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LE GOFFIC,Charles (1863-1932) : LePilotin(1902).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.V.2010)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) du numéro 4 (avril 1902) de la Revue LePenseur, 2èmeannée.
 
LePilotin
par
Charles Le Goffic

~ * ~

A Lucien Descaves.

Ah ! ah ! Je l'attendais, cette liste dessinistrés de l'Oyapock, je l'attendaissans trop d'impatience, convaincu que j'y rencontrerais tout de suitele nom que je cherchais. Une lame s'était abattue par l'arrière sur lepont du navire : de-ci, de-là, à gauche, à droite, sans se presser,elle avait cueilli quinze hommes de l'équipage. Mais, comme ils étaientsoixante à bord, les survivants faisaient majorité et le gaillard quim'occupait pouvait se trouver parmi eux.
 
Eh bien, j'étais sûr que non, mais là tout à fait sûr,moralement sûr, s'entend, puisque le premier câblogramme du capitaine,lancé d'Adélaïde (Australie), mentionnait simplement, à la date du 13novembre 1901, le naufrage de l'Oyapock et la disparition de quinze hommes le l'équipage.Et c'est sans curiosité vraiment que je dépliais tous les matins monjournal pour y chercher la seconde dépêche du capitaine, cette secondedépêche qui devait donner le nom des disparus...

Elle est arrivée hier. On a les noms : René Sonnet,lieutenant, inscrit au Havre ; Pierre Crépel, second maître, inscrit àSaint-Malo ; Auguste Le Goasduff, malelot, du Conquet ; Yves Caradec,matelot, de Lannion ; Yves Collin, matelot, de Paimpol ; PierrePolodec, matelot, de Saint-Servan ; Clovis Lafougasse, matelot, deNarbonne... Il y en avait donc de tous les quartiers maritimes sur cet Oyapock, des Mokos et des Ponantais ?... Yves Bricquir, matelot, deMorlaix ; Jean Scouarnec, matelot, du Havre ; François Lelandais,matelot, de Dinan ; François Marchand, matelot, de Binic ; JeanKerbrat, matelot, de Brest ; Eugène Domalain, matelot, de Binic...Plus que deux noms... ... Louis André, mousse, de Saint-Brieuc... Et,parbleu, au dernier les bons : Jean-Maurice Gérard. pilotin, de Paris.

Jean-Maurice Gérard... Le dernier de la liste... à la queue,comme un clampin !

Il était si peu matelot encore, si peu !... Et deParis, par surcroît, comme si l'on fabriquait des matelots à Paris,maintenant ! Dans la grande famille des gens de mer, il ne devait pastenir beaucoup plus de place que dans sa propre famille à lui, où ilavait toujours été un intrus, un gêneur... C'était son second voyagequ'il faisait sur cet Oyapock. Le premier, il l'avait fait, en 98-99,sur un bateau de la ligne des Antilles. Il connaissait alors la mercomme la connaissent nos enfants, pour avoir jour sur les galets,aux vacances, tripoté dans les flaques, foré dans le sable et la tanguedes tunnels interminables - positivement - longs de ving-cinq centimètreset davantage ! Cette fois, c'était plussérieux : pilotin, il allait falloir ouvrir l'oeil et le bon, grimper dansles vergues, nager, haler, embraquer, cirer, paumeyer, bourlinguer,faire le quart et faire le point. Pour son début, il tomba dans la caleet faillit se rompre le col. Il n'était pas bien remis encore de sachute que l'Oyapock essuya, par le travers des Pierres-Noires, ceterrible coup de vent de nord-est qui dura dix-sept jours et dix-septnuits et dont on se souviendra longtemps sur la côte bretonne :soixante bateaux au plein ; Penmarc'h coupé de la terre ferme ; l'îlede Sein balayée de la carte...

Son bateau à lui s'en tira. Une vraie chance.Mais l'exorde avait été rude. Cette tempête de décembre 1898, quiéclata en foudre dans la soirée du 3 pour ne s'arrêter que le matin du21, il n'en parlait qu'avec un trembletuent de frayeur rétrospectivedans la voix. Ignorant des choses maritimes, glacé de peur, il s'étaitlevé la première nuit, avait rampé jusqu'à l'escalier, passé sa têtepar le capot, pour voir, et il se souvenait de grands diables à deminus courant sur le pont dans un éclaboussement d'écume, courbant. ledos à chaque paquet d'embrun qui s'abattait par l'avant et dont uncassa la draille du petit foc et enleva la moitié du roufle. Et c'étaitencore ce tapage infernal du vent qui lui demeurait dans l'oreille,comme le phou-phou saccadé d'un énorme piston de machine, mêlé àdes sifflements dee lanières et à des vagissements de gosses...

