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LEVEL, Maurice (1875-1926) : Vieilles filles(1922). Numérisation du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.VII.2012) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: 6671). Texte paru dans le volume XVI des Œuvres Libres publiée à Paris parles éditions Arthème Fayard en octobre 1922. Vieilles Filles Nouvelle inédite par Maurice LEVEL _____ I Mademoiselle Solange leva les yeux de dessus son ouvrage, regarda parla fenêtre la porte enchâssée dans le mur du jardin et le mur où lelierre venait de trembler. Une seconde, le jeu de ses doigts etl’escrime des aiguilles se ralentirent. Mademoiselle Mathilde, qui luifaisait vis-à-vis, demanda en dévidant sa pelote de laine : - Qu’est-ce que c’est ? - Je croyais qu’on avait sonné, répondit Mlle Solange. Mlle Mathilde prêta l’oreille et dit : - Tu t’es trompée. Dans le même instant, le lierre frissonna pour la seconde fois et unson de cloche retentit, mais si grelottant, si rouillé, qu’il fallaitconnaître les moindres bruits de la demeure pour ne pas le confondreavec le craquement d’une branche ou la dégringolade d’une pierre sur letoit. Alors, Mlle Solange croisa son châle sur sa poitrine et sortit. Il avait plu le matin et l’eau suintait encore des gouttières, dessapins et du lierre qui matelassait le mur. La terre saturée d’humiditéétait d’un brun noir et une odeur de pourriture montait des feuillesabattues par le vent. Même au plus fort de l’été, ce jardin conservaitune odeur de cave, parce qu’il s’étalait dans un bas-fond, et que lesarbres, jamais émondés, le couvraient d’une voûte impénétrable. Lesoleil n’y coulait de lumière qu’à regret, la lune dans son plein,qu’une blancheur avare ; seule la pluie s’y frayait un chemin. Les demoiselles de Saint-Béhodat demeuraient là depuis toujours. Ellestenaient la maison de leurs parents, qui la tenaient des leurs. Unemaison coquette autrefois, que le temps et la misère des choses avaientrendue si triste. Les trois marches d’accès se creusaient en bénitier,le décrottoir luisant et tranchant d’un côté, était de l’autre, terneet plein, et le fer des balcons, jadis d’un beau noir rehaussé d’or,était maintenant d’un roux uniforme. Un jardinier venait, une fois la semaine au printemps, une fois le moisen hiver, râtisser les allées et charrier les détritus. Il ne poussait ici que des fleurs pensives, décolorées et sans parfum.Dans une grotte artificielle, des mousses glaireuses recouvraient unamour en pierre dont un bras cassé gisait sur le sol, et une boule deverre striée de bavures reflétait par places des facettes de lumière.Un chemin courait dans l’allée centrale, incessamment rétréci par desherbes ; derrière la maison, une écurie en ruines. Les poules avaientfait leur nid dans la mangeoire et dormaient sur les crochets où desharnais achevaient de moisir. Ensuite, un potager avec quelques plants de légumes, des cloches àmelons et des pots de fleurs ébréchés, l’armature d’une serre quis’enfonçait dans le sol, et une vaste étendue qu’on appelait l’enclosou le verger, jalonnée d’arbres fruitiers dont les rares fruitsatteints du mal de vieillesse à peine nés tombaient, mangés des versavant que d’être mûrs. Après cela, un ruisselet que traversait un ponceau fait de deuxplanches branlantes, un terrain vague et, tout au bout, une grange oùs’entassaient mille objets disparates : malles défoncées, valises àcorps rigide surmonté d’un soufflet, matelas repliés en boyaux, tablesboiteuses, fauteuils au siège ébouriffé de crins, monticules debouteilles et de livres, portes obliques, vieilles hardes, guirlandesd’oignons et d’aulx désséchés, sacs à raisin qui renfermaient encoredes squelettes racornis de grappes, ferrailles de toutes formes et detoutes tailles, capharnaüm enfin, où les choses se trouvaient si bienenchevêtrées qu’on n’aurait pu extraire l’une sans faire s’effondrerl’édifice invraisemblable des autres. Nul ne franchissait jamais la porte de cette grange dont une forêt deronces, de chardons et d’orties défendait l’accès. Un plant de vignevierge venu on ne sait d’où tapissait la porte, en diagonale, et lesplus jeunes feuilles commençaient de mordre sur l’encadrement de pierre. Tel était le domaine des demoiselles de Saint-Béhodat. « Demoiselle » ne convenait, en vérité, qu’à Mathilde, la plus jeune,l’aînée ayant été mariée vingt ans plus tôt à un gentilhomme duvoisinage. De cette union, qui n’avait duré que quelques mois, Mlle Solange avaitgardé une impression d’horreur et d’épouvante. La vue d’un hommeévoquait pour elle une poitrine velue, la rudesse d’une barbe, unsouffle rauque, une bouche accrochée à la sienne, et le craquement deses reins sous un corps abattu. De l’amour, il ne lui restait d’autresensation que celle d’une rupture de sa chair, et d’une honte mortellequi la faisait se replier la nuit dans la ruelle et, le jour, se cachersous les arbres des heures entières, tellement immobile que le soir,pour regagner sa demeure, elle déchirait parfois des lèvres en selevant la toile tendue en travers de son abri par une araignée. Son mari était mort, tué raide d’un coup de pied de cheval. Pour unpeu, elle eût baisé aux naseaux la bête libératrice. Les funéraillesachevées, voulant que rien ne subsistât de ce cauchemar, elle avaitcadenassé la chambre où il avait dormi, arraché de son doigt sonalliance, repris ses robes de fille, et le défunt pourrissait depuisdes semaines sous la dalle du cimetière qu’il lui arrivait encore,croyant humer sur elle son odeur, de se dévêtir et de se laver à grandeeau pour détacher de sa peau les dernières traces de la souillure. D’autres fois, en pénétrant dans une pièce, elle s’arrêtait, flairaitle vent, criait : « Ça sent l’homme ! » ouvrait les fenêtres, cherchaitd’un œil aigu quelque objet oublié, jusqu’à ce qu’elle l’eût trouvé,piétiné et finalement brûlé dans le fourneau de la cuisine. Dans ces moments, Mathilde la considérait avec stupeur. Alors, elle luidécrivait l’horreur du mariage, l’abomination des gestes, le dégoût desmains pétrissant les membres et d’un groin fouillant la chair, les crispareils à ceux des bêtes, les prières immondes et les ordres féroces,et l’odeur fade qui traîne parmi les draps saccagés, balbutiant,secouée d’effroi comme à l’heure de l’accouplement : - Ne connais jamais cela ! Enfin, elle avait rejeté son nom de veuve et jusqu’à l’appellation de «Madame », exigeant qu’on lui dît : « Mademoiselle » comme à sœur. Dès lors, leur vie s’était écoulée sinistre, n’ayant même pas pourl’égayer les pratiques religieuses. Le curé s’étant un jour risqué àleur parler de faire souche, elles avaient déserté l’Eglise, n’y venantplus qu’aux fêtes carillonnées, et encore, moins pour prier que pours’assurer que personne ne s’asseyait à leur banc. On les disait riches, et elles l’étaient peut-être, en effet. Toujoursvêtues d’une robe noire, chaussées de lasting, se nourrissant delaitages, de légumes et des fruits rêches de leur jardin, sortant peu,ne recevant jamais, indifférentes aux pauvres, laissant la maisons’émietter, elles ne dépensaient guère que quelques francs par jour.Malgré cela, orgueilleuses de leur nom, elles se seraient cruesdéshonorées de se livrer aux travaux du ménage et s’offraient le luxed’une servante. Mais leur avarice était si stricte, leur méfiance si tatillonne, leurautorité si intransigeante, qu’il fallait être abandonné de tous pourentrer à leur service. Les plus patientes y restaient un mois ou deux,les autres s’en allaient au bout d’une semaine. La dernière avaitrésisté un an ; mais c’était une quasi idiote, boiteuse, bossue, lesyeux bigles, incapable de gagner son pain. Aussi bien, les demoisellesle lui faisaient durement sentir, goûtant pour la première fois la joiede pouvoir dire en toute sécurité : - Si ça ne vous plaît pas, allez-vous-en ! Où serait-elle allée, la malheureuse, avec son pied bot, sa coxalgiedouble, ses mains maladroites, ses effarements de chien battu ?... Un jour pourtant, lassée de vivre, elle était allée jusqu’à la rivière,et n’en était pas revenue. Mlle Solange traversa l’allée, tira le loquet, entre-bâilla la porte –par avance tout visiteur était un ennemi – et demanda à la fille qui setenait sur le seuil : - Qu’est-ce que vous voulez ? - C’est pour la place. - Qui vous envoie ? - Eugénie, la domestique qui était au service de Mesdemoiselles,autrefois. Mlle Solange chercha dans sa mémoire. Tant de visages avaient passédans la maison qu’elle avait peine à se souvenir. - Eugénie ?... - Une maigre qui n’avait plus de dents. Elle revit une face morne, un visage gonflé par une fluxion chroniqueet prononça : - Entrez. Puis elle ferma la porte, accrocha la barre et revint vers la maison. Le jour tombait. D’habitude on attendait pour allumer la lampe que lanuit fût close. Afin de mieux voir la servante, elle donna de lalumière. Mlle Mathilde avait posé son ouvrage sur ses genoux ; elle luidit en s’asseyant : - C’est une personne qui vient pour la place. La fille demeurait entre elles, les yeux baissés. Quand elles l’eurentexaminée des pieds à la tête, Mlle Solange parla : - Comment vous appelez-vous ? - Catherine Pugnet. - Quel âge avez-vous ? - Dix-sept ans. - C’est bien jeune. Catherine Pugnet commença de se troubler. - Je suis forte malgré ça. Les sœurs se consultèrent du regard. Tant de jeunesse les effrayait. La leur avait été semblable à un soleild’hiver, leur