaire decoeur qui cause vos distractions ; au vrai, je suis bonne dans le fond,je ferai finir votre captivité, je serai même votre confidente si vousvoulez ; je suis excellente pour le conseil, et les passions tendresm’affectent à un point qui n’est pas concevable.

Qu’on me trouve un homme jeune et dominé par ses passions, en état deles satisfaire, ne leur refusant jamais rien, un abbé, en un mot, quirésiste à des agaceries si décidées, surtout de la part d’une femmejeune et charmante, pour qui enfin tout ne parle que trop.

C’est à vous à qui j’en appelle, mes illustres confrères ;justifiez-moi en me lisant, soutenez mon parti contre la froidevieillesse et le vil peuple des cagots ; répondez, qu’eussiez-vous faità ma place ? Je prévois votre décision, c’est celle du cordelier deRousseau : « Eh bien ! reconnoissez en moi un digne candidat, elle lefut, ou la peste me tue. »

La duchesse, en me tenant tous les propos que je viens de dire,badinoit avec mes cheveux, rajustoit son tour de gorge de l’autre main,de façon que loin de rien perdre de cet arrangement, je découvroismille charmes au-dessus de l’expression : ces objets avoient porté monémotion au point que je ne pouvois me contenir ; je brûlois, je meconsumois de désirs, je la fixois avec des yeux enflammés.

- Que regardez-vous là ? baissez les yeux, me dit-elle, en y portant samain ; je ne sais, mais il me semble qu’ils me disent mille choses queje ne veux point entendre.

- Ah ! madame, m’écriai-je emporté par mon amour ou par mes désirs,enfin par tout ce qu’on aimera le mieux : ah ! ils ne vous disent quefoiblement l’impression que vous avez faite sur moi ; que nepouvez-vous y lire tout ce que vous m’inspirez ? Je sens que je meperds en vous parlant avec tant de franchise, mais je ne puis résisterà l’amour violent que je ressens pour vous ; un moment a causé madéfaite, le même moment sans doute va combler mon infortune.

Avouez, mon cher marquis, que j’attrapois assez bien la fadeur de nosanciens romans.

- Mais point du tout, reprit la duchesse, quelle idée, je ne m’offensepoint de pareille chose ; si l’on révéloit toutes les déclarations, ilfaudroit s’ensevelir dans un désert, renoncer à vivre avec le genrehumain. C’est un usage reçu, on dit qu’on aime, on le jure, celadevient ce que cela peut : une femme est tous les jours exposée àpareille chose, mais bien simple qui s’y fieroit.

Je l’interrompis pour mettre en usage tous les sermens, toutes lesprotestations, tous les lieux communs de nos héros galans dont j’avoisun magasin tout fait.

- Ah ! dit-elle, point de sermens, ils m’assomment, ils m’excèdent :vous ne voulez pas sans doute me prendre de surprise, ce seroit uneidée extravagante : allons, me dit-elle en me présentant la main,allons dîner, je veux avoir du répit pour faire mes réflexions et mesarrangemens : que sais-je, peut-être après tout que je serai encoreassez folle pour vous croire, et que vous y gagnerez plus que vous vousn’y perdrez.

Nous fûmes dîner, et je la vis s’armer d’une physionomie différente decelle que je venois de lui voir, et qui m’avoit tant plu.

Il ne fut question pendant le repas que de choses indifférentes ; ilest vrai que nos yeux alloient leur train, mais c’étoit un langage quin’étoit que pour eux, et qui étoit indéchiffrable pour les gens dontnous avions à nous garantir.

Après le dîner nous retournâmes dans sa chambre, et je vis pour laseconde fois son visage animé de cette volupté enchanteresse, quifaisoit seule mon bonheur ; la conversation recommença, et on sent bienque ce fut sur le même texte ; on se sentoit une sympathie naturellepour moi ; ma figure, mes yeux, ma façon de dire les choses, toutplaisoit : mais que de ménagemens n’avoit-on pas à garder ? Quen’avoit-on pas à craindre de la brusquerie, de l’indiscrétion, en unmot de mille défauts attachés à mon âge ? Cependant on sentoit bien quesi on avoit à se permettre une unique faiblesse, et à succomber unefois en sa vie, ce seroit avec quelqu’un qui le mériteroit si bien.

Jugez de l’effet que de pareils discours devoient faire sur un hommequi s’étoit toujours piqué de n’être jamais ingrat : je ne fus plusmaître en ce moment de modérer les transports de ma reconnoissance.

- Non, belle duchesse, repris-je en la serrant dans mes bras avecardeur, non, vous ne vous repentirez point de ce qu’un heureux penchantvous fait faire en ma faveur.

Heureux abbé ! par où pourras-tu mériter et payer un si précieux don ?

En parlant ainsi, je l’avois prise dans mes bras, bien résolu de ne pasm’en tenir stérilement au discours et aux froides protestations ;j’imprimois des baisers brûlans sur sa bouche, qu’elle me rendoit enfemme intelligente et qui sait son monde ; sa gorge étoit devenue maproie, une épingle, qui étoit venue à sauter, l’avoit livrée toutentière à l’avidité de mes regards et de mes mains : toute cette scènese passoit debout devant une cheminée ; je sentis le quart d’heuredécisif, la duchesse ne me résistoit plus, je n’entendois que quelquessoupirs entrecoupés, présages certains d’une prochaine défaite : jecraignis que la réflexion n’allongeât la comédie, j’étois pressé de ladénouer ; je la portai avec rapidité sur un lit de repos, et je m’yprécipitai avec elle.

