Corps
VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907) : La Grâce du sommeil(1889). Saisie du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (31.III.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire(Coll. part.)des Contes hors du temps,publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis del'Institutsupérieur des Arts décoratifs, dans lasérie desauteurs belges, n°5.. LaGrâce du sommeil par Charles Van Lerberghe ~~~~« 'tis a consummation Devoutlyto be wish'd » A Maurice Siville. C'était le soir de l'Epiphanie. On venait de tirer les rois.Une grande gaîté remplissait la chambre,où la tarte énorme aux confitures,surmontée de roses en papier, circulait maintenant autour dela table scintillante, sous l'éclat des bougies. Toute lafamille était là, depuis les grands-parents encostumes surannés, jusqu'aux petits enfantsjuchés sur des livres et tapageant dans leur assiette. Tousoccupaient le poste que le sort leur avaitdésigné le confesseur à la droite duroi et le médecin à sa gauche, le fouprès du conseiller, chacun selon son rang, et tousentouraient le père, un gros homme rouge à facehilare assis au centre de toute cette joie, une couronne de papierdoré sur la tête, en ce titre de Roi-Mage qu'ilobtenait du sort depuis des temps immémoriaux. Il venait de vider son verre et une clameur formidable retentissaitencore à ses oreilles : le roi boit ! le roi boit !lorsqu'en rouvrant les yeux il eut une épouvantable stupeur.Il était dans le ciel, assis sur un arbre, au milieu d'unegrande plaine pourpre. Ses yeux s'écarquillaient. Il voyaitencore leurs visages, la lumière des bougies, il entendaitencore leurs voix. Tout cela était encore en lui, et leschoses n'étaient plus à jamais. Cela avaitduré le temps d'un éclair. Et le sentiment de laréalité lui revint peu à peu. Ilétait mort, et, Dieu merci ! sauvé. Un tel bonheur l'emplit à cette idée, qu'il enjeta dans le ciel un grand cri sonore, en battant des mains, incapablede réprimer cette manifestation bruyante de bonheur qui luiétait familière dans les grandes chances de savie. Cela acheva de lui faire reconnaître qu'il vivait etqu'il était bien au ciel. Ce hasard inouï, car c'enétait un vraiment ! le remplissait d'unefélicité plus profonde qu'il n'en avait jamaiséprouvé sur terre. La joie des élus sereconnaissait là. Et de fait il s'en souvenait bien, ils'était confessé la veille et le matinmême, fête des rois, il avait communié.Il était en état de grâce; il avaitété jugé digne sans appel, ce quiexpliquait la rapidité des choses. Il étaitmonté, sans passer même par le purgatoire. Dutribunal, il n'avait rien su. Dieu, sans doute, épargnaità ses élus ce triste spectacle ; et il se souvintqu'il avait appris, jadis, que cela se passait dans la chambremême, au milieu des gens et des meubles, au momentoù l'âme sortait de la bouche. Cela bouleversait toutes ses idées. Il était mortsans en rien sentir, rien apercevoir. Il s'était toujoursimaginé cela, aux jours sombres de sa vie, comme quelquechose d'épouvantable, une fente de tout l'être, uncraquement. Il est vrai qu'il était mort sans agonie, de mort subite, etl'idée de l'horrible danger qu'il avait couru en mourantainsi, sans la moindre présence d'esprit, sans la moindreconscience de la chose, au sein d'un repas, le fit frémir. Mal eût pu lui en prendre un autre jour, et Dieu, certes,avait été pour lui d'une bonté qui leremplissait de gratitude, en le prenant, ce jour de fête, aumilieu des innocentes et saintes joies de la famille. Comme ils avaient dû être saisis, lorsqu'au milieude la fête il était resté la bouchebéante et sans vie. Comme ils allaient êtremalheureux ! Et alors seulement la pensée de tout le chagrinqu'il leur laissait, de tout le vide qu'il faisait au milieu d'eux,s'empara de son âme et l'emplit d'amertume. Ils'étonna de n'y avoir pas songé plustôt. La pensée de sa femme et de ses huit enfantsqu'il laissait dans les larmes et sans soutien, et qu'il ne reverraitjamais plus, empesta tout son bonheur. Il fit de violents efforts pourpleurer, pour