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L'ÉPINE, Ernest(1826-1893) : Histoirede l'intrépide Capitaine Castagnette, neveu de l'Homme à la Tête de Bois(1862).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.I.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une coll.part. de l'édition donnée à Bruxelles en 1944 par l'éditeur Glomaere. Les illustrations de Gustave Doré ne sont pas reproduites.

Couverture Capitaine Castagnette

HISTOIRE

DE L'INTREPIDE
CAPITAINE CASTAGNETTE
par
ERNEST L'ÉPINE
_____


AVANT-PROPOS.

Iln'y a pas un seul d'entre vous, mes amis, qui n'ait entendu parler del’homme à la tête de bois. Dans ma jeunesse, je suis allé plusieursfois aux Invalides pour voir ce brave entre les braves ; mais unefatalité dont il m'est impossible de me rendre compte ma toujoursempêché de le rencontrer.

L'homme à la tête de bois était,m'a-t-on assuré, très mauvaise tête ; il aimait passionnément le jeude boules, et presque tous les jours, sur l'esplanade, on le voyait sequereller avec ses anciens compagnons d'armes. C'est sans doute ce quil'a décidé, en mourant, a leur léguer cette tête si précieuse, leurdemandant de s'en servir en mémoire de lui. Il voulait, par ce moyen, prendre part, même après sa mort, à son jeu favori.

C'est l'histoire du brave capitaine Castagnette, neveu de l'homme à latête de bois, que je vais vous raconter.


I. - 1770-1793.

Castagnette(Paul-Mathurin) naquit à Paris, le 15 août 1770, juste un an aprèscelui qui fut plus tard l'empereur Napoléon Ier. Il suivit de prèstoutes les scènes sanglantes de la Révolution, ce qui le rendit trèsphilosophe. Il avait tant vu souffrir qu'il avait fini par s'accommoderde tout. Ce n'est pas que le sort le favorisât ; à quinze ans, il étaittombé trois fois par la fenêtre, deux fois dans un puits et quatre foisdans la rivière. Un de ses camarades lui creva un oeil d'un coup de poing,parce qu'il n'avait pas voulu jeter de pierres à Marie-Antoinette, quel'on conduisait à l'échafaud (16 octobre 1793). « Bah ! dit-il enrentrant borgne chez lui, je louchais quand j'avais deux yeux, je suisbien certain maintenant de ne plus loucher. »

II. - SIEGE DE TOULON, 1793.

En1793, Castagnette, fatigué d'assister aux fêtes sanglantes de laRépublique, résolut de se faire soldat et d'aller rejoindre son oncle,alors sergent dans le fameux régiment des sans-culottes. N'allez pascroire au moins, mes enfants, que les sans-culottes étaient desÉcossais ; non : on appelait ainsi les républicains les plus enragés, àcause de la négligence qu'ils affectaient dans leur costume.

Castagnette partit pour Toulon et se présenta au général Bonaparte, quil'admit dans le bataillon de la Côte-d'Or.

Le17 décembre, à l'assaut du Petit-Gibraltar, il fit des prodiges devaleur et s'exposa si bien, qu'un boulet anglais lui emporta le brasgauche. En passant près de l'ambulance dans laquelle on avait déposé lepauvre conscrit, le général Bonaparte remarqua sa nouvelle recrue.

« Comment ! te voilà déjà hors de combat ?

— Pas encore, mon général ; tant que je pourrai tenir une arme, jeservirai mon pays.

— Quel âge as-tu ?

— Vingt-trois ans.

— Je te plains de tout mon coeur d'être ainsi mutilé.

—C'est bien de la bonté de votre part, mon général ; mais vous n'avezpas besoin de me plaindre tant que cela, parce que, voyez-vous, j'avaisun diable de rhumatisme dans le bras gauche, et du coup le voilà guéri.

—Capitaine, dit Bonaparte en se tournant vers un de ses aides de camp,vous ferez attacher un galon de sergent sur la manche de ce bravegarçon; ça lui vaudra mieux qu'un emplâtre. »

III.- ARCOLE, 15, 16 et 17 novembre 1796.

Troisans plus tard, à Arcole, Castagnette se fit encore remarquer par songénéral en chef. Vous avez tous vu, mes enfants, de belles imagesreprésentant l'attaque du pont d'Arcole. Bonaparte, tenant un drapeaud'une main ferme, s'élance, au milieu d'une grêle de balles, à la têtede ses troupes ; le général Lannes reçoit trois blessures en lecouvrant de son corps ; son aide de camp, Muiron, qui lui a déjà sauvéla vie au siège de Toulon, est tué à ses côtés ; les braves grenadiersd'Augereau hésitent devant cette pluie de mitraille : c'est là que lepauvre Castagnette eut les deux jambes emportées par le boulet qui tuaMuiron.

Bonaparte ayant décidé qu'on évacuerait Arcole le soirmême, on plaça le pauvre sergent dans une charrette avec d'autresblessés.

« Comment ! te voilà encore ?  dit à Castagnette, Bonapartequi faisait sa ronde.

—Commevous voyez, mon général. Cette fois-ci, c'est dans les jambes : unvoleur de boulet me les a emportées. C'est bien fait, du reste; il n'ya rien qui n'ait son bon côté.

— Comment cela ?

— C'estque, voyez-vous, je crois bien que, sans ce petit accident, j'allaisreculer devant le feu. Mon boulet m'a empêché d'être un lâche; ça vautbien un remercîment.

— C'est avec des lâches comme toi qu'ongagne des batailles. Tu me parais être un brave garçon, et je regrettede n'avoir pas pu te faire faire ton chemin. Mais te voilà obligé dequitter le service.

— Moi, quitter le service, mon général !On voit bien que vous ne me connaissez pas. Avec votre permission, jecontinuerai la campagne, à cheval, avec mes deux jambes de bois.

— Tu es vraiment un brave soldat. Quand tu seras hors de danger, viensme demander une épaulette, je te la donnerai. »

Trois mois après, Castagnette avait une épaulette d'argent de plus,mais un oeil, un bras et deux jambes de moins.

IV. - PAQUES VÉNITIENNES, Mai 1797.

Lorsdes massacres de Vérone, Castagnette fut laissé pour mort sur la place.Quand on le releva, au bout de quelques heures, on ne le reconnut qu'àses deux jambes de bois. Un coup de sabre lui avait enlevé tout levisage; il ne lui restait plus rien ni du front, ni des yeux, ni dunez, ni des joues, ni des lèvres, ni du menton. Lorsqu'au bout dequelques jours de soins, il se vit dans la glace, il ne put s'empêcherd'éclater de rire.

« Il faut avouer que j'ai une singulièrefigure, et vraiment voilà qui est fait pour moi. Le destin ne se lassepas de mecombler. Je louchais, on me crève un oeil ; j'avais unrhumatisme dans l'épaule gauche, un boulet me coupe le bras ; j'allaisbouder au feu, et voilà que la mitraille, en m'enlevant les deuxjambes, m'ôte les moyens de fuir, et, bon gré mal gré, fait de moi unhéros; j'étais désolé de n'avoir que cinq pieds quatre pouces, et mevoilà perché sur des échasses d'ordonnance qui font de moi un gaillardde six pieds ; enfin mon nez était crochu, ma bouche était ridicule,mon menton était difforme, et voilà qu'un coup de sabre m'enlève toutcela à la fois. Je vais pouvoir me commander une tête suivant mesgoûts, et je n'aurai plus ma barbe à faire. »

Peu de temps après, Castagnette avait un visage de cire qui lui donnaitl’air d’avoir vingt ans, et il partait pour l'Egypte.