Le navire avait les courants pour lui. Et unmatin la mer fut belle, toute dorée ; il y eut des brises chaudes oùplanaient mollement des oiseaux que l'enfant n'avait jamais vus, desoiseaux de lumière, de grands albatros blancs, des paille-en-queue,des puffins, d'autres qui, sur leur tête effilée, dardaient la flammesmaragdine d'une aigrette. Ç'avait été ainsi tout le reste du voyagejusqu'aux Antilles. Petit cerveau animal, que les sensationscaressaient sans y entrer, il ne pouvait rien me dire deces paradis de la mer vermeille ; un éblouissement vague lui enrestait,et c'était tout.

Pourtant un détail l'avait frappé : le second du bord, quil'avait pris en affection, le mena un jour cueillir des huitres sur lespalétuviers. Des huitres sur les arbres, cela l'étonna. Collés auxbranches basses, ces mollusques, larges et ronds, au reflux pendaienten l'air comme les sequins d'un collier.

Et le retour fut doux aussi. Le bateau rallia leHavre directement, sans grosses mers. L'enfant obtint un congé, s'envint à Paris chez l'homme aimable et bon où il avait vécu, sept ans,en tutelle. C'est là que je le revis...

*
* *

Qu'était devenue son insouciance d'antan? Je nesais quelle brume de mélancolie voilait ses beaux yeux d'Oriental. Il nedisait rien, ne demandait rien, mais, parfois, à sa manière de fixerles gens, on sentait comme une interrogation muette, une prièreobscure qui trainait dans son regard...

Voilà : quand il était parti comme pilotin, ilavait fallu lui remettre ses papiers et, sur ces papiers, on lisait : père et mère inconnus. Inconnus ? Son tuteur lui avait toujours ditqu'ils étaient morts... Et puis les matelots lui firent des questions :
 
- Tiens, tu es de Paris ? Qu'est-ce qu'il fait,ton père ?... T'as pas de père ? T'as pas de mère ?... : Ah ! bien,c'est donc ca, Parigot, qu'on t'embarque...
  
Oui, c'était pour ça. Ce mystère de sanaissance, qu'il commençait de pressentir, un hasard me l'avait révélé.Il n'en eut que le soupçon : si la vérité lui apparut au derniermoment, comme on dit qu'elle apparaît toujours à ceux qui vont mourir,je le plains, ah ! je le plains de tout mon coeur, le malheureux enfant! Tu étais condamné, mon petit,  condamné dès le berceau ; ilfallait trouver un moyen honnête pour se débarrasser de toi : on s'est adressé à lamer. Elle ne t'a pas raté. C'est une complice, la mer jolie, quand onsait s'y prendre avec elle. Et ce que tu pressentais seulement, ce quetu as deviné peut-être, mais en gros, sans connaître le fin du fin, lesnuances, les fioritures, je vais te le dire maintenant.

*
* *

Tu étais unenfantde l'amour, mon petit.

Saisis-tu à présent ce qu'il y a de délicieuse ironie dansles mots ? Ta mère, que je ne connais pas, dont j'ignore et veuxignorer toujours le nom, ta mère avait eu un flirt malheureux. Pourmanquer de littérature, vierge imprudente, elle ne sut rien taire àdemi. Ajoute que son guignon l'avait fait tomber sur un de cesprofessionnels de la galanterie cosmopolite, enveloppants, doucereux,câlins, comme tu fus, et qui se donnait, du prince, parce que Valaque.

Tu avais ses yeux, pauvret, ses yeux magnétiqueset lourds. Le bellâtre, aux premières responsabilités, s'esquiva. Tamère n'était point très riche ou, du moins, pas assez pour lui. Maiselle était de bonne souche bourgeoise et donc, comme il sied, trèsstricte sur le chapitre du qu'en-dira-t-on. Certain fonctionnaire, enrésidence à l'étranger, avait demandé sa main quelques mois auparavant.Et c'est pourquoi ta naissance fut clandestine. Habilement faite parun praticien. l'opération ne laissa aucune trace. Je croyais, moi, queces choses-là ne pouvaient se passer que dans les romans : il y en a und'Hector Malot, Ghislaine, qui est absolument l'histoire de ta mère.Et, comme dans le roman, ta mère berna l'honnête homme qui avaitdemandé sa main, l'épousa sans lui rien avouer, et l'autre fut dupejusqu'au bout, prit ta mère de confiance, s'encourut amoureusement,sous les orangers de Bordigherra, cacher dans une jalouse solitudecette fleur d'innocence et de sincérité.

