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VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907) : Sélectionsurnaturelle(1905).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (16.X.2004)
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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lx : n.c.)de  Vers et prose, Recueil trimestriel delittérature, tome 3, Septembre-octobre-novembre 1905.
 
Sélection surnaturelle
Les Aventures merveilleuses
du Prince de Cynthie
et de son serviteur Saturne
(2)

par
Charles Van Lerberghe

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A EUGÈNE DEMOLDER.


Depuis quarante joursterrestres le prince de Cynthie et son vieuxserviteur Saturne s'étaient retirés dans la solitude.Tous deux vivaient au fond d'une forêt bleue dans une vieilletour, d'où l'on découvrait au loin, au-dessus, des cimesmouvantes, les flots d'une mer éternellement pâle.
 
Le prince se tenait assis, jour et nuit, au sommet de cette tour, levisage tourné vers la mer. Mais il était aussiétranger à la mer qu'au reste du monde, et il lacontemplait sans la voir, le regard perdu dans l'invisible.
 
Il avait des yeux aussi bleus que l'espace, et une chevelure blondeaussi fine que des rayons enveloppait son beau visage pâle ettriste.

Saturne, lui, se tenait assis sur le seuil de la tour dans l'ombre desprofondes ramures. Il n'était pas moins triste que sonmaître, mais sa tristesse n'étant pas ineffable, ilconsolait sa pauvre âme solitaire, en l'exprimant sur saflûte, et en la mêlant au chant des oiseaux, à laplainte du vent dans les arbres et aux soupirs de la mer lointaine.

Ils vivaient sans se parler. Un matin cependant, Saturne, qui portaitchaque jour à son maître une grappe de raisins pour lenourrir, trouva celui-ci si détaché du monde, si distraitde la vie, qu'il ne sut plus longtemps garder le silence.

- Maître, s'écria-t-il, vous mourrez !

Le prince ne répondit point.

- Que votre âme, poursuivit Saturne, ne s'offense pas de maparole ; ce n'est pas de la grande tristesse de ne savoir pourquoi noussommes tous si tristes, sur la lune, que vous mourrez ; c'est un secretde Dieu, mais un secret salutaire ; vous mourrez de silence. Le silenceseul est mortel. Moi-même, depuis longtemps j'en serais mort, sije n'avais pour y exhaler ma peine, ce roseau. Elle s'est un peudissipée ainsi, confondue avec la tristesse du vent, de la mer,de toutes choses. Dites aussi votre âme, maître,exprimez-la dans l'air ; moi, d'en bas, je l'accompagnerai doucementdans l'ombre. Le prince remua les lèvres, fit un immense effortet dit

- Ma voix se tait.

- Mais, dit Saturne, elle ne peut pas se taire. Il faut qu'elle parle,qu'elle chante surtout. Tout chante, tout tend à un son, ici-bas; la mort seule est silencieuse. C'est pour chanter notre âme queDieu nous a donné la parole. Se taire c'est offenser Dieu.

- Mon âme ne trouve pas de paroles, soupira le prince.

- C'est qu'elle ne cherche pas, répondit Saturne ; c'est qu'elleest indolente et lasse, qu'elle a sommeil de mourir. Ah ! maître,votre serviteur n'a qu'une petite âmeéphémère et bornée, qui peut mourir mais lavôtre, pleine de chants inouïs et de clartéslatentes, ne le peut pas. Elle doit vivre. Et elle vous accable, vousétouffe, et elle veut crier ! Vous êtes comme un homme quijoue de la flûte tandis que la mort entre dans ses mains. Ilsouffle, mais ne sait plus soulever ses doigts, et son souffle rentreen lui-même et il meurt étouffé.

« Votre âme, dites-vous, ne trouve pas de paroles ; maispourquoi ne cherche-t-elle que dans les nuages où l'on ne trouverien ! Il faut un peu de sens pratique dans la vie ; il faut se tenirsur la pointe des pieds en contact avec la lune notre mère, afinde ne pas se perdre tout entier, se dissiper dans l'air bleu.

- Que voulez-vous donc ? demanda le prince avec lassitude.