existence à une année qui n’aurait pas eu de printemps. Entre l’enfance et l’état de sécheresse où elles se trouvaient, rienque la catastrophe du mariage de l’une. Elles se flattaient néanmoinsde connaître la vie, mais la voyaient avec leurs yeux inquisiteurs,salaces, de vieilles filles acharnées à sentir et à dépister le péché.L’œuvre de chair, qui était à la fois leur horreur et leur constantsouci, se cachait partout. Elles imaginaient le Malin ne prenant pasd’autres routes pour atteindre les âmes, le démon de la perversitérôdant en tous lieux et, principalement, en ceux qu’habitent les êtresjeunes, bêtes ou gens. La nuit, elles tremblaient de fureur aux cris des chats, leur cœur selevait au seul aspect d’un chien courant aux flancs d’une chienne ; iln’était pas jusqu’aux roucoulements des colombes, jusqu’au chant ducoq, annonciateur du jour et de la victoire amoureuse, qui ne lesemplit de dégoût. Mlle Mathilde avait le parler rude et ne s’embarrassait pas de formules; elle alla droit au but. Vierge, mais instruite en termes précis parles confidences de sa sœur, elle ne craignait pas d’employer les motscrus pour exprimer sa pensée et goûtait même une sorte d’orgueil àmontrer par là l’indifférence de sa chair intacte. - Nous n’aimons pas beaucoup les filles de votre âge. Elles n’ont quel’amour en tête et ailleurs, courent les bals, roulent la nuit avec lesgarçons, et reviennent le matin puantes, la figure éreintée, les brasmous, et le jupon crotté. - Je ne demande qu’à travailler, murmura la servante. - Qu’est-ce que vous avez là ? dit Mlle Solange l’index tendu. La fille baissa les yeux, posa les mains sur son ventre, rond sous letablier. - Vous être toujours comme ça ? interrogea Mlle Mathilde. Elle rougit de se sentir déshabillée ainsi du regard. - Enfin quoi ! Etes-vous enceinte ? cria la cadette. Elle assura : « Oh non ! Oh non ! » et songeant, sans doute pour lapremière fois de sa vie, à sa nudité, expliqua : - C’est rapport à la nourriture de chez nous ; on ne mange que deslégumes et du gros pain ; alors ça fait comme les chevaux qui ont plusde foin que d’avoine, ça gonfle. Mlle Solange reprit : - Qu’est-ce que vous savez faire ? Ici on cuisine, on lave le linge, ons’occupe du potager, on raccommode... - Je m’y mettrai. Mlle Mathilde relaya sa sœur et développa le programme du travail : - On se lève à cinq heures, on déjeune à onze, on dîne à six, et àhuit, on se couche. A chaque mot, la servante acquiesçait d’un hochement de tête. Elle eutseulement une courte hésitation quand Mlle Mathilde prononça : - Pas de sorties. - Même le dimanche ?... - Le dimanche est un jour pareil aux autres jours. La fille demeura pensive, les demoiselles se regardèrent, craignant del’avoir rebutée par cette dernière exigence. Elles songeaient à l’hiver proche, au bois qu’il faudrait scier, à laglace qu’il faudrait casser, à tous les travaux qu’elles avaient dûfaire elles-mêmes l’année précédente. Mais Catherine soupira : - Eh bien, je ne sortirai pas. Alors, considérant ses hardes, la soumission de ses yeux, l’humilité deses réponses, elles la sentirent à leur merci, et se réjouirent. - Comme gages : vingt-cinq francs par mois. Nous voulons une personnepropre, honnête, dévouée. Elle disait « oui » à tout, intimidée par les meubles de velours, parla pièce où l’on ne pouvait tourner la tête sans rencontrer le regardd’un portrait encadré d’or, revoyant, par contraste, la maison où ellevivait entre son père infirme, sa mère efflanquée et six petits frèreset sœurs peu vêtus, grelottant autour d’un poêle qui fumait. On lui montra sa chambre, une soupente traversée de solives aménagéedans un coin du grenier. Mlle Solange essaya du poing le lit boiteux etdit : - Vous serez bien couchée, les murs sont épais et la toiture neuve ;nous l’avons fait réparer, il y a deux ans. Dans une cuvette, il y a avait un reste d’eau grise et, sur lecarrelage, un paquet de chiffons maculés. Mlle Mathilde les poussa dupied et pinça les narines. - Voilà dans quel état l’autre a laissé cette pièce ! - Oh ! moi, je suis propre et soigneuse, assura Catherine. - Nous verrons, dit Mlle Solange. Puis, elle alluma un rat de cave, et leurs trois ombres se profilèrentsur les murs. Mlle Mathilde sortit. - Nous n’avons pas besoin de vous ce soir, annonça Mlle Solange en seretournant sur la première marche... - Il faut que cette fille dîne, objecta sa sœur. - Merci, mademoiselle, je n’ai pas faim, murmura la servante. Et la porte se ferma. Alors, un coude appuyé au cadre de la lucarne, les yeux perdus, elleprit dans sa poche un morceau de pain qu’elle avait apporté de chez sesparents, et le mangea. II Le bruit de mille baguettes tambourinant au-dessus de sa tête la tirade son sommeil et, dans la douceur du lit, elle s’émerveilla dedistinguer par la lucarne, non point le tronc des arbres, ainsi qu’elleen avait l’habitude, mais leur cime. La pluie tombait, et l’eau coulantsur la vitre faisait paraître les feuilles plus luisantes. Elle rejetases couvertures, passa son jupon, son caraco, s’accouda comme la veilleet sourit aux branches, si proches que sa main aurait pu les toucher. Dans son village, rien qu’à voir les jeux de la lumière et des ombres,la couleur du ciel, un chien sur le chemin, une bête au pré, ellepouvait deviner l’heure. Ici, tout lui était étranger, le ciel et lalumière ; elle ne connaissait ni les animaux, ni les gens, et de nerien savoir de ce qui l’entourait, elle se sentit triste. Le rideau de brume se déchirait peu à peu, découvrant les collines, unhameau au fond de la vallée, puis d’autres. Elle dit, le doigt tenduvers l’horizon : - Voilà Chalusse et voilà Les Ormeaux, voilà Brigonde et voilàMeneville... Un à un, ils perçaient le brouillard de la pointe de leurs clochers etde l’échine de leurs maisons. Les cloches se mirent à chanter matines, d’abord à contretemps, ensuiteà l’unisson, et dans ce chœur où tant de notes se mêlaient, elle n’enécouta bientôt qu’une, la plus menue, mais aussi la plus claire, laplus argentine, la plus douce, et qui était celle de son clocher. Alors, elle ouvrit l’imposte, comme si elle avait voulu que cettemusique emplît sa chambre, et se dépêcha de descendre. Les demoiselles étaient déjà dans la cuisine, vêtues, coiffées,chaussées, pareillement à la veille. L’aînée acheva de boire son caféau lait qu’elle avait fait chauffer sur une lampe à alcool et dit, sanstourner la tête : - Dorénavant, il faudra être plus exacte. L’ordre était si parfait dans la pièce, que, les bols lavés, Catherinene sut par où commencer son ouvrage. Enfin, elle se décida à allumer lefeu, mais elle le fit avec des gestes maladroits, sentant derrière sondos le regard des sœurs peser sur elle. C’était la première foisqu’elle servait comme bonne, et la crainte de déplaire la paralysait.Par deux fois, les branches s’éteignirent ; au troisième essai, MlleMathilde la prit par le bras. - Comme ceci ! Catherine gratta la cendre et souffla jusqu’à ce qu’un braisillonrougît. Les sœurs pliaient leurs serviettes et se levaient ; elle lessuivit, sans oser dire qu’elle avait faim, elle aussi. Le salon où elles se tenaient d’habitude, et où elle pénétra sur leurstalons, lui parut moins sévère qu’à son arrivée, et plus beau. Elleadmira les meubles, les rideaux, la pendule de bronze, la commode àplateau de marbre, le plancher où des ronds de laine imitant la mousseglissaient sous le pied. A chaque objet qu’elle déplaçait, elle jetaità ses maîtresses un regard interrogateur. Tout ici lui semblaitprécieux, et elle ne touchait les choses qu’avec la crainte de malfaire. Les demoiselles l’observaient. Aucune des autres servantesn’avait montré tant d’humilité craintive. La soumission de celle-cileur plut. Le ménage achevé, elles lui montrèrent le jardin. Là, Catherine se sentit tout de suite à son aise. La terre lui étaitfamilière, elle aimait son parfum, sa couleur, et même le poids qu’elleaccroche aux sabots. A chaque haie de clôture, elle s’arrêtait, croyantavoir atteint la limite du domaine, et quand Mlle Solange ou MlleMathilde expliquaient : - C’est encore à nous. Elle s’émerveillait qu’une propriété close de murs couvrît une sigrande étendue. La visite achevée, les demoiselles dirent : - Maintenant, il faut vous occuper de la cuisine. - C’est que, avoua-t-elle timidement, je ne m’y connais guère... A partla soupe et le ragoût... - Et ça demande des gages ! ricana Mlle Solange. Pour une fille deferme, nous ne sommes pas en peine d’en trouver une, plus forte, plushabituée que vous... Catherine baissa la tête et pénétra à sa suite dans la maison. Elle ignorait, jusqu’à la minute présente, le ton qu’ont les maîtrespour parler aux servantes. Son père et sa mère la rudoyaientquelquefois, quelquefois aussi des gens qui l’employaient aux moissonsou aux vendanges l’avaient gourmandée, même fort ; mais les parents,c’est chose naturelle, et, avec les employeurs, ce n’est que quelquesmauvais jours à passer. Ici, elle avait la sensation d’être installée pour un temps sanslimites, et déjà par delà l’automne songeait à l’hiver, au printemps, àl’été, puis à un autre automne, et à d’autres saisons qui tournentautour de vous, comme des personnes, dans une ronde qu’on ne peut pasdéchirer. La matinée et l’après-midi s’écoulèrent. A quatre heures, il fit nuit et elle s’installa dans la cuisine, prèsde la cheminée. Bien qu’elle fût habituée au silence, celui-ci lui parut