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LE ROUX, Hugues(1860-1925) : Lolotte(1899). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.IV.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Lolotte par Hugues Le Roux ~ * ~ LAjoie de ménager une surprise aux êtres qu’il aime met ce soir uneclarté sur le visage de M. Jomard, caissier principal de la maisonLillois et Cie (Trousseaux et Layettes), rue Saint-Fiacre. Unde ses amis, courtier en bijouterie, vient de lui apporter la petitebague d’or à perle fine qu’il destine à Mme Jomard pour ses étrennes.Trois fois déjà, comme un enfant, M. Jomard a enlevé l’élastique,développé le papier blanc, ouvert l’écrin bleu-ciel pour voir si labague est vraiment aussi belle que son rêve. Et, depuis une heure, iljette à la pendule des regards un peu suppliants. On dirait quel’horloge s’attarde à marquer cette dernière heure de bureau, avec unesecrète jalousie pour ceux qui, demain, auront vacance, tandis qu’ellecontinuera de tic-taquer, toute seule, dans le magasin désert. Enfin,la demie de six heures sonne. Depuis cinq minutes, M. Jomard a enfiléson pardessus et noué son foulard de soie. Le voilà dans la rue. D’ordinaire,il se dirige vers la place de la Bourse pour y joindre l’omnibus desBatignolles. Aujourd’hui, il fait un crochet. Il remonte vers lesboulevards. Est-ce le froid qui saisit M. Jomard oubien tout ce mouvement des derniers jours de l’année ? Mais le caissierprincipal sent qu’une griserie charmante allége sa marche et multipliepour lui le nombre des lanternes. Il y a plus cinquante ans que sonpère, employé comme lui-même de la maison Lillois (Trousseaux etLayettes), le prit un soir par la main, et pour la première foisl’amena devant ces petites boutiques du Jour de l’An qui transportentl’émerveillement naïf d’une foire au coeur de Paris. Les lapins blancsde ce temps-là battaient déjà du tambour avec une feuille de chou aumuseau ; les chevaux étaient, comme aujourd’hui, peints de vermillonsombre ; la laine rouge s’enroulait autour de l’or des trompettes. EtM. Jomard cherche à se rappeler quel choix il fit ce jour-là, parmi lesrichesses qu’on lui offrait. - Bah ! je vais écouterdes enfants, je me laisserai guider par leur convoitise. Voiciun jeune garçon qui fait emplette d’un sabre, d’un pistolet à vent,d’une boîte de papier à lettre et d’un sac de bonbons au miel. Lesregards de M. Jomard suivent avec attention les ricochets de son désir.Mais quand tout est emballé, l’excellent homme hoche la tête : -Rien de tout cela ne ferait l’affaire de Lolotte ! Voiciune petite fille qui tend les bras vers une poupée déguisée en Normandeet qui réclame un lapin blanc. Un lapin blanc ? Hé, hé ! qu’est-ce queLolotte dirait d’un lapin blanc ? un joli lapin blanc batteur decymbales ? Heureusement, M. Jomard se souvient qu’un jour elle a eupeur d’un timbre, que l’on avait placé sur la table pour appeler laservante pendant les repas, et il s’éloigne des rongeurs à musique. Voiciune boutique d’objets en coutchouc : des lions, des gros chiens, deschameaux, enluminés de couleurs merveilleuses ; voici… -Une balle ! c’est cela ! une balle !... quelque chose qui rebondit, quiest inoffensif et vivant… Mais au moins, monsieur le marchand, voscouleurs sont-elles sans dangers ?... Vous dites… On peut les lécher!... Comme des pommes… Eh bien ! alors, donnez-moi un ballon… le gros,là… au bout d’une ficelle rose… II Laballe fourrée par derrière dans les basques de la redingote, gêne lamarche de M. Jomard : il ne s’impatiente pas ; il sourit à ce rappelconstant du