- Voici, maître, je vous amènerai tous les mots que Dieu acréés à son image et à sa ressemblance, etdont les formes diverses vivent sur la lune. Je les rangerai autour devous en un grand cercle, et vous vous tiendrez au milieu, ainsi que lesoleil se tient au milieu des planètes. Alors, au son de maflûte, je les ferai tourner, et vous jetterez sur chacun d'eux,tour à tour, le rayon de votre âme ; ainsi vousdécouvrirez ceux qu'elle cherche.
  
- C'est une ingénieuse pensée, dit le prince, mais voirtourner les mots autour de moi me donnerait le vertige.
  
- Alors, c'est vous-même qui tournerez autour d'eux, au son de maflûte ainsi que le soleil tourne autour des étoiles fixes.
  
- Non, Saturne, je ne puis penser en marchant ; il me faut êtreimmobile, à demi couché. J'ai besoin aussi de solitude,de silence...

Le prince réfléchit quelque temps, puis il ajouta :

- Ce n'est pas en ce pays non plus que jamais je découvrirai monâme. Si loin que nous soyons du reste des vivants, nous n'ensommes pas assez loin encore ; il faudrait être ailleurs.

« Que le Temps éternel est beau, Saturne, lui qui a desailes ! Il est, et il n'est plus ; toujours il est ailleurs.N'existe-t-il donc pas une contrée au monde où l'on soit,aussi, toujours ailleurs ; un peu d'espace ailé ?
 
- Certainement, dit Saturne, une telle contrée existe et nousirons y vivre. Je construirai un grand bateau d'ivoire et j'yamènerai tous les mots, afin qu'ils soient toujours en votreprésence et ne vous échappent pas. Quand tous serontembarqués, nous mettrons à la voile ; et c'est pendant cevoyage en la pleine mer, où l'on est toujours ailleurs ; la nuitau clair de terre sur les eaux ; dans le calme et le recueillement, quevous chercherez parmi les mots ceux qui ressemblent à votreâme.

- Qu'il en soit ainsi, dit le prince en s'endormant.
 
Comme le grand effort de paroles qu'il avait fait ce jour-làl'avait épuisé, il dormit pendant une longue semaine.Pendant ce temps Saturne se mit à l'ouvrage. Il ramassa uneénorme quantité d'ivoire, le tailla en planchettes, et enconstruisit un grand bateau qui ressemblait à une arche. Puis ily planta les mâts, et y attacha des voiles de soie avec descordages d'argent. II sculpta enfin à la proue une mystiquecolombe blanche avec un regard pour le vague, qu'il peignit en bleu.
  
Lorsque le bateau fut achevé, il le mit à l'ancre dansune anse, et partit pour le pays.
  
Un matin, le prince se réveillant dit : - Il pleut, le merlechante.
  
Mais il ne pleuvait pas ; c'était le troupeau léger etcrépitant des mots qui passait, en faisant résonner laterre dure. Et le merle ne chantait pas ; c'était Saturne quijouait de la flûte en menant le troupeau.


Le prince les aperçut comme ils descendaient le rivage. Ilss'avançaient en une longue file et passaient sur un pont deplanches du rivage au bateau. Celui-ci, à mesure qu'ils ypénétraient, s'abaissait sur la mer. Quand les derniers -c'étaient le zèbre et le zoophyte - furentembarqués, Saturne abattit sur eux la trappe, et alla chercherson maître.
 
Le prince descendit enfin de la tour, et Saturne lui mit autour de latête une couronne de grappes de raisin, dont il ne réservapour son front que le feuillage.

Et tous deux s'en allèrent en silence.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le bateau, le soirtombait.
 
Le prince s'assit au gouvernail, et Saturne leva l'ancre. Ilsentendirent un léger clapotement à la proue et virentreculer doucement le rivage. L'air tiède remuait. La merétait pâle et frissonnante.
  
Ils naviguèrent toute la nuit, n'ayant plus autour d'eux que lamer et le ciel où montait la terre. Saturne se tenait àl'avant et regardait dans le ciel ce mystérieux visage ; leprince, assis à la poupe, le contemplait aussi, mais dans lerêve des eaux.
  