soulager son chagrin, sans pouvoir y parvenir. Et une étrange musique d'instruments à cordesqu'on jouait dans la plaine, le mit en colère par sonin-à-propos. La joie des autres, en de telles circonstances,lui était odieuse, même au Paradis. Une foule dechoses maintenant revenaient à son esprit et luiétaient autant de lancinantes douleurs. Sa femmeétait enceinte d'un neuvième enfant quinaîtrait sans père ; puis il n'avait pas fait detestament ; ses affaires non plus n'étaient guèreen ordre, la brasserie dont il était le chef sedésorganisait ; sa veuve ? on allait la circonvenir, luisusciter un tas de tracas ou d'histoires. Il connaissait des genslouches capables de ne rien respecter. Ah ! queldégoût! Il s'envenimait les choses àplaisir, se les représentait comme réellesdéjà, et il était agitéd'une telle colère que tout l'arbre en tremblait. Il remarqua alors dans la plaine, où la musique persistaittoujours, un phénomène qui ne fut pas sans luicauser quelque émoi. Des espèces de jeunes fillesnues avec de longues ailes y jouaient, plongeaient et disparaissaientet d'autres en remontaient sans cesse, à tous les horizons.Ce qu'il avait pris pour une plaine n'était donc que quelquechose d'immatériel, une substance fluide tout au plus, l'airmême ou l'éclatante lumière quil'éblouissait. Peut-être la surface de ce bonheuroù il n'avait qu'à plonger pour en sentir lesdélectables ivresses prédites, ou Dieului-même au sein de qui ces âmess'abîmaient. II en eut le vertige et s'y serait fatalementprécipité, si une subite terreur dedégringoler dans l'infini ne lui eût fait fermerles yeux. Alors, rentré en lui-même, il reprit le fil de sestristes pensées et resongea au grand malheur dans sa maison. Comment donc était-il mort? Il eût vouluconnaître là-dessus l'avis du docteur, un braveami de la famille qui avait dû être bienstupéfait, lui qui, à cause desémanations du houblon, lui assurait unelongévité extraordinaire. Etait-ce de la rupture d'un vaisseau ? d'une congestioncérébrale ? d'une apoplexie foudroyante ? ous'était-il simplement étouffé envidant son verre, en avalant la fève des rois, sotte coutumecontre laquelle il avait protesté déjàet qu'on eût dû supprimer, car elleétait grosse de dangers. Et la gêne, l'ennuid'être ainsi mort au milieu de tout le monde, devant desfemmes et des enfants, et d'avoir troublé la fête,le reprit comme de quelque chose d'inconvenant et dedéplacé au suprême degré. Ilallait creuser cette idée lorsque des voix lui firentrouvrir les yeux. Une foule d'anges volaient maintenant autour de lui, lefrôlant de leurs grandes ailes et de leurs chevelures d'or.Un d'eux, une suave jeune fille, qu'il lui sembla avoirdéjà vue quelque part sur des images, s'approchade plus près et sembla l'inviter : « Cher ange,disait-elle, ne nous envolerons-nous pas ensemble auprès deDieu ? » Alors il remarqua sans trop d'étonnementqu'il avait lui-même une sorte de longue robe blanche et desailes. Il faillit soudain les ouvrir et s'envoler, mais la sensation decet immense déploiement de plumes fut si étrange,et la peur de nouveau de culbuter dans l'espace fut si grande, qu'ilreferma prestement ses ailes et ses yeux. Derechef il tomba dans sestristes pensées. Il se vit lui-même pâleet raide étendu sur son lit, en chemise, une croix entre sesdoigts de cire. Des cierges crépitaient. Il y avait uneodeur fade et tiède dans la chambre. Les siensétaient là, tous priaient à genoux, etde temps en temps une béguine leur passait le buis pourl'asperger d'eau bénite. Quel lamentable spectacle ! Dans laville, la funèbre nouvelle se répandait. Ilvoyait très bien le manque d'étonnement,l'indifférence des visages. Puis il parcourut la ville enesprit. Rien n'était changé. Les tramscirculaient toujours, chacun vaquait à sa besogne. Il yavait des affiches aux théâtres, dans lescafés des gens étaient assis et causaientd'autres choses. Des navires entraient dans le port, des trainssifflaient et sortaient de la gare, pleins de voyageurs. Et pourtant iln'était plus. De nouveau il revenait