V.- CAMPAGNE D'EGYPTE, 1798-1799.

Pendantquelque temps, la fortune sembla vouloir abandonner le brave lieutenant; il ne reçut aucune blessure ; mais, en traversant le désert, safigure de cire fondit. C'est dans cet état que  Bonaparte lerencontra.

« Est-ce toi, mon pauvre Castagnette ? Comme te voilà fait ! »

Le pauvre diable conta sa mésaventure à son général.

« Eh bien ! si nous arrivons l'un et l'autre au Caire, je te donneraide quoi t'acheter un visage d'argent. »

Le 25 juillet, l'armée faisait son entrée au Caire ; le 26, Castagnettefrappait à la porte du général Bonaparte.

« Mon général, je viens pour la tête que vous avez bien voulu mepromettre.

— Tu l'auras, et plus belle que tu ne penses ; mais il faut le temps dela faire : dans quelques jours, je te la remettrai. »

En effet.

Quinze jours après, le général Bonaparte passait une grande revue.

« Voilà un paroissien qui me fait l'effet d'oublier ses promesses, etmon visage est serré dans le sac aux oublis. »

Vous allez voir, mes enfants, si Castagnette se trompait.

Un roulement de tambours annonça que le général allait parler. Il yavait là dix mille hommes, et cependanton eût entendu éternuer une mouche. Bonaparte fit sortir le lieutenantdes rangs, et là, en présence de tous ces braves, il lui dit :

«Lieutenant, vous avez trouvé moyen de vous faire remarquer par votrebravoure, et ce n'était paschose facile, entouré comme vous l'étiez.Vos camarades désirant vous donner une marque de leur affectueuseadmiration, m'ont demandé de vous remettre en leur nom ce visaged'honneur, qui remplacera celui que le soleil d'Egypte vous a faitperdre. Approchez ! »

Castagnettesentait ses jambes de bois trembler comme deux baguettes de tambour quiexécutent un roulement, et il serait tombé sur le nez, s'il en avait euun et s'il n'avait pas été à cheval.

C'est au bruit des vivat del'armée entière que le brave officier reçut un magnifique visaged'argent damasquiné. Sur le front étaient écrits ces mots : ACASTAGNETTE, L'ARMÉE D'EGYPTE. Les lèvres étaient de corail rose, lesyeux de saphir, le nez était parsemé de rubis, les dents étaient debelles perles fines, et sur les joues étaient inscrits en lettres d'orles noms des batailles dans lesquelles Caslagnette s'était distingué.

Maisquelles ne furent pas sa surprise et son émotion lorsqu'il entendit unnouveau roulement de tambours, et qu'il vit son colonel s'avancer etprononcer ces mots d'une voix éclatante :

« Au nom de la République, vous reconnaîtrez le lieutenantCastagnette pour capitaine dans votre régiment ! »

Enentendant ces mots, notre héros devint pâle et tremblant comme unejeune fille qui va pour la première fois à confesse. Il dut descendrede cheval : ce fut le plus beau jour de sa vie.

VI. - PESTE DE JAFFA, 1799.

C'està l'hôpital de Jaffa que nous retrouvons le brave Castagnette. La pestefait d'effroyables ravages ; l'armée est décimée par cet épouvantablefléau, qui semble prendre à tâche de venger les Turcs. Où la mitraillea été impuissante, la peste triomphe ; invisible ennemie, elle frappede tous les côtés à la fois. C'est un spectacle navrant que celui de cetrop célèbre hôpital de Jaffa, et il faut avoir plus que ducourage pour y entrer.

Bonaparte cependant, accompagné desgénéraux Bessières et  Berthier, de l'ordonnateur Daure et dumédecin en chef Desgenettes, parle aux plus malades et touche leursplaies, pour les encourager.

Il aperçoit Castagnette et s'approche de lui.

« Ah çà, mon pauvre garçon, je te trouverai donc dans toutesles ambulances ? tu me parais gravement atteint.

—Ma foi, mon général, je crois bien, en effet, que j'ai mon compte cettefois-ci. C'est triste, tout de même, d'avoir semé ses membres un peupartout sur les champs de bataille, et de mourir à l'hospice comme unbourgeois.

— Desgenettes, dit Bonaparte au médecin en chef, quise tenait près de lui, faites tout ce que vous pourrez poursauvercet homme : c'est un de mes plus braves officiers, et je tiens à lui.Vous m'entendez! »

Et Bonaparte passa après avoir serré la main du pestiféré.

Une heure après, Desgenettes revint auprès de Castagnette et lui dit :

«Je ne dois pas vous dissimuler, mon brave, que vous n'avez plus que peud'instants à vivre. Il vous resté à peine une chance d'être sauvé, etencore faudrait-il vous faire une opération qui n'a jamais été faite etqui ferait reculer les plus intrépides.

— De quoi donc s'agit-il ?

— De vous changer l'estomac.

— Ce n'est que cela ? Allez-y docteur : le coquin m'a trop faitsouffrir pour que je tienne à lui.

— Vous êtes bien décidé ?

— Parbleu !

—Eh bien ! nous allons rire, » reprit Desgenettes en sortant sa trousseet en appelant ses aides. La vue seule des bistouris, ciseaux,scalpels, scies, lancettes, etc., que le docteur étala devant lui,aurait fait reculer les plus résolus. Castagnette ne broncha pas, etc'est en sifflant la Marseillaise qu'il reçut le premier coup debistouri. Une heure après, il avait l'estomac doublé de cuir ; il étaitsauvé !

VII.- RETOUR DE BONAPARTE EN FRANCE, 1799.

Le 22août, Bonaparte annonça à l'armée, par une proclamation, qu'ilretournait en France et qu'il laissait le commandement au généralKléber. La consternation de Castagnette fut grande en apprenant ledépart de son héros favori ; il lui semblait que la France était perduepour lui ; aussi demanda-t-il à l'accompagner, prétextant l'état de sasanté altérée par tant de graves blessures. Bonaparte y consentit, et,le 9 octobre (17 vendémiaire an VIII), la flottille qui les ramenait enFrance mouillait à Fréjus, après un voyage de quarante et un jours surune mer couverte de vaisseaux ennemis. Le 16, Castagnette arrivait àParis, après avoir assisté aux réceptions triomphales faites à songénéral, à Aix, à Avignon, à Valence et surtout à Lyon. Partout, levisage resplendissant de notre capitaine appelait sur lui l'admirationgénérale, et plusieurs fois Berthier, chef d'état-major dutriomphateur, ne put s'empêcher d'être un peu jaloux de l'accueil faità son inférieur.

Bonaparte trouva, en arrivant à Paris, lesmasses enthousiastes et le gouvernement hostile. Il résolut dereprendre la vie retirée qu'il avait adoptée déjà après le siège deToulon et à la suite du traité de Campo-Formio. Il ne voyait que dessavants et quelques intimes dévoués corps et âme à sa personne, parmilesquels se trouvait en première ligne notre ami Castagnette.