Cependant, dans le silence, une rumeur de plus en plus distinctes'éleva, et bientôt ce fut un bourdonnement tel que lebateau en devint comme une ruche flottante.
 
- Qu'est-ce qui ose ainsi troubler notre repos ? demanda le prince.

- Maître, dit Saturne, ce sont les mots qui s'éveillent.Ils dorment le jour quand les choses veillent, et veillent la nuitquand tout dort. C'est à ce moment qu'il faut les surprendre lesommeil les a vivifiés.

- Introduisez-les, dit le prince.

Et Saturne leva la trappe. Une foule innombrable d'êtres et dechoses, s'agitant, se bousculant, poussant des cris féroces, serua sur le navire. Ils grouillaient sur le pont, escaladaient lescordages, montaient jusqu'à la cime des mâts. Et la lourdeet fauve odeur des foules s'élevait dans l'atmosphère.
  
- Chassez-les ! criait le prince, mais déjà Saturnes'était jeté sur eux, une hache à la main et enavait tué un grand nombre. Il refoula les autres dans la caleet, rabattant la trappe, s'assit dessus en s'essuyant le front. Mais laclameur continuait à gronder sous lui.
  
- Ah ! dit le prince consterné, comment trouver jamais danscette foule infecte et tapageuse ce qu'il faudrait chercher dans lesilence et la pure beauté !
  
- Maître, dit Saturne, c'est le plus vil bétail, et ilimporte de le chasser le plus vite possible pour qu'il ne nous rendepas l'air irrespirable. Voici sur notre route une grande îlesauvage : un tel lieu leur convient, nous les y débarquerons.
 
Ils furent bientôt arrivés à cette île, dontla côte était couverte de forêts rouges. Saturnejeta le pont et leva la trappe. Et de nouveau le troupeau se rua sur lenavire. Mais Saturne le chassa vers l'île en brandissant sahache, et il y mettait tant de zèle que pas un seul mot neserait demeuré à bord, si le prince n'étaitintervenu.
 
- Vous chassez les bons et les mauvais, criait-il, les purs et lesimpurs ; il faut garder ceux qui ressemblent à mon âme.
 
Le triage était malaisé, mais Saturne imagina unexpédient rapide. Il tendit au-dessus de l'écoutille ungrand filet à fines mailles solides, et força toute labande à passer dessus, pour gagner le pont. De cettefaçon tous les grossiers passèrent et les minces, lesdélicats, les subtils retombèrent seuls. Lorsque lesmauvais furent ainsi séparés des bons, et chasséssur le rivage, Saturne releva le pont.
  
Quelques-uns, cependant, étaient tombés à l'eau etmenaçaient de se noyer ; et le prince leur tendait la main.
  
- Laissez-les donc, dit Saturne, qu'ils se noient ! A quoi servent-ils? Ils sont vils et ne servent qu'aux vils. C'est un granddébarras pour la lune que leur mort. Ils infectent sonatmosphère et rendent notre globe obscur et pesant, au lieu dele laisser bondir dans l'espace comme une bulle d'eau.
  
- Non, dit le prince, il faut les sauver ; je ne veux pas qu'ilspérissent ; j'en ai grande pitié !
  
Ils se mirent donc à repêcher ceux qui se noyaient. Etceux-ci en repassant sur le pont poussaient des cris de joie.
  
- Ils ne sont pas mauvais, dit le prince, ce sont des enfants, desbêtes et des choses : tel est le peuple.
  
Et il se mit à l'extrémité du bateau pour leurdire adieu. Aussitôt, un grand silence se fit sur le rivage, etl'on vit des mots qui étaient déjà entrésdans le bois, en ressortir, étonnés.
  
