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VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907) : La Veillée(1893). Saisie du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (31.III.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire(Coll. part.)des Contes hors du temps,publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis del'Institutsupérieur des Arts décoratifs, dans lasérie desauteurs belges, n°5.. LaVeillée par Charles Van Lerberghe ~~~~AGrégoire Le Roy. Il faisait pleine nuit et les étoiles d'hiver brillaientdans le ciel d'Orient. Dans une cabane solitaire de la plaine, un homme veillait, car sa femmeétait malade. Un pâtre guérisseurétait venu la veille, mais ayant regardé lafemme, il s'en était allé sans mot dire, d'un airétrange. Or cette nuit, à la même heure, quelqu'un heurtaità la porte. L'homme, qui lavait son âne, allaouvrir. Le visiteur qu'il aperçut devant luiétait assis sur un chameau. Vêtu d'une longue robed'or, il portait sur la tête une couronne oùscintillaient des pierreries, et dans ses mains il tenait uneboîte. Une suite nombreuse se tenait autour de lui. - Que cherchez-vous, ô voyageur ? dit l'homme au roi nomade.Serait-ce au palais du Seigneur que vous allez en ambassade? La routeen est longue encore ; et c'est du côté del'aurore qu'il faudrait marcher. Ou serait-ce que vous allez au temple? Le temple aussi est loin d'ici... - Non, répondit le visiteur qui, sur ces entrefaites, venaitde descendre de sa monture : C'est ici ! et, regardant ducôté des étoiles, ilrépéta : C'est bien ici ! Je veux entrer, car ilest l'heure. - Vous voulez entrer ? dit l'homme étonné ; s'ilen est ainsi, allez vous asseoir là-bas, dans le coin, surle banc, et tenez-vous bien tranquille, car ma femme est malade etsommeille. Puis, refermant brusquement la porte sur le chameau et lesgens de la suite, il se remit à sa besogne. A ce moment, la femme qui était couchée sur ungrabat leva la tête et écarta ses longs cheveuxnoirs. Elle était très pâle ettrès belle. En voyant l'étranger elle se mità sourire, mais bientôt elle reposa satête sur la paille et se rendormit. Tout redevint calme. Le roi, absorbé dans quelquepensée obscure, hochait lentement la tête ; et lanuit passait, silencieuse, lorsqu'une seconde fois on heurtaà la porte. L'homme ouvrit: c'était encore un voyageur, assis sur unchameau et suivi d'un nombreux cortège. Mais cette fois-cile voyageur était rouge et portait une longue robe rouge. Ilavait également une couronne sur la tête, mais,dans ses mains, il tenait un vase d'argent. Lui aussi regarda les étoiles et dit : C'est ici. D'un bondil fut à terre, fit signe à ses serviteurs del'attendre et pénétra dans la cabane avant queson hôte eût eu le temps de l'interroger. - Sur le banc ! lui chuchota l'homme, en le tirant par la manche,là, près de l'autre, et il s'agit de se tenirtranquille et de se taire, car ma femme est malade. - Qu'est-ce qu'ils me veulent, ceux-là ? dit-il enbougonnant ; puis il se remit à laver son âne. La femme se redressa, écarta de nouveau ses cheveux etsourit à la vue de l'étranger rouge, assisprès de l'étranger blanc, et une grande joieillumina ses yeux. Puis elle se coucha et se rendormit. La cabane rentra dans le calme. Les deux rois, sur le banc, seregardaient d'un air étrange, car ils venaient l'un duLevant et l'autre du Couchant. Ils avaient amené une telle quantité de gens,qu'on commençait déjà à lesentendre remuer au dehors ; aussi l'homme s'apprêtait-ilà y aller, lorsqu'une troisième fois on heurtaà la porte. Il ouvrit. C'était encore un voyageur sur un chameau etportant une couronne étincelante. Mais celui-ciétait tout noir et tout nu, et il tenait suspendu au boutd'une chaînette un long pot de cuivre. - Que me voulez-vous ? lui dit l'homme rudement ; là,poursuivez votre chemin. Il y en a déjà deux devotre espèce dans ma maison ; je n'ai que faire d'untroisième. Comme il parlait, il vit, à l'attitudeétonnée du nègre, que celui-ci ne lecomprenait point. Enfin, devant les grands gestes et le bruit qu'ilfaisait pour entrer, l'homme, de crainte d'éveiller safemme, le laissa s'asseoir sur le banc, près des autres. La femme, néanmoins, se réveilla, et tournantvers eux son visage, son merveilleux visage, elle leur souritlonguement. Puis ses yeux se refermèrent, et elle serendormit, en continuant à leur sourire dans son sommeil. Cependant, l'homme devenu inquiet par la présence de ceshôtes insolites et de la foule qui maintenant grouillaitautour de la cabane, et menait grand tapage, essuya son âne,le mit à la crèche, et il s'apprêtaità examiner les étrangers, à la lueurde sa lanterne, lorsque celle-ci