étouffant,parce qu’elle ignorait les coins où il s’amassait. Elle cousait, maisbientôt son ouvrage glissait sur ses genoux, et elle restait alors delongs instants immobile, sans penser à rien ; puis, au moindre bruit,au craquement d’un meuble, au trot d’une souris dans le placard, ellese dressait et tirait son aiguille. Enfin, l’horloge sonna six heures.Presque aussitôt, Mlle Solange parut, les bras chargés de linge, et dit: - Voici votre besogne pour demain. Elle n’osa pas répondre que celle du jour était inachevée, et pensaavec une espèce d’angoisse à cette journée à venir qui déjà empiétaitsur l’autre, à tant d’heures pareilles et monotones. Le repas desdemoiselles servi, elle prit le sien, seule au coin de la table, commeelle avait pris son déjeuner, et se coucha. Une semaine s’acheva. Catherine accomplissait son ouvrage enconscience, passant, docile et résignée, de la buanderie au hangar, etde la couture au ménage. Les jours raccourcirent encore, et le froidcommença de se faire sentir, vague d’abord, sensible surtout dans lamaison. Il s’y infiltrait, à la faveur d’une porte ouverte, d’un coupde vent roulant dans les cheminées et, une fois là, n’en sortait plus,bien que de temps à autre, le soleil fît mine de réchauffer le jardin.Mais le froid ne s’occupait pas de cela. Il préparait son nid pourl’hiver et, comme on n’allumait pas encore de feu, s’essayait dès lematin à piquer les doigts, à engourdir les pieds, se coulant d’unepièce à l’autre. Novembre, les dernières feuilles qui pendaient aux arbres tombèrent.Mlle Mathilde fit fermer les chambres qui donnaient au nord et rangerles meubles au milieu, sous un drap, ainsi que d’autres font, l’été.Tout le jour, on entendait Catherine fendre et scier du bois. Quand onn’y voyait presque plus, elle rentrait dans sa cuisine, les yeuxclignotants, les joues rouges, les mains chaudes, les cheveux poudrésde sciure, traînant dans ses jupes, une odeur sauvage d’écorce. Cetravail ne l’ennuyait pas, il détendait ses muscles de fille saine, etelle s’acharnait avec des « hou » ! et des rires, à frapper fort surl’entaille rose d’un rondin. C’était plaisir de la voir si vaillante, et Mlle Solange qui, de tempsen temps, venait jeter un coup d’œil dans la grange, s’en émerveillaiten rejoignant sa sœur : - C’est un cheval à l’ouvrage ! Mais elles se gardaient de la complimenter, trouvant juste qu’elle leuren donnât pour leur argent. La première gelée blanche parut enfin, et aussitôt, l’hiver. Tout étaitprêt pour le recevoir : les pommes rangées sur les étagères, lesraisins ensachés, les jambons, le lard accrochés aux solives, il n’yeut plus qu’à enflammer les copeaux disposés sous les bûches du salon.Un matin, Catherine dut casser la glace de l’abreuvoir et, comme ilfaisait vraiment trop froid dans la cuisine, y allumer du feu. - Elle se soigne ! dit Mlle Mathilde à sa sœur. Toutes deux supputèrent ce qu’elle pourrait consommer de bois jusqu’auprintemps. Le bois n’était encore rien, mais le pétrole ! Dès troisheures, un brouillard jaune collait aux vitres, et il fallait prendrela lampe ou se croiser les bras. Elles-mêmes à ce moment cessaient detricoter et parlaient, d’une voix qui baissait avec la lumière, jusqu’àce qu’elles entendissent, dans le jardin, le pas de Catherines’apprêtant à fermer les volets. Alors, par économie, elles se décidèrent à lui faire une place auprèsd’elles et lui annoncèrent cela comme une faveur dont elle devrait semontrer digne. - Vous êtes la première, ce n’est pas notre habitude, on pourra vous ledire. Qui le lui eût dit ? Elle ne voyait personne. Le boulanger annonçaitson passage en sonnant de la trompette et posait le pain, deux fois lasemaine, devant la porte, le jardinier ne venait plus, les demoisellesfaisaient elles-mêmes leurs provisions d’épicerie ; pour le reste onvivait sur la propriété. Catherine remercia, alla quérir son ouvrage et chercha des yeux unechaise, la plus petite. La lampe placée au milieu de la cheminéedispensait aux deux sœurs assises, l’une à droite, l’autre à gauche,une lumière égale ; Catherine s’installa entre elles, et se mit àourler un torchon. D’habitude, elle chantait en travaillant ; cela lui permettait de nepenser à rien, ou de penser à mille choses. Elle se sentit gênée decoudre sans remuer les lèvres et se mit à compter les points. Arrivée àcent, elle s’étonna du chiffre ; à deux cents, elle prit unerespiration profonde ; à trois cents elle fut stupéfaite : qu’uneaiguille courût tant et tant de fois cela ne tenait-il pas dumerveilleux ?... Et le geste identique sur l’ourlet qui semblait sansfin fut, dans sa simple tête, comme le symbole de son labeur décevant. Quand l’heure fut venue de mettre le couvert, ces demoiselles donnèrentle signal en roulant leurs tricots. Catherine plia ses torchons, plusengourdie, après ce temps passé près du feu, dans une pièceconfortable, sur un siège rembourré, qu’après un temps deux fois pluslong passé dans sa cuisine mal chauffée, mal éclairée, assise sur unescabeau, mais seule. - Vous voyez comme le travail en commun est agréable ? dit Mlle Solange. - Eh bien, ce sera tous les jours comme cela, jusqu’à ce qu’il ne fasseplus froid, conclut Mlle Mathilde. Elle fut sur le point de répondre : - Je préfère ma cuisine... Mais elle n’osa pas. Ses maîtresses l’intimidaient au point que lesmots s’éteignaient sur ses lèvres dès qu’elle voyait leurs yeux fixesde vieilles poules. Elle vint donc le lendemain, comme la veille, pritsa chaise et se mit à coudre. Mais, pendant la nuit, elle avait remué mille pensées. Depuis troismois bientôt qu’elle était séparée de ses parents, elle se sentait lecœur noyé, les bras vides, et prise d’un mal de langueur qui lui ôtaitle goût de tout. Près d’eux, au moins, si on ne mangeait pas tous lesjours à sa faim, on parlait à son aise. Il y avait le rire des enfants,le bruit qu’ils font en revenant de l’école, le claquement de leurssabots ; il y avait les choses familières, le merle dans sa cage, lebuis des Rameaux qui sèche jusqu’à la saison nouvelle, le chien qui,sans qu’on sache pourquoi, vous pose tout à coup le museau sur lescuisses et vous regarde, passionnément ; on parle des voisins, de leurchance ou de leurs ennuis, des siens... Et même cela remplit le temps. Ici, ce qui l’intéressait n’intéressait personne ; au contraire, ilfallait qu’elle prît souci des soucis des demoiselles, de leur maison,de leur linge, de leur manger. Les aiguilles couraient. Sans interrompre son ouvrage, Mlle Solange dit: - Il faudra veiller à ce que la pompe ne gèle pas. Puis : - Si on ne tourne pas les pommes de terre à la cave, elles germeront. - Vous entendez ? fit Mlle Mathilde. Catherine semblait ne pas entendre ; elle poursuivait sa méditation dela nuit. - Etes-vous sourde, ou pensez-vous à autre chose ? - Je voudrais voir mes parents, dit-elle lentement. Les deux sœurs échangèrent un regard. Pour la première fois, leurservante osait formuler un désir. Le matin encore elles se félicitaientde sa passivité ; ces simples mots, prononcés d’une voix morne,amenèrent un sourire sur leurs lèvres. Tant de sagesse était trop belleaussi, et trop rare. Comme elle, d’autres domestiques avaient paruabdiquer toute volonté pendant quelques semaines ; une phrase presqueidentique avait marqué le début de la révolte. Mlle Solange articula, cassante : - Libre à vous d’aller les voir, mais alors ne comptez pas retrouvervotre place. D’un petit mouvement d’épaules elle accusa l’arrêt. Mlle Mathildeentrevit les conséquences de ce départ et, plus habile que sa sœur,parla d’un accent moins dur : - Pourquoi voulez-vous nous quitter ? N’êtes-vous pas heureuse ici ?Manquez-vous de quoi que ce soit ? Mangiez-vous mieux chez vous ?Etiez-vous mieux couchée ? Aviez-vous plus chaud ? Vous vivez commenous... - Je ne me plains pas. Je voudrais seulement, une semaine qu’onn’aurait pas besoin de moi... - En cette saison ? Par ce froid ? Attendez les beaux jours ; quand leprintemps sera venu... Catherine soupira. Le printemps !.... Ceux d’autrefois lui semblaientnoyés dans une impénétrable brume ; celui qu’on attendait, impossiblederrière ces murs où le son même de sa voix l’étonnait. L’hiver,l’espèce de vie monacale qu’elle menait ici, engourdissaient savolonté, au point qu’elle ne savait plus exactement si elle était libreou prisonnière, et si, malgré son dur travail, elle n’était pas, enéchange de ses pauvres gages, l’obligée de ses maîtresses. Mlle Mathilde parlait encore, en phrases simples et logiques, où semêlaient l’évocation des devoirs d’une servante et de leurs charges,l’affection bien naturelle qu’on doit aux siens, et aussi le respectqu’on doit à ceux dont le pain vous nourrit. Catherine pensait que cela n’était pas toujours juste, mais sanspouvoir trouver de mots pour réfuter les arguments. Alors, sanss’appliquer à démêler le vrai du faux, elle murmura : - Ce serait la première fois que je ne serais pas chez nous à la Noël... - Il fallait le dire, s’écria Mlle Solange ; c’est pour vous amuser ! Elle ne s’en défendit pas. Quel mal à ce qu’on prenne plaisir à desréjouissances où les êtres qui s’aiment se trouvent réunis ? MlleSolange ne le comprenait pas de la sorte. Le plaisir, qu’elle et sasœur avaient banni de leur existence, lui apparaissait escorté dumauvais cortège des garçons lubriques et elle formula : - Vous avez un galant, hein ? Puis, sans lui laisser le temps de répondre : - Toutes pareilles ! Ça court, ça roule, et ensuite ça se plaint d’êtreenceinte, d’accoucher à l’hospice, de traîner la misère avec un marmotsur les bras ! Catherine niait de la voix et du geste, suffoquée par cette fureursoudaine, ces mots crus, et l’évocation d’un avenir affreux. Elle était vierge de corps et d’âme. Dès l’âge de treize ans, levée àl’aube, couchée la dernière, elle regardait les bêtes qui s’accouplentet les bourgeons qui pointent au printemps d’un œil pareillementtranquille. Jamais une pensée, même fugitive, n’avait troublé sonesprit, et il ne lui semblait pas, quand elle peinait courbée sur laterre, le caraco ouvert et que la chaleur faisait monter à ses narinesl’odeur de son corps, ou le soir, quand elle se dévêtait et, pour sedélasser, pressait de ses mains rugueuses sa poitrine lisse, qu’on pûtattendre quelque chose de son corps, autre que d’être une solidetâcheronne et d’avoir, par un geste dont le secret la laissaitindifférente, des enfants qu’elle élèverait comme elle élevait sespetits frères et ses petites sœurs. Mlle Mathilde n’avait guère d’illusions sur les filles de la campagne ;elle jugea celle-ci bien retorse ou bien naïve : - Ce qu’on vous a dit n’a rien d’extraordinaire. A votre âge, quellejeunesse n’a pas un voisin plus poli, plus prévenant que les autres,qui lui tient des propos aimables, la fait monter dans sa carriole,l’aide à porter ses paquets ?... Les mains croisées sur sa laine, le buste infléchi, elle lui tendait lepiège de la douceur. - Bien sûr... murmura Catherine, en séchant ses yeux. - ... Qui, les soirs d’assemblée, la ramène chez ses parents... - Comme de juste..., sourit Catherine, évoquant des jours lointains etdes nuits où l’air s’égaie de chansons. - Vous reveniez ainsi ?... prononça Mlle Mathilde, d’une voix presquebasse. Elle fit signe que oui, heureuse qu’on parlât enfin de son existence àelle, si attendrie qu’elle oubliait sa tristesse et le désir des’arracher à sa captivité. - Et, naturellement, vous disiez des choses... - Dame... Mlle Mathilde avança son fauteuil. Jamais le vice, ou ce qu’ellenommait ainsi, ne l’avait frôlée de si près. Elle en flairait l’odeuret le secret sur cette petite. Un brusque désir de savoir de l’amourautre chose que ce que lui en contait sa sœur lui fit monter le sang auvisage. - Il suffit, trancha Mlle Solange. Catherine leva les yeux. Etait-ce son congé ? Devait-elle plier sonouvrage et retourner à sa cuisine, ou même, s’en aller tout à fait ?...Mais les sœurs n’ajoutèrent plus un mot. Mlle Solange reprit sontricot, Mlle Mathilde le sien, et l’heure du dîner arriva. Seulement, dès qu’elles furent seules, elles se regardèrent et, pour lapremière fois de leur vie, avec colère. - As-tu donc perdu toute vergogne pour parler à cette fille comme tul’as fait ? gronda Mlle Solange. - Et toi toute raison, pour lui mettre le marché en main ? Queferons-nous si elle part, répliqua Mathilde. - Je ne veux pas chez nous d’une traînée ! - Je ne veux pas fendre le bois ni casser la glace ! La crainte des besognes dont elles avaient perdu l’habitude les calma.C’était un rude hiver, et des jours et des jours s’écouleraient encoreavant que le beau temps fût revenu. La fille faisait leur affaire ; àtout prendre, qu’importait une courte absence – sans compter qu’auretour, elles sauraient lui faire rattraper le temps perdu. Ellesconvinrent donc de lui laisser prendre ce congé – quitte à la chasserau printemps, si elles en trouvaient une autre. Enfermée dans sa chambre, et loin de soupçonner ce débat, Catherine nese faisait point d’illusions. La chandelle éteinte, la lune éclairaitles murs blancs et les solives noires. Elle se voyait déjà au coin del’âtre, dans la fumée piquante, et goûtait à cet espoir une joiequ’empoisonnait seulement la pensée des mots qui l’accueilleraient àson arrivée. Certes elle dirait bien : « Je m’ennuyais de vous... J’étais malheureuse »... Cette explication suffirait-elle à justifier sa conduite ? Car, le peuqu’elle gagnait ici aidait les enfants et les vieux à vivre, etdoit-on, parce qu’on s’ennuie, laisser périr ceux qui sont trop jeunesou trop las pour travailler ? Elle s’était répété cela combien de fois depuis qu’elle était chez lesdemoiselles, soit qu’elle essorât les lourds paquets de linge, soitqu’elle s’assoupît dans sa cuisine, assise sur un escabeau et les mainspendantes entre les genoux, soit qu’elle tirât l’aiguille d’un gestemachinal dans le salon où les portraits avaient l’air de surveiller sontravail et de deviner ses pensées. Et chaque fois, cette crainte avaiteu raison de ses velléités de départ, Aujourd’hui, elle la surmontaitavec plus d’aisance ; un travail obscur s’était opéré en elle dèsl’instant que Mlle Mathilde l’avait ramenée à des souvenirs dont ellene soupçonnait pas la force. L’évocation des promenades nocturnes, despropos échangés avec le voisin, les questions plus précises touchantleurs entretiens, et ces simples baisers qui, dans le moment, ne luicausaient aucun trouble, la laissaient rêveuse à présent, et ellesentait que dans l’existence, il y a autre chose que les soins qu’ondonne aux enfants et la peine qu’on prend aux travaux de toutes sortes.Aussi, quand vint le jour, descendit-elle, décidée à partir si on nelui accordait pas sa permission. Elle trouva les demoiselles assises comme de coutume dans la cuisine,et tout de suite la douceur de leur accueil la surprit. Ce fut l’aînéequi parla, avec effort et sécheresse. - Nous avons réfléchi. Vous pouvez aller chez vous. La cadette enveloppa cette autorisation de mots aimables et de conseilsaffectueux, et Catherine ne sut d’abord si elle préférait la douceur del’une ou la rigidité de l’autre. Mais le plaisir et la reconnaissancequ’elle éprouvait firent qu’elle ne s’attarda pas à chercher lasolution de ce problème. Jusqu’au soir, elle travailla sans relâche, avec une ardeur joyeuse.Même elle se surprit chantant comme elle descendait l’escalier. Lesdemoiselles qui l’épiaient pincèrent les narines, et Mlle Solange dit : - Tu as entendu ? Mon avis est qu’elle ne reviendra pas. III Catherine partit le surlendemain. Jusqu’au dernier moment, MlleMathilde avait espéré que le mauvais temps la retiendrait. Mais rienn’y fit et, à neuf heures, ayant servi le petit déjeuner, rangé lesbols sur le buffet et enveloppé le pain dans une serviette, elle vintprendre congé. Elle avait pour tout vêtement, sous ce froid dedécembre, la robe mince qu’elle portait le jour qu’elle s’étaitprésentée, avec, en plus, un fichu de laine noire qui couvrait sesépaules et se nouait dans le dos. Cependant un air de bonheur étaitrépandu sur toute sa personne. De colère, Mlle Solange l’eût calottée ; mais il leur restait encore lachance fragile qu’elle revînt et, ne voulant pas la perdre, elleesquissa une manière de sourire en réponse à ses adieux. Catherinetraversa le jardin, ouvrit la porte, la sonnette fit entendre un petitbruit cotonneux, et le silence retomba. Le 26, dans l’après-midi, et comme elle l’avait assuré, elle revint,apportant, en cadeau, une poule et des œufs de chez ses parents. MlleSolange la remercia brièvement, car il lui déplaisait d’être l’obligéed’une servante ; Mlle Mathilde, soulagée d’une grosse inquiétude – elleaurait juré que la fille ne reparaîtrait plus – lui fit un accueilmoins réservé. Sa sœur le lui reprocha en termes hautains : - On ne parle pas à ces gens autrement que pour leur donner des ordres. Après quoi, l’existence reprit, toute pareille. En ces trois joursd’absence, l’ouvrage s’était accumulé et Catherine dut travailler sanspresque prendre de repos pour regagner le temps perdu. Mais la fatiguesemblait n’avoir pas de prise sur elle. Cependant, avec la semainefinissante, elle donna des signes de lassitude et de distraction. Ilarriva qu’à diverses reprises Mlle Solange dut lui faire observer quela neige n’avait pas été balayée devant la porte ou que les miettes depain traînaient sur la table de la cuisine. Ce n’étaient que détails ; ils suffirent à souligner un changement dansson regard, sa façon de répondre, et une sorte d’inquiétude qui lafaisait traverser le jardin sans raison, regarder sur la route, ou bienencore, pendant qu’elle balayait le salon, s’arrêter et soulever lerideau. Un jour que ces demoiselles, aidées de leur servante, rangeaient despommes dans le fruitier, la sonnette de la porte tinta. Une visiteétait ici chose si insolite que toutes trois demeurèrent immobiles.Catherine, essuyant ses mains à son tablier, se disposa à aller ouvrir.Déjà elle arrivait au seuil ; Mlle Solange, traversée d’un soupçon,l’arrêta. - Restez, j’y vais. Catherine rougit ; Mlle Mathilde remarqua que ses mains tremblaient etdit : - Qu’est-ce que vous avez ? - Moi... rien... balbutia la fille. Les yeux de la demoiselle semblèrent se faire plus petits, comme ilarrivait chaque fois qu’elle concentrait sa méfiance. Ils n’étaientplus alors que deux points noirs cerclés de jaune, d’un éclat si aiguqu’on n’en pouvait soutenir la fixité. Mlle Solange entra, les sourcilsrapprochés. - Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mlle Mathilde. - Rien ; un mendiant. Après quoi elle disposa encore quelques pommes sur la planchette, fermal’armoire à double tour et, suivie de sa sœur, regagna le salon. Sitôt qu’elles furent seules, Mlle Mathilde répéta la question qu’elleavait posée l’instant d’avant : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Mlle Solange