Aller au contenu principal
Corps
VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907): Immoralitélégendaire (1906).
Saisie du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (01.IV.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire(Coll. part.)des  Contes hors du temps,publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis del'Institutsupérieur des Arts décoratifs, dans lasérie desauteurs belges, n°5..

Immoralitélégendaire
par
Charles Van Lerberghe

~~~~

Pour Mlle Simone v.de B….
En souvenir deBotassart.


Au temps où les souhaits s'accomplissaientaussitôt qu'ils étaient exprimés etoù il semble que les bêtes parlaient encore,j'avais une nourrice allemande, qui était une bienextraordinaire personne.
     
Bien avant de venir en Flandre, et d'entrer au service de mamère, elle avait été dame d'honneurà la cour de Saxe, et en sa qualité deduègne, chargée de l'éducation desjeunes princesses royales.

Il en résultait qu'elle était trèslaide, très dévote, très prude, etqu'elle avait sur toutes choses, notamment en ce qui concerne la moraleet le savoir-vivre, les idées les plus absurdes et les plusarriérées du monde.

En revanche, elle connaissait toutes les belles histoires qu'adorentles enfants ; non seulement celles de Perrault et Madame d'Aulnoy, quesavent les nourrices de France, mais encore celles desfrères Grimm : Histoires de fées, de gnomes, despectres, d'enchantements, de métamorphoses merveilleuses.Quelque insipide que fût le fade mélange de vertuque ma nourrice jugeait nécessaire de verser, avant de m'yplonger, dans ce bain de clair de lune allemand, mon âme ynageait avec délice. J'adorais ces histoires.

Un jour, comme je devenais grand et sage, il m'arriva àpropos d'une d'elles, peut-être à cause de sabeauté même, une aventure assez violente etfâcheuse, que je m'en vais vous raconter :

Si vous avez eu la chance d'avoir une nourrice allemande, vousconnaissez certainement l'aventure du Froschkönig oder dereiserne Heinrich, encore que cet excellent serviteur n'y joue qu'unrôle tout à fait épisodique et superflu.

C'est une merveilleuse histoire dont une belle et jeune princesse est,naturellement, l'héroïne, et le héros,une grenouille, ou peut-être un crapaud.

J'ai toujours été d'avis que,réellement, ce ne pouvait être qu'un crapaud,créature plus héroïque, plusépique qu'une grenouille et, partant, plus redoutable, commeun véritable héros doit l'être. Manourrice était d'un avis contraire ; mais ses avism'importaient fort peu, comme vous allez voir. Je m'en moquaissupérieurement et ne lui demandais que les faits toutsimples, c'est-à-dire que l'histoire, sans commentaires.J'avais, en effet, au sujet des commentaires de l'histoire engénéral, et de celle-ci en particulier, les plusgrandes défiances.

Elle me conta donc qu'il y avait autrefois un roi, dont les fillesétaient très belles, mais dont la plus jeuneétait si belle que le soleil, qui pourtant acontemplé tant de beautés sur la terre, s'enémerveillait chaque fois qu'il lui rayonnait au visage.
    
Près du château de ce roi, il y avait une profondeet sombre forêt, et sous un vénérabletilleul, à la lisière de cette forêt,un étang que ma nourrice, dans son langage toujourssuggestif de miracles, appelait «ein Brunnen», unefontaine.
    
C'est sur le bord de cette fontaine que la jeune princesse, sonhéroïne, alla s'asseoir un jour. Je ne connusjamais son nom, et peut-être ma nourrice trouvait-elle peuconvenable de me le dire. Je n'avais qu'à savoir une chose :c'est qu'elle était belle, si belle que le soleil enétait jaloux... Je n'en demandais d'ailleurs pas davantage.Qu'importe le nom d'une princesse dont il est dit qu'elle ressemblaitau soleil !

La princesse venait donc de s'asseoir dans les hautes herbes et lesfleurs de la berge ; et, n'ayant en son âme d'enfant d'autresouci que le jeu, elle s'était mise à jouerà la balle.
    
Cette balle, ein Kugel, disait ma nourrice, devait êtreplutôt un ballon, comme en ont les enfants riches, d'autantplus qu'il était d'or et qu'il portait les armoiries de laprincesse surmontées d'une grande couronne royale.