- Mes enfants, dit le prince, si je me sépare de vous ce n'estpas sans tristesse. Vous êtes envers moi des innocents. Il n'enest pas un seul parmi vous que je n'aime en mon coeur, jusqu'au plushumble, jusqu'au plus pauvre, car vous êtes tous, comme moi,enfants de la lune, et rien de ce qui est lunaire ne m'estétranger. Vous possédez tous les biens d'ici-bas, mais,hélas ! vous ne possédez pas ceux que je cherche : lesbiens qui sont en l'air, le surlunaire et le surhumain, les royaumesqui ne sont pas de ce monde. C'est pourquoi je n'ai gardéd'entre vous que quelques êtres inutiles, frêles etvaporeux, semblables à mon âme, qui n'est qu'un souffle.

Et se tournant du côté des animaux, il dit :
 
- Mes frères, si je me sépare des plus humbles d'entrevous, de ceux à qui Dieu n'a départi ni beauté, nigrâce, sachez que je me sépare aussi des colombes, desbiches et des gazelles.

Et se tournant du côté des plantes, il dit :

-Mes soeurs, si je me sépare de celles qui parmi vous sontsimples comme l'herbe, ou pauvres comme la mousse, ou dépourvuesde beauté, ou fétides et malsaines, sachez que je mesépare aussi des roses nacrées et des lys radieux quicroissent sur la lune.
  
Et il allait s'adresser au règne inanimé lorsque Saturne,subrepticement, leva l'ancre. Aussitôt, le bateauallégé bondit sur les eaux.
Le prince, debout à la poupe, contempla longtemps les bannis.Ses discours les avaient émus, et ils se tenaient immobiles surle rivage comme s'ils écoutaient encore. Mais bientôt ilss'effacèrent à ses yeux, et il lui sembla qu'ils'éloignait de l'humanité. De nouveau son coeur devintmortellement triste. Il prit sa tête dans ses mains, et se mità pleurer.
  
Cependant, le vent s'était levé et la mer étaitdevenue houleuse. Le bateau roulait sur les vagues, et tout àcoup faillit chavirer. Une lame énorme passa sur le pont.
  
- Maître, dit Saturne, si nous ne voulons pas périr ilfaudra débarquer encore les verbes de mouvement. Je viens devisiter la cale. Il est impossible de les faire tenir en repos ;tantôt ils se précipitent à droite, tantôtà gauche, et ils seront cause que nous chavirerons.
 
- Chasser les verbes de mouvement ! s'écria le prince, ypensez-vous ? Mon âme ne peut-elle avoir besoin d'eux ? Ilréfléchit quelque temps, puis ajouta : Vous avez raison,Saturne, mon âme est repos ; si quelque chose se meut en elle,c'est comme un désir, une attirance, une force que, certes,aucun de ces grossiers mobiles n'exprimera jamais.
  
A l'île prochaine, les verbes de mouvement furentdébarqués, et ils virent sauter, bondir, galoper etdisparaître leur bande dans l'épaisseur des bois.
  
Chaque nuit Saturne amenait en présence de son maître uncertain nombre de mots que celui-ci désirait voir. Il lesrangeait dans la lumière de la terre, et le prince lescontemplait en silence jusqu'à l'aube. Parfois il s'approchaitd'un d'entre eux, le regardait en face, l'interrogeait, puis s'enallait se rasseoir, attristé.
  
Une nuit, comme Saturne amenait quelques-uns des mots les plus doux etles plus gracieux, le prince en aperçut un qui étaitblessé ; c'était la Bonté.
  
- Naturellement, dit Saturne, elle est trop bonne ; elle ne sait pas sedéfendre. Ils finiront par lui arracher la tête.

- Quoi ! dit le prince, est-ce qu'ils se battent ?
 
- Nuit et jour, car même en dormant, ils se battent enrêve. Si vous ne les entendez plus c'est que les plusretentissants sont sortis, mais le combat n'en est pas moins terrible.J'ai essayé bien des fois d'y mettre ordre ; rien n'y fait. Ilsse sont rangés en deux camps, les abstraits à droite, lesconcrets à gauche, et ainsi se ruent les uns sur les autres,épouvantablement.

- Débarquez les concrets, dit le prince, mon âme n'a riende concret en elle. Même l'étoile du soir, même labrise du matin, ne lui ressemblent pas.
  