à sa ruecomme poussé là par un instinct fatal. Tous lesstores de sa maison étaient baissés, toutes lesfenêtres étaient closes, sauf une, la sienne,large ouverte... Puis il ne sentit plus qu'une énervante odeur de fleurs,à en défaillir, et qui semblait venir delà. Mais cette odeur, il la reconnut bientôt, c'étaitcelle des fleurs de son arbre, d'étranges longues fleursblanches, comme il crut en avoir déjà vu, et qui,au moindre souffle, exhalaient un arome qui l'enivrait et dont il avaitpeur. Alors abandonnant ses songeries il s'occupa prudemmentà cueillir une à une toutes celles qu'il pouvaitatteindre, sans bouger de sa place, et à les jeter danscette plaine, où elles se fondaient comme une neige dans del'eau. Cependant la grosse cloche de l'église paroissiale semblaitsonner à ses oreilles et brusquement, tandis qu'il cueillaittoujours des fleurs, il vit le corbillard devant sa porte : lesvoitures amenaient la famille, tout un attroupement s'étaitformé. Deux croque-morts sortaient de la maison àreculons, amenant le cercueil. Il y avait un grand silence. Des gens sepenchaient à toutes les fenêtres, tout le monde sedécouvrait. Il en éprouvait une gênevéritable. Puis le corbillard se mit en marche en oscillant,couvert de couronnes, et la solennelle file des carrossess'ébranla. A l'église, le curé l'attendait avec ses chantresen surplis et ses acolytes portant la croix et les deux drapeaux noirs.Et c'était l'offertoire, le défilé detous ses parents, amis, clients et fournisseurs àcôté du grand catafalque. Ils passaient unà un à sa droite, en main un ciergecrépitant où se trouvait une pièce demonnaie, puis repassaient à sa gauche, sans le cierge ; onencensait le cercueil, on l'aspergeait à la porte, on jetaitdessus des pelletées de terre. Au cimetièreaussi, on en jetait sur lui dans la fosse ; c'était commedes coups de tambour ; et il s'interrompit brusquement de jeter desfleurs, tant cette action lui sembla acquérir dans cettecirconstance une signification douloureuse. Pour chasser ces idées, il rouvrit les yeux ets'intéressa au ciel. Il comprit maintenant qu'il n'y avaitautour de l'arbre où il était assis qu'uneatmosphère impondérable et infinie dans laquellese mouvaient librement les anges. Puis il regarda en haut et s'envolacomme un ballon dans les branches. La tension de toute sonâme vers la fulgurante merveille qu'il venait d'entrevoirlà-bas avait été si forte, qu'il s'yserait inévitablement allé cogner au risque depires malheurs, si un subit instinct de conservation ne l'eûtfait solidement se cramponner juste aux dernières branchesde la cime de l'arbre. De ce point d'observation, il pouvait contempler, à loisir,les miraculeuses merveilles du ciel. A travers une infinie vibration delumière laiteuse, car elle avait jusqu'au goût dulait, une innombrable foule d'anges nouveaux dont les visages ysemblaient comme en fusion et dont les corps ondulaient comme desflammes en un soir d'orage, se distinguait à d'incalculablesdistances, une sorte de zone incandescente et sonore qui semblaitconverger en éclat vers un point unique, Dieu sans doute,qu'il n'osa plus regarder de peur d'y être de nouveauattiré. Et cela n'avait pas l'air d'être. Tout semêlait, rien n'était plus limité nidistinct ; tout semblait retombé en enfance ; rien n'avaitune couleur propre et tout était multicolore ; le son ne sedéfinissait plus de la lumière, ni lalumière des ombres ; malgré le prodigieuxremuement des choses, tout semblait immobile, unique et simple ;simple, mais non facile à dire, d'autant plus qu'il nepouvait trouver aucune image équivalente à cesinconsistantes perceptions, si ce n'est un grand bonheur enété au bord de l'eau, sous des arbres, ou le longcourant froid de l'extase dans la moelle épinière; et qu'il ne s'attendait à rien de ce genre,s'étant toujours figuré le ciel comme un salutsolennel dans un cirque énorme, avec des gradins et desstalles de diamant, où des saints étaient assisautour de la Trinité, pendant que les anges encensaient etque les orgues entonnaient des cantiques. Ce