    
On s'imagine le jeu splendide, rien qu'à voir ce ballon d'orjaillir de ces fines mains blanches et voler dans les airs, comme uneétoile. Malheureusement, les ballons, surtout quand ils sontd'or, ont une fatale attraction pour la terre, en particulier pour leseaux, plutôt que pour le ciel ; si bien que, en peud'instants, le beau ballon fut dans la fontaine. Je revoisdistinctement, car les enfants ont des yeux pour entendre, et desoreilles pour voir les belles histoires que leur content leursnourrices, l'air navré et les yeux tout à coupgros de larmes de la princesse, aussi belle que le soleil.
    
Elle plonge son fin bras, nu comme un rayon, dans la fontaine, etaussitôt l'en retire, toute saisie, comme silà-bas elle venait de toucher quelque chose demystérieux.
    
Et de fait, voici que du fond de la fontaine émergeà fleur des eaux, ses grands yeux éblouis de voirune si éblouissante princesse, un crapaud.
    
- Mademoiselle, dit-il, ton ballon d'or est là-bas. Je saisoù il est, et je m'en vais descendre te le rechercher...Mais que me donneras-tu en échange, si je te le rends ?

- Ah ! tout ce que tu voudras, Monsieur, répond laprincesse, dont le visage rayonne de nouveau ; tout ce que tu voudras,mes perles, mon bracelet, ma couronne même, car il n'est rienque j'aime mieux que mon ballon d'or.
    
- Je n'ai que faire de tes perles, de tes bijoux, de ta couronne,répond le crapaud, mais voilà ce qui m'ennuie,c'est d'être toujours seul à jouer ; je voudraisune gentille petite camarade de jeux ; comme toi, Mademoiselle. Si tuveux nous serons ces camarades. Nous jouerons au ballon ensemble, etquand je viendrai chez toi nous ferons dînette. Jem'asseyerai à ta petite table, je mangerai dans ta petiteassiette, je boirai dans ton petit verre...
    
- Oui, oui, va, mon ami ! s'écrie la princesse. Tout ce quetu demandes, pourvu que tu me rapportes mon ballon
    
Sur quoi, dit ma nourrice, le crapaud plongea, avec cet empressement unpeu naïf et sans défiance d'un petit paysanà qui une jeune princesse fait l'honneur de demander unobjet qu'elle a, par mégarde, laissé choir dansla cave.
    
« Bah ! pensait ce temps la princesse, est-ilprétentieux ce petit valet de basse-cour, et qu'importeaprès tout ce qu'il me demande ! Ça demeure aufond de l'eau, dans la vase ; ça fait couac, couac, enfamille ; ça ne peut en aucune façon devenir lecamarade de jeux d'une belle et riche princesse comme moi, quipossède un ballon d'or. »

- Pardon ! dis-je à ces mots à ma nourrice, quivenait de me révéler ainsi le tréfondsde l'âme de sa belle princesse. Pardon ! ne trouvez-vous paspeu franc et peu honnête que, pendant que ce brave petitbonhomme de crapaud remonte loyalement vers la lumière, avecson ballon d'or en mains, l'âme de votre princesse descende,elle, vers de bien troubles marécages ? Je n'aime pas cetteduplicité chez cette fillette. Que les femmes sont doncrouées !

- Petit bavard, répondit ma nourrice, ne m'interrompez pasaussi sottement. Ne savez-vous pas qu'une princesse de sang royal esttoujours une princesse et ne peut penser comme un goujat ? Avez-voustrouvé par hasard, tout naturels aussi les propos sansfaçon que ce rustaud vient de tenir à cetteprincesse, alors que des gens de son espèce doiventallégeance, de toute éternité,à leurs seigneurs et maîtres par le fait seul queceux-ci sont beaux et nobles et qu'eux sont roturiers et vilains? Etque pensez-vous de cette effronterie d'exiger, et aupréalable encore, une récompense pour cettebagatelle ; et, sous prétexte qu'on est de mêmetaille et peut-être de même âge, deprétendre être camarades de jeux et d'oser traiterla table d'une princesse de petite table, son assiette, de petiteassiette, son verre, de petit verre ? Alors que l'assiette d'uneprincesse ne peut jamais être qu'une très grandeet belle assiette, son verre, un très grand verre, et quel'assiette et le verre d'un crapaud ne peuvent être que detout petits et de tout à fait laids ?