A la première île qu'ils rencontrèrent sur leurroute, la troupe des concrets fut débarquée. Commeceux-ci avaient été épurésdéjà, c'étaient pour la plupart gens riches ethuppés. On eût dit un cortège de grands seigneurs.Ils s'en allèrent avec des airs d'insolence.
  
Mais à peine furent-ils descendus, que Saturne accourut enlevant les bras.
  
- Ah ! maître, s'écria-t-il, les abstraits se battententre eux à présent et jamais je n'ai vu bataille plusterrible. La plupart appartiennent au clergé ou à lascience et leurs haines sont féroces. Prince, laissez les motsabstraits aux savants et aux prêtres ; n'êtes-vous pas unpoète ?

Le prince réfléchit et dit : - Débarquez lesabstraits.
  
Ils descendirent avec de grands gestes et de grands cris. La plupartétaient longs et maigres, pâles et mauvais. Aussitôtque les concrets les aperçurent, ils se ruèrent dessus ;mais beaucoup continuèrent à se battre entre eux.

- Fuyons vite, dit le prince, ce spectacle me fait horreur. MaisSaturne ne parvenait pas à démarrer le bateau.

- Ah ! gémissait-il, si nous pouvions seulement le lester de ceslourds pavés qu'ils se jetaient à la tête les unsdes autres !

- De quels pavés parlez-vous ? demanda le prince ?

- Des Adverbes, maître ; ils encombrent la cale, et fontressembler notre belle nef d'ivoire à un bateau chargé debriques.

« En voici un, dit-il, en montrant un adverbe énorme,quadrangulaire et qui pouvait bien peser dix livres ; je l'aiarraché aux mains d'un ecclésiastique. Pour convaincre leprince, il le laissa tomber à ses pieds, et tout le bateau enrésonna jusqu'à la quille.

- Jetez-les à la mer, dit le prince. Qu'est-ce que mon âmea besoin d'adverbes ?

Et Saturne pendant tout ce jour, comme un manoeuvre, monta les adverbesdans une brouette et les déversa par-dessus bord. Quand il eutachevé cette besogne, il leva l'ancre et remit à lavoile. La nef s'enfuit légère, comme une plume, sur leseaux.
  
C'était l'heure où tout incline vers son rêve. Uncrépuscule d'or enveloppait la lune. La mer était devenuesi calme que son souffle même ne s'entendait plus.
  
Saturne, s'étant assis aux pieds de son maître, celui-cilui dit :

- Je commence à voir plus clair dans mon âme. Nous avonsretrouvé le calme, le silence, et nous nous acheminons vers unlieu de beauté. Reposez-vous aujourd'hui, mon bon Saturne, maisdemain vous enlèverez encore tout ce qui est laid, vieux,décrépit ou malade, car mon âme saine estéternelle jeunesse, tout ce qui pleure aussi, gémit ousouffre, car ma souffrance ne peut s'exprimer par rien de ce quisouffre ; c'est plutôt une joie amère. Ne gardons que cequi est pur et radieux ; ce qui est taciturne et calme ; ce quiressemble à ces belles nuits sereines où nous voguons surles eaux, au silence amical de la terre.
  
Il parla longtemps ainsi, puis tous deux s'endormirent, laissant lebateau suivre son chemin.

Le lendemain le prince désira visiter la cale : c'étaitla première fois depuis leur départ. Il descendit, suivide Saturne, mais dès les premières marches s'arrêtasuffoqué.
 
- Qu'est-ce donc qui rend ici l'air irrespirable ? demanda-t-il .
 
- Ce sont, répondit Saturne, les parfums. Je les aigardés ne sachant au juste s'ils étaient abstraits ouconcrets ; ils flottent comme des âmes. Ce sont ceux deshélianthes, des géothropes, dessélénanthèmes, des fleurs les plus rares et lesplus capiteuses du globe.
  
