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VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907): Sij’étais Dieu ou comment je devinsécrivain (1910).
Saisie du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (31.III.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire(Coll. part.)des  Contes hors du temps,publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis del'Institutsupérieur des Arts décoratifs, dans lasérie desauteurs belges, n°5..

Sij’étais Dieu
ou comment jedevins écrivain
par
Charles Van Lerberghe

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J'aiété élevé dans une petiteville de la Hollande, non loin de la mer. (Moulins à vent.Canaux. Ponts. Tulipes. Jacinthes, etc.). Nous étionscalmes, d'une quiétude de ruminants ; mais autant nos corpsétaient tranquilles, autant nos esprits s'agitaientintérieurement, comme si, là aussi, des moulinsavaient tourné sous un ciel nuageux.
    
L'enseignement pratique qu'on nous donnait, suivant les sagestraditions, subissait, dans nos têtes, les plusétranges métamorphoses. Rien de pluspondéré, de plus positif, et quelsrésultats inattendus
    
Il n'y avait pas au monde d'écoliers plus attentifs et plustranquilles. D'ailleurs tout était si tranquille dans cettepetite ville ! A peine un hanneton en mai, une carriole, unesirène au large, un âne qui brait, le vent ou lebruit lointain de la mer.
    
Notre professeur était un vieux prêtre, fortsavant et pratique. Il aimait les lettres, avait luJansénius, Descartes, et savait réciter Boileaupar coeur. Par contre il était d'une ignorance crasse,énorme, fabuleuse en mathématiques, etc'était un saint homme. Il prisait, avait de grandeslunettes et un air doux et rêveur à la Spinoza.
    
Un jour de composition il nous donna, suivant son habitude, un beausujet. Nous restions le bec en l'air, mordant nos plumes d'oie, car onécrivait encore avec des plumes d'oie en ma jeunesse.
    
- Vous traiterez, dit-il, - et c'était pour le prix, onétait en juin, - ce sujet-ci :

« Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? »

Ce sujet me surprend un peu, aujourd'hui, quand j'y songe, mais en cetemps il ne me surprenait guère, ni moi, ni personne.
    
Dieu, dans notre éducation religieuse, était unepersonne aussi familière - quoique plusmystérieuse, - que le bourgmestre, le curé, lemeunier ou le barbier du village, et la question n'avait pas plusd'importance que si on nous avait demandé ce que nousferions si nous étions ces personnes-là.Peut-être aurions-nous mêmeété plus embarrassés ?
    
C'était d'ailleurs la manie de notrevénérable maître de nous proposer cegenre de questions si à la portée d'imaginationsenfantines. C'est ainsi que nous avions déjà eu,cette même année, à répondreà la question : que feriez-vous si vous étiez untigre ? Que feriez-vous si vous étiez le vent ?
    
Invariablement certains d'entre nous, traitaient moralement laquestion, sans efforts d'imagination excessifs. Etaient-ils tigres, ilsse faisaient doux comme des agneaux, ne dévoraient personne,enseignaient, par leur exemple, la douceur à toute leurespèce. Etaient-ils vent, ils faisaient tourner doucementles ailes ou les voiles des bons meuniers et des bons marins ets'obstinaient à ne pas souffler sur celles desméchants. Ils ne renversaient jamais une cheminéehonnête et se promenaient au milieu des jupons avec unehollandaise modestie. Le professeur approuvait cettemoralité dans l'art, mais ne l'encourageait paslittérairement. Ces vues lui semblaient courtes ; ilpréférait les imaginatifs, les vents ou lestigres qui y allaient rondement de leur métier de tigre oude vent et à qui arrivaient des aventuresétranges que lui-même n'avait pasprévues. J'étais de ceux-là et -pourquoi y mettrais-je une fausse modestie ? - le premier deceux-là.

Donc, ce beau jour-là, je commençai parécrire en grands caractères, sur ma feuille depapier :

Ce que je ferais si j'étais Dieu ! puis je mis ma plume enbouche et réfléchis en regardant le ciel bleu parla fenêtre.

Ce que je ferais ? Pas quelque chose de banal, bien sûr, sansquoi je ne décrocherais certes pas le premier prixd'amplification française.

Il faut faire, me dis-je, quelque chose de rare, de surhumain,d'absolument divin. Etant Dieu je dois agir enconséquence... et je me creusai la tête comme oncreuse un grand trou avant d'y jeter l'humble gland qui doit devenir unchêne.
    
Que diable ferais-je si j'étais Dieu, me dis-je ?... Dubien, beaucoup de bien ?... Ah ! Zut ! C'est ça qui seraitpeu drôle et peu nouveau ; ça se trouvedéjà dans le catéchisme ; il ne faitque ça du matin au soir, quand il ne dort pas !...
    
Du mal, alors ? Non, j'avais trop bon cœur ; je n'aurais pastiré la patte à une mouche. Mais que ferais-jedonc ?... Je devenais nerveux. Sur l'horloge, au-dessus dumaître, la grande aiguille avançait. Il mesemblait que le maître me regardait d'un oeil narquois quivoulait dire : Il ne trouve pas ; je l'ai attrapé ! Il nesait pas ce qu'il ferait s'il était Dieu et mord sonporte-plume.
    
Et en effet je cherchais vainement. J'avais pensé : ne plusêtre Dieu, devenir homme ?... Il l'adéjà fait... Une bête ? Il l'a faitaussi... Que n'a-t-il fait déjà ? Devenir lediable ? J'avais peur de blasphémer....

Je regardai de nouveau le ciel ; puis mes regards tombèrentdans la rue et je fus distrait par des gamins qui y faisaientl'école buissonnière, presque sous nosfenêtres, et y jouaient à la toupie.

J'ai toujours aimé jouer à la toupie. En Hollandeet surtout dans notre ville, le pavé de petites briques estlisse comme un tapis de billard. Puis, il faisait si beau ! Que jevoudrais jouer à la toupie, pensais-je, au lieu de mecreuser ainsi la tête ! Voilà qui serait divin !
    
Hein ? Quoi ? Si je mettais tout bonnement ça ? C'estdéjà pas banal, pour sûr ! J'exultaiset me frottais les mains ; le maître pensa : il atrouvé ! Et pendant deux heures ma plume grinçasur le papier, dans son style naïf et fruste. D'ailleurs, jele savais, l'idée pour notre maîtreétait tout, la forme peu de chose, pourvu qu'ellefût du genre sublime.

Donc, j'écrivis : Si j'étais Dieu, je voudraisjouer à la toupie ; c'est ce qu'il y a de plus amusant aumonde !

Cette proposition émise, je réfléchisde nouveau. Avec quelle toupie ? La toupie hollandaise ?...

Une idée sublime me traversa l'esprit. Je prendrais le mondedans une main et un long fil dans l'autre, puis frrrt!... tourne! Elleserait lancée dans l'espace et bourdonnerait ! Je courraisderrière avec un fouet et taperais dessus. Tourne, vieilletoupie, tourne ! Puis, je la lèverais entre deux doigts etla ferais tourner dans ma main ; puis je la laisserais tomber denouveau dans l'espace et fouette !... Tout à coup, jem'arrêtai d'écrire, bouleversé. Uneidée me traversait la tête : Est-ce bien nouveau ?Que diable ! Dieu sait si ce n'est pas ça qu'il fait detoute éternité ?

Ce qu'en dit le curé y ressemble dans tous les cas beaucoup !