BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Le Dôme des invalides (1832). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (17.VI.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition donnée dans la Petite Collection Balzac (n°6) par A. Skira en 1946. Le Dôme des invalides Hallucination par Honoré de Balzac ~~~~CE fut par une bellejournée du mois de juin, entre quatre et cinq heures, que jequittai la cellule de la rue du Bac où mon honorable et studieuxami, le baron de Werther, m'avait donné le déjeuner leplus délicat dont il puisse être fait mention dans leschastes et sobres annales de mon estomac ; car l'estomac a salittérature, sa mémoire, son éducation, sonéloquence ; l'estomac est un homme dans l'homme ; et jamais jen'éprouvai si curieusement l'influence exercée par cetorgane sur mon économie mentale. Après nous avoir gracieusementrégalés de vins du Rhin et de Hongrie, il avait parpolitesse terminé le repas amical en faisant servir du vin deChampagne. - Jusque-là, son hospitalité se seraittrouvée vulgaire, sans sa causerie artiste, sans sesrécits fantastiques, et surtout sans nous autres, nous ses amis,tous gens d'entraînement, de coeur et de passion. Nous nous trouvâmes, vers la fin dudéjeuner, livrés tous à une mélancoliedouce, et plongés dans une absorption assez naturelle aux gensqui ont bien mangé. Voyant cela, le baron, cet excellent critique,cet Allemand érudit, qui, malgré sa baronnie, mènel'admirable et poétique vie des moines du XVIe siècledevant un paysage monacal, dans une cellule abbatiale ; notre moine,dis-je, couronna son oeuvre de gastrolâtrie par un vrai tour demoine. Au moment où la conversations'arrêta, quand nous fûmes tous sur des fauteuilsinventés par le comfort anglais et perfectionnés àParis, qui eussent fait l'admiration des bénédictins,Werther s'assit à une petite table, et, levant une partie ducouvercle, il tira, d'un instrument allemand, des sons qui tiennent unjuste milieu entre les accents lugubres d'un chat implorant une chatteou rêvant des joies de la gouttière, et les notes d'unorgue vibrant dans une église. - Je ne sais ce qu'il fit de ceterrible appareil de mélancolie, mais jamais mon intelligence nefut plus cruellement bouleversée. Le souffle de l'air,dirigé sur des métaux, produisait des vibrationsharmoniques si fortes, si graves, si perçantes, que chaque noteattaquait immédiatement une fibre, et cette musique devert-de-gris, ces mélodies pleines d'arsenic, introduisirentviolemment dans mon âme toutes les rêveries de Jean-Paul,toutes les ballades allemandes, toute une poésie fantastique etdouloureuse qui me mit en fuite, moi gai, moi jovial, mais souffrant,mais agité. Je me trouvais comme dédoublé. Monêtre intérieur avait quitté cette formeextérieure pour laquelle une ou deux femmes, ma famille et moi,nous témoignions assez d'amitié. - L'air n'étaitplus de l'air ; mes jambes n'étaient plus des jambes ;c'était une nature molle et sans consistance qui pliait, et lespavés s'enfonçaient, les passants dansaient, et jetrouvais Paris singulièrement gai. - Je pris par la rue de Babylone, et jemarchai mélancoliquement vers les boulevards, en prenant leDôme des Invalides pour mon orient. - Au détour de je nesais quelle rue, je vis le Dôme venir à moi !... Dans lepremier moment, je fus un peu surpris et je m'arrêtai. -C'était bien le Dôme des Invalides, il se promenait sur sapointe, et se mettait au soleil comme un bon bourgeois du Marais. Jepris d'abord cette vision pour un effet d'optique et j'en jouis avecdélices, sans vouloir m'expliquer le phénomène ;mais j'eus une sensation de frayeur, quand, en le voyant s'avancer, ilvoulut me marcher sur les talons... Je me mis à courir, maisj'entendais derrière moi le pas lourd de ce coquin deDôme, qui avait l'air de se moquer de moi. Ses yeux riaient ; eneffet, le soleil, passant à travers les ouvertures qui y sontpratiquées de distance en distance, leur donnait une vagueapparence, avec des yeux, et le Dôme me jetait devéritables regards... - Je suis bien bête, pensais-je, je vais aller derrière lui !... Je le laissai passer, et alors il se remit la pointe en l'air. Dans cette situation, il me fit un signe de tête, et sa maudite robe bleu et or se plissa comme la jupe d'une femme... Alors, je fis quelques pas en arrièrepour le planter là ; car je