- Qu'ai-je besoin de ces parfumeries ! dit le prince, ouvrez leshublots. Jamais mon âme ne s'exprimera dans un parfum. Saturneouvrit les hublots et les parfums s'évanouirent. Ilsvisitèrent tout le navire. Tout y était soigneusementdisposé en ordre et rangé sur des tablettes. Ils virentd'abord les articles, les pronoms, chacun à sa placedéterminée ou indéterminée. Non loinétaient les prépositions, les conjonctions, lesinterjections, toute la même ferraille qui sert à ajuster,à visser, à boulonner les pensées. Cela n'occupaitpas beaucoup de place et ressemblait à l'étalage d'unquincaillier.

- Ce n'est pas beau, dit Saturne, mais c'est utile.
  
- Bah ! dit le prince. Je sais qu'il est des gens qui construisent avecles mots des palais, des temples, des tours, des fontaines et que lavue de ces savantes architectures porte à la rêverie. Maisje ne suis pas un architecte.
 
Ils passèrent devant les rares substantifs qui avaientéchappé à la grande expulsion, et devant lesverbes de repos ou de mouvement latent. Comme c'était jour, tousdormaient.

- Même éveillés, disait Saturne, ils semblentdormir. On dirait des serpents. Ce sont des êtresétranges, énigmatiques, et dont je me défie. Ilsvivent et bougent en dedans ; à l'encontre de la plupart desautres êtres, qui sont morts ou endormis en dedans, et vivent endehors...
 
Une intense clarté attira le prince au bout de la galerie.Là, dans un rayon de soleil passant par la lucarne, s'amoncelaitune telle richesse, qu'on eût dit que toutes les splendeurs dumonde y étaient accumulées.
 
- Ce sont les adjectifs, dit Saturne, leur nombre est incalculable,mais je n'ai gardé que les plus beaux, les plus riches, ceux quiétaient d'une belle eau, les purs, les radieux, leséblouissants, les splendides...
  
- Assez, dit le prince, ce luxe n'est pas de mon goût. Suis-je unjoaillier ou un orfèvre ? mon âme est simple et n'aime pasles vaines parures.
  
- Elle a raison, dit Saturne, c'est son état de grâce quede vivre toute nue. Nulle part la vanité de ce monden'apparaît mieux qu'en tous ces affiquets et ces brimborions,dont les âmes sauvages s'ornent le nez et les oreilles.

Le prince prit entre ses doigts un de ces bijoux.

- C'est le brillant, dit Saturne, il est d'un prix infini ; mais iln'avait pas achevé qu'il poussa un grand cri : le prince venaitde lancer le brillant par le hublot.
  
Il passa comme un éclair dans le soleil, et chut dans les eauxavec un bruit liquide et doux, comme s'il éclatait en perles.Tous deux souriaient émerveillés, et continuaientà regarder la place où le brillant avait disparu. Toutà coup, le prince en jeta un second, puis un troisième,toute une poignée qui tombèrent dans la mer comme desétoiles.
 
Et Saturne, ébloui, riait, car son âme n'était pasmoins simple que celle de son maître, et brusquement il plongeases mains dans le tas et se mit, lui aussi, à lancer desétoiles.

C'était :a présent une averse de splendeur si continue,qu'un arc-en-ciel y apparut à la face des eaux ; etc'était un tel gazouillement liquide, qu'il leur semblaitentendre un chant d'alouettes.
  
Soudain tout cessa : ils avaient les mains vides. Mais Saturne apportales interjections, les conjonctions, les prépositions, lespronoms, tous les menus articles.
  
Après les pierreries, ceux-ci tombèrent comme despierres. C'en était fait de l'arc-en-ciel et du tirelisd'alouettes. Cependant, ils mettaient à disparaître unegrâce spéciale. Etant plats et légers de nature,ils se jouaient sur les eaux en mille ricochets. Quelques-uns, comme dejeunes requins, plongeaient, bondissaient et rebondissaient,jusqu'à perte do vue.
  
Ce beau jeu aussi eut sa fin. Le prince et Saturne s'aperçurentqu'ils avaient jeté toute leur richesse; que de tout ce qu'ilsavaient emporté avec eux, il ne leur restait presque rien.
  
Cependant leurs âmes s'en étaient allégées.Ils avaient ri et souriaient encore. Pendant une heure, ilsétaient redevenus des enfants. Une profonde paix se lit dansleurs pensées.