ciel-ci, àforce d'être tout à la fois, n'avait plus decaractère personnel. Ce n'était pas laid,à vrai dire, mais cela choquait. L'impressionétait fâcheuse. On n'y voyait que du feu. Quelciel était-ce donc là ? Et que lui avait-onenseigné dans le catéchisme ? Oùétait, par exemple, la Sainte Vierge, oùétaient les saints ? Où étaient sonpère et sa mère, son oncle, son aïeul,toute cette famille qu'il devait y revoir et serrer sur son coeur ? Cen'était donc pas ce qu'il avait cru ? Mais comment alorsavait-il pu se sauver ?... Certes, pour beau que fût cespectacle étrange, il se l'étaitimaginé plus beau encore. Celui-ci, avec ses alluresfantastiques, était peut-être, comme on dit, plussublime, mais il manquait d'ordre, d'ensemble, en un mot, degoût. C'était l'oeuvre d'une imaginationexaltée, rebelle aux règles. Lalumière surtout, cette lumière aveuglante lechoquait par sa violence. Il eût fallu positivement deslunettes bleues pour bien voir là-dedans. Enfinc'était un ciel par trop subtil, tropéthéré, trop métaphysique.De telles choses ne se concevaient pas par les sens comme une bellefête, il y fallait une application d'esprit.C'était du plaisir géométrique, unparadis de savants, de poètes. Ce qui luidéplaisait par-dessus tout, outre le parfum persistant deson arbre, c'était la musique de l'espace. Impossible des'imaginer quelque chose de plus bruyant, de plus discordant, de moinsmélodieux. Il était évident pour luique chaque musicien jouait son air propre, sans s'inquiéterde ceux des autres, ni suivre aucune mesure, et une telle choseétait monstrueuse, en dépit de tout bon sens, etle révoltait à tel point qu'il se boucha lesoreilles pour ne plus l'entendre. Subitement, il eut une terreur immense à l'idéedes sacrilèges pensers qu'il venait d'avoir là,en plein Ciel, au risque d'être cent mille foisprécipité dans l'enfer pour caused'indignité. Il attendit quel que temps, persuadéqu'il allait être pulvérisé, mais commerien ne se passait, il se rassura, et désormais il se crutbien définitivement établi en possession de sesdroits, inamovible. Et il prit un peu plus d'aisance et de liberté ;même un certain sourire léger et entenduremplaça sur ses lèvres la stupeur froide desheures précédentes et il n'aurait pasété loin de descendre de son arbre, si,malgré tout, l'anomalie de ce Ciel ne lui eûttoujours inspiré une vague défiance. En somme, on avait l'éternité. Mieux valaitêtre prudent, inspecter, et réfléchirà toutes ces choses avant de prendre son parti, avantd'obéir à ces belles sirènesailées dont la nudité dangereuse eût pule compromettre. II se contenta donc d'ouvrir largement son esprità toutes les conjectures ; cette allure delibre-pensée, qu'il avait parfois dangereusementaffectée pendant sa vie, ne lui déplaisait pas.Au fond, il aimait l'audace, pourvu qu'elle connût des borneset fût simplement imaginative ; l'audace de l'action, commecelle par exemple de descendre inopportunément de cet arbre,étant le fait des sots. Donc, avec un petit air voltairien,il se mit à songer et, immédiatement, un doute sefit en son esprit. Si ce n'était pas le Ciel ? Il y avait bien des raisons,toutes plausibles. Rien de cela ne lui avait étéenseigné. La conception même de ce Ciel manquaitde caractère religieux, absolument. Puis c'étaitun Ciel impossible, écrasant, en contradiction flagranteavec toutes ses idées de bonheur. Son désirallait bien au delà. C'était unedéception, et sauf les délicieux anges, dont leslibres allures l'offusquaient même un peu, quel rapport avecla profonde austérité des dogmes qui lui avaitété si bien prêchée, etquoiqu'il ne fût pas puritain, loin de là avec lessimples règles même d'une pudeur bien entendue ? Ensuite comment était-il là ? Sa place, il sel'avouait en toute humilité, était au purgatoire.Dans le vrai Ciel ce n'eût pas été sifacile, et la comparaison du chameau et du trou de l'aiguille luirevint en mémoire. Mais s'il n'était pas au ciel oùétait-il donc? Au Paradis terrestre ? Dans la lune ? Aucentre de la terre ? Dans un domaine de fées ? Dansl'Olympe, au Walhalla, aux jardins de Mahomet, dans l'une des souargas,dans le paradis de quelque religion inconnue et qui étaitmalencontreusement la seule vraie, sans qu'il s'en fût jamaisdouté ? Et des doutes l'envahirent sur la réalitémême de ce Paradis. Est-ce qu'en somme il ne s'abusait pas ?Tout cela existait-il vraiment ? Quelqu'un, qu'il avait cru fou,n'avait-il point prétendu que les chosesextérieures n'avaient pas d'existence propre, que cen'étaient que des créations du cerveau del'homme, que le ciel ne consisterait que dans une sorte deperpétuation hallucinée et comme tangible de cesimaginations d'enfance ? Etait-il dans un ciel de cetteespèce ? Mais que ces phénomènes fussent les simplesrésultats de son cerveau, il se refusait à lecroire. Il en avait eu tantôt un véritabledémenti dans la résistance de l'arbreà celte fatale attraction d'en haut. Tout cecin'était que trop réel. Peut-êtren'était-il pas mort. Serait-il devenu fou? Etait-ce unemonomanie, ce ciel ? Une folie raisonnante puisqu'il la raisonnait ?Abîme de sinistres pensées ! Il avait entenduconter des cas bizarres. Des hommes se croyaient Dieu et agissaient enconséquence. La terre leur paraissait, justement, un lieu dedélices perpétuelles. Mais pouvait-on être si consciemment fou ? Avec unepensée calme à ce point-là, etsceptique ? L'hallucination était plus probable. Des faitsanalogues s'y produisent. Des corps font obstacle, on agit, on se meut,on raisonne. Des somnambules marchent dans les gouttières,comme des chats, avec sûreté ; il avait vu desmagnétisés tomber à genoux devant onne sait quels Paradis invisibles, faire des signes de croix, et donnerdes symptômes flagrants de béatitude. Une simple congestion au cerveau avait pu produire cet effet, lesvapeurs de tout le vin qu'il avait bu à la fête,la suffocation de la fève ; et l'idée plus simplequ'il s'était endormi à table et qu'ilrêvait, malgré l'insolite de cette constatation,finit par triompher de toutes les autres, par s'emparer enmaîtresse de son esprit. Ce fut comme une aurore. Touts'éclairait maintenant et apparaissait sous son vrai jour ;il ne put réprimer un sourire en songeant àtoutes les tristesses, à toutes les colères,à toutes les terreurs qu'il avait subies. Il dormait certesau milieu des siens, ce soir de fête ; on continuait lamusique et le chant ; l'éclat des lumièresimpressionnait ses yeux. Sans doute était-il prèsdu réveil puisque ses idées devenaient siextraordinairement lucides. Et il reconnut, sauf ce détailde peu d'importance, toute la vraisemblance de cette opinion :l'incohérence des images dans le rêve, leurcaractère fantasque, la sensation de l'abîme, duvertige, la répugnance qu'on a à mouvoir sesmembres, la légèreté des corps quitendent vers l'espace. Et il s'amusa à reconstruire comme unjeu de patience les cinq, six images primitives d'où avaientdû naître toutes ces fantasmagories. Un balletqu'il avait vu récemment au théâtre,les étoiles qu'il avait regardées dans untélescope sur la grand'place, un soir d'automne, une phrasesur le ciel que son confesseur lui avait dite la veille, une expositionde peinture moderne, le scintillement des bougies, les flammes dupunch, l'arome que répandait la tarte, de la musique deWagner jouée par une de ses nièces pendant lesouper même, et telles autres ressouvenances.C'était vraiment une merveille que de sereconnaître ainsi rêver ! Il fit plusieurs effortspour se réveiller, sans y réussir. C'était toujours son rêve du ciel et les angesobstinés, tenaces, qui passaient près de lui enle regardant avec des yeux doux et tristes. Il demanda qu'on lesecouât par l'épaule, qu'on lui soufflâtdans le nez, qu'on lui jetât de l'eau froide au visage, maisles anges ne semblaient pas comprendre. Il finit par se pincer jusqu'ausang. Plusieurs tentatives de ce genre avortèrent, toutesaussi misérablement les unes que les outres. Un de ces délicieux anges, dont il s'obstinait àrêver quand même, s'approcha de lui,tâchant désespérément de luidonner le vertige de ses yeux, de le faire choir dans ses