A peine eus-je pris possession d’une place, que je me mis en devoir demettre la dernière main à mon bonheur.

- Mais, s’écria-t-elle, par exemple, ce que vous faites là est d’uneextravagance !... y songez-vous ? que signifient ces façons-là ?..est-ce qu’on manque à ce point-là à des femmes comme moi ? en vérité,il faudra renoncer à vous voir... ah ! finissez donc... vous êtes d’uneimprudence... oh ! effectivement, cela est bien conduit... mes femmesn’auroient qu’à rentrer... je n’ai d’ailleurs point fait fermer maporte... mon suisse est ivre... il laissera entrer tout l’univers...

Pendant ce respectable monologue, je ne perdois pas un moment de temps,et j’étois bien résolu de n’en point perdre : je m’étois emparé d’ellede façon à n’être point arrêté, même en cas de résistance ; je latenois renversée sous moi, et j’étois parvenu, pendant tous ces propos,à la déshabiller presque entièrement. Enfin j’en vins à la conclusiondécisive de tout ce que je désirois.

- Ah ! monsieur, me dit-elle dès qu’elle sentit ma première tentative,ah ! finissez de grâce... vous me tuez... vous m’étouffez... ah, justeciel !... vous êtes monstrueux... ah ! cela est détestable...effectivement... je n’aurois qu’à m’y prêter... vous n’avez pas comptésans doute que j’aurois cette complaisance... monsieur... je vous ledis pour la dernière fois... vous me blessez, que c’est quelque chosed’affreux...

J’arrivois pendant ce temps-là, et je n’avois point le bonheur dem’apercevoir de ce qui causoit tant de sanglots, lorsqu’un maudit coupde sifflet, qui se fit entendre dans la cour, m’obligea de m’arrêter aumilieu de ma course, et de me retirer avec précipitation ; la duchessesuivit mon exemple.

Ce qu’il y eut de plaisant, c’est que chacun de nous deux s’employa àréparer du mieux qu’il put les désordres de son ajustement, sans qu’ilnous échappât une seule parole.

Enfin on annonça une visite, et je m’éclipsois, selon l’usage, sansprendre congé, lorsque la duchesse courant après moi jusque dansl’antichambre, avec une liberté d’esprit que je ne pouvois me lasserd’admirer :

- Vous vous sauvez, monsieur l’abbé, me dit-elle, mais pourquoi ? J’aimille choses à vous dire ; et notre procès, quand le finirons-nous ?venez souper avec moi après-demain... attendez... oui...après-demain... je serai libre, et nous causerons de cela ; j’irai àl’Opéra en petite loge, car j’imagine que je serai malade à mourir,vous viendrez m’y rejoindre, et je vous ramènerai... viendrez-vous ? Jesuis trop bonne, ajouta-t-elle, en s’approchant de mon oreille, je nedevrois pas oublier si aisément toutes vos folies, mais en tout cas, jesaurai bien vous ranger à votre devoir.

Je l’assurai, en la regardant fixement, que j’espérois le remplirmieux, et qu’elle n’auroit plus de semblables reproches à me faire.

- Allez, me dit-elle, vous êtes un traître, et je vous veux un malaffreux de toutes vos espiègleries.

Je pris congé d’elle en lui renouvelant les assurances de monexactitude, et très résolu de ne pas lui donner sujet de s’en plaindre.

Il ne me fut pas difficile, dans les deux jours qui précédèrent notrerendez-vous, de me procurer des lumières sur le compte de la duchesse,qui ne servirent pas peu à diminuer l’opinion que j’avois de ma bonnefortune et du pouvoir de mes charmes. On me fournit une longuechronologie de mes prédécesseurs en titre, sans compter les passades etles coups fourrés, et on m’assura très positivement que je ne seroispas le dernier en charge.

Mais que m’importoit, après tout, cet éclaircissement ? Est-ce quejamais pareille chose put arrêter un homme sensé ; et lui a-t-elleempêché d’entamer une affaire avec une femme qui, d’ailleurs, a tout cequi peut lui convenir ?

La duchesse étoit merveilleuse pour ce que j’en voulois faire, et je megardai bien de perdre des momens si agréables, par la sottise d’unmisérable préjugé. Je me trouvai exactement à l’Opéra à la porte de saloge, comme nous en étions convenus. Elle fit un cri de joie en mevoyant.

- Ah ! vous voilà, vous êtes charmant d’être exact, je vous attendois,l’opéra m’excède ; mais, à propos, nous ne souperons point chez moi,nous avons à parler de choses sérieuses ; j’ai imaginé que, pour êtreplus à nous, il seroit mieux de souper à ma petite maison, elle estdélicieuse, je serai charmée que vous la voyiez.

En même temps elle se leva et me présenta la main, je la conduisis àson carrosse, nous y montâmes, après que j’eus renvoyé le mien, et nouspartîmes.