Lorsqu'ils remontèrent sur le pont ils virent que le bateau nes'était pas moins élevé que leurs âmes.C'était à peine si sa quille effleurait encore les eaux.
  
A la tombée de la nuit, le prince s'étant remis augouvernail, Saturne lui apporta, comme de coutume, quelques mots qu'ilplaça à ses pieds, sous la lumière de la terre.
  
Mais, ni cette nuit ni les autres, le prince ne découvrit encoreceux que cherchait son âme, malgré que de lointaineslueurs lui en signalassent l'approche.
  
- Je désire, j'espère encore, s'écria-t-il ;apportez-les moi, car c'est dans cette voie que je cherche. Il mesemble que je touche le fond de mon âme.
 
Et Saturne apporta ces deux derniers mouvements latents, qu'il posa auxpieds du prince, comme des serpents mystérieux, Celui-ci lesconsidéra toute la nuit, et toute la nuit une extraordinaireflamme brûla dans ses yeux. A l'aube cependant, ses yeuxs'assombrirent, et saisissant les deux verbes verts, il les jeta loinde lui dans les eaux.
  
Au crépuscule de cette même journée, Saturneentendit un choc sourd, et aussitôt le roulement du tonnerreemplit tout l'abîme. C'était Dieu lui-même que leprince venait d'y jeter.
 
- Ah ! maître, s'écria Saturne terrifié,qu'avez-vous fait ! Nous allons périr ! vous avez rejetéDieu. Comment allez-vous maintenant, sans Dieu, exprimer votreâme ! C'était le dernier substantif qui nous restait !
 
- Saturne, dit le prince, ne craignez rien ; l'abîme s'estdéjà rendormi ; le repos de la lune ne se trouble paspour si peu de chose. Ce que j'ai jeté à la mern'était qu'un mot, très lourd sans doute, mais enfin unmot, car tout n'est que des mots. Nous avons perdu des biens plusprécieux, l'Amour, le Bonheur, l'Espérance même, etpourtant nous vivons !

- Il ne nous reste donc rien, soupira Saturne.
  
- Allez! dit le prince, voyez, cherchez encore, fouillez dans lapoussière, peut-être existe-t-il un dernier mot, etpeut-être est-ce celui-là !
  
Et Saturne disparut sous le pont et se mit à fouiller dans lesténèbres.
  
Le prince demeura seul. La nuit tombait. Plus un souffle n'étaitvivant dans l'espace. Les voiles, le long des mâts, pendaientimmobiles, comme les feuilles d'une immense plante endormie. Seule,dans le pâle azur, comme une rose blanche, se levait radieuse, laterre.
  
La mer devint aussi calme que l'air. Elle était si diaphane, siinvisible sous cette clarté qu'elle ressemblait, jusque dans sesprofondeurs les plus lointaines, à de l'air, mais plus subtilencore ; à du pur espace à travers lequel passait, sansun reflet, la pure lumière.

Au fond de l'abîme, cependant, elle reposait, comme un voiled'argent, sur une flore immobile, ruisselante de perles. La nef,au-dessus de ce monde lointain, semblait flotter détachéede toute attache, libre dans le ciel, comme une étoile. Ilsétaient dans la mer de la Sérénité.
 
Dans l'éternel silence, tout à coup, le prince entenditune voix inouïe. Elle venait des profondeurs de son être, etmontait sur ses lèvres en chantant. C'était son âme.
 
Et il fut aussi plein de chansons et de frissons qu'une forêt quis'éveille.
 
En ce moment, Saturne reparut. Son visage souriait. Il tenait dans sesmains, comme dans une coupe, quelque chose qui scintillait.
  
- Maître, dit-il, c'est tout ce qui nous reste, ce petit verbequi tremble dans mes mains, comme une larme, et bat comme le coeur d'unoiseau de paradis ; c'est J'Aspire. Voyez, je le lève dans lalumière.
  
Et le prince, s'agenouillant, joignit les mains ; et, doucement, ilrépéta : Dans la lumière... J'Aspire !...