Lepauvre capitaine se consacrait tout entier à celui dans lequel ilvoyait déjà le futur maître du monde. Aucun sacrifice ne lui coûtaitpour assurer l'avènement de son héros ; il mettait tant de discrèteinsistance à offrir ses services, qu'il semblait être l'obligé de celuiqu'il obligeait. Il n'était cependant pas riche, notre brave ami. Ilvendit l'une après l'autre toutes les perles de sa mâchoire, et lesremplaça par des perles et des pierres fausses. Quand Bonapartel'interrogeait sur ces ressources inconnues, Castagnette parlaitd'envois d'argent que lui faisait sa famille, lorsque c'était, aucontraire, lui qui la soutenait à force d'économies et de privations.Il assista ainsi aux grands événements qui préparaient l'Empire,apportant son grain de sable à l'édifice que construisait Bonaparte.

Le18 brumaire, il accompagnait Murat, lorsqu'àla tête desgrenadiers, il fît évacuer la salle des Cinq-Cents, et reçut dansl'estomac, en couvrant Bonaparte de son corps, un coup de poignard siviolent, qu'il retrouva le soir, en se couchant, la lame brisée dansson gilet.

Notre ami n'éprouva rien d'abord qu'un peu desuffocation ; mais petit à petit, l'air lui manqua davantage, il sesentit envahir par le froid, un sifflement prolongé se fit entendre....le malheureux avait une fuite dans l'estomac.

Un autre eût perdula tête, mais Castagnette ne la perdait pas pour si peu. Il prit sonmouchoir et l'introduisit dans la blessure, pour empêcher l'air desortir, puis il se rendit chez un cordonnier de ses amis, à l'enseignede la « Botte secrète » ; il choisit un morceau de peau de chevreaucouleur « col de nymphe émue », ce qui était la nuance la plus à lamode à cette époque, et le fit coudre sur la plaie. Combien il bénitDesgenettes en se sentant complètement soulagé ! Il ne souffrit decette blessure que plus tard, en vieillissant, lorsque le temps étaitorageux.

Ce n'est que quelques mois après que Bonaparte, devenuconsul, apprit les sacrifices que Castagnette s'était imposés pourlui et le dévouement dont il avait fait preuve, et qui avaitfailli lui coûter la vie.

« Comment se fait-il, mon brave, quetu ne m'aies jamais rien demandé ? De toutes parts, j'escompte desdévouements qui se font payer fort cher, tandis que tu m'as livré tonsang et tes faibles ressources sans jamais rien paraître désirer.

—C'est que, voyez-vous, mon général, vous êtes un dieu pour moi, et queje trouve tout simple de payer les frais du culte. Une poignée de mainde vous me rend plus heureux que tous les grades et les titres. Etpuis, vous auriez là un beau colonel, ma foi ! Me voyez-vous à la têted'un régiment avec mon masque et mes jambes de bois ?

— Enfin ne puis-je donc rien te promettre ?

—Oh ! si fait, mon général ; vous pouvez même me rendre bien heureux.Promettez-moi de ne jamais me rayer des cadres de l'armée active,quelque impotent que je devienne. Permettez au pauvre capitaineCastagnette d'aller se faire tuer pour vous sur un champ de bataille.Retirez-moi mes épaulettes, si je ne suis plus en état de commander,mais laissez-moi toujours vous suivre, non pas dans les palais qui vontdevenir vos habitations ordinaires, mais sur les champs de bataille, oùje vous serai toujours bon à quelque chose, ne fût-ce qu'en recevantune balle qui vous aurait enlevé un serviteur plus ingambe et plusutile que votre pauvre Castagnette. »

Bonaparte se sentit ému,et quitta notre ami en se demandant s'il y aurait quelque chosed'impossible à celui qui gouvernerait de tels hommes.

VIII. - 14 juin 1800-14 juin 1807.

MARENGO(14 juin 1800) ; HOHENLINDEN (3 décembre 1800) ; ULM (17 octobre 1805); AUSTERLITZ (2 décembre 1805) ; IÉNA (14 octobre 1806) ; EYLAU (8février 1807) ; FRIEDLAND (14 juin 1807).

C'est triste à dire,mes enfants, mais Bonaparte ne revit plus son ami des mauvais jours quelorsque les mauvais jours revinrent ; non qu'il fût oublieux, il a bienprouvé le contraire, mais parce qu'il était absorbé par les soins deson gouvernement, et que, plus il devenait puissant, plus Castagnettese tenait à l'écart.

Notre ami se distingua à Marengo, àHohenlinden, à Ulm, où il eut un cheval tué sous lui. La veille de labataille d'Austerlitz, c'est lui qui prépara incognito à son ancienami, devenu empereur, la réception devenue fameuse que lui firent lesgrenadiers de la garde, et qui alluma le premier des feux de paille quiéclairèrent cette promenade triomphale.

A Austerlitz, il fit desprodiges de valeur ; mais ses ennemis mourants connaissaient seuls seshauts faits, dont il eût trouvé indigne de lui de se faire lenarrateur. Partout : à Iéna, à Eylau, à Friedland, il fît la guerre enchasseur, pour satisfaire une passion.

IX. - L'HOMME A LA TÊTE DE BOIS.

Ilfaut que je vous conte, mes enfants, à quoi Barnabé Castagnette, ditl'homme à la tête de bois, dut le surnom sous lequel il devint sipopulaire.

« Ah cà, mon oncle ! lui dit un jour lecapitaine, vous maigrissez à vue d'oeil ; vous avez la mine et latristesse du coucou ; si cela continue, vous deviendrez étique. Il fautque vous me disiez la cause de ce changement-là.

— C'est des bêtises que tu ne comprendrais pas.

— Des bêtises ne peuvent pas démolir un homme comme cela. Est-ce parceque vous n'êtes encore que sergent, après
tant d'actions d'éclat ?

— Je n'ai fait que mon devoir ; ne parlons pas de cela.

— Sont-ce vos blessures qui vous font souffrir ?

—Est-ce que je m'occupe de si peu de chose ? non. Mais, puisque tu veuxque je te dise la vérité, la voilà : j'ai demandé la main d'unejeunesse qui ne veut pas de moi, sous prétexte que j'ai six coups desabre sur la figure, et qu'on ne sait plus trop distinguer commentj'avais le nez fait.

— Mais c'est glorieux ça, cependant.

—C'est possible, mais ça n'est pas joli, à ce qu'il paraît. De plus,elle m'a dit qu'elle ne voulait épouser qu'un blond, et mes cheveuxsont gris comme la queue de mon cheval. »

Castagnette devinttout pensif en entendant le récit des chagrins de son oncle. Ill'aimait beaucoup, et aucun sacrifice ne lui eût coûté pour assurer sonbonheur ; aussi un matin il alla trouver Desgenettes et lui dit :

« Docteur, vous qui m'avez si bien remis à neuf, est-ce quevous ne pourriez pas un peu rafistoler mon oncle ?

— Qu'est-ce qu'il a ton oncle ?

— Six coups de sabre sur la figure, un oeil crevé et les cheveux gris.

— Eh bien ?

—Il voudrait n'avoir que vingt-cinq ans, les cheveux blonds, les lèvresroses et deux petites moustaches en croc, histoire d'épouser unejeunesse qui le trouve trop laid pour le quart d'heure.

— Ce quetu me demandes est difficile, mais j'ai fait plus fort que cela.Seulement, je ne sais vraiment pas pour qui tu me prends, en m'offrantde raccommoder ton oncle. Est-ce que tu crois que je travaille dans levieux comme un savetier ? Je ne fais que du neuf, entends-tu bien ? Disà ton oncle que je puis lui changer la tête; quant à la remettre àneuf, ce n'est pas mon affaire.

