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LORÉDAN, Jean(1853-1937) : Tonton(1904). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) du numéro 6 (juin 1904) de la Revue LePenseur, 4èmeannée. Tonton par Jean Lorédan ~ * ~Vous l’avez peut-être connu, –à Locrouan, chez la mère Le Stüm. Vous savez bien ? l’hôtel à la mèreLe Stüm, sur la place, auprès de l’église, la maison qui a un cadransolaire et une petite tourelle à toit pointu, en poivrière... Tonton !notre oncle, comme on l’appelait ; l’oncle à tout le monde ; AugustinLebris de son vrai nom ; un ancien agent-voyer. Il prenait ses repas dans la salle commune, en bas, avec Mme Le Stüm etson fils, en compagnie des voyageurs de commerce quand il en passait,et, au dessert, il se plaisait à faire des tours, avec des ronds deserviette, avec son couteau, avec des biscuits qu’il lançait en l’airadroitement et qui retombaient dans son verre. Ce qu’il en avalait, deces biscuits ? Tout le monde s’en amusait, sauf la mère Le Stüm bienentendu, que ces jeux d’adresse appauvrissaient, dont la pâtisseries’engloutissait dans ce gros homme. Un petit, ventru, rondelet, sans un poil de barbe, presque sanscheveux, la nuque et les tempes garnies seulement d’une maigre toisonblanche, les pommettes rouges et veinées de bleu. En toute saison ilportait un chapeau de paille, muni d’une bride en prévision desbourrasques ; il était vêtu d’un veston graisseux, verdi par lesaverses ; et son pantalon, collant aux cuisses et remontant, découvraitles tiges de ses bottes. Mais ce qui surtout le faisait remarquer toutde suite et reconnaître de loin, c’était ses bras, qu’il avait trèscourts, étonnamment ! et qu’il tenait d’ordinaire un peu loin de soncorps, comme s’il eût été serré par les entournures de sa veste. Apeine le bout de ses doigts dépassait-il ses hanches et, lorsqu’ildevait fouiller dans les poches de ses chausses, il était obligé de sepencher d’un côté, et cela visiblement le gênait. Pauvre Tonton ! Un homme si tranquille, si débonnaire, malgré sonhumeur taciturne et l’aspect renfrogné qu’il prenait parfois, quand desgens l’agaçaient, lui posaient des questions insidieuses ouindiscrètes, lui faisaient des farces ! Ah, les mauvais plaisants !toujours à taquiner, molester le voisin ; la race des mauvais plaisants!... une peste ! une engeance abominable !... Pauvre Tonton ! qui eûtprévu qu’il ferait un jour tant de bruit et causerait tant d’émotions?... Un coup de folie, pour sûr ! Il avait perdu la tête, ce pauvrehomme. La chose pourtant n’en valait guère la peine. Une personne raisonnablene se fût pas désespérée pour si peu et il avait, en somme, tout cequ’il faut pour vivre sans souci, heureux autant qu’on peut l’être ence bas monde : quelque argent, une petite retraite, la liberté... Un ancien agent-voyer, comme je vous le disais, bien connu dans lepays. Ah ! il en avait fait des voyages, celui-là, par les routes duFinistère, avec ses grosses bottes et son caban ciré, par tous lestemps, sous le soleil, sous la neige, sous la pluie surtout, la pluietêtue de la Bretagne, au milieu des rafales et des brumes ! Il en avaitcompté des tas de cailloux, surveillé et gourmandé des cantonniers, budes chopines de cidre, et des amers Picon, et des bitters !... Ce braveTonton !... Puis, fatigué de courir, de s’éreinter, sinon de boire,d’endurer le froid, le chaud, l’ennui par les grandes routes nationaleset départementales, par les chemins de grandes et de petitescommunications, n’ayant point d’attache nulle part, point d’amis, pointde famille, devenu vieux, il s’était retiré dans ce pays de Locrouanqui lui plaisait, en cet hôtel Le Stüm qu’il connaissait de longue date; et il vivait là. Il occupait au premier étage de l’hôtel, une chambre dont les fenêtress’ouvraient sur la place, et ainsi il apercevait les gens qui vont àl’église, qui sortent des boutiques et des débits, les femmes quipuisent de l’eau à la fontaine, savait toujours toutes les nouvelles.Il se montrait, d’ailleurs, rarement médisant, ne demandait qu’à vivretranquille et se donnait du bien-être autant qu’il était en sonpouvoir. Chacun s’arrange comme il l’entend, n’est-il pas vrai ? etpour le mieux ; c’est tout naturel. Il se levait fort tard, vers onze heures, prenait au lit son premierrepas, – une tasse de café et des tartines, – descendait enfin, un peuavant l’heure du grand déjeuner, s’asseyait sur le banc devant laporte, lorsque le temps le permettait, et buvait son bitter en fumantsa pipe, en plein air. Si vous lui causiez, il vous répondait poliment,par quelques paroles, s’entretenait surtout des variationsatmosphériques, savait consulter un baromètre et prédisait avecassurance le froid, l’orage, la neige ou les tempêtes, suivant l’aspectdu ciel ou la nature des vents ; fréquemment ses pronostics seréalisaient et il en concevait quelque orgueil. Il avait tant couru,tant voyagé, tant vu, battu tant de graviers sous ses gros souliers àclous, dormi tant de sommes le long des fossés, dans les calmessolitudes des bois ! Et quand on l’appelait, quand Mme Le Stüm, auseuil de la salle basse, criait : « Eh bien, Tonton, nous y sommes ?Allons, à table ! » il se levait, sans trop se faire prier, vidait sonverre, secouait les cendres de sa pipe... Toujours fidèle au poste,l’un des premiers assis devant la soupe fumante, les poings sur lanappe et la serviette au cou, pour se préserver des taches. Il avaitbon appétit, mangeait de tout, se montrait friand tout particulièrementdu ragoût aux oignons et des cêpes, qu’il cueillait lui-même au coursde ses petites promenades dans les fourrés des environs et dont ilrapportait de pleines panerées ; il buvait bien aussi, s’attardait àl’heure du café et volontiers se faisait régaler de petits verres ;puis il s’asseyait de nouveau sur son banc devant la porte, ou biens’en allait flâner par les chemins autour du village, regardait leslièvres qui détalent à travers champs, par les landes, connaissait descompagnies de perdrix et les indiquait aux amateurs, faisait sa chasseà lui, plus tranquille et moins fatigante, la chasse aux champignons,se taillait de grosses cannes dans les bois. Et vers trois heuresd’ordinaire, trois heures, trois heures et demie, il rentrait,remontait à sa chambre et se recouchait, demeurait entre ses draps,paisiblement, jusqu’au dîner... Puis, chaque soir, à neuf heures, ildemandait son bougeoir et regagnait son lit. Ainsi passait la vie, bienordonnée, monotone un peu, mais telle qu’il la désirait ; agréable ensomme, une existence de rentier. Le samedi, il se faisait raser par Yves Gouvello, le cabaretier qui està l’entrée du village, sur la route de Douarnenez ; le dimanche, ilallait à la grand’messe ; le jeudi il recevait son journal, Le Phare de Quimper. Et pourtant il n’était pas heureux ! Non ; qui de nous est jamaiscontent ? Toujours quelque