plaisir qu’il va faire à sa Lolotte. Chèrecréature ! joie d’un ménage de vieux ! Point dedoute que, à cette minute, elle soit déjà venue prêter l’oreillederrière la porte du palier, pour guetter celui qui monte d’un pas unpeu lourd, l’haleine un peu courte, et dont, la première, elle veutrecevoir la caresse, quand il rentre de son bureau. -Bonjour Lolotte ; as-tu faim, ce soir, ma chérie ? Elleest si gentille à table, sur sa petite chaise, avec sa serviette au cou! On a beau s’aimer tendrement, quand on est assis depuis vingt annéesen face l’un de l’autre et que l’on vit l’existence monotone deshonnêtes gens, la conversation languit parfois, le silence plane sur lanappe. Alors, on regarde Lolotte. Sans doute elle mange sa soupe aulait avant de dîner, mais elle est si bien élevée, qu’on peut luidonner le plaisir de toucher à tous les plats, comme une grandepersonne. Et quelles jolies moues ! quelles grâces naturelles dans tousses mouvements ! Chaque fois qu’elle essaie une audace nouvelle etheureuse, les regards de M. Jomard et de Mme Jomard se détachentd’elle, se croisent. Le sourire monte aux lèvres, le même mot jaillitde la bouche des bonnes gens : - Chère petiteLolotte ! Mais de combien d’inquiétudes se paie unetendresse ! Cette fille adoptive a perdu sa mère en naissant ; il afallu l’élever au biberon, s’éveiller la nuit pour lui donner lanourriture qu’elle réclamait avec des cris. Et quand déjà on la croyaitsauvée, n’a-t-on pas failli la perdre, à la percée des dents ? Immobilependant des heures elle gisait si chaude, si tristement blottie que M.Jomard, chaque jour, se disait en partant pour son bureau : -Ce soir je ne la retrouverai pas… Dans la journée ilse faisait apporter des nouvelles par la servante. Il était si troublé,que, pour la première fois de sa vie, il lui est arrivé de se tromperdans un compte de caisse, une erreur d’addition qu’il a fallu cherchertout un mois, un 3 pour un 8 ! Quand on a passé par ces angoisses, lecoeur reste tremblant. Cela met sous le plaisir une sonorité presquedouloureuse qui décuple sa vibration. III -Arrêtez-moi, conducteur… M. Jomard est devant saporte. Il monte d’un pas plus rapide qu’à l’ordinaire. Il ne sonne pas; il entre furtivement avec sa clef ; il pénètre tout droit dans lesalon dont Mme Jomard est en train de retirer les housses. -Comment ! c’est toi ?... je ne t’ai pas entendu rentrer… -Ma bonne amie… Il l’embrasse, il lui met dans lamain l’écrin bleu-ciel. - Qu’est-ce que c’est… ? unesurprise ?... Elle ouvre, aussi impatiente qu’autemps où elle était jeune. - Oh ! Victor… tu nedevrais pas ! Il est heureux, très heureux, M.Jomard : d’abord, parce qu’il a vu sa femme rougir de plaisir ;ensuite, parce qu’il tient encore une surprise en réserve. -Et ce n’est pas tout ! - Comment ?... -Tâte… là… dans la basque de ma redingote… - Unebelle orange ? - Un ballon. -Pour… - Les étrennes de Lolotte ! -Ah ! mon ami, tu as pensé à elle ! Cette fois, onlui met les bras au cou, car si la perle fine a fait plaisir, la penséeque Lolotte aura sa part dans la joie des étrennes épanouit decontentement leurs deux coeurs de vieux. Ils veulentavoir tout de suite ce spectacle : la gaîté de l’être cher. Elledemande : - Tu vas lui donner son cadeau demainmatin… au jour ? Il répond : -Oui, mais on peut lui montrer le ballon ce soir… MmeJomard ne se fait point répéter la permission. Elle ouvre la porte.Elle appelle : - Lolotte ! viens, ma chérie. IV Etdans l’entrebâillement, discrète, le cou tendu, le pas velouté, seglisse une petite chatte de gouttière. Hugues LE ROUX. |