— Ce sera-t-il très-cher ?

— Cela dépend. Dis-lui qu'en argent, cela reviendra bien à six millefrancs ; c'est coûteux et c'est lourd. Je lui conseillerais
plutôt le bois : pour cinq cents francs, on peut avoir une têtetrès-présentable, avec les cheveux en soie, les yeux en émail et
les dents en hippopotame.

— Les cheveux seront blonds ?

— S'il y tient.

— Il aura de petites moustaches ?

— En croc.

— Il aura l'air d'avoir vingt-cinq ans ?

— Quatorze, s'il le préfère ; c'est le même prix.

—Eh bien, préparez-lui une tête pour jeudi prochain. Je vousl'amènerai. Soignez cela comme pour moi.

— N'aie donc pas peur ! »

Castagnettetout joyeux alla, en sortant de chez Desgenettes, trouver un orfèvre,qui lui acheta son oeil droit cinq cents francs, et qui lui fournit unfaux saphir pour le remplacer ; puis il alla trouver son oncle :

« Vous pouvez engraisser, mon oncle ; vous épouserez votreparticulière.

— Comment cela ?

— Dans huit jours, vous aurez vingt-cinq ans.

—Tu veux dire cinquante-cinq.

— Je veux dire ce que je dis ; et, de plus, vous aurez les cheveuxblonds.

—Blonds ?

— Avec de petites moustaches en croc et les lèvres roses. Seulement, ilfaut vous laisser couper la tête.

— Oh ! oh ! cela mérite réflexion.

— Votre tête est commandée, et à jeudi la pose. »

Eneffet, le jeudi suivant, l'oncle et le neveu se rendirent chezDesgenettes à l'heure indiquée. La tête était sur la cheminée,souriante et couverte d'une forêt de cheveux blonds à faire envie à uneSuédoise. Barnabé, qui hésitait un peu en se rendant chez lechirurgien, n'y tint plus à la vue d'un pareil chef-d'oeuvre.

« Quoi ! cette tête pourrait être la mienne ?

— A tout jamais.

—Vite, docteur, faites-moi l'extraction de cette horreur que j'ai surles épaules ; il me tarde de n'avoir que vingt-cinq ans. »

Vousn'espérez pas, mes enfants, que je vous fasse la description del'opération chirurgicale que Barnabé eut à subir ; elle fut d'ailleurssi vite faite que le patient s'en aperçut à peine : le tempsdescier le crâne, d'en enlever le sommet comme le couvercle d'unvol-au-vent, d'en prendre la cervelle avec une cuiller et de lareporter dans la tête nouvelle, de couper le cou, de remplacer la têtepar celle de bois, de coudre le tout, de mettre un clou d'argentpar-ci, un clou d'argent par-là ; ce fut moins long à faire qu'àraconter.

Quand Barnabé se regarda dans la glace, il jeta un cri d'admiration.

«Pas d'imprudence ! lui dit le docteur : portez un cache-nez pendanthuit jours, ou, sans cela, vous auriez d'affreux maux de gorge et desrages de dents. »

Un mois après, Barnabé épousait celle qu'ilaimait, et Castagnette, enrubanné comme un mât de Cocagne, disait à sanouvelle tante :

« N'allez pas lui faire perdre la tête de nouveau ! on ne réussit pastoujours des opérations comme celle-là. »

X. - ESSLING ET WAGRAM, 22 mai et 6 juillet 1809.

AEssling, le second jour, au lever du soleil, l'archiduc Charles dirigeles efforts désespérés des masses autrichiennes. Les Français résistentà ces forces, infiniment supérieures en nombre, avec autant de fermetéet d'intrépidité que la veille. Napoléon prend l'offensive et enfoncele centre de la ligne ennemie. Le généralissime autrichien saisit ledrapeau du régiment de Zach, et s'élance dans la mêlée pour ramener sestroupes au combat. Castagnette le voit, il se jette sur lui comme unlion, et finit, après avoir lutté seul contre dix, par enlever ledrapeau. Que croyez-vous qu'il en fit, mes enfants ? Vous auriez, à saplace, crié victoire, et vous l'auriez porté à l'Empereur, fier derenouer ainsi connaissance sur le champ de bataille avec un ancien amidevenu le maître du monde. Notre capitaine, lui, n'agit pas ainsi.

Sononcle (la fameuse tête de bois) combattait à ses côtés. Le pauvre hommen'avait pas eu de chance ; malgré son courage, il n'était encore quesergent. Castagnette lui donna son drapeau et lui dit :

« Tenez,mon oncle, vous êtes marié, père de famille, vous avez besoind'avancement ; moi, je suis garçon et je n'ai pas d'ambition ; prenezce drapeau, portez-le à l'Empereur, vous reviendrez avec l'épaulette,et ça flattera joliment ma tante d'avoir un mari officier. »

N'est-ce pas une noble action ? et combien d'entre vous auraient agiainsi ?

AWagram, son cheval l'emporte au milieu des rangs ennemi s; il se trouveun moment seul et désarmé au centre des masses autrichiennes. Un coupde sabre lui déchire les entrailles sans lui faire de mal ; une balles'aplatit sur sa joue droite et lui enlève une oreille.

« Ah!brigands, s'écrie Castagnette furieux, vous en voulez à mes oreilles,vous abîmez mon visage d'honneur et déchirez de superbes boyaux de cuirverni, présents de mon ami Desgenettes.... Cela ne se passera pas commecela. »

Il défait une de ses jambes de bois ; elle devient dans sa main unearme terrible, et il rentre dans les rangs avec trois pri-
sonniers.

XI. - RETRAITE DE MOSCOU, 21 octobre 1812 ; PASSAGE DE LA BÉRÉSINA, 29 novembre 1812.

La fatale année 1812 arrivée, nous retrouvons notre héros sur les bordsde la Bérésina.

Commeil ne lui restait qu'un bras, la poitrine et la cervelle, il avait faitle commencement de la campagne sans trop souffrir du froid.

Tandisque ses camarades avaient les pieds gelés, il bénissait ses jambes debois ; tandis que des milliers de martyrs mouraient de faim ou demaladie, il bénissait son estomac de cuir. Mais il lui arriva un grandmalheur : son cheval fut emporté au gué de Stoudziancka, et il dutcontinuer sa route à pied.

Alors les forces lui manquèrent ; ilsuivit quelque temps l'armée, mais il se trouva bientôt avec lestraînards. Une dizaine de mutilés formèrent une triste arrière-garde :l'avant-garde de la mort.

Ils essayèrent quelque temps de suivreles traces de leurs compagnons plus heureux, mais sans succès ; ilstombèrent un à un sur la neige qui allait les recouvrir, et ceux quicontinuaient leur route, les voyant de loin devenir la proie des loups,frissonnaient en pensant que c'était là le sort qui les attendait.

Castagnettese trouva seul à son tour dans ce désert glacé, sans force pour suivreson chemin, sans espoir d'être secouru, ne demandant plus à Dieu qu'unemort rapide. Il tomba dans la neige, et bientôt les corbeaux, cescosaques de l'air, vinrent tournoyer autour de lui. Il fit tous sesefforts pour se relever ; mais le froid l'envahit tout entier, et ileut bientôt perdu toute sensibilité.