Nous arrivâmes à sa petite maison qui étoit située au faubourg St... Jeconnus qu’elle n’avoit point exagéré dans ce qu’elle m’en avoit dit ;elle étoit charmante et j’en ai peu vu depuis d’aussi voluptueuse :toutes les pièces étoient petites, mais entendues et distribuées avecla dernière intelligence ; meubles charmans, moins somptueux quecommodes, glaces, peintures admirables, un jardin peigné avec un soinextrême et pas une seule vue sur la maison ni sur le jardin.

Nous entrâmes dans une pièce où tout invitoit à la volupté et à lamollesse ; la saison n’étoit point assez belle pour profiter desbeautés du dehors, mais je ne pouvois me lasser d’admirer celles dudedans : je ne voyois que sophas, que duchesses, que bergères, quechaises longues, avec un nombre infini de coussins ; les peintures lesplus sensuelles ornoient ce réduit charmant ; enfin tout ne respiroitque l’amour et le plaisir dans ce lieu dangereux.

Ces objets, auxquels je n’étois point encore accoutumé, portoient uneémotion dans tous mes sens, qu’il étoit aisé de remarquer.

- Eh bien, dit la duchesse, après que nous fûmes placés, que dites-vousde mon asile ? ne le trouvez-vous pas assez agréable, et ne vousinspire-t-il point l’envie de la retraite ?

- Ah ! madame, lui répondis-je, en la regardant avec tendresse, à quoime serviroit-il de vous dire tout ce que ce lieu m’inspire ? vous lecondamneriez sans doute, et la façon dont vous avez reçu...

- Ah ! vous allez recommencer vos folies, s’écria la duchesse ; tenez,je suis ce soir d’une humeur terrible, nous nous brouilleronsinévitablement ; vous allez sans doute vouloir des choses !.. dit-elle,en tâchant de rougir et en portant la main devant son visage pourm’empêcher de voir que malgré ses efforts elle ne rougissoit point.

- Moi, madame, repris-je, du ton le plus tragique qu’il me fût possiblede prendre, le ciel me préserve d’attenter à une vertu dont je n’ai quede trop cruelles preuves ; je prévois le mépris outrageant dont vouspayerez toujours la flamme la plus pure qui fût jamais : le désespoirest la seule ressource qui reste à un malheureux !

- Mais qu’est-ce que c’est que cette folie ? interrompit la duchesseavec dépit ; ne voilà-t-il pas le caprice le plus outré et le plusinouï ? Ah ! monsieur, en vérité, quand on a de l’humeur, il faut lagarder pour soi et ne point faire des sottises sur les gens à propos detoutes les visions qui occupent votre petite cervelle. Effectivement,rien n’est si délicieux que cette querelle que j’essuie : monsieur mefait la grâce de me dire qu’il m’aime, j’ose prendre la liberté d’endouter, il insiste et dans la minute me traite comme une femme notée,comme une femme à affaires, à passades, en un mot, comme une femme sansmoeurs et de mauvaise compagnie. Il entreprend des choses, premièrementindécentes et révoltantes, outre cela absurdes, impossibles, ou dumoins inouïes pour moi jusqu’à présent, et parce qu’on lui résiste enfemme raisonnable, qu’on ne se rend point au premier choc, qu’on veutse voir, se parler, prendre des arrangemens, en un mot, traiter commegens sensés, monsieur est rebuté, désespéré, prêt à se pendre, donneenfin dans les travers les plus déplacés ! Oh ! pour ça... Maisdites-moi donc, l’abbé, en vérité, vous êtes un étrange homme ! quiavez-vous donc vu ? quelles étoient vos connoissances ? vos liaisons ?vos maisons ? car, en conscience, on ne peut pas croire que vous ayezvécu en bonne compagnie.

Je riois dans ma barbe pendant toute cette excellente parade.

- Ne me demandez point qui j’ai vu, madame, repris-je en poussant lascélératesse jusqu’à répandre des larmes ; vous me faites tout oublier,tout disparoît devant vous. Cette idée enchanteresse fera seule lebonheur et le malheur de ma vie ; ce n’est pas, poursuis-je d’un tonpénétré en m’approchant d’elle et la prenant dans mes bras, que je mesente digne du prix où j’avois osé aspirer ; mais continuai-je enprenant des baisers enflammés sur sa bouche et sur sa gorge, je ne puisme refuser la dernière satisfaction de vous dire que vous regretterezun jour un amant tendre et passionné qui, peut-être hélas ! étoit dignede vous par la vérité de ses sentimens.

La comédie que nous jouyons tous deux, m’amusoit trop pourl’interrompre sitôt, et j’avois résolu de laisser à la duchesse lasatisfaction de la pousser jusqu’au bout.

- Ah ! quels plaisirs j’aurois goûtés avec vous, m’écriai-je en larenversant sur une bergère et prenant avec elle les plus grandeslibertés : mais non, ajoutai-je, votre cruauté vous dérobe tous cesplaisirs, pour vous laisser la satisfaction stérile de désespérer unamant qui vous adore.

Je ne quittois point prise en parlant ainsi, j’avois écarté tout ce quipouvoir me nuire dans l’habillement de la duchesse.