« Au reste, Monsieur, apprenez que jamais les enfants desriches ne devraient jouer avec les enfants des pauvres. Il faut quechacun reste à sa place en ce monde. Mais écoutezla suite de l'histoire »...
    
A peine, poursuivit ma nourrice, le crapaud eut-il rendu son ballonà la princesse, que celle-ci bondit de joie, et tout enjouant et gambadant, s'encourut ou palais.
    
C'était l'heure du dîner, et naturellement elle nesongeait plus au crapaud, quand celui-ci, élevant sa grossetête hors de l'eau, lui cria de loin et d'un ton larmoyant :

- Mademoiselle! ne cours donc pas si vite. je ne puis courir comme toi.Prends-moi avec toi !

Mais déjà il ne la voyait plus ; elle avaitdisparu dans le palais. Là-bas, les grands vitraux de lasalle des fêtes viennent de s'illuminer... SaMajesté le Roi est déjà àtable. Beaucoup d'illustres seigneurs et de nobles dames ontété invités ce jour-là.Parmi eux se trouve le jeune fils d'un roi voisin, qui aspireà la main de la princesse au visage de soleil. Voici qu'ence moment même, elle fait son entrée. Elle estvêtue d'une robe de brocart brodée denénuphars d'or, et elle ressemble à unefée. Tous les convives lui font larévérence et admirent son illustrebeauté. Elle prend place àcôté du roi, son père, et du jeuneprince héritier, qui lui, frigide et vêtu deblanc, ressemble à un clair de lune.

Les ménestrels du roi exécutent un air de table.
    
La princesse sourit. Un laquais lui présente sur un platd'or un oeuf de vanneau qu'elle casse et déguste avec unepetite cuiller d'or.

Quand voilà qu'on entend quelqu'un qui lentement monte lesescaliers de marbre, flic, flac, comme s'il était enchaussons, et échoue lourdement devant la porte.
    
- Qui donc est là ? demande le roi à sa fille.Est-ce quelque géant, quelque brigand, qui vient vouschercher et prétend vous emmener dans son repaire ?
    
Ce roi était un fort brave homme, observa en ce moment mabavarde nourrice, toujours féconde en réflexionsmorales et qui depuis un bon moment n'en avait plus semédans son récit ; oui, c'étaitassurément un fort brave homme, mais il était, ilfaut bien l'avouer, un peu naïf. C'est ainsi qu'il portait unlong manteau royal démodé, à grandsramages, comme n'en portaient plus guère que les rois dejeux de cartes, et ceux des opéras de Wagner. Ilétait coiffé d'une couronnedémesurée, de celles dont se coiffaientCharlemagne et les rois à tête carréeet à idées quelque peu restéesbarbares.

C'est pourquoi le roi pensait tout naturellement que celui quiétait là, devant la porte, ne pouvaitêtre qu'un géant ou un brigand, et qu'il venaitlui ravir sa fille.

Déjà il avait dégainé sonénorme épée quand sa fille luirépondit :

- Mon illustre père, ce n'est nullement un géantqui est là ; mais rien qu'un petit crapaud domestique, quim'a retiré mon ballon d'or de la fontaine, où jel'avais laissé choir, par mégarde, età qui j'ai eu l'imprudence de promettre je ne sais quoi, aulieu de lui allonger un bon coup de pied.
    
- Ah ! dit le roi, en rengainant son épée, ilfaut lui donner ce que tu lui as promis, ma fille. Lapremière vertu d'une princesse, c'est d'êtrefidèle à sa promesse !...

La princesse, rouge de honte, s'inclina et fit entrer le crapaud.Celui-ci s'avança gauchement en traînant lesjambes et écarquillant ses gros yeux, éblouis partant de lumières. Mais il ne salua personne et prit, tout desuite, l'air familier de quelqu'un qui se sent chez lui. Sadémarche de campagnard et cet air prétentieux luiattirèrent les rires et les quolibets de tous les convives.