Des oiseaux de proievinrent en tournoyant se poser sur lui, comptant faire un bon repas.Quel ne fut pas leur désappointement en trouvant un visage d'argent,des jambes de bois et un estomac de cuir !

Une bande de cosaques, voyant de loin cette nuée de corbeaux s'abattresur le sol, devina la présence d'un corps à dépouiller.

Ils arrivèrent au galop et entourèrent notre pauvre capitaine, aprèsavoir chassé leurs rivaux ailés à coups de lance.

Onlui prit d'abord ses armes ; puis comme il était couché la face contreterre, on le retourna pour s'assurer qu'il n'y avait pas autre chose àlui dérober.

Quelles ne furent pas la surprise et la joie de nos pillards en voyantson visage d'argent enrichi de pierreries.

Chacunvoulant avoir un aussi riche butin, une dispute s'ensuivit, des coupss'échangèrent et prirent un tel caractère d'acharnement, que lorsqu'ilscessèrent, il ne restait plus qu'un seul cosaque vivant.

Celui-cise jeta aussitôt sur sa proie ; mais le visage tenait ferme, et il dut,pour s'en emparer, faire de tels efforts, qu'il tordit tant soit peu lecou de notre héros. Je vous assure, mes enfants, que tout autre queCastagnette eût succombé à une pareille épreuve.

Le cosaqueremonta alors à cheval et s'éloigna au galop, laissant le malheureuxofficier, plus mutilé que jamais, enseveli sous les cadavres de ceuxqui s'étaient battus pour le dévisager.

XII. - SUITE.

Cettecouverture humaine rappela peu à peu la chaleur dans son corps ; ladouleur que lui causait l'opération qu'il venait de subir le réveillacomplètement. Il regarda autour de lui, et, en se rappelant l'horriblesituation dans laquelle il se trouvait, il regretta de n'être pas mort.Il ne s'expliqua pas la présence de ces cadavres ennemis quil'entouraient ; il voulut se lever pour prendre à son tour lesvêtements de ceux qui avaient voulu le dépouiller ; mais quelle ne futpas sa surprise, en voulant avancer, de reculer malgré lui ; en voulantessuyer son visage, de passer les doigts dans ses cheveux ! Ilressentit des picotements à la gorge, il y porta la main et comprittout.

Vous ne serez pas étonnés, mes enfants, si, par cinquantedegrés de froid, un cou tordu reste tordu. Ce n'est qu'au printempssuivant, au moment du dégel, que le cou de notre héros reprit saposition première.

« Allons, se dit Castagnette résigné, mapauvre tête a l'air d'être posée sur la pointe d'un tire-bouchon :c'est laid, mais, comme tout en ce monde, cela a son bon côté. Gare àceux qui me poursuivront ! je les défie bien maintenant de mesurprendre. »

Il prit les vêtements les plus chauds des cosaquesmorts près de lui, et, sa toilette terminée, il avait tout à fait l'aird'un kalmouck. Deux chevaux étaient restés près des cadavres de leursmaîtres, il en prit un pour son usage et tua l'autre pour son repas.Pauvre Castagnette ! vous voyez, mes enfants, à quoi il en était réduit.

Ilvoulut s'élancer à cheval comme à son ordinaire, mais il se trouva levisage du côté de la croupe, ce qui l'obligea à monter à cheval àl'envers, pour se trouver à l'endroit.

Grâce à son costume, iltraversa l'armée russe sans accidents. Lorsqu'on lui adressait laparole, il montrait son oreille emportée pour faire comprendre qu'ilétait sourd, et son visage mutilé pour indiquer qu'il était muet.

Arrivéprès de la frontière polonaise, il entra, un soir, dans une cabane pourdemander à souper. Un cosaque était déjà assis auprès du feu, attablédevant un excellent repas. Quand il s'agit de le payer, Castagnette luivit remettre à son hôtesse une perle fine.

« Oh ! oh !voilà qui mérite attention, se dit-il. Cette perle n'aurait-elle pashabité ma mâchoire, et ce brigand ne serait-il pas mon voleur ? »

Lecapitaine laissa son souper inachevé en voyant partir le cosaque, et illui offrit de faire la route avec lui. L'offre fut acceptée et tousdeux se mirent en chemin.

« J'ai bien envie de l'assommer,se disait Castagnette ; il se peut que le drôle ne soit pas mon voleur,mais, dans tous les cas, c'est un de nos pillards, et la mort sera lapremière chose qu'il n'aura pas volée. »

Castagnette ralentit unpeu l'allure de son cheval, et, se trouvant à trois pas en arrière deson compagnon de voyage, il prit une hache qu'il avait trouvée pendue àl'arçon de sa selle, et vlan !... d'un seul coup il fendit le crâne ducosaque. Le malheureux tomba le nez sur le cou de sa monture, puis parterre. Castagnette se trouva aussi vite que lui à bas de son cheval.Fouiller sa victime ne fut pour lui que l'affaire d'un moment, et sajoie fut bien grande en retrouvant son visage d'honneur auquel il nemanquait encore que trois dents.

« Il faut avouer, tout de même,que j'ai une chance infernale ! » se dit Castagnette en couvrant debaisers son visage, qu'il serra ensuite soigneusement dans sa poche.

XIII.- KOWNO, 1812.

Castagnetteentra à Kowno en même temps que Ney. Le maréchal y arriva seul avec sesaides de camp ; il y trouva quatre cents hommes commandés par legénéral Marchand, et trois cents Allemands. Il prend le commandement decette petite garnison et court à la porte de Wilna que les Russesattaquent. Les pièces sont enclouées et les artilleurs ont pris lafuite ; un seul canon est intact : Ney le fait traîner devant la portede la ville, en donne le commandement à Castagnette et court chercherles Allemands. Leur chef se brûle la cervelle et les voilà tous endéroute ; impossible de les rallier. Le maréchal ramasse un fusil, et,redevenu grenadier, avec l'aide de trente hommes et de quelquesofficiers, il garde jusqu'au soir la porte de Wilna, résistant auxefforts de l'armée ennemie.

Honteux d'être ainsi arrêtés par unepoignée de braves, les Russes lancent quelques bombes pour incendier laplace. La première est pour notre pauvre capitaine ; il la reçoit dansle dos, qu'il présentait courageusement à l'ennemi, elle s'y loge etbrise le bras qui lui restait.

On ne reçoit pas une bombe dansle dos sans horriblement souffrir ; aussi Castagnette jetait-il leshauts cris. Ney, qui a apprécié le courage du brave mutilé, s'approchede lui.

« Ah ! mon maréchal, quel malheur !... moi qui aitoujours eu tant de chance,... être blessé dans le dos comme un lâche!... Je ne m'en consolerai jamais.

— Vous auriez tort, capitaine; je me connais en bravoure, et, croyez-moi, il n'est personne qui nefût fier de recevoir une pareille blessure.

— Vous dites cela pour me consoler, mon maréchal ; mais me voilàdéshonoré. »

Unchirurgien fut appelé ; il déclara que l'extraction de la bombepourrait entraîner la mort. Castagnette rentra donc en France avec deuxjambes de bois, deux bras de moins, un estomac de cuir, la tête àl'envers, le visage en argent et une bombe dans le dos.