- Encore ?.. Ah ! finissez, s’écria-t-elle, lorsqu’elle sentit que j’envenois au même point où j’en étois demeuré la dernière fois : quelleconduite !.. vous êtes un singulier homme... vous querellez les gens...vous les trouvez injustes !.. déraisonnables !.. et ensuite vousvoulez... Ah ! monsieur... qu’est-ce que c’est que ces façons-là ?..juste ciel !.. je vous le répète aujourd’hui... cela ne sera point...voyons un peu... ah Dieu !.. c’est un monstre... cela est inouï... sansexemple... incroyable... vous vous figurez bien que je ne puisaccepter... (notez que j’allois toujours mon train) mais quelle idée...vous voyez bien vous-même que cela n’est pas proposable... ah ! tantmieux... je vous l’avois bien dit... vous êtes d’une opiniâtreté... ah,ciel ! monsieur... je suis morte... vous me...

Elle n’en dit pas davantage. J’avois reculé tant que j’avois pu, pourentendre tous ses lazzis qui m’amusoient infiniment ; mais enfin ilfaut une fin à tout et je fus obligé d’y venir, j’achevai donc sansm’apercevoir même de tous les obstacles dont on vouloit me fairehonneur. Je suis né modeste et par conséquent ennemi des louangesdéplacées, ainsi je dois convenir que j’ai entrepris en ma vie peu dechoses plus aisées ; mais j’avouerai aussi que, dès que les simagréesn’eurent plus lieu, et que nous nous trouvâmes dans une complètejouissance, jamais je n’ai connu de femme qui sût mieux l’assaisonner,tant par mille noms et mille discours tendres, qu’elle m’adressoit dansle fort du plaisir, que par une infinité de bonds, de mouvemens et decaresses charmantes, qui m’enivroient d’une volupté indicible.

On sent bien qu’après le premier acte, je n’eus plus rien de fâcheux àessuyer ; elle eut son petit quart d’heure de honte et de bouderie,comme ont toutes les femmes en pareil cas, mais qui fut bientôt terminéet réparé par mille agrémens, que lui fournissoient l’esprit et l’usagedu monde qu’elle possédoit supérieurement.

Je me comportais pendant cette nuit, de façon à donner de moi une idéefort avantageuse, et je dois avouer que je goûtai mille charmes dansses embrassemens et dans sa conversation : elle avoit un air de véritéet de passion qui m’en auroit imposé si je n’avois pas été siexactement informé sur son compte : elle paroissoit m’adorer, merespecter même, ce qui étoit admirable, vu le motif. (Toujours imité de Nasse et Zulica.)

Enfin nous prîmes des arrangemens pour nous voir tous les jours : ellene me quitta qu’avec toutes les apparences de la douleur d’une héroïned’opéra ; elle me fit promettre cent fois de la revoir le soir, car ilétoit cinq heures du matin, et je la quittai enchanté d’elle, necroyant pas un mot de sa passion, mais très content de ses charmes, ettrès déterminé à en faire le plus d’usage qu’il me seroit possible.

Je lui tins exactement parole, et elle eut l’art de me faire paroîtresa jouissance toujours nouvelle et aussi piquante que la première fois.

Enfin je dois avouer que pendant tout le temps que dura notre commerce,si mon coeur ne fut pas affecté à un certain point, du moins je goûtaimille charmes par les agrémens infinis de son esprit, qui luifournissoit à tous momens mille nouvelles ressources. Mais enfinj’étois son amant déclaré, j’en devois l’hommage au public, il nefalloit pas espérer, en appartenant à une femme de ce genre, de pouvoirdérober une affaire et la cacher à tout le monde : j’avois milleregards arrêtés sur moi, j’étois félicité, commenté, brocardé, éclaircide mille scènes désagréables arrivées à mes prédécesseurs, etsollicité de me dérober à tous les ridicules que j’affectois de réunirsur moi. Mon âge, ma robe, la nécessité indispensable d’avoir quelqu’unet de se faire une réputation, ne me sauvoient d’aucune des mauvaisesplaisanteries dont j’étois incessamment accueilli. Cependant je tenoisbon, je bravois l’orage, les dits et les redits, les couplets, les avischaritables, et ma fermeté ne laissoit pas que d’exciter une certaineadmiration parmi mes envieux, lorsqu’un coup imprévu, quoiqu’il futextrêmement simple, vint m’arrêter et mettre fin à la plus absurde, laplus incroyable, et la plus ridicule passion que j’aie ressentie de mavie.

Mes procédés soutenus avec la duchesse, m’avoient acquis auprès d’elleune considération qui m’avoit mené à une autorité assez décidée ;j’avois de doubles clefs de la petite maison, j’y commandois en maître,et il ne s’y passoit rien, au moins à ce que je croyois, dont je nefusse participant : j’imaginois être informé de tous les voyages que laduchesse y faisait ; cependant un véritable ami, qui s’étoit proposé deme guérir d’un entêtement si déplacé, m’assura si positivement ducontraire, et me pressa si fort de m’en éclaircir, que je commençai àconcevoir quelques doutes sur certaines absences de la duchesse, surcertaines soirées dont j’ignorois la destination, ce qui n’étoit pasnaturel à un homme en fonction ; enfin nous résolûmes de l’épier.