commençai à êtreextrêmement inquiet. Certes, les journaux, le lendemain,n'allaient pas manquer de raconter que moi, l'auteur de quelquesarticles insérés dans la Revue, j'avaisemporté le Dôme des Invalides ; mais cela m'étaitassez indifférent, parce que je comptais bien réclamer,et raconter naïvement que le Dôme m'avait pris enamitié, m'avait suivi de son propre mouvement. Moncaractère bien connu, mes habitudes et mes moeurs, devaientfaire supposer que, loin de dégrader les monuments publics, jeplaiderais plutôt pour leur conversation. La difficulté la plus grande, et quim'embarrassait le plus, entre toutes les autres, était de savoirce que j'allais faire de ce Dôme. Certes, il y avait une fortuneimmense à gagner. Outre que l'amitié du Dôme desInvalides pour un homme n'avait rien que de très flatteur, jepouvais l'emmener en pays étranger, le montrer à Londresauprès de Saint-Paul ; mais, s'il allait me suivre ainsi,comment rentrer chez moi ?... Où le mettre ? - Naturellement, ilallait faire des dégâts considérables par les ruesoù il passerait ; mais je pouvais l'emmener par les quais et letenir du côté de la rivière. En criant gare, chacunse rangerait ; mais son contact, s'il voulait entrer chez moi,renverserait la maison où je loge. Quelle indemnité lepropriétaire ne me demanderait-il pas ! Sa maison n'est pasassurée contre les dômes. Puis, si je l'emmenais àLondres ou à Berlin, que de dégâts sur la route,car il n'avait pas la voie... - Dieu ! comme les Invalides sont drôles sans le Dôme !... m'écriai-je. A ces mots, quelques personnes qui setrouvaient là levèrent les yeux sur l'église, etse mirent à rire. Quelques-uns dirent : - Mais qu'est-il donc devenu ? - Je suis sûr que tout Paris est en rumeur !... Alors, j'entendis un brouhaha, des clameurs à faire croire que la fin du monde approchait. - Allons, les voilà qui crient après leur Dôme !... me dis-je. Ils avaient bien raison, le Dôme desInvalides est un des plus beaux monuments de Paris ; et, depuis que,par une fantaisie assez rare chez les dômes, il étaitdevenu ma propriété, je l'admirais avec ravissement. Ilbrillait sous les rayons du soleil comme s'il eûtété couvert de pierreries ; son azur se directaitvivement sur celui du ciel, et sa lanterne si gracieuse, simerveilleusement élégante et légère,semblait m'offrir des beautés que je n'avais pas encoreremarquées. Il avait bien quelques endroits fanés etdédorés où le plomb reparaissait ; mais jen'étais pas assez riche pour leur restituer leur éclatimpérial. J'ai vu, dans les environs de Nemours, unpaysan qui a la singulière puissance de fasciner les abeilles,et de s'en faire suivre sans qu'elles le piquent. Il est leur roi ; illes siffle, elles viennent. - Il leur dit de s'en aller, ellesdécampent. - Peut-être étais-je arrivé dansma vie à un développement moral, à un pouvoirsurnaturel, et peut-être avais-je le pouvoir d'attirer lesDômes. Alors, je pensais, dans l'intérêtde la France, à remettre celui-ci à sa place et àvoyager en Europe afin de ramener à Paris plusieurs Dômescélèbres, ceux d'Orient, ceux d'Italie, et les plusbelles tours de cathédrales... Quelle gloire !...qu'étaient les Paganini, les Rossini, les Cuvier, les Canova,les Goethe, auprès de moi ! - J'avais déjà dansmon pouvoir la foi la plus immense, cette foi dont le Christ aparlé, cette volonté sans bornes avec laquelle ontransporte les montagnes, cette puissance à l'aide de laquellenous pouvons abolir les lois de l'espace et du temps, lorsque je visvenir au plus grand trot que puissent avoir les chevaux de régie, un cabriolet qui déboucha par la rue Saint-Dominique. - Prenez garde au Dôme !... criai-je. Le conducteur ne m'entendit pas : il poussason cheval dans le beau milieu du Dôme ; je jetai un grand cri,car le pauvre Dôme, n'ayant pas pu se ranger, se brisa en millepièces ; je fus horriblement éclaboussé. Puis,quand le damné cabriolet eut passé, je vis le dômetêtu se remettre sur sa pointe par petites secousses ; lespierres s'ajustaient, les belles rayures d'or reparaissaientinsensiblement, et je m'essuyai la figure machinalement ; car en cemoment mon être extérieur revint, et je me trouvaiprès des Invalides, devant une grande nappe d'eau où semirait le Dôme des Invalides. Il me semble que j'étais ivre. - Maudit phys-harmonica ! cela donne sur les nerfs !... 1832. |