XIV. - 1813-1814.

Depuis ce dernier événement, Castagnette, qui n'avait jamais perdu sabonne humeur, devint sombre. Il n'osait plus se présenter nulle partdans la crainte de passer pour un lâche. Quelques camarades s'émurentde celte mélancolie et allèrent trouver le brave Ney, le priant defaire donner la croix à leur ancien capitaine ; mais les tristesévénements de l'année 1813 ne permirent pas au maréchal de rappeler àNapoléon son ancien ami de 1799.

Castagnette se retira dans une petite maison de campagne à Vincennes.Il prenait plaisir à suivre les travaux de l'arsenal qui fournissait àtoutes les opérations militaires. C'est là qu'il se lia avec le généralDaumesnil, mutilé comme lui, alors commandant de la forteresse.

Ces deux hommes étaient bien faits pour se comprendre.

C'est de Vincennes que ces glorieux débris de l'Empire suivirent lesévénements à la fois si héroïques et si tristes qui s'accomplirent en1813 et 1814 : la défection de la Prusse et de l'Autriche, la bataillede Lutzen (2 mai 1813), celle de Bautzen (20 mai), la mort dugrand maréchal Duroc (22 mai 1813), la bataille de Leipsick (19 octobre1813), la mort de Poniatowski (19 octobre 1813), la retraite d'Espagne,la capitulation de Dantzig et l'envoi, au mépris des termes de lacapitulation, de ses vingt mille défenseurs en Sibérie ; la défectionde Murat, les batailles de Brienne (29 janvier 1814). Champ-Aubert (10février) ; les combats de Montereau, de Montmirail, de laFère-Champenoise, la capitulation de Paris (30 mars 1814), et tantd'autres désastreuses victoires et glorieuses défaites.

XV. - VINCENNES, 1814.

Daumesnil vit l'étranger entourer sa forteresse.

« Ma foi, mon général, je crois que mon voeu le plus ardent vas'accomplir. Je ne suis plus bon à rien ; tout ce qui se passe me metdu noir dans l'âme, et j'ai toujours eu envie de savoir quelleimpression ressent l'homme qui se trouve lancé à une centaine de piedsen l'air. Comme je ne pense pas que votre intention soit précisément detirer le cordon à des braillards qui demandent aussi grossièrementqu'on leur ouvre, je viens vous demander mais vous ne voudrez pas

— Enfin, parle, que veux-tu ? reprit Daumesnil.

— Non, ce serait vous priver, peut-être et puis c'est trop indiscret.

— Tu désires mettre le feu aux poudres, n'est-ce pas ?

— Général, vous avez lu dans mon coeur comme dans un livre. Pendant quevous ferez la causette avec ces enragés, laissez-en entrer le pluspossible, et je vous promets d'entonner en leur honneur un morceau àgrand orchestre qui dégourdira les jambes des moins ingambes : quelquechose comme un coup de tonnerre avec accompagnement de Vésuve enéruption. »

Après un moment de pourparlers, Daumesnil céda à son ami le posted'honneur qu'il s'était réservé.

Avant de s'y rendre, Castagnette voulut voir l'ennemi et monta sur lesremparts.

« Eh ! là-bas !... cria-t-il à un officier prussien qui s'agitait plusque les autres, que voulez-vous ?

— Parbleu !... qu'on nous ouvre.

— Le ventre ?

— Eh ! non, la porte.

— Ah ! alors ce n'est pas ici ; frappez à côté.

— Laisse-moi faire, dit à Castagnette Daumesnil qui venait de descendre; rends-toi à ton poste pendant que je vais recevoir le commissaireextraordinaire qui m'est envoyé par les alliés. »

Le commissaire fut introduit.

« Puis-je savoir, monsieur, ce qui vous amène, ainsi armés,sous les murs de Vincennes ?

— Nous venons vous sommer de rendre la place, et, en cas de refus...

— Un refus, comment donc ! Vous ne venez pas, je pense, sans un ordreécrit m'invitant à vous ouvrir mes portes ?

— En effet, cet ordre, le voilà, et je suis heureux de voir que vous nesongez pas à résister.

— Il y a sans doute erreur, interrompit Daumesnil, et vous me donnezune pièce pour une autre ; celle-ci ne me concerne pas. Cet ordre estsigné : Alexandre et Frédéric-Guillaume, et je ne connais pas d'autremaître que l'empereur Napoléon Ier.

— Napoléon n'est plus empereur ; l'usurpateur est en fuite ; vousfeignez de l'ignorer.

— Je l'ignore en effet, et, jusqu'à preuve du contraire, vous trouverezbon que je ne rende la place qu'à celui qui me l'a confiée.

— Nous vous ferons sauter alors, prenez-y garde.

— Pardon, monsieur, reprit le général avec calme, mais vous meparaissez oublier que je suis encore ici chez moi, et qu'il appartientà moi seul d'en faire les honneurs. J'aurai donc le plaisir de vousfaire sauter ; je m'entends mieux que vous à cette besogne.... Noussauterons de compagnie, si vous le voulez bien. »

Cette proposition, dans la bouche du général Daumesnil, n'était pas unemenace banale. Tout le monde connaissait le courage indomptable decelui qui avait été proclamé brave à Saint-Jean d'Acre ; aussi unfrisson parcourut-il la foule.

« Songez, général, reprit, le commissaire extraordinaire, que touterésistance de votre part est inutile. Que nous sautions ou ne sautionspas, la France n'en est pas moins en notre pouvoir ; que Vincennes soitdebout ou en ruine, la cause que vous défendez n'en est pas moinsperdue.

— Je vois que vous ne paraissez pas attacher une grande importance à ceque je me déshonore oui ou non ; vous ne trouverez pas extraordinaireque je n'en fasse rien. Retournez auprès de vos maîtres, et dites-leurque je rendrai la place quand ils m'auront rendu la jambe qu'un deleurs boulets m'a enlevée à Wagram. »

Et, du bout de sa canne, Daumesnil montra la porte au parlementairefurieux.

XVI. - VINCENNES (suite).

Revenons à notre brave ami Castagnette qui était allé attendre lesévénements auprès de dix-huit cents mille kilogs de poudres. Quelquesforcenés s'étaient mis à la recherche des magasins pour s'en emparer ;il entendit le flot populaire s'engouffrer dans les escaliers, roulerde marche en marche, et venir se heurter contre la porte.

« Allons, allons, voilà le moment venu ; il s'agit de bienfaire les choses. Tâchons d'amuser ces enfants pour laisser à la foulele temps d'entrer.

« Que voulez-vous ? » cria le capitaine par le trou de laserrure.

En entendant cette voix qui leur indiquait que la porte était gardée,quelques badauds commencèrent à réfléchir, et remontèrent l'escalieravec plus d'empressement encore qu'ils ne l'avaient descendu.

« Nous venons au nom du Gouvernement pour nous emparer des poudres.

— Eh bien ! emparez-vous-en.

— Vous ne voulez pas ouvrir ?

— Avez-vous un ordre du général commandant?

— Ouvrez, nous vous le remettrons.

— Camarades !... cria Castagnette de sa voix la plus forte, pour fairecroire qu'il n'était pas seul, à vos postes !... préparez vos mèches,placez-vous à l'entrée de chaque caveau et n'oubliez pas que la patriea les yeux sur vous ! »

L'escalier se remplit de nouveaux fuyards ; mais il restait toujours làune trentaine d'hommes déterminés qui commencèrent à se servir deleviers pour forcer la porte du caveau.