Toi, mon petit, on te mit en nourrice chez des tâcherons de la Beauce. Ton grand-père et ta grand'mère, muant leurascendance trop directe en vague parenté avonculaire, net'abandonnèrent pas tout à fait. Ils vinrent te voir au village, detemps à autre ; ils t'y laissèrent jusqu'à huit ans. Tu faisais ungentil petit gars, pas très rablé sans doute, mais solide tout demême, et tes nourriciers s'étaient attachés à toi ; ils ne demandaientqu'à te garder. Tu serais devenu un tâcheron comme eux. En vérité, peus'en fallut que tes grands-parents n'y donnassent la main. Maisc'étaient d'honnêtes gens, l'ai-je dit, de bons bourgeois de France.Dans cet empressement de les nourriciers, ils eurent vite faitd'éventer un piège possible, une arrière-pensée de chantage à longueéchéance. Et enfin ils avaient des scrupules, ce grand-papa et cettegrand'maman : ils entendaient que leur Mauricet fût un petit garçon «comme il faut » ; ils ne te « voyaient » pas dans leur salon avec unesalopette d'homme de peine...

Ils avaient placé sur ta tête une somme de 70.000 francs quidevait servir, quand tu serais majeur, à ton établissement. Et, unsoir, ils te prirent à tes nourriciers qui pleuraient pour tout de bon,les nigauds ; ils ne leur dirent point où ils t'emmenaient ; jamais plusils ne leur donnèrent. de tes nouvelles ; ils te confièrent à unrépétiteur de Chaptal qui voulut bien se charger en même temps de lapension et de ton éducation...

Tu pouvais tomber plus mal, pauvret : ce répétiteur était unbrave homme, qui t'aimait biecn, qui a fait pour toi ce qu'il a pu.Mais, dame, il avait lui-même de la famille, de grosses charges, untraitement médiocre. Avoue-le, tu n'étais pas ce qu'on appelle untravailleur l'orthographe ne te transportait pas. Il fallait encore queton Valaque de père reparût là où l'on se serait le plus volontierspassé de lui pour te léguer son insouciance et ses paresses de rastatransdanubien. Triste héritage ! Tu ne pus jamais décrocher toncertificat d'études. Et tu avais quatorze ans déjà...Qu'est-ce qu'on pourrait tirer d'une caboche pareille ? Enfin restaientles 70.000 francs. Un digne notaire, qui en avait la garde, leva lepied. Diable ! Et tu grandissais, mon petit, tu devenais un homme, doncun danger. Tu voudrais savoir peut-être un jour...

Quoi? Est-ce qu'on pouvait te dire ?... Et alors grand-papa etgrand'maman eurent une idée, une idée, - soyons juste, une idée commeil n'en pousse pas souvent chez les grands-papas et les grands-mamansde l'honnête bourgeoisie française - : ils s'avisèrent de faire de toiun marin.

Hein ! Cette idée, Mauricet !... Un marin !...

Ce n'est pas pour les flatter, mais ils en avaientfait du chemin depuis leurs premiers scrupules, tes ascendants ! Unmarin de toi, mon pauvre petit Parigot, si coquet, délicat, un peu tropmène, et que ton tuteur surprit un jour vidant un flacon d'ylang-ylangsur tes mains... un marin de la marine marchande puant le coaltar et leskotch-wisky, avec une chique sans doute et des anneaux dans lesoreilles... un marin... pourquoi pas un pelletas ou un gravier pendantqu'ils y étaient ? Va pour un marin ! On y mit des formes d'ailleurs, -toujours. On ne t'embarqua pas comme mousse, mais comme pilotin, à bordd'un long-courrier où tu disposais d'une moitié de cabine, où tumangeais à la table du capitaine et où l'on payait ta pension à raisonde 200 francs par mois...

Et tu partis... Et tu revins une première fois,l'été de l'Exposition... Et tu repartis sur cet Oyapock, un voiliertout neuf, un cinq-mâts, le plus grand voilier de la maison Bordes. Tuen étais presque fier ; tu n'avais pourtant pas l'air bien marin encorequand je te revis en juillet : un peu de hâle aux joues, quelquesgerçures aux patoches. Mais ta voix restait douce, caressante ; pas ungros mot : ni mille sabords, ni pare à virer ! Tu semblais même pluscâlin que d'habitude ; tu te frottais contre nos genoux comme un petit chat, et tu nous regardais, tu nous regardais...Ah ! ces yeux de l'autre, ces yeux sensuels et lourds du Valaque,ombrés d'une inquiétude mystérieuse !...