entr’ouvrit la porte, s’assura que Catherine n’écoutaitpas, puis tira une enveloppe de dessous son fichu : - Une lettre pour Catherine. - Une lettre pour Catherine ?... - Parfaitement. - De qui cela peut-il être ? - Ah !... voilà... Elles restaient debout, face à face, avec, entre elles, l’enveloppeposée sur le guéridon. Depuis des années, le facteur avait désappris lechemin de leur maison, et il fallait que ce fût pour cette fille demiséreux qu’il le retrouvât ! Aussitôt leur esprit envisagea diverseshypothèses. « Ses parents qui la rappellent ? Des gens qui lui offrent plus cherque nous pour la prendre à leur service ?... » Ceci leur parut l’évidence même, et Mlle Solange ne manqua pas desouligner sa prévoyante sagesse : - Avais-je raison de ne pas vouloir lui accorder ce congé ? C’étaitfatal ! Elle a vu d’autres filles... Ces drôlesses causent entre elles,se montent la tête... - Si on ne lui avait pas permis, elle nous aurait plantées là. - J’aurais préféré ! prononça Mlle Solange. La rage d’avoir cédé une fois lui faisait oublier l’ennui de perdre unedomestique qu’on pensait avoir si bien asservie. Les grandes passionsde la vie lui demeurant étrangères, elle n’appliquait son orgueil deSaint-Béhodat qu’aux faits mesquins de l’existence quotidienne. MlleMathilde jeta les yeux sur la suscription de l’enveloppe et plissa labouche : - Ce ne sont pas des gens de qualité... Mlle Solange réfléchissait ; sa sœur reprit : - Qu’allons-nous faire ? - La chasser ? - Et si ce n’était pas ce que nous croyons ?... Ensuite, nous serionsbien avancées... Je suis d’avis de ne rien brusquer. - Et moi je suis d’avis d’ouvrir cette lettre. Il était rare que Mlle Mathilde contredît son aînée ; cette foiscependant elle se permit de soulever une objection. Ouvrir une lettreétait chose grave que la morale et les juges défendent et punissent.Mais Mlle Solange cria qu’elle se moquait des juges et que, quant à unemorale qui permet les abominations de la chair... Ensuite, elle passa àdes arguments plus précis. La duplicité de Catherine ne faisait pas dedoute : dès lors, quels égards méritaient une fille capable dedissimuler ainsi ou des gens assez indélicats pour tenter de débaucherune servante chez ses maîtres ? Mlle Mathilde en convint, autant pour force de l’argument que pousséepar la curiosité, et tendit les ciseaux. Mais Mlle Solange se ravisa : - Non, pas ainsi... Ce soir, à la vapeur... Et ayant glissé l’enveloppe dans son corsage, elle s’assit. Quand la nuit tomba, Catherine vint prendre place à leurs côtés. Cesdeux heures de travail en commun leur parurent interminables. A chaquemouvement qu’elle faisait, Mlle Solange croyait entendre l’enveloppecraquer entre son corset et sa chemise, et s’il arrivait que Catherine,courbée sur son ouvrage, cambrât le buste pour se délasser, MlleMathilde baissait vivement les yeux sur son tricot. Puis ce fut l’heuredu dîner, la dégustation traditionnelle du tilleul rose, et la demie dehuit heures sonna. Catherine allait et venait toujours dans la cuisine. - Qu’est-ce qu’elle fait ? grommela Mlle Solange, oubliant qu’elle-mêmeavait ordonné, le matin, avant l’arrivée du facteur, qu’on récurât lescuivres. Enfin Catherine éteignit sa lampe ; on entendit son pas dans l’escalieret le grincement de la porte. Alors, sur la pointe des pieds, ellesentrèrent dans la cuisine et mirent de l’eau à chauffer. Dès qu’ellefut bouillante, Mlle Solange tira la lettre de son sein et la tendit àla vapeur. Bientôt la pointe se souleva ; Mlle Solange l’attiraprudemment entre le pouce et l’index et le triangle entier suivit.Elles n’avaient pour s’éclairer qu’une chandelle et la flamme bleue dela lampe à alcool, et comme leurs mains tremblaient, d’abord, elles nepurent déchiffrer les lignes tracées d’une encre pâle, en lettres malformées. Malgré cela, Mlle Mathilde parvint à lire, penchée surl’épaule de sa sœur : « Mademoiselle Catherine, J’ai gardé si bon souvenir des moments que nous avons passés ensembleque je serais bien venu vous dire le bonjour un de ces soirs, maiscomme vous m’avez dit que c’était dangereux, je me contente de vousenvoyer cette lettre par la poste. Toutefois, si je pouvais venir ouque vous pourriez, de votre côté, trouver un moment, ça me serait bienagréable. Recevez les plus tendres baisers de votre ami, « Félix CHENEVOIX. » Mlle Solange s’attendait à tout, hormis à cela, et l’indignation luiarracha un cri : - La saleté ! Cette misérable et ce gueux se seraient accouplés sous ses yeux, sondégoût n’eût pas été plus violent. Elle étranglait de colère ; les motslui semblaient orduriers, les phrases pleines de sous-entendusobscènes. Et c’était pour ça que cette fille leur avait mis le marchéen main ! Trois mois de sagesse, de propreté, c’était trop pour cetteordure ! Les enfants à soigner, les parents à embrasser ? Oui-da ! Unhomme pour se rouler sur elle, un mâle, ni plus ni moins qu’une chienne! - Je te dis, je te dis qu’elle sentait l’homme quand elle est revenue !Ah ! ils ont dû s’en payer de leurs saletés, pendant deux jours ! Mlle Mathilde écoutait sa sœur évoquer de monstrueux tableaux, commeaux jours qui avaient suivi son veuvage. Mais alors, elle ne comprenaitpas. Les mots de péché, de luxure, ceux plus précis de « blessurehorrible », de « pénétration sauvage », étaient pour elle dépourvus desens. A les entendre, elle se sentait à la fois glacée d’épouvante etmordue par une curiosité inavouable. Combien de fois, le soir, regardant Solange se dévêtir, n’avait-ellepas cherché à découvrir sur son corps la trace de ces violencesdétestables ! Combien de fois, les nuits d’été, faisant semblant dedormir, n’avait-elle pas, allongée en travers du matelas jusqu’à ledépasser du buste, guetté le geste qui fait les cuisses se détendresous la pesanteur du drap et le repousser, pour surprendre le secret decette blessure et le sceau dont l’acte le marque ! Mais jamais le voile ne s’était entr’ouvert. Et voici que maintenant,perdant toute mesure, soulevée de colère, Mlle Solange le déchirait entermes crus, commentant ses imprécations de hoquets et de gestes,mimant l’accouplement, attestant son ventre stérile, sa bouche arrachéeau baiser et ses mamelles sèches, d’une ignominie inexpiable. Son tonse haussait au point qu’elle dut la calmer : - Prends garde, elle pourrait entendre. - Qu’elle entende ! Ou plutôt, je vais l’empoigner moi-même et laflanquer dehors ! Plus de pourriture dans cette maison. Pouah ! Elle se ruait vers la porte. Une fenêtre mal fermée s’ouvrit et un ventglacial s’engouffra dans le corridor, chassant la neige sur lescarreaux. - Ecoute, murmura Mathilde, peut-être vaut-il mieux attendre... Il faitsi froid... - Qu’elle crève ! gronda Mlle Solange. - Oh ! je ne me préoccupe pas d’elle, mais de nous. L’hiver commence,mesure ce qu’il en reste ! Janvier... février... mars... avrilpeut-être... Souviens-toi, il y a deux ans, quand il fallait casser laglace !... Et puis, au dégel, l’eau qui coulait de partout... le lingequi ne séchait pas... les sabots qui enfonçaient dans la boue... Non,vois-tu, le plus sage est de patienter. Aux premiers beaux jours, nousla renverrons ; jusque-là... Mlle Solange refusait encore ; sa sœur dut lui dépeindre sa mauvaisesanté, évoquer cette pleurésie dont elle avait manqué mourir. Alors,peu à peu, elle faiblit. Restait la lettre ?... On la recachèteraittant bien que mal, et la fille ne s’apercevrait de rien. La lampe vide s’était éteinte ; la chandelle à demi fondue sur un deses flancs dardait une flamme fumeuse ; dehors deux chats s’attaquèrentavec des miaulements féroces ; Mlle Solange y discerna comme un défi etcria : - Non, non. Ce n’est pas possible !... - Allons... puisqu’au printemps nous la jetterons dehors... Voilà quetu claques des dents... Pourvu que tu n’aies pas attrapé de mal...Couchons-nous, va... Mlle Solange obéit lentement, le front baissé. Au printemps ! Auprintemps !... C’est maintenant, par cette immense et implacable nuit, qu’elle eûtaimé chasser la bête immonde. IV - Une lettre pour vous, Catherine. Mlle Mathilde, qui faisait semblant de vérifier le carnet de dépenses,jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes ; en prévision d’unequestion et pour expliquer les maculatures de l’enveloppe, Mlle Solangeajouta : - Elle a dû tomber de la boîte. Mais Catherine, qui n’y regardait pas de si près, remercia, prit lalettre et, soit par respect, soit pudeur, soit désir d’être seule pourla savourer à loisir, la glissa dans la poche de son tablier. Les demoiselles escomptaient l’impression que lui causerait cettelecture. Tant de réserve les déçut, et sans le regard que promena MlleMathilde du feu bien allumé au salon en ordre et au jardin étouffé sousla neige, Mlle Solange se fût laissée aller à quelque écart de langage. Le lendemain, Mlle Mathilde surprit Catherine en train de fureter dansun placard de la salle à manger. - Que cherchez-vous, ma fille ? lui dit-elle de sa voix mielleuse. - De quoi écrire, répondit la servante. Il n’y avait dans la maison qu’un encrier et qu’une plume enfermés dansle petit bureau du salon. Mlle Mathilde répéta : - De quoi écrire ?... Vous ne trouverez pas cela ici ; je vais voir. Ayant rejoint sa sœur, elle lui fit part de la demande. Une telleaudace révolta Mlle Solange : - Ce n’est pas assez qu’elle reçoive ces saletés ? Il faut encorequ’elle y réponde ! Et mon encre, ma plume pour ça ? Plus souvent ! - Préfères-tu qu’elle en achète au village ? articula Mlle Mathilde. De rage, Mlle Solange cassa sa laine ; Mlle Mathilde souleva lecylindre, prit l’encre, qui n’était plus qu’une pâte au fond du godetde verre côtelé, et la plume, qui laissait aux doigts une poussière derouille : - C’est nous qui servons notre servante ! ricana Mlle Solange. Mlle Mathilde entrait déjà dans la cuisine et disait à Catherine : - Voici ; vous les rapporterez. Les demoiselles de Saint-Béhodat croyaient que cette concession seraitla dernière. C’était mal connaître le cœur d’une fille amoureuse. Loinde satisfaire Catherine, cette correspondance ne fit que troubler sonrepos. Il ne s’écoulait guère de semaine sans qu’elle reçût une lettre– le lundi généralement, – et quand cette lettre n’arrivait pas,elle était triste, languissante et inattentive. Puis, dès qu’ellel’avait reçue, la joie renaissait sur son visage et, pour répondre,elle s’attardait après le dîner, jusqu’à des dix heures dans sacuisine. Les premiers temps, elle demandait à Mlle Mathilde : - Est-ce que je pourrais avoir la plume et l’encrier ?... Ensuite, elle les conserva dans le buffet, entre le bol où se figeaientles sauces et les croutons de pain désséchés. Janvier s’écoula sans apporter de changement. Dans la première semainede février, Catherine prit prétexte d’une maladie de son père pourdemander un nouveau congé. Mlle Solange posa sur elle un regard glacé : - Etes-vous sûre que ce soit pour votre père ? - Oui, répondit-elle presque sans embarras. Car le pli était pris, et elle demandait cela comme un dû, prête à diresi on refusait : « Alors, je m’en vais ». Elle revint le lendemain à la nuit. Mlle Mathilde, qui guettaitderrière les rideaux, avait cru voir, quelques instants plus tôt, deuxformes arrêtées au bas de la côte. Elle ne lui en fit point la remarqueet se contenta d’observer son visage rouge, ses cheveux en broussailleet le désordre de son corsage. Bientôt un changement s’opéra dans son attitude. Une fatigue alourditsa marche, il lui arriva de s’arrêter au milieu d’un ouvrage et depasser sa manche sur son front ; elle semblait préoccupée et soupiraità tout propos. Cependant elle recevait toujours ses lettres et toujoursy répondait, ponctuelle. Brusquement, un matin, à la fin de février,elle annonça, sans donner de prétexte : - Il faut que j’aille chez nous. Elle rentra cette fois le soir même, harassée, traînant la jambe et silasse qu’elle se coucha sans souper. Mlle Solange se réjouit de la voiren cet état. - Roule, drôlesse ! L’hiver ne durera pas toujours et alors... En attendant, se sachant indispensable, la fille en prenait à son aise.Le temps n’était plus où elle obéissait à un ordre bref, à un signe ;il fallait lui parler comme à une personne et ne plus dire : « Faitesceci, faites cela » ; mais « voulez-vous faire ceci, faire cela. » Mlle Mathilde prenait le mal en patience ; Mlle Solange ne se résignaitpas à le subir. Elle en perdait le manger et le sommeil. - Si cela continue, disait-elle, je tomberai malade. Quand je la vois,le sang me tourne ; quand je me fais violence pour lui parler aveccalme, une boule me monte dans le gosier et m’étrangle ! Un jour cesera plus fort que moi... Et ce jour vint. Catherine lavait la cuisine ; sur la pointe des pieds,la jupe relevée, Mlle Solange surveillait son travail. Il faisait sifroid que bien que l’eau fût à peine tiède, elle fumait sur les bras dela servante. Mais Mlle Solange entendait que pas une parcelle ducarrelage ne fût oubliée et montrait d’un doigt impérieux les places oùla toile n’avait pas passée. - Ici... là... Là encore. Catherine, à genoux, obéissait mollement ; Mlle Solange s’obstinait : - Derrière le buffet ! Tirez la chaise !... Et ce coin ? Hein, si lescoins en veulent, qu’ils approchent ?... - Je suis fatiguée, répondit Catherine. Alors Mlle Solange perdit toute mesure : - Fatiguée ! Vous ne l’êtes pas pour rouler avec les hommes !Croyez-vous donc que nous soyons dupes de vos simagrées, qu’on ne sachepas ce que vous faites quand vous prétendez aller voir vos parents ?Vos parents ! Ah ! Ah ! Vous vous imaginez que tout vous est permisparce que nous avons eu la faiblesse de fermer les yeux sur voscochonneries ? Eh bien, non ! Nous en avons assez ! Et si ça ne vousplaît pas, la porte ! Elle se tut, à bout de souffle, soulagée d’avoir jeté ces mots comme onjette un poids qui vous étouffe, mais soudain effrayée de sa violence.Catherine allait dénouer son tablier, le lui lancer à la figure, partiren claquant la porte... Et ce serait de nouveau l’asservissement auxbesognes humiliantes, le réveil dans la maison sans feu ; tout ce quileur avait été épargné jusqu’ici enfin. Mais au lieu de se révolter, Catherine éclata en sanglots. Mlle Solange demeura stupéfaite, puis quelque chose comme un souriredétendit ses traits. Peu à peu, de menus incidents des semaines passéesrevinrent à sa mémoire. Elle se souvint des fatigues de la servante,des afflux de sang qui lui montaient au visage, du manger que l’onretrouvait intact dans son assiette, de l’alourdissement de sa marcheet, saisie d’un brusque soupçon, l’empoigna par les épaules : - Avouez que vous êtes enceinte ? Catherine fit oui d’un signe. Alors elle cria, féroce et triomphante : - Mathilde ! Mathilde ! Voici du nouveau ! Et du propre ! Tiens,regarde-la ! Tu ne vois pas ? Mais elle est enceinte ! Enceinte àpleine ceinture ! C’est chez vos parents que vous passiez vos nuits ?Sur les tas de fumier, oui, dans les étables !... Et votre amant ?Quelque voyou d’auberge ? Sûre maintenant que la fille n’oserait répondre, elle s’en donnait àcœur joie. Pour un peu, elle eût jeté le nom de l’homme. Mais c’eût étéavouer qu’elle avait décacheté la lettre et, cela, elle ne le voulaitpas. Mlle Mathilde s’avança à son tour, frétillante de plaisir, regardant deses petits yeux lubriques cette face ravagée et ce ventre rond. Pluscalme que sa sœur, elle savait mieux ajuster ses traits et, tout desuite, trouva la plaie vive. - Vous allez vous marier, sans doute ? - Se marier ! s’écria Mlle Solange, se marier !... D’un clin d’œil Mlle Mathilde lui imposa silence ; Catherine, uninstant apaisée, sanglotait plus fort. - Enfin, quoi ?... Il ne vous laissera pas avec ça ?... Catherine se tut ; Mlle Solange hurla : - Oui ou non ? - Est-ce que je sais ?... gémit la servante. Et, en phrases entrecoupées, elle conta la pauvre histoire. Un garçonqu’elle aimait ; elle avait fait la chose sans savoir. Est-ce qu’onpense dans ces moments-là ?... Sûr, il lui avait promis... Mais ilétait parti pour le service... Elle ne se croyait pas prise... Si elleavait su, s’il avait su... quand il saurait... - Quand il saura, ricana Mlle Solange, vous n’entendrez plus parler delui. - Pourquoi ?... Il lui écrit peut-être... insinua Mlle Mathilde, quiavait remarqué que, depuis plus d’un mois, le facteur ne s’arrêtaitplus à leur porte. Puis sans attendre la réponse, elle fit signe à sa sœur et sortit. - Je crois, lui dit-elle avec un sourire, que nous l’avons jusqu’auprintemps. - Je ne la garderai pas une heure de plus, trancha Mlle Solange. Rienque de la voir, le cœur me lève... - Ça ne se remarque pas encore beaucoup, objecta Mlle Mathilde ; etpuis, vois-tu, Solange, il ne faut pas aller contre son intérêt. Nousne sommes plus d’âge à supporter ce que nous supportions jadis. Cette fois, Mlle Solange ne se laissa pas convaincre. Arguments,prières, tout s’émoussait contre sa volonté. Elle avait eu trop de malà secouer l’ordure dont l’acte de chair l’avait souillée pour en avoirconstamment devant les yeux le rappel. Sans compter que si,aujourd’hui, crevant de peur à la pensée d’être jetée sur la route larouleuse tremblait, demain, elle reprendrait de l’audace et, pendantdes semaines, il faudrait voir ce ventre, ces mamelles de chiennepleine... Pouah ! Elles discutèrent tout le jour et très avant dans la nuit. A la finMlle Solange céda. On la garderait, soit ; mais à la condition quedorénavant elle ne prononçât pas un mot plus haut que l’autre, ne prîtpas prétexte de son état pour refuser aucune besogne et, surtout, qu’aumoment de faire ses couches, elle s’en allât... Catherine accepta tout ce qu’on voulut. La dernière phrase lui arrachaune faible protestation : - Mais où j’irais, mademoiselle ? Chez mes parents ? Ils mechasseraient... Chez des amis ?... Je n’en ai point... L’hôpital est àtrente lieues... - Ça vous regarde. Estimez-vous heureuse qu’on ne vous chasse pas àl’instant. Catherine implora du regard Mlle Mathilde qui, parfois, lui avait parléavec douceur. Mais Mlle Mathilde comptait à la loupe les points d’uncanevas. Alors elle sortit, la tête basse. Avril arriva, et avec lui les nuages qui salissaient le ciel depuis dessemaines disparurent. L’air était encore froid, les matins piquants ;déjà pourtant le soleil se montrait aux belles heures et des bourgeonsnaissaient à la pointe des branches. Bientôt les feuilles s’ouvrirent ;un rosier donna sa rose, un lilas fleurit contre le mur, et deshirondelles rayèrent le silence de leurs cris affairés. - C’est maintenant qu’elle va partir, confia Mlle Solange à sa sœur. Elle ne partit pas, et se fit au contraire plus humble, ne refusantaucun effort, même s’il s’agissait de se traîner sur les genoux, deporter de lourdes charges ou de lever les bras pour accrocher lesrideaux, ce qui manquait parfois de la faire défaillir. Les demoiselles feignaient de ne