Corps
LE ROUX, Hugues(1860-1925) : Lerendez-vous(1899). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.III.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Lerendez-vous par Hugues Le Roux ~ * ~ C’ÉTAIT la première fois, après huitjours de persiennes closes et de larmes, qu’elle venait s’asseoir seuleà la table de la salle à manger, essayant de recommencer la vie.Pendant des années, cette heure du repas de midi avait été la plusdouce du jour. Souvent, le soir, son fils, son cher Maurice, dînait enville ; mais toujours le jeune homme avait réservé à sa mère cetête-à-tête du matin, où la vieille dame avait le temps de lecontempler tout à son aise, de converser avec lui, de le sermonner unpeu sur sa vie désoeuvrée de beau garçon mondain, joyeux et riche. Ilrentrait toujours à la dernière minute, poussait bruyamment la porte,et, après avoir embrassé sa mère, il allait relever ses moustachesdevant la glace, avec une joie naïve de se trouver si vigoureux et sicharmant. Et maintenant qu’il n’était plus, tuébrutalement dans la force de ses vingt-cinq ans, par une meurtrièreembolie, le souvenir de ces détails familiers surchargeait la douleurde la mère, pour la première fois depuis la séparation assise en facede cette place vide. Près de l’unique couvert étaitposé le courrier du matin, amas de condoléances griffonnées par destièdes ou des indifférents entre un billet de félicitation et uneacceptation à un bal. Depuis huit jours, la vieille dame était lasse deparcourir ces lettres de politesse banale, où des gens qui déclaraient« prendre part à sa douleur » prétendaient pourtant la consoler enquelques lignes de cette perte qui, désormais, laissait sa vie sansbut. Et comme elle faisait glisser le courrier entre ses doigts,espérant peut-être rencontrer dans le tas des lettres insignifiantesune écriture amie, altérée par l’émotion vraie, tout à coup elle pâlit. Surune enveloppe colorée d’où s’exhalait un imperceptible parfum, une mainde femme avait tracé cette adresse : Monsieur Maurice Pascal, rue deMédicis, Paris. La mère s’empara vivement de cebillet, et, comme si elle eût craint d’être surprise, elle le glissadans le corsage de sa robe. Puis, sans toucher au repas qu’on luiprésentait, elle passa dans la chambre de son fils, s’assit sur lepetit divan où chaque jour il s’étendait pour fumer, les mains jointessur la nuque. Et elle demeura là un instant, toute tremblante, consuméedu désir de lire, craignant quelque révélation douloureuse qui blessâtla religion de son deuil. Pourtant la curiosité l’emporta. Elle déchiral’enveloppe et lut ces lignes : « Je vous écris pourvous gronder, mon cher Maurice. Samedi dernier, après la répétitiond’Andromaque, j’ai couru pour vous retrouver, bien vite, jusqu’à cevilain square Montsouris que j’aime, puisque c’est là qu’on vousrencontre. Je me dépêchais, j’étais heureuse à la pensée de vousrevoir. J’avais comme toujours mille choses à vous dire. D’abord, jedésirais un conseil pour mon rôle, puis je voulais rire avec vous de laniaiserie de ce pauvre Oreste qui continue à me faire sa cour. Enfin,j’allais vous conter tous nos petits potins de coulisse qui vousamusent et que j’ai tant de plaisir à rabâcher quand je suis à votrebras. « Pourquoi donc ne vous ai-je pas rencontré,mon cher Maurice, dans notre allée, au bord du lac ? Je vous aiattendu, toute triste, jusqu’au moment où l’on a battu le tambour etfermé les grilles. Un gardien m’a mise à la porte. Je suis rentrée trèstard à la maison, et mon père m’a dit cent sottises en mâchonnant samoustache de vieux soldat. « Enfin, lundi, nousavons joué notre pièce. Votre élève a fait ce qu’elle a pu. Elle a ététantôt bonne, tantôt mauvaise. Une foule de gens l’on félicitée aufoyer, des amis, des journalistes, des inconnus ; mais celui qu’onattendait n’est point venu. « Je ne puis croire quevous êtes fâché et ne vous veux pas malade. Donc, ce soir à cinqheures, je vous attendrai dans l’allée du lac. Ne manquez pas cettefois, car, voyez-vous, j’ai beaucoup pleuré, ce vilain soir de lasemaine passée, tout seule, en m’en retournant. » C’étaittout. Ce jour-là même où elle l’avait vainementattendu, le mal venait de