L’occasion ne tarda pas à s’en offrir : deux jours après je fus lesoir, à mon heure accoutumée, chez la duchesse : on me dit qu’elleétoit au lit avec une migraine furieuse, qu’elle reposoit, qu’elleétoit désespérée d’être privée de me voir, qu’elle me prioit de passerle lendemain dans la matinée, parce qu’elle avoit bien des choses à medire. Je sentis le croc-en-jambe, je jugeai la balle dans l’instant ;et sans perdre de temps je fus chercher mon ami qui, charmé del’occasion qui se présentoit, ne se fit pas prier pour m’accompagner àla petite maison. Nous y arrivâmes sans bruit, et les clefs que jepossédois, servirent à nous introduire sans le secours de personne.Nous parvînmes sans obstacle jusqu’à une antichambre qui touchoit à lapièce où on se tenoit ordinairement ; nous nous approchâmes sans bruitde la porte, où nous ne tardâmes pas à entendre des soupirs, des motsentrecoupés, et de certains termes qui désignoient assez la façon donton tuoit le temps ; j’entrai brusquement. Qu’on juge de notre surprise,de nos mouvemens et de nos attitudes : la duchesse étoit renversée, àdemi nue, sur un lit de repos entre les bras d’un grand laquais quenous connoissions, mais dont nous n’aurions pas autrement soupçonnél’emploi : leurs actions et leur état étoient si peu équivoques, qu’iln’y avoit pas moyen de s’en dédire. Mon premier mouvement fut, jel’avoue, tout ce que la colère peut inspirer de plus violent ; et cemisérable qui, pour le dire en passant, étoit un grand drôle d’uneassez jolie figure, fut si épouvanté de ce qu’il s’imaginoit être prêtà fondre sur lui, que sans songer à réparer son désordre, quid’ailleurs ne pouvoit que lui faire honneur, il n’hésita point à sauterbrusquement d’un balcon dans le jardin, d’où il lui fut aiséd’escalader dans la rue, et de prendre la fuite. Dans mon premier accèsde fureur, je donnai sur son arrière-garde, et je le régalai dequelques coups de canne ; mais un moment après, songeant qu’une tellecolère pouvoit me faire tort dans les esprits mal faits, je me laissaialler à un éclat de rire si peu ménagé, que ce fut pour elle le comblede l’insulte.

- Eh bien ! monsieur, me dit-elle, à quoi aboutit toute cette scène ?ne sauroit-on être la maîtresse chez soi ? Que signifie cette autorité?... cela est fort singulier !....

Je vis bien que la pauvre femme s’embarrassoit malgré la supériorité deson effronterie ; aussi, pour abréger la conversation, mon ami et moi,nous la rejetâmes sur le lit d’où elle s’étoit levée, et là luidemandant toujours un million d’excuses d’être venus la déranger, nousla traitâmes un peu plus mal que la dernière des créatures,c’est-à-dire qu’elle nous servit à tous deux de jouet et depasse-temps, et que nous fîmes tout, à l’exception de ce qui seulauroit pu sans doute l’apaiser. Elle voulut prendre un air de dignité,menacer, employer des lieux communs : « une femme comme moi... quitient à tout ce qu’il y a de mieux... » Nous ne lui répondîmes qu’encassant par distraction quelques garnitures de cheminée, quelquesglaces, et autres colifichets semblables, et nous sortîmes enl’assurant, très respectueusement, de nos obéissances, et du soin quenous prendrions que personne n’ignorât le motif et le mérite de sesretraites.

Cependant je n’étois pas aussi maître de mon dépit que j’avois réussi àme le persuader, et les premiers jours qui suivirent cette découverte,mon occupation unique fut de démasquer cette méprisable femme dans tousles coins de Paris, et de faire d’elle le portrait si hideux, quej’étois bien sûr que l’homme du monde le plus obéré et le plus endiscrédit, seroit tout à fait dégoûter d’en tâter. Je ne sais mêmequelles bornes j’aurois mises à mon ressentiment, lorsqu’une aventureimprévue vint anéantir tous mes projets de vengeance, et m’ouvrir lesyeux sur les ridicules dont je m’étois couvert, en courant après letitre imposant d’abbé à la mode. Dès ce moment plus de ressentimentcontre la duchesse, plus de désir de la remplacer par une autre du mêmegenre.

Enfin me voici au point fatal de ma conversion, cher marquis ; il faut,au risque de vous ennuyer, prendre un ton plus sérieux et plus grave,pour entrer dans le détail d’une passion véritable, légitime, et qui,contre toutes sortes d’apparences, va faire dans peu tout le bonheur dema vie.

Je fus un jour invité par mon oncle, que je n’avois point cessé decultiver, à assister à une prise d’habit dans une abbaye dont l’abbesseétoit alliée à notre maison.

Je ne sais quel pressentiment me fit recevoir cette offre avec untressaillement qui sembloit être l’avant-coureur de tous les événemensqui alloient en prendre leur sources. J’acceptai, cependant, et je merendis chez mon oncle à l’heure marquée.