pas remarquer sa pâleur, le voile deses yeux et le balancement de son corps. A toute heure, c’était unordre nouveau, une pièce à nettoyer, un meuble à déplacer. Quand lamaison eut été retournée de bas en haut, elles lui trouvèrent desoccupations dans le jardin : des allées envahies par l’herbe à dégager,des arbres fous à émonder. Quelquefois à bout de forces, Catherinelevait vers elles un visage suppliant. Mlle Solange se tournait alorsvers sa sœur et posait des questions banales d’un ton détaché : - Tu as pensé à ceci ? Tu as noté cela ? Cette attitude les dispensait d’avoir l’air de comprendre. Depuis cematin où elles avaient dit ce qu’elles avaient à dire, elles s’étaientdonné pour règle de n’y plus faire allusion. Il y avait près d’ellesune sorte d’animal domestique qui mangeait et dormait sous leur toit,en échange de quoi il travaillait, selon la règle : le reste, ellesl’ignoraient. Cependant, la grossesse de Catherine devenait de plus en plus apparenteet Mlle Mathilde comptait sur ses doigts. « Janvier, février, mars, avril, mai, juin... Ce sera pour septembre. » En août, son ventre enfla au point que Mlle Solange prédit : - Elle va accoucher avant terme. - Ça serait encore ce qui pourrait lui arriver de plus heureux, jugeaMlle Mathilde. - Qu’elle s’arrange, ricana l’aînée. Nous a-t-elle demandé conseil pourse faire basculer le long des meules ? Non ? Alors... Malgré cela, la marche de cette maternité les tenait en éveil. Unecuriosité tenace et l’impatience du dénouement les faisaient fureterpartout. Septembre arriva sans que l’événement se produisit. Un soir,elles trouvèrent Catherine dans la cuisine à moitié couchée en traversde la table, et gémissant. Elle souffrait si fort qu’elle ne les avaitpas entendues entrer. - Ce sera pour cette nuit, souffla Mlle Mathilde à l’oreille de sa sœur. Mlle Solange appliqua la main sur l’épaule de la servante et désignatour à tour son ventre et la porte. - Vous n’avez pas oublié ce qu’on vous a dit ? Des assiettes restaient sur le buffet ; Catherine se traîna jusqu’aumeuble, les prit entre ses doigts tremblants et les plongea dans labassine. Ah, elle n’était plus arrogante aujourd’hui ! Le temps était loin où,quand elle n’avait pas reçu sa lettre du lundi, il fallait lui parleravec précaution et tolérer qu’elle conservât la plume et l’encrier danssa cuisine ! Les Demoiselles se rappelèrent cela avec de petitesexclamations de pensionnaires : - Tu te souviens de ses façons d’annoncer : « Je pars ! » - Et la fois qu’elle revint dépoitraillée... - C’est ce jour-là qu’elle s’est fait prendre. - Ou un autre... - Pouah ! Saleté ! Mlle Solange pressa la main sur sa bouche comme pour prévenir unhoquet. Ensuite, elle se mit presque à rire. L’odieux de l’actes’effaçait devant le ridicule de ce corps difforme, de ce paquetmonstrueux dont le poids faisait trébucher la fille à chaque pas. Ellene pouvait penser à cela sans évoquer le souvenir d’une chienne errantesi pleine que son ventre traînait sur l’herbe, qui était venue mettrebas dans un fourré sept chiots grouillants qu’elle et sa sœur avaientjetés dans la mare. Après cela la mère, privée de ses petits, avaitrôdé trois nuits autour de la propriété en hurlant à la mort. Ce soir-là, Catherine monta dans sa chambre sans souper. Le lendemain,qui était un dimanche, elle ne descendit pas à l’heure accoutumée. Dansla cuisine, tout était en ordre : le pichet rempli de lait, lacafetière, les bols, le sucrier et les serviettes placés sur la tablepour le déjeuner matinal. - Est-ce que par hasard ?... émit Mlle Solange. Mlle Mathilde alla jusqu’à la cage de l’escalier et appela : - Catherine ! Catherine ! Pas de réponse. - Peut-être est-elle dans le jardin ? Appelle voir... Mais, ici comme là, leurs cris demeurèrent sans réponse. Alors ellesrevinrent dans la maison. Cette fois plus de doute, la fille étaitpartie. - Bon débarras ! déclara Mlle Solange. Il faudrait s’assurer si ellen’a rien emporté. - Oh, fit Mlle Mathilde, je ne crois pas ; elle était honnête. Elles demeurèrent un instant silencieuses. Au fond, ce départ qu’ellesavaient exigé les contrariait. - Je serais curieuse de savoir où elle est allée ? dit Mlle Mathilde. Mlle Solange exprima par un geste évasif que cela lui était indifférent. Cependant, lorsque vers neuf heures, il leur fallut se résoudre à faireleurs lits, elles éprouvèrent les premiers ennuis. L’habitude de neplus s’occuper des travaux du ménage les avait rendues paresseuses. Lesmatelas leur semblèrent lourds. Ce fut bien pis quand il s’agit depréparer le repas. Ne sachant plus où étaient les choses, ellesouvrirent dix fois les placards avant de trouver ce dont elles avaientbesoin. La propreté méticuleuse de tout ce qu’elles découvraient lesdéconcerta. Il leur eût été agréable de constater un manque de soin,quelqu’une de ces négligences qui permettent de dire : « Dans quel étatcette fille laissait la maison ! » Au contraire, tout attestait ici unordre strict et un constant souci de netteté. Vers onze heures, comme Mlle Solange mettait le couvert et que MlleMathilde soufflait sur le charbon de bois, la porte s’ouvrit etCatherine parut. - Ah ! vous voilà !... commença Mlle Solange. La fille appuyée au chambranle était si pâle, l’expression de sonvisage où les cheveux s’emmêlaient si effarée, qu’elle s’arrêta.Catherine, pliée en deux, balbutiait de vagues excuses. Sa voix venaitde loin, et on pouvait compter le temps que ses yeux mettaient à sefermer et à s’ouvrir. D’un geste machinal, elle prit la nappe etcouvrit la table, disposa les verres et les assiettes, mit la poële surle feu, cassa les œufs et jeta leurs coquilles, tira de l’eau durobinet et prit la bouteille de vin dans le placard. Elle accomplissaitsa besogne comme une automate, la bouche entr’ouverte, le soufflecourt. A un moment, elle s’adossa au mur, la tête jetée en arrière, unbras sur le front ; les sœurs échangèrent un regard et sortirent àreculons. Mlle Mathilde était livide ; Mlle Solange cambrait sa taille pour nepas laisser voir qu’elle tremblait. La cadette dit enfin : - Tu as remarqué ? L’aînée fit « oui » d’un signe. De nouveau elles se turent, paralysées par l’émotion, puis MlleMathilde murmura, l’oreille tendue vers les bruits de la cuisine : - C’est fait... n’est-ce pas ?... Elle n’osait y croire. Solange, avec son autorité de femme, confirmases doutes. Alors elles se mirent à parler vite, rapprochées, comme descomplices qu’effraye le bruit de leurs voix ! - « Tu l’as vue ?... Elle a le ventre plat... Et une figure !... Etcomme elle claque des dents !... » La merveille de la maternité les tenait haletantes. A quelques mètresd’elles, un enfant était né, dans l’abandon du silence. Elles savaientque l’accouchement ne va pas sans d’atroces déchirements. Une foisqu’elles passaient près de la maison d’une femme en gésine, elless’étaient enfuies, épouvantées par les cris qu’elle poussait. Commentdonc n’avaient-elles rien entendu ? Leurs questions s’entre-croisaient; elles ne savaient qu’y répondre, restant presque pareilles, malgréleur âge, à ces enfants qui cherchent à déchirer le voile qu’on jettepour eux sur les choses les plus simples et les plus grandes de la vie: la naissance et la mort. Elles émettaient des hypothèses : - C’est quand elle est montée que les douleurs l’ont prise... - A quelle heure ça a-t-il pu arriver ? - Ça n’a pas dû être long. - Est-ce qu’on sait ?... - Vers minuit, j’ai cru entendre comme une plainte... - Moi aussi. - Etait-ce elle, ou bien ?... - Oh non ; il paraît que ça crie plus aigu... - Montons dans sa chambre, dit Mlle Solange prise d’une résolutionsubite. Elles gravirent l’escalier et s’arrêtèrent devant la porte ; MlleMathilde frémissait de colère ; Mlle Solange ne savait que répéter : - Chez moi ! Chez moi ! La porte ouverte, la mansarde apparut, éclairée d’un jour gris, tellele matin où Catherine s’y était éveillée près d’une année plustôt. Un autre automne commençait déjà, et le froid qui venait dela tabatière mal jointe les fit frissonner. Mlle Solange souleva une vieille jupe placée sur une chaise, ouvrit unemalle où Catherine rangeait ses hardes, avisa le lit, tira violemmentla courte pointe à ramages fanés qui le couvrait, et tressaillit. Lesdraps étaient maculés de sang, le traversin, crevé, laissait couler sesplumes, et des traces de doigts rouges se voyaient sur le mur. S’il lui fût resté un doute, ces taches eussent suffi à le dissiper :l’accouchement avait eu lieu ici. Mais, alors, qu’est-ce que Catherineavait fait de l’enfant ?... Un même soupçon les effleura, si terrible qu’elles n’osèrent d’abord leformuler. La première, Mlle Mathilde risqua : - L’aurait-elle tué ? Mlle Solange baissa la tête. Et elles demeurèrent immobiles, accablées soudain d’une mortelleangoisse, leurs yeux allant des draps souillés aux digitations rosesplaquées sur le mur, au rectangle de feutre servant de descente de lit,fraîchement lavé. Pas un instant l’idée de ce dénouement n’avait traversé leur esprit, etvoilà qu’il apparaissait certain, et fatal aussi. Depuis des semaines,il avait dû hanter le cerveau de la fille. C’est à cela sans doutequ’elle pensait quand, affalée sur l’escabeau de sa cuisine, elledemeurait absorbée au point de ne pas répondre à l’appel de son nom ;elle y pensait aussi les nuits qu’on voyait de la lumière filtrer, soussa porte. Un étrange silence, si pesant qu’elles n’en avaient jamaisconnu de