- M'est avis, remarqua spirituellement le jeune prince voisin de laprincesse, qu'à voir son costume à la mode deHongrie, et sa façon gracieuse d'allonger les membres, cedoit être plutôt un tzigane qui prétend,grâce à ses charmes et à ses talents demusicien, nous ravir notre gracieuse altesse !

Tout le monde s'esclaffa, mais le roi ne rit pas.

La princesse, rouge de confusion, se mordit les lèvres envoyant le crapaud grimper sur sa chaise, escalader la table, s'asseoir,sans gêne, confortablement, sur son séant, aumilieu de la nappe, parmi les plats et les fleurs.Précisément, il prenait la parole. Il parlaitd'une voix claire et cristalline, mais avec un fort accent anglais ets'exprimait en des termes et avec des façonsd'écurie :

- Mademoiselle, mets, s'il te plaît, ta petite assiette unpeu plus près de ma gueule, afin que nous mangions ensemble.

- Oui, ma fille, dit le roi, approche ton assiette comme Monsieur ledemande, la première vertu d'une honnêteprincesse...

Je le répète, me fit de nouveau observer manourrice, ces rois de jadis étaient de braves gens, maisavec leurs costumes de Pier Jan Claes, leurs obsessions ridicules degéants, leur sagesse à la roi Dagobert, ilsétaient parfois un peu grotesques. Mais le plus grand tortqu'ils avaient, c'était leur familiaritédéplacée avec les vilains, cette bonhomiedémocratique qui devait finir par saper jusqu'aux bases deleur trône. Les vilains en profitèrent, comme dejuste, sans leur en savoir jamais le moindre gré. Il en seratoujours de même. Aussi la noblesse d'autrefois,malgré ces fâcheux exemples royaux, n'avait gardede se commettre avec les vilains. Elle avait parfaitement raison.

- Oui, répondis-je à ma nourrice, mais vous meferez, s'il vous plaît, la morale après. J'aihâte de connaître la suite de l'histoire.
    
- Donc, reprit-elle, la princesse qui étouffait de honte, neparvenait plus à achever son oeuf de vanneau, tant levisqueux voisinage du crapaud, assis presque dans son assiette,l'écoeurait ; elle se leva et, s'excusant auprèsdu roi et des nobles convives, dit qu'elle désirait seretirer dans ses appartements, et se reposer.

Mais ne voilà-t-il pas que le crapaud s'avisa de direà son tour, en être sans ombred'éducation qu'il était :

- Oui, Mademoiselle, à présent que je suis bienrepu, moi aussi j'ai sommeil. Allons faire dodo ensemble.

Entendant ça la pauvre princesse se mit àsangloter, mais le roi, décidément stupide,fronça les sourcils et recommença sa chanson

- Dans ta détresse... fidèle à tapromesse... Allons, pas tant de manières, princesse, va tecoucher... ou je me fâche.

La princesse obéit à son illustrepère, comme c'était son devoir, et tout enversant un torrent de larmes ; et saisissant du bout des doigts, commeelle l'aurait fait avec des pincettes, le crapaud par la cuisse,l'emporta dans sa chambre.
    
Là, elle le laissa tomber dans un coin, où il setint coi un moment. Mais lorsque la belle enfant eut fini dedégrafer son corsage, et qu'elle apparut àdemi-nue et plus radieuse que jamais, le crapaud se remit àbouger et à faire couac ! couac !

- Petite amie, soupira-t-il dans son coin, prends-moi dans tes brasblancs et mets-moi sur ton ventre satiné et chaud, car lemien est humide et froid comme un glaçon.
    
Voilà ce que le crapaud osa dire, le sale ! etsûrement en faisant des gestes et prenant des attitudes quejamais personne n'avait osés devant cette enfant pure commeun lys.

C'en était trop! Aussi, savez-vous, monsieur, ce que fit laprincesse?

- Oui, Mademoiselle, répondis-je vivement à manourrice, je le devine ! Ne vous souvenez-vous plus de la bellehistoire, fort semblable, que vous m'avez racontée l'autrejour ? Celle de Saint Julien l'Hospitalier, de Flaubert ?
    
« Saint Julien, qui venait de passer un pauvrelépreux dans sa barque, ne se borna pas, lorsqu'il l'eutpassé, à le réconforter ; il le pritdans son lit, l'embrassa, le réchauffa de son haleine, lebaisa sur la bouche, bref, le traita avec une telle charitéchrétienne qu'un miracle se fit.