Nous ne tardâmes point à prendre le chemin de l’abbaye où noustrouvâmes compagnie nombreuse et en apparence fort disposée à la joie,par un effet de cette inconséquence humaine, qui fait une espèce departie de plaisir du sacrifice d’une misérable victime, de la vue dequelqu’un qu’on enterre tout vif, en un mot, d’un spectacle quinaturellement devoit communiquer les idées les plus tristes et les pluslugubres. Je regardois tous ces objets avec un air distrait etinattentif ; mais ces mouvemens indifférens ne tardèrent pas à faireplace à tout ce qui leur est le plus opposé, à la vue de la jeunepersonne pour qui étoit faite la cérémonie. Dieux ! que d’attraits ;quel assemblage de tout ce que la nature forma jamais de plus touchantet de plus rare ! une taille divine, un port de reine, un tour devisage parfait, des yeux !..... ah ! des yeux d’une beauté...... Enfin,cher marquis, je fus atterré, je demeurai immobile, extasié, perdud’étonnement et d’amour ; oui d’amour, quoiqu’en disent mes spirituelsconfrères, quoiqu’en disent tous les petits-maîtres, quoique j’en eussedit moi-même jusqu’à ce jour ; il est des coups de sympathie, il est deces rapports frappans de figures et d’organes, qui excitent, et celadans la minute, un renversement total dans la machine, qui ne tarde pasà se communiquer au coeur, et à changer la façon de penser dupetit-maître le plus déterminé.

Cela est incroyable, incompréhensible même, si l’on veut, mais celan’est pas moins vrai ; j’en suis un terrible exemple, moi qui parle ;jamais personne n’avoit poussé l’intrépidité plus loin en ce genre ; jecroyois fort peu à la probité des hommes, et point du tout à la vertudes femmes : de là la source de mon mépris et de mon peu de confianceet d’estime pour tous deux.

Quelque idée qu’on se forme du changement de ma façon de penser sur unaveu si formel et si peu déguisé de mon intérieur, je me livre avec uneprofonde indifférence aux remarques et aux jugemens, et j’avoue, avecla même sincérité dont j’ai fait profession jusqu’ici, que j’éprouvaides mouvemens inférieurs, inconnus et indéfinissables pour moijusqu’alors ; je tombai bientôt dans la rêverie la plus profonde, et jen’en sortis qu’à la conclusion d’une cérémonie funeste qui me perça lecoeur : à l’instant fatal où la malheureuse victime fut dépouillée de sariche parure, pour être couverte d’un habillement sombre et lugubre, àl’instant où trois ou quatre vieilles harpies voilées lui déclarèrentqu’il falloit renoncer au monde et à ses pompes, en un mot, où ellesprononcent tout ce misérable protocole de sottises par lequel lajeunesse inconsidérée s’engage sans connoissance à ce qu’il n’est pasdans l’esprit humain de tenir, je sortis comme du fond d’un tombeau ;je la fixois depuis le commencement de la scène, ciel ! que devins-je !que ressentis-je ! lorsque je la vis trembler, pâlir et verser quelqueslarmes qu’elle faisoit mille efforts pour retenir ! Un frisson mortelcourut dans mes veines ; mes genoux se dérobèrent sous moi ; enfinsentant que je n’étois plus maître de mon trouble ni de mes larmes, jesortis sous le prétexte d’un saignement de nez, mais en effet suffoquéde douleur et de désespoir, et je me retirai dans un endroit écarté,pour donner un libre cours à des pleurs qui coulèrent en abondance.

Cependant la maudite cérémonie s’acheva, et ces détestables furiess’emparèrent de leur proie : mes larmes m’avoient un peu soulagé, et jereparus devant la compagnie avec un air plus tranquille : il ne me futpas difficile de donner une couleur spécieuse à mon absence, lorsqu’onn’avoit pas la moindre idée de ce qui l’avoit occasionnée. Nousrevînmes à Paris, et j’affectois devant mon oncle un air gai et dissipé: je lui demandai, comme par manière de conversation, quelle étoit lademoiselle qui avoit pris le voile blanc ?

- C’est, me répondit mon oncle avec un air indigné, un des exemples lesplus crians de l’injustice des parens, et de leur prévention aveuglepour certains enfans ; la personne que vous venez de voir estmademoiselle de P..., fille de la marquise de ce nom, et bien digneassurément d’un autre sort par les rares avantages de son esprit, deson coeur et de sa figure. Née de parens riches, avec tout ce qu’ilfalloit pour se faire adorer d’eux, elle a toujours été l’objet de leurhaine et de leurs mauvais traitemens : un penchant aveugle, uneprévention outrée pour leur fille aînée, est en partie la cause decette odieuse conduite. Celle-ci, jalouse de toutes les qualités quibrilloient en sa soeur, avoit pour elle les façons les plus dures et lesplus méprisantes ; autorisée par ses parens, elle l’a accablée demauvais procédés, et elle a enfin obtenu, il y a environ un an, que sacadette seroit confinée dans un couvent. La malheureuse Honorine s’estsoumise à tout avec une douceur qui ne s’est jamais démentie ; elle aété mise à l’abbaye d’où nous venons, et recommandée à madame de Va...,notre cousine, qui en est l’abbesse ; je ne saurois vous rendre tousles éloges qu’on m’a faits dans la maison de sa vertu et de sa douceur.