« Si ce n'est pas désolant de penser qu'il y a des braves pourservir les plus mauvaises causes. Tâchons de gagner du temps ; chaqueminute m'amène une centaine de pratiques nouvelles et je veux mourir engrande compagnie. »

Un des gonds cédait déjà... Castagnette glissa une de ses jambes debois sous la porte pour la consolider quelques minutes de plus ; maisenfin, sous la pression formidable qu'il avait à soutenir, le panneaucéda, brisant en tombant les deux jambes de notre brave capitaine. Illui était impossible de se relever, une de ses jambes avait deux piedset l'autre sept pouces. Il se roula alors jusqu'à un monceau de poudre,s'y plongea comme dans un bain, et certain alors de réussir, il se mità crier : « Vive l'Empereur ! » comme s'il avait eu dix voix à lui toutseul.

Il fut bien vite entouré.

« N'approchez pas !... n'approchez pas.... mille millions decartouches ! ou je vous renvoie au premier étage plus vite que vousn'en êtes descendus. Ah ! vous voulez déshonorer de la brave poudrefrançaise, en vous en servant contre des Français !... Ça ne sera pas ;c'est moi, le capitaine Castagnette, qui vous le dis, car vous allezfinir avec elle. »

Cet être bizarre privé de bras et de jambes, ce tronc difforme, ce jene sais quoi qui se démenait, présentant pour sa défense un tronçon dejambe de bois, fit reculer les plus résolus. N'était-ce pas un êtrefantastique qui se roulait ainsi dans l'obscurité, n'ayant d'humain quela voix, et disposant d'une force plus grande que celle du tonnerre ?

Castagnette s'enfonça dans la poudre jusqu'au menton ; sa pipe, qu'iltenait entre les dents, projetait à chaque bouffée des lueurs étrangessur son masque d'argent couvert de pierreries ; chaque aspiration, enranimant le foyer de cette terrible pipe, faisait briller, comme uneapparition de l'autre monde, cette tête de métal qui rentrait aussitôtdans l'obscurité.

A cette vue, les plus braves sentirent leurs jambes trembler et leurlangue se glacer.

« Je vous donne deux minutes pour crier : Vive l'Empereur ! Sil'un de vous hésite, je laisse tomber ma pipe, et... »

Trente formidables cris de : « Vive l'Empereur ! » retentirentaussitôt, en dépit des langues paralysées ; les plus troublés eux-mêmesretrouvèrent leurs jambes pour fuir, et ce n'est que lorsqu'ils furentbien loin de la forteresse qu'ils cessèrent leurs cris de : «Vive l'Empereur ! »

Daumesnil rencontra les fuyards dans l'escalier ; ce fut pour euxl'occasion de recevoir quelques coups de canne dont ils n'avaient pasbesoin, cependant, pour presser le pas. Après avoir congédié lecommissaire extraordinaire, le général s'était rappelé les ordresdonnés à Castagnette, et il courait aussi vite que le lui permettait sajambe de bois pour empêcher une catastrophe.

« Castagnette !... arrête, Castagnette !... c'est, moi,Daumesnil.... Où es-tu ?

— Par ici, mon général. Vous arrivez à temps.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je prends un bain de poudre pour ma santé. Quand vous êtes venu,j'allais le réchauffer en y laissant tomber ma pipe.

— Pas de bêtise !... Tiens-la bien, au contraire. Lève-toi avecprécaution et suis-moi.

— Je suis bien fâché de vous désobéir, mon général, mais cela m'estimpossible, vu que j'ai les deux jambes cassées. »

Daumesnil, préoccupé, oublia un instant que Castagnette avait deuxjambes de bois :

« Ils t'ont cassé les jambes, les brigands ?... Nous les leurferons payer cher. Je vais t'envoyer un chirurgien.

— Si cela vous est égal, mon commandant, j'aimerais autant unmenuisier. Un coup de rabot et quelques clous sur mes blessures meferaient le plus grand bien. »

Daumesnil rit de sa méprise, et, dix minutes plus tard, Castagnette,porté en triomphe, traversait les cours de la forteresse, salué par lesvivat de la petite garnison.

XVII.- DÉPART POUR L'ILE D'ELBE

DÉPART POUR L'ILE D'ELBE (20 avril 1814) ; RETOUR DE L'ILE D'ELBE (1ermars 1815) ; WATERLOO (18 juin 1815).

Vous lirez dans des livres sérieux, mes chers enfants, cette campagnede France plus glorieuse pour les vaincus que pour les vainqueurs ;vous serez émus, comme nous l'avons tous été, au récit de cesdésastres, et vous ne pourrez pas vous empêcher d'admirer Napoléon aumoment de sa chute.

Castagnette voulut suivre son empereur à l'île d'Elbe ; mais Daumesnillui fit comprendre qu'il serait un embarras et non une aide ; qu'il nefallait à Napoléon que des gens valides et prêts à tout. Castagnette serésigna, et resta enfermé chez lui jusqu'au jour où il apprit queNapoléon avait débarqué, le 1er mars, au golfe Juan.

« Je savais bien que cela ne pouvait pas finir comme ça ! s'écria notreami, des larmes de joie dans les yeux. Allons, mon vieil uniforme, tuvas revoir le grand jour. Il y a longtemps que tu n'étais sorti. »

Le 6, Napoléon quittait Gap pour Grenoble, dont la populationélectrisée lui apportait les portes, à défaut des clefs ; le 9, iloccupait Bourgoing ; le 10, il entrait à Lyon à la tête de l'arméeenvoyée pour le combattre ; le 20, à neuf heures du soir, l'exilérentrait empereur à Paris, porté en triomphe par la multitude.

En quelques mois, Napoléon reforme une armée et tombe à l'improvistesur les forces alliées qui se concentraient en Belgique.

En apprenant le départ de l'Empereur, le vieil instinct guerrier deCastagnette se réveilla. Il y avait là un assortiment d'Anglais, dePrussiens, de Hollandais, de Saxons, à faire venir l'eau à la bouche ;impossible de résister à une pareille tentation. Mais comment se rendreutile, mutilé comme l'était notre capitaine ? Une promenade qu'il fitau Jardin des Plantes lui en fournit les moyens.

Depuis une heure il regardait les animaux, enviant la trompe del'éléphant, à défaut de bras ; les échasses de l'autruche ou les ailesde l'aigle, a défaut de jambes. Il s'arrêta devant un rhinocéros quivenait d'arriver d'Afrique et qui partageait alors avec la girafetoutes les faveurs du public.

« Voyez-vous, madame Potin, disait un honnête bourgeois à savoisine, ces animaux-là ont toute leur force dans le nez : comme leboeuf dans le cou et le cheval dans le reins. C'est une fort méchantebête ; aussi l'a-t-on appelé le « rhinoféroce. » Comme il n'a à sadisposition ni bras ni jambes pour combattre, la nature, cette mèretoujours prévoyante, lui a mis ce petit instrument sur le bout du nez,et il s'en sert pour frapper ses ennemis sous le ventre. »

Cette démonstration fut pour Castagnette un trait de lumière.