le surprendre et de le terrasser, et il étaitdéjà dans le cercueil quand la petite actrice le cherchait encore desyeux parmi les spectateurs du théâtre. Lalettre lue avait glissé jusque sur le tapis, et la vieille dame sesentait gagner par un attendrissement étrange, consolateur, très doux,en songeant que son fils n’était pas tout à fait disparu, puisque, dansle monde, quelqu’un l’attendait encore. Et tout desuite l’idée lui vint d’aller elle-même à ce rendez-vous, de voir cettejeune fille, d’inventer un prétexte, de lui parler d’un départ brusque,afin d’avoir quelqu’un avec qui causer de son fils - non pas comme d’unmort qu’on ne reverrait jamais, mais comme d’un voyageur dont le retourserait toujours possible, toujours espéré. Bienavant l’heure fixée, elle s’enveloppa de crêpe et se mit en route. Elleentra dans le square, chercha l’allée du lac, s’assit sur un banc et,ayant relevé son voile, regarda longuement ce paysage de banlieue surlequel ses yeux, à lui, s’étaient autrefois promenés. Ainsi ellesavourait la volupté de sa douleur et, dans le transport de sa réserve,s’attendait presque à voir son fils paraître au détour d’une allée. Enfin,de loin, elle aperçut une jeune femme qui venait et, avertie par unpressentiment, elle se dit : - C’est elle ! Lapromeneuse s’était rapprochée du banc et, après avoir regardé tout àl’entour, elle s’assit. La mère ne pouvait détacherles yeux de ce doux visage que son fils avait aimé. Elle se sentaitmordue au coeur par une ardente jalousie qui bouleversait ses traits.Mais de nouveau elle attacha ses regards sur la jeune fille, et lespectacle de cette douleur muette la remplit de pitié. Elle ne savaitcomment l’aborder, quelle phrase lui dire. Pourtant, à la fin, voyantbaisser le jour et les jardiniers du square s’éloigner, leurs outilssur l’épaule, elle murmura d’une voix étranglée : -Mademoiselle, c’est bien vous qui attendiez Maurice ? Lajeune fille eut un soubresaut ; ses joues se couvrirent de rougeur ;elle bégaya, se levant comme pour s’enfuir : - MonDieu ! madame… qui vous a dit ?... La mère continua,très bas : - Ne vous effrayez pas, mon enfant ; onm’a envoyée pour vous avertir. Maurice ne viendra pas aujourd’hui. Il adû partir… il est parti pour longtemps, en voyage. -Sans me dire adieu ! sans m’écrire ! prononça la jeune fille, avecdouleur… Et c’est vous, madame, qu’il charge… Mais, au fait, quiêtes-vous donc ? et pourquoi voulez-vous donc que je vous croie ? Lavieille dame sentit des larmes monter à ses yeux ; elle écarta tout àfait son voile et dit, en s’efforçant de sourire : -Je suis une vieille amie… Maurice s’est confié à moi. Mais,sans répondre, la petite actrice contempla avec une sorte de frayeurcelle qui lui parlait, et, frappée d’une ressemblance tout à coupapparue, elle dit lentement : - Vous voulez metromper, madame : vous n’êtes pas l’amie de Maurice, vous êtes sa mère. Etcomme la vieille dame, au lieu de protester, ne répondait que par unsanglot, brusquement éclairée par cette douleur, la présence de cettefemme en deuil, elle porta la main à son coeur et s’écria : -Maurice !... il est mort ! … Elles pleurèrentlongtemps sans se parler, regardant le petit lac étalé devant leursyeux. Enfin la mère demanda : -Comment l’avez-vous connu ? Et la jeune fille contaleurs rapides amours depuis le soir où quelqu’un le lui avait présenté,dans sa loge, jusqu’à ce dernier rendez-vous où il était venu bienportant et joyeux. Jamais ils n’avaient causé d’avenir ensemble. Jamaiselle ne s’était demandé jusqu’où pourrait l’entraîner cette tendresse. Ellescausèrent longuement à voix basse, comme auprès d’un lit funèbre,jusqu’à ce qu’au bas du square le tambour du gardien roulât. Alorsla jeune fille se leva. - Adieu, madame, dit-elle enessuyant ses larmes. Il faut que je vous quitte. Je joue la comédie cesoir. Elle s’inclinait, tristement respectueuse ;mais la mère l’attira dans ses bras. Et tandisqu’elle la tenait ainsi serrée contre ses voiles, elle murmura d’unevoix brisée : - Mon enfant, permettez-moi de vousécrire quelquefois, quand je serai trop triste, pour vous donnerrendez-vous ici, près de ce banc : nous parlerons de lui ! Hugues LE ROUX. |