semblable, ensevelissait la maison. Il n’y a que la mort pourvider ainsi l’air de tout bruit. Quand elles lisaient par hasard dans quelque vieux journal le récitd’un infanticide, elles n’éprouvaient aucune émotion. A cette heure, etparce qu’il avait été commis chez elles, le crime leur paraissaitmonstrueux. Mlle Solange finit par décider : - Il faut la faire arrêter. - Il le faut, répéta Mlle Mathilde. - Il faut l’interroger, il faut qu’elle avoue ! dit Mlle Solange. - Il le faut, répéta Mlle Mathilde. Mais elles prononçaient cela sans conviction. A mesure que passaientles minutes, un froid descendait sur leurs os. N’étaient-elles pas, enune certaine mesure, responsables de ce meurtre ? Elles n’avaient pasbesoin de parler pour se comprendre. Les mêmes doutes et les mêmesfrayeurs naissaient au même instant sous leurs fronts. - Quand ça se saura... quand les gendarmes viendront... risque MlleMathilde à voix basse. - Qu’ils viennent ! prononça durement Mlle Solange... Est-ce ta faute ?Est-ce la mienne ? Quel exemple cette misérable a-t-elle trouvé ici,autre que celui de la vertu ? Et dire qu’elle a osé paraître devantnous ! Elle n’y restera pas longtemps, je te le jure ! Allons viens !... Une demi-heure s’était écoulée sans qu’elles y prissent garde. MlleSolange dit, en entendant sonner midi : - Tu dois avoir faim ? Mlle Mathilde fit « non » d’un signe. Elle se sentait la tête creuse etle gosier noué. - Eh bien, moi, j’ai faim ! déclara sa sœur. Elle mentait, pour donner du courage à sa cadette. Dans la cuisine, elles trouvèrent leur repas refroidi sur la table,mais point de servante. - Où est-elle ? s’étonna Mlle Mathilde. - Au diable ! répondit Mlle Solange ; où veux-tu qu’elle soit ? En nousvoyant monter, elle a compris que tout était découvert et a filé ! Lesgendarmes sauront retrouver sa trace ! Assieds-toi et déjeunons. Mlle Mathilde creva d’un crouton de pain le jaune de son œuf, puisrepoussa son assiette : - Je ne peux pas. Mlle Solange expliqua son geste identique en disant : - Ce n’est pas mangeable. C’est glacé... La pluie tambourinait aux vitres ; par la fenêtre on voyait des flaquesdans le jardin, une bêche appuyée contre un arbre, du linge tendu surune corde et que l’eau relavait. Du pauvre linge : une chemise degrosse toile, des bas tant et tant reprisés que cela faisait des boulesaux talons, et un caraco de pilou. - On devrait rentrer ça ?... proposa Mlle Mathilde. - A quoi bon ? fit Mlle Solange en haussant les épaules ; où elle serace soir, elle n’en aura pas besoin. Mlle Mathilde tressaillit. Elle regardait le chemin menant à la rivièreoù jadis on avait repêché le corps de leur servante idiote. Alors MlleSolange sentit sa peau se hérisser et questionna d’une voix à peineintelligible : - Tu ne crois tout de même pas ?... D’un hochement de tête, Mlle Mathilde indiqua que telle était sapensée. Celle-ci après l’autre, lasse de vivre, était allée là-baschercher le seul repos. Ainsi la mort germait dans leur maison. Quelledétresse coulait donc de ces murs, quel désespoir s’exhalait de cejardin ? Une frayeur superstitieuse s’empara d’elles. Mlle Solangeouvrit la porte, alla jusqu’au puits et cria : - Catherine ! Catherine ! - Elle est peut-être à la buanderie ? émit Mlle Mathilde. Elle y courut et revint sans l’avoir trouvée. Le dernier espoirs’évanouissait. Sans prendre la précaution de changer de bottines ni de nouer un fichuautour de leurs épaules, elles partirent sur la route. Dans leur hâte,elles avaient négligé de fermer la porte ; Mlle Mathilde esquissa unmouvement en arrière pour réparer cet oubli ; Mlle Solange l’entraîna.Tout en dévalant le raidillon, elle calculait : - Il était onze heures quand nous l’avons quittée... Du train dont ellemarche, sûrement elle n’y est pas encore. A mi-côte elles croisèrent un gamin. - Tu n’as pas rencontré notre servante ? - Non. - Aurait-elle donc couru si vite ? dit Mlle Solange. - Est-ce qu’on sait ?... bredouilla Mlle Mathilde. Elles atteignirent la rivière dont l’eau boueuse charriait des débrisde branches. Sur la berge, nulle trace de pas. - Si elle avait fait ça, ç’aurait été ici, et pas ailleurs assura MlleSolange. Plus haut ce sont les bois : plus bas il y a les maisons...Non, elle s’est sauvée, simplement... Elles rebroussèrent chemin, non point rassurées, mais un peu soulagéestout de même. De temps en temps, Mlle Solange marmonnait : - Se tuer ! Ha !... Tu lui prêtais plus de cœur qu’elle n’en a ! Elles s’arrêtèrent. Soudain, Mlle Mathilde se frappa le front : - Et la grange où nous n’avons pas cherché ?... la grange où il y a descordes... Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage ; Mlle Solange ramassa sesjupes et toutes deux se remirent à courir. A quelques mètres de leurmaison, elles rejoignirent le gamin qui les avait croisées endescendant. - Tu n’as pas vu notre servante ? jeta Mlle Solange sans presqueralentir. - Non. La porte poussée, par acquit de conscience, Mlle Mathilde appela : - Catherine ! Catherine ! Catherine ! Elle était hors d’haleine et sa petite voix perçante n’allait pas loin. - Catherine ! Catherine ! cria Mlle Solange. En passant, Mlle Mathilde fit un crochet jusqu’à l’écurie. Des pouleseffarées se levèrent avec un grand bruit d’ailes ; l’une, dont lespoussins fuyaient affolés, s’insinua entre ses jambes et la fit tomber.De l’extérieur, Mlle Solange criait : - Viens ! Viens ! Elle n’y est pas, sûrement... Mlle Mathilde la rejoignit en boitant. - Va devant ! Va ! - Tu t’es fait mal ? - Non... Ce n’est rien... En vérité elle ne sentait pas plus la douleur que sa sœur ne sentaitson oppression. Avec cela, cette terre qui fuyait sous les semelles etcollait aux talons ! Sur le ponceau vermoulu, Mlle Mathilde glissa etse releva les mains et le ventre enduits d’une mousse glaireuse. Aquelques mètres de la grange elles durent faire halte, n’en pouvantplus. Leurs épaules, leurs cheveux et leurs visages ruisselaient. MlleSolange s’assit sur une pierre, la poitrine chaude comme si chacune deses aspirations avait attisé un charbon brûlant, et hoqueta, une mainpressant sa poitrine, l’autre tendue vers la porte : - Vite !... Vite !... La frayeur, plus encore que la fatigue, la paralysait. Prête à entrer, Mlle Mathilde recula : - Je n’ose pas... Souffle encore un peu... nous entrerons ensemble. Mlle Solange se remit sur ses pieds et elles ouvrirent. Tout de suite leurs têtes se levèrent. Mais d’abord, elles nedistinguèrent rien qu’un enchevêtrement de traverses etl’inextricable fouillis de loques accrochées aux solives. Ensuite, seguidant sur la lumière qui tombait d’une lucarne, elles avancèrent, seheurtant aux meubles vermoulus, aux sommiers qui sonnaient avec untriste bruit de vieilles cloches. Elles eurent bientôt fait le tour dugaletas. Il ne restait qu’une soupente à quoi l’on accédait par uneéchelle. Du temps qu’elles étaient petites et que leurs parents vivaient, elless’y réfugiaient pour jouer à leur aise. Que d’objets disparatesn’avaient-elles pas transportés là ! Chaises cassées, édredons horsd’usage, bassines sans fond, plats ébréchés, robes tant et tant de foistransformées que les coutures n’arrivaient plus à se joindre, journauxqu’on collectionne sans but et qu’on jette sans raison. C’était commeun de ces nids cachés dans un trou de mur, où les oiseaux misérablesentassent tout ce qu’ils trouvent. Leur dernière visite à ce réduit remontait à plus d’un quart de siècle.Depuis, l’échelle était demeurée couchée sur le sol. Elles s’ensouvenaient parfaitement. En la voyant dressée contre le mur, elles semirent à claquer des dents et Mlle Mathilde serra le bras de sa sœur.Il ne s’agissait plus ce coup-ci de pressentiment ou de crainte :quelqu’un était monté. Et qui pouvait être ce quelqu’un, sinonCatherine ?... Et pourquoi était-elle montée, sinon pour... - Tiens l’échelle... j’y vais, dit Mlle Mathilde. A mi-chemin, elle risqua un regard en arrière. - Je tiens, je tiens, fit Mlle Solange. Mais Mlle Mathilde craignait moins une chute, que le spectacle quil’attendait là-haut. - Va donc ! Va donc ! ordonna Mlle Solange. Elle se décida, levant les pieds et les posant avec lenteur. Son frontaffleura le plancher ; son menton le dépassa. Alors elle eut unhaut-le-corps. - Tu vois ?... cria Mlle Solange. - Chut ! Chut ! fit-elle un doigt posé sur la bouche. Mlle Solange trépigna : - Mais qu’est-ce qu’il y a ?... qu’est-ce qu’il y a mon Dieu ?... Elle fit de la main un geste qui commandait le silence et souffla : - Monte... Mlle Solange obéit. Et soudain, arrivée au dernier échelon, elle poussaun cri et s’agenouilla sur les lattes. Devant elles, assise sur un tas de chiffons, souriante, le bras gaucheplié sous une toute petite chose, soutenant son sein entre l’index etle médius de la main droite, Catherine donnait à boire au nouveau-né. Au bruit, elle avait d’abord levé la tête, et reculé, d’instinct ;maintenant elle fixait sur ses maîtresses ses yeux humides et doux.Mlle Solange se souvint d’un regard pareil qu’avait tendu vers sa pitiéla chienne aux sept petits et, secouée d’une émotion telle qu’elle n’enavait jamais éprouvé de pareille, risqua un pas, puis un autre, etallongea la main : - Ne lui fais pas de mal ! supplia Mlle Mathilde. - Lui faire du mal ? Oh !... Et le touchant, avec un geste maladroit et tendre de grand’mère, elledit d’une voix qu’elle ne se connaissait pas : - Pauvre petit... Pauvre petit... MAURICE LEVEL. |