« Je n'ai, comme le rhinocéros, ni bras ni jambes pourattaquer mes ennemis, qui sont ceux de la France ; ce qui me manque, jevais me le procurer ; et en avant le rhinocérosde la grande armée !... »

Castagnette passa chez un armurier et lui dit :

«  Faites-moi un joli petit casque bien léger, prenantexactement la forme de la tête ; matelassez-le bien à l'intérieur ;ajustez-y des gourmettes et surmontez-le, comme d'un paratonnerre,d'une forte lame quadrangulaire bien aiguë, de sept pouces de long. »

Lorsqu'il fut ainsi équipé, Castagnette alla trouver son ancienneconnaissance de Kowno, le maréchal Ney, et lui demanda la permission dele suivre en amateur. Le brave capitaine fut bien accueilli, et, le 15juin, il arrivait aux Quatre-Bras, à cinq lieues en avant de Charleroi.

« Il faut avouer que le sort a parfois de drôles de fantaisies, sedisait Castagnette en partant : si je meurs dans laprochaine affaire, on mettra sur mon tombeau :

CI-GÎTLE CAPITAINE CASTAGNETTE, CUL-DE-JATTE, MORT AUX QUATRE-BRAS. »

A Ligny, notre ami, pour se mettre en train, éventra, à la façon durhinocéros, six Anglais, trois Prussiens et deux Saxons. Il n'avaitjamais été si joyeux.

Quelques jours après eut lieu la désastreuse bataille de Waterloo.Jamais l'enthousiasme des troupes ne promit un plus beau succès, et sila trahison et la fatalité n'étaient pas venues prêter leur aide à nosennemis, c'en était fait de Blücher et de Wellington. C'est à cedernier surtout que Castagnette en voulait, et peu s'en fallut quenotre capitaine ne changeât la face des choses. A l'attaque de la fermede la Haie-Sainte, il s'approcha, dans la mêlée, se glissasous le cheval du général anglais, et lui enfonça la lame de son casquedans le ventre. L'animal fit un bond qui désarçonna Wellington. C'enétait fait
de notre plus mortel ennemi, sans le général Pirch, qui le dégagea.Castagnette s'élance sur ce dernier et l'étend mort à côté du cheval duhéros qui prit la place si longtemps occupée par Marlborough dans lePanthéon de l'Angleterre.

Quelques heures plus tard, grâce à l'inaction du maréchal Grouchy, touttourne contre nous. Blücher, à la tête de trente mille Prussiens, avaitfait sa jonction avec Wellington : le plus grand désordre se met dansles rangs français, le cri fatal de : « Sauve qui peut ! » estpoussé par quelques traîtres, la déroute commence. Les huit bataillonsde la garde, que soutenaient Cambronne et le maréchal Ney, sontentraînés à leur tour par la masse des fuyards. En vain Napoléon sejette au milieu d'eux, l'obscurité empêche de le voir, le tumultecouvre sa voix. Alors le prince Jérôme s'écrie : « Ici doit mourir toutce qui porte le nom de Bonaparte ! » L'Empereur le comprend, il metl'épée à la main et cherche la mort, que ses généraux écartent malgrélui. Cependant un soldat anglais blessé, le voyant passer, se relève àmoitié, saisit un pistolet et l'ajuste ; le coup part, mais ce n'estpas Napoléon qui le reçoit ; Castagnette avait eu le temps de couvrirl'Empereur de son corps. Il reçut la balle
en pleine poitrine ; elle se logea dans son estomac de cuir, d'où notreami la fit retirer, et, l'offrant à Napoléon en souriant :« Elle vous était destinée, sire, acceptez-la.

— Volontiers, reprit l'Empereur, et je ne pense pas la payer trop cheren te donnant ceci en échange. »

Et il tendit à notre ami la croix qui brillait sur sa poitrine.Castagnette couvrit de baisers la main de Napoléon. Le casque étrangedu capitaine frappa seulement alors l'attention de l'Empereur.

«  A quel régiment appartiens-tu donc ?

— Ne cherchez pas, sire, c'est moi qui suis tout le régiment.Appelez-le, si vous voulez, les culs-de-jatte de la garde : il n'ajamais tourné les talons, celui-là. »

L'Empereur reconnut alors son ancien ami d'Egypte et du Directoire, etlui attacha sa croix sur la poitrine.

« Ce n'est plus votre Castagnette d'autrefois, sire ; on vous l'a toutdépareillé ; il n'y a que le coeur qui est toujours resté le même, toutà vous.

— Si des jours meilleurs peuvent jamais recommencer pour moi, à revoir,mon brave Castagnette ; adieu ! si le ciel m'entend, si la mort ne sejoint pas à ceux qui me trahissent aujourd'hui et me frappe sur cechamp de bataille. »

Castagnette ne revit plus Napoléon.

XVIII. - RETOUR DE NAPOLÉON A PARIS 21 juin 1815) ; ABDICATION (22 juin1815) ;
MORT DE NAPOLÉON (5 juin 1821).

Ce n'est pas ici la place de vous conter, mes enfants, les tristesévénements qui furent la conséquence de la perte de la bataille deWaterloo. Cependant, permettez-moi de vous rappeler en peu de mots que,le 21 juin, l'Empereur rentra à Paris
et trouva l'opinion soulevée contre lui. Les pouvoirs publics exigèrentqu'il abdiquât, et, le 29, il s'éloigna de Paris. Il prit la route deRochefort, d'où il espérait passer en Amérique ; mais une croisièreanglaise l'en empêcha. Il crut pouvoir se placer sous la sauvegarde deslibertés britanniques, et chercha asile sur un vaisseau anglais ; maison le considéra comme prisonnier, et on le conduisit à Sainte-Hélène,où un climat meurtrier vint hâter les funestes effets du chagrin quil'accablait.

Castagnette se retira aux environs de Paris. Il ne voyait que son oncleet quelques anciens amis du champ de bataille. Ils
attendaient le retour de Napoléon, et, à chaque instant, quelque faussenouvelle venait leur faire battre le coeur ; mais, cette fois, lesAnglais avaient bien pris leurs précautions : jamais geôliers nibourreaux ne remplirent mieux leurs fonctions que sir
Hudson Lowe.

Il faut maintenant, mes enfants, que je vous conte comment mourut lepauvre capitaine. Je ne le ferai pas sans émotion, car j'avais pour luiune affection toute filiale.

Un soir, c'était le 5 mai 1821, il dormait près du feu, faisant sasieste et rêvant de ses glorieuses campagnes. Ses pauvres jambes debois étaient posées sur les chenets soudain, le feu y prit sans qu'ils'en aperçût. Il rêvait de ce siège de Toulon où il avait subi sapremière amputation, de l'Italie où il avait perdu son visage et sesdeux jambes. Le feu gagnait toujours et attaqua l'estomac de cuir,présent de Desgenettes. Le vieil officier sentant la chaleur approcher,rêvait de cette terre d'Egypte où il avait laissé ses entrailles etreçu ce visage d'honneur qui l'avait rendu si fier. Mais le feumontait, montait toujours sans qu'il s'en aperçût, dévorant un à untous ces trophées postiches, gages de sa bravoure et de son dévouement; et le pauvre Castagnette rêvait de cet incendie de Moscou qui avaitété suivi de si épouvantables catastrophes.

Tout à coup, une effroyable explosion se fit entendre... le feu venaitde faire éclater la bombe que le brave vétéran avait depuis tantd'années dans le dos. Ce bruit le réveilla, mais trop tard. Ses membresétaient réduits en poussière impalpable ; sa croix seule était intacte,et le brave officier, que rien n'avait pu émouvoir jusque-là, mourut desurprise en se voyant ainsi mutilé.

MANUEL (E.L'EPINE).