C'est fini. Ta mère peut être tranquille maintenant ;grand-papa et grand'maman dormir sur les deux oreilles.

Tu flotteslà-bas, quelque part, entre deux eaux, dans la forêt des sargassesocéaniennes. Ah ! Ah ! J'aurais voulu te voir quand la grosse lame estvenue, quand elle est tombée sur le pont sans dire gare, raflant àbâbord et à tribord et s'en allant benoitement avec tes quatorzecamarades et toi dans sa pouquette... Connaissais-tu, d'aventure, lathéorie de Stevenson sur la hauteur des vagues? Non ? Alors écoute. Ilparait que la hauteur des vagues dépend du plus ou moins d'espace librequ'elles ont devant elles pour se former. Les Anglais appellent cetespace le fecht. Le rapport entre la hauteur de la vague et la distanceparcourue serait d'un mètre par 37 milles. Là - comme dans le Pacifique- où l'espace est quasiment illimité, tu juges des dimensions quepeuvent atteindre certaines lames. Dans l'Atlantique, l'AnglaisScoresby en observa une de 43 pieds d'altitude ; aux accores du bancdes Aiguilles, Dumont d'Urville en rencontra une autre de 80 pieds. Or,comme la valeur du pied français est exactement de 0 m. 324, la vague enquestion devait mesurer 25 mètres, un peu plus que nos maisons à sixétages. C'est déjà gentil, n'est-ce pas ? Eh bien, il y a mieux : dansle Pacifique, sous le 24e parallèle, le même que tenait l'Oyapock à ladate du 13 novembre (j'ai vérifié), l'amiral Fleuriot de l'Anglefaillit être submergé par une lame de 33 mètres d'altitude.Trente-trois mètres, tu entends : juste la hauteur des tours Notre-Dame! Après cela, peut-être bien que celle qui t'a cueilli sur le pont del'Oyapock était plus haute encore: le Pacifique estsi vaste, si nu, un Sahara liquide !

Et voilà où j'en voulais venir que, si tu ne connaissais pasla théorie de Stevenson, grand-papa et grand'maman la connaissaientcertainement pour toi. Ils avaient fait leurs petits calculs, cesbraves gens : ici ou là, sous ce parallèle ou sous cet autre, la grosselame libératrice devait entrer en scène. Tel le Deus ex machinâ de latragédie classique. Et j'aime à me figurer ce couple patriarcal, cesdeux bons vieux représentants de la bourgeoisie française,douillettement accagnardés devant leur salamandre, les pieds dans leurspantoufles, quand la bonne est entrée hier au soir pour donner soncourrier à Monsieur. Je crois voir grand-papa chaussant ses besicles,dépliant son journal, commençant la lecture à haute voix ets'interrompant tout d'un coup pour regarder d'une certaine façongrand'maman par-dessus ses lunettes. Il n'en a pas fallu davantage :grand' maman tout de suite a compris.
  
- C'est dans le journal ? a-t-elle demandé d'unevoix blanche, presque éteinte.

- Lis toi-même, poupoule... La dernière colonne de la page3... Mouvement général de la navigation et des ports...
 
Et, tandis que poupoule, encore toute saisie, se plaignaitque les lettres dansassent devant ses yeux, grand-papa, plus maître delui, s'est levé pour consulter une carte du Pacifique pendue à lacloison. Il ne lui a pas fallu bien longtemps pour trouver le 24eparallèle ; avec la cordelière de sa robe de chambre, il a relevésoigneusement la latitude et la longitude, les a divisées l'une parl'autre et les a repérées d'un double trait d'ongle en forme de croix.Puis il a ouvert son secrétaire ; il a pris dans le tiroir un petitdrapeau en papier monté sur épingle et il l'a piqué sur la carte aucroisement du trait. C'est le dernier de sa provision, le dernier detout un faisceau de pavillons semblables dont il s'était muni autrefois pourjalonner l'itinéraire de la mission Foureau-Lamy, suivre étape parétape les progrès de la pénétration française vers le Tchad. Il l'avaitgardé à tout hasard dans son secrétaire. Certes il ne devinait pointalors l'usage qu'il en ferait. Mais, au bout du compte, c'est encoreune manière de victoire que le petit drapeau national est chargé decommémorer sur ce point perdu de la carte où il ne cessera plus deflotter et où il dira aux deux bons vieux l'honneur du nom reconquis,la divulgation de leur infamie conjurée, la paix de leur foyer assuréepour jamais...

 Mauricet, mon petit, tu vois bien que la grosselame s'imposait.

CHARLES LE GOFFIC.