s'éteignit, faute dechandelle. Alors, il ne vit plus sur le banc que des choses qui scintillaient,vaguement, dans les ténèbres. Une quatrième fois, on frappa à la porte ; maisl'homme épouvanté, refusa d'ouvrir, disant qu'iln'y avait plus place sur le banc, et il se mit à trembler detous ses membres, comme s'il eût pressenti que quelqueévénement extraordinaire allait se passer. Lescoups redoublèrent. - On n'entre plus, s'écria-t-il, ma femme est malade,allez-vous-en ! - Ce sont les musiciens, dirent des voix très doucesderrière la porte. - Vous chanterez dehors, dit l'homme. Et sur ces mots ils se mirent à chanter, et ce fut dans laplaine une très suave mélodie de voix enfantines,qu'accompagnaient toutes sortes d'instruments. La femme se leva et se mit à écouter avecravissement dans les ténèbres. - Moi, je l'entends, dit le roi blanc. - Je crois qu'il bouge... dit le roi rouge. - On va le voir ! dit le roi noir. Lors, par une fenêtre au-dessus du grabat, une vache passa latête, et la femme lui sourit aussi, et lui tendit un picotind'avoine. L'ineffable musique s'élevait maintenant dans lesairs, plus lente et caressante, soudainement voilée, avecdes rythmes de berceuse. Et il s'y mêlait desbêlements d'agneaux. - C'est le moment ! dit le roi blanc, et il ouvrit sa boîteet en tira un morceau d'or dont la splendeur était siaveuglante qu'on eût dit qu'il tenait le soleil en ses mains. - C'est le moment ! dit le roi rouge, et il versa de son vase d'argentune telle quantité d'huile sur le sol, que la terre ne putla boire, et qu'elle se répandit sous la porte, jusque dansla plaine. Et cette huile exhalait un tel parfum qu'on eûtdit un jardin immense, plein de brises et de fleurs. - C'est le moment ! fit à son tour le roi noir, et, selevant, il alluma son pot de cuivre et se mit à le balancerdes deux mains. Une telle fumée odorante s'enéleva, qu'on ne distingua plus rien dans la cabane. Et cenuage, léger et blanc, se mêla aux liquidesparfums des fleurs et aux miroitements éblouissants de l'or,si bien que tout était baigné dans uneclarté céleste et diffuse d'aurore. Cette fois, l'homme se fâcha, et allant, àtâtons, vers le banc des rois, car il étaitébloui et ses pieds glissaient dans la myrrhe, il leur ditd'éteindre leurs feux et de cesser d'inonder sa cabane,sinon qu'il les mettrait dehors, et il cria par la porte de ne pluschanter : - Ma femme en est toute réveillée !Elle souffre et gémit! Mais, à ces mots, les chants redoublèrent, et lestrois rois se mirent à les accompagner de leurs grosses voix; et la lumière, les parfums et la fuméecontinuaient à emplir la cabane, et la vache se mità beugler, et l'âne à braire, et lafaible voix de l'homme était couverte par l'universellerumeur. Des enfants étaient grimpés sur le toit et delà ils chantaient à l'intérieur, parles trous du chaume, et l'on voyait leurs jolies têtes quipassaient, et leurs chevelures blondes. Continuellement il en montait d'autres, en chantant, etbientôt le toit en fut tout plein. L'homme alors ouvrit la porte, car il suffoquait. L'air pur de la nuitentra. La campagne, si loin qu'il pouvait voir, était pleine demonde. C'étaient surtout des pâtres, quiétaient accourus avec leurs troupeaux ; mais il y avaitaussi des pêcheurs, des gens de la ville, des femmes, desenfants et une quantité innombrable de pauvres. Et la voixde cette foule s'élevait jusqu'au ciel : les uns priaient,les autres poussaient des cris ; d'autres, en grand nombre, semontraient une étoile énorme, qui brillaitau-dessus de la cabane. Et tous semblaient attendre. Les musiciens étaient de jeunes garçons et dejeunes filles, vêtus de blanc, comme des anges. Ils setenaient près des chameaux et jouaient, qui de la guitare,qui de la musette, qui du violon. Les enfants étaient maintenant tous sur le toit qu'ilsrecouvraient comme une volée de cygnes. Ils chantaient. Etla maison tout entière fumait et resplendissait dans lanuit. Et de partout, au fond de la plaine, on voyait des ombresaccourir à cette lumière et à ceschants. Tout au loin même, on apercevait la mer d'azur,où une multitude de voiles blanches étaientarrêtées. Alors, l'homme, résigné, voulut rentrer, mais unetelle quantité de pâtres, de gens de tous lespays, d'enfants, de femmes, de pauvres et d'animaux avaient envahi lacabane, qu'il dut se tenir sur le seuil. Toutefois, comme ilétait très grand, il pouvait voir par-dessus lestêtes. En ce moment, un profond silence se faisait dans la cabane et dans laplaine ; et tout le monde s'agenouilla. Il vit les rois mages qui ôtaient leurs couronnes ; et ils'agenouilla aussi, et ôta son bonnet. Et l'on entendit vagir un petit enfant. Il était minuit.C'était Noël. |