Enfin il y a quelques mois que M. le président de S... a demandé sasoeur aînée pour son fils unique, qui sera puissamment riche ; et lesparens, par une politique et un usage aussi barbare que condamnable,pour rendre leur fille aînée un parti plus avantageux, ont faitentendre à l’infortunée Honorine, qu’il falloit nécessairement qu’ellerenonçât au monde pour toujours. Sa douceur, son obéissance ne se sontpoint démenties ; elle a consenti à tout, et a soutenu cette terribleépreuve avec une fermeté qui a fait couler mes larmes, et qui en aarraché à tous ceux qui assistoient à la cérémonie.

J’étois si éloigné de me refuser à un attendrissement si juste et simérité, que mes pleurs n’avoient point cessé de couler depuis lecommencement du récit de mon oncle : heureusement la nuit étoit tombée,et l’obscurité qui régnoit dans le carrosse, empêcha qu’il s’aperçût dece que j’avois tant d’intérêt de cacher. Nous arrivâmes à Paris, et ilme remit chez moi, où je n’eus rien de plus pressé que de me retirerdans mon appartement, pour me livrer au chagrin mortel qui me dévoroit.Que de réflexions amères ne fis-je pas, lorsque je fus rendu à moi-même! que de regrets affreux ! que de projets détruits aussitôt que formés! quel chaos d’idées désespérantes ! quel terrible avenir ! Car enfin,qu’on donne le nom qu’on voudra à mes transports, j’aimois ; que dis-je? j’étois forcené de passion, de rage et de désespoir, et je passaiquelques jours dans un état aussi terrible, sans qu’il me fût possiblede prendre assez sur moi pour mettre plus d’ordre dans tout ce quioccupoit mon imagination.

J’appris cependant que le mariage de l’aînée devoit se conclure dès lelendemain : mon oncle qui, par notre visite à l’abbaye, avoit forméquelques liaisons avec la famille P..., fut prié de donner labénédiction nuptiale aux futurs époux ; il ne pouvoit honnêtementrefuser, et il m’envoya proposer de l’accompagner à cette cérémonie. Jem’excusai sous le prétexte d’une indisposition, mais en effet outré dedouleur et de rage contre cette cruelle famille. Les noces se firentavec beaucoup d’éclat, je ne pus éviter de me faire écrire à leur porte; mais je me dispensai de les voir et je restai près de trois moisenseveli dans mon appartement, oubliant tout le genre humain, etabsolument indifférent sur tout ce qui se passoit autour de moi.

Je fus retiré de ma léthargie par une catastrophe terrible qui meprouva que, à quoi que ce soit qu’on veuille attribuer un ordresupérieur d’événemens, toujours est-il certain que l’injustice et laperversité, portées à un certain degré, annoncent sûrement un châtimentprochain et un renversement inévitable. La nouvelle mariée qui portoitle nom de présidente de S..., au milieu du luxe, de la splendeur et desrichesses, qui sembloient lui promettre la carrière la plus heureuse etla plus brillante, fit une chute qui lui coûta la vie deux jours après.Son père et sa mère, accablés de ce funeste coup, et en proie au plusterrible désespoir, la suivirent à huit jours l’un de l’autre ; desorte qu’en moins de quinze jours, l’adorable Honorine se vit retiréedu couvent, jouissant d’un bien immense, et maîtresse de ses volontéssous la tutelle du comte de P... frère de son père, qui l’avoittoujours aimée tendrement, et qui, ennemi des violences qu’on avoitexercées jusqu’alors contre sa malheureuse nièce, se fit une loi deréparer tout ce qu’elle avoit essuyé, en lui préparant l’avenir le plusheureux.

Des changemens si subits, si inespérés, me firent sortir comme d’unprofond sommeil, sans savoir précisément ce que je gagnois à tout cela.Un rayon d’espérance s’offrit à mon coeur ; je regardai même comme unheureux présage pour moi que le comte de P... avoit été toujours intimeami de notre maison. Enfin que vous dirai-je, cher marquis ? Jereparus, je me fis écrire chez l’oncle d’Honorine en visite decérémonie ; je ne tardai pas à faire naître l’occasion d’y accompagnermon oncle qui les voyoit souvent. Je revis donc mademoiselle de P...Dieux ! quels transports n’éprouvois-je pas à une vue si chère !J’étois tremblant et éperdu, mon embarras alloit jusqu’à m’ôter laliberté de m’exprimer, et elle dut comprendre fort peu de chose aucompliment que je lui adressai : j’osai cependant la fixer, elle baissales yeux, et je crus m’apercevoir qu’elle rougissoit beaucoup ; elleparut fort embarrassée pendant tout le temps que dura ma visite, et ilme fut aisé de remarquer que le même embarras subsistoit et augmentoitchaque fois que je la voyois. Pour moi, dans la liberté que meprocuroit un commerce qui dura quelques mois, je découvris tant dequalités adorables dans le coeur et dans l’esprit d’Honorine, que monamour parvint à un excès capable de produire les plus grandesextrémités. Je sentois que je ne pouvois vivre sans la posséder. Jevoyois des obstacles terribles, impossibles même à lever : je concevoisqu’avec un bien si considérable, et tant de vertus dignes del’adoration de l’univers entier, il n’étoit pas possible que tous lespartis les plus distingués ne s’offrissent à l’envie.