    
« C'était Jésus-Christlui-même qu'il embrassait, car le lépreuxn'était autre que lui.

« Le crapaud, je l'ai tout de suite deviné,c'était lui aussi. C'était notre Seigneur, ou dumoins quelque jeune prince charmant que la princesse trouva subitementdans ses bras, et qu'elle venait de sauver de quelque mauvaissortilège par la grâce de son amour.
    
- Fi, Monsieur ! s'exclama ma nourrice, en pensants'évanouir, qu'est-ce que notre Seigneur a à voirdans cette histoire! je vous répète que c'enétait trop, et que la belle princesse prit bel et bien lasale bête et, de toutes ses forces, la lançacontre le mur, où elle éclata comme une vessie,flac ! Pouah !

Ainsi, la justice et la morale furent vengées. Et la pudeuret la vertu aussi eurent leur récompense : Le crapaud, enretombant en pièces, se transforma en un jeune etélégant prince, vêtu d'un beau costumevert, qui courtoisement fit sa révérence et dit
    
- Altesse, je ne suis pas un crapaud. Je suis le fils d'un roi, qu'unemauvaise sorcière a enchanté etcondamné à vivre pendant de longuesannées, dans cette fontaine, sous la forme d'un crapaud. Jene serais sauvé, m'avait-elle prédit, quelorsqu'une belle princesse m'aurait aimé. En me donnantvotre amour, princesse, vous m'avez sauvé la vie.
    
A l'instant, un somptueux carrosse attelé de dix chevauxblancs empanachés s'arrêta sous lesfenêtres du palais. Un laquais descendit du carrosse.C'était son vieux et fidèle serviteur Henri,qu'on appela depuis Henri de fer, parce que pendant lacaptivité de son maître, son chagrin avaitété tel, qu'il avait dû se barder lecoeur d'un triple cercle de fer pour en comprimer les battements.
    
Henri annonça à son maître, enfindélivré, que le carrosse étaità la porte et qu'il n'avait plus qu'à conduire leprince et sa gracieuse fiancée au château royaloù devait se célébrer la noce.

L'attelage s'ébranla au grand galop et au bruit joyeux dessonnailles, mais ils n'étaient pas arrivés aupremier détour du chemin qu'on entendit quelque chose quicassait, et que le prince, s'imaginant que c'était un essieuqui se brisait, se pencha à la portière.
    
- Non, non, maître, s'écria le fidèleHenri, c'est un de mes cercles de fer qui éclate, tant moncoeur bondit de joie.
    
Et trois fois, ce jour-là, les fiancésentendirent le même bruit.

Voilà l'histoire authentique, conclut ma nourrice, telle queGrimm l'a contée et telle que mes aïeules me l'onttransmise. N'est-elle pas plus admirable ainsi ? Qu'en pensez-vous,monsieur le petit critique ?

- Ce que j'en pense, mademoiselle, dis-je en me redressant de toute mataille, comme un jeune Achille vengeur, ce que j'en pense ?

« Je pense que votre histoire est infâme ! et qu'ilne manquait vraiment plus que ce carrosse et ces noces pourrécompenser dignement cette nobledéloyauté et ce manque de parole, ce crime descrimes qui consistait à assassiner dans son lit un brave etpauvre serviteur à qui on a tout promis. Oui, c'estinfâme
    
Mais c'est par trop scandaleux aussi, et je pense que le bon Grimm, quiétait homme de bon sens en même temps qu'unsavant, ne peut s'être réellement rendu coupabled'une histoire aussi sotte et monstrueuse.
    
- Morbleu ! c'est vous, criai-je à ma nourrice »,et c'est ici que l'histoire commença sérieusementà se gâter, « c'est vous, ou quelquevieille sorcière de votre espèce, pareilleà celle qui métamorphosait les beaux jeunesprinces en crapauds, qui, avec vos abominablespréjugés de morale, avez transformécette royale et pure histoire en dégoûtantebêtise. Oui, c'est vous, nourrice imbécile etpudibonde, car vous seule en étiez capable, et tout ce quevous méritez en récompense de votreimmoralité légendaire, tenez, c'est une bonnefessée sur votre honorable derrière !...