ailes ; il secramponna à l'arbre, et comme l'ange redoublait ses assautsimportuns, il cassa une branche et l'écarta, en frappantdessus comme sur un oiseau. Il eut une trêve et essaya de se rendormir,persuadé maintenant que de tels cauchemarsétaient malsains, fatals à la digestion et qu'ilstroublaient l'équilibre. Mieux valait dormir sansrêver. Peut-être même rêvait-ilà haute voix, l'écoutait-on, était-ilun objet d'hilarité grotesque, et quoiqu'il fûtbon enfant et ne dédaignât pas la plaisanterie,cette idée dans l'état de surexcitationoù se trouvait son âme, l'agaça outremesure. Il ferma les yeux tâchant par tous les moyens dedormir sans rêver. La besogne n'était pas facile.Le rêve du ciel survivait à tout, quoique, il estvrai, plus obscurément. Maintenant il le poursuivait, letraquait dans tous les recoins de son cerveau. Il s'ingéniaà penser dans le vide, à ne pas penser surtoutqu'il ne pensait pas, finit par employer des moyensmécaniques tels que de petits cercles qu'iltraçait dans l'ombre de son âme, comme desnombrils, et fixait de ses yeux intérieurs pour leshypnotiser ; des moulins qu'il faisait tourner et dont il suivait levol multicolore, en louchant, avec application ; desopérations algébriques laborieuses dont ilparachevait le résultat; le mouvement perpétuel,le carré de l'hypoténuse, la recherche de laquadrature du cercle, opération plus laborieuse que lesautres et qui faillit faire éclater son cerveau. Un momentil crut avoir réussi au delà de sesespérances, et l'idée du ciel était siloin de lui, qu'il crut qu'il étaitéveillé. Il regarda entre ses cils: tonnerre deDieu ! le cauchemar était toujours là,c'était un remords, une malédiction àla fin ; le ciel ne le lâcherait donc jamais ! et subitementradouci, il eut une idée naïve, enfantine, presquesaugrenue, éclose dans son cerveau sans qu'il sûtpourquoi et qui sans tout ce casse-tête le fit aboutirsimplement. Il referma les yeux, décidéà ne plus les rouvrir jamais ; il fit sa prièredu soir, demandant à Dieu même par l'intercessionde ses sains, dans les termes cent fois redits, de lepréserver de tout mauvais songe, de lui donner un sommeilheureux, réparateur et paisible, sans tentations, sanstrouble, le sommeil des justes enfin. Il n'avait pas achevésa prière qu'elle était exaucée. La vision avait cessé. Il dormait dans une ombretiède et douce ; il se sentait dormir paisiblement, sansrêves, c'était une sensation obscure etveloutée, infinie; il ronflait à poingsfermés, le sourire des enfants aux lèvres, commeun bienheureux, et cette demi-conscience même finit pars'obscurcir, par l'abandonner à la paix absolue etinviolable, au bonheur désormais sans tache de la divinegrâce de ne plus penser. «Messieurs, .....« Jen'énumérerai pas davantage leséminents services rendus par le défuntà la société, les nombreusesassociations de philanthropie et d'art où il a sigénéreusement donné de sa personne,les notables progrès qu'il a apportésà cette branche de l'industrie, où il avaitacquis, pendant sa trop courte carrière, une situation sihaute et si enviée, mérites quiéclatent aux yeux de tous et que Sa Majesténaguère a daigné récompenser par lacroix de son ordre ; qu'il me suffise de constater en terminant quecelui qui a été si inopinémentenlevé à l'affection des siens au milieu dessaines et joyeuses festivités de la famille (*),était un homme de grand coeur. Profondémentgénéreux et probe, il avait suconquérir des sympathies dans tous les rangs de lasociété. Il étaitdévoué à sa famille, à sapatrie, il est resté fidèle aux convictions de sajeunesse, sans toutefois en exclure la large tolérance d'unvigoureux esprit ouvert à tous les progrès. « Adieu, cher ami, tandis que nous te pleurons sur cettefosse trop tôt ouverte, TU DORS DEL'ÉTERNEL SOMMEIL que tu as si bienmérité par les vertus et la sagesse de ta vie. « Adieu, bon citoyen, bon père de famille,excellent homme, cher ami, adieu! » (*) M. X.mourut, en effet, d'une rupture d'anévrisme, le dimanche 6janvier, fête de l'Epiphanie, vers les 10 heures du soir. L'Auteur. |