Ces idées accablantes produisirent en peu de temps un changementvisible dans tout mon extérieur : je devins rêveur, sombre, au pointd’en être méconnaissable. Le comte de P... qui avoit pris une amitiéextrême pour moi, m’avoit prié plusieurs fois instamment de lui ouvrirmon coeur, m’offrant tout ce qui dépendoit de lui, à l’exception de cequi seul auroit pu me soulager. Honorine étoit quelquefois présente ;je ne répondois aux questions de l’oncle, qu’en portant sur la niècedes regards où mon amour et mon désespoir n’étoient peints que tropvisiblement ; il me sembloit qu’elle y étoit sensible, je voyois sesbeaux yeux attendris, et prêts à répandre des larmes ; deux ou troisfois même au milieu de ces conversations, elle étoit sortiebrusquement, elle étoit quelquefois une heure entière sans paroître, etquand elle rentroit, on voyoit, malgré elle, sur son visage, toutes lesmarques de la consternation et de l’abattement. Que n’aurois-je pas puprésumer de toutes ces choses ? mais j’aimois véritablement, et parconséquent je n’avois ni vanité, ni confiance : et en supposant mêmeque je lui eusse soupçonné une inclination secrète pour moi, comment,avec l’habit que je portois, et les vues que ma famille avoit sur moi,aurois-je osé entreprendre d’attaquer et de séduire une fille plusrespectable encore par ses vertus que par sa naissance ? Je n’avois pasle coeur assez corrompu, pour ne pas sentir l’horreur et la bassessed’un pareil procédé. Le désespoir étoit donc le seul sentiment auquelje pouvois me livrer, et je ne sais à quelle affreuse extrémité l’excèsd’une passion malheureuse et sans espoir auroit pu me porter, lorsquej’appris que mon frère aîné, à qui la cour avoit accordé une compagniede cavalerie dans le régiment de... avoit été tué à l’affaire deLawfelt.

Un excès d’honneur et de bravoure avoit causé sa perte ; il venoitd’obtenir l’agrément du régiment de..., il avoit reçu sa commission laveille de l’affaire et sa délicatesse ne lui avoit pas permis dequitter dans un moment si critique. Les avantages infinis qui merevenoient de cette perte, ne furent pas capables de m’en consoler : jeperdois en lui le frère le plus tendre, et l’ami le plus parfait. Ilfut regretté généralement comme un excellent sujet, et qui auroit faitun jour un grand officier.

On sent bien que cette mort fit changer ma situation : le petit colletfut réformé, et je devins l’unique héritier de ma maison. On me parlamême bientôt de mariage, je ne demandois pas mieux ; je saisis cetteoccasion pour instruire mon oncle de mon secret. Il me loua beaucoup demon choix, et se chargea de pressentir le comte de P... dont il étoitl’ami intime. Sa proposition fut reçue avec joie, et peu de jour aprèsje fus présenté à mademoiselle de P.... comme quelqu’un qui devoit êtreson époux. Elle me reçut en rougissant, mais je ne vis dans ses yeux nicolère, ni indifférence. J’eus aisément l’occasion de l’entretenir sanstémoins, et ce fut alors que cette vertueuse fille se croyant assezautorisée par l’aveu du comte, me confessa ingénument que soninclination avoit suivi de près ce qu’elle avoit remarqué de la mienne,et que le peu d’apparence qu’elle avoit vu au succès de ses voeux, luiavoit coûté autant de larmes qu’à moi. Dieux, quel plaisir ! quellevolupté je goûtai dans un aveu si charmant ! Les gens qui ontvéritablement aimé, peuvent seuls se le représenter.

Je n’ai pas perdu un moment pour engager mon oncle à conclure : il estle maître absolu dans ma famille ; ses volontés sont des lois ; aussibientôt toutes les démarches convenables ont été faites, les deuxmaisons voyoient cette alliance avec une joie infinie. Enfin nousdevons être unis dans quelques jours, et nous n’attendons plus quel’arrangement de quelques petits intérêts de famille, et le retourd’Honorine, partie pour la campagne avec son oncle, afin de voirquelques parens qui y font leur séjour. Le but de ce voyage étoit dehâter notre union, et d’accélérer l’instant le plus fortuné de notrevie.

Voilà cher marquis, ce que vous m’avez demandé avec empressement, ceque je vous ai promis avec plaisir, et ce que j’ai eu tant de peine àvous tenir, et cela parce que je n’imaginois pas pouvoir en venir àbout. Cela est croqué, point châtié, passé au gros sas, enfin, de pageen page, sans savoir comment, j’ai vu le bout ; et pourvu que je vousaie amusé et satisfait, je m’en félicite beaucoup. Il n’y manque qu’unechose, qui est le plaisir de revoir sain et sauf, et d’embrasser lemeilleur et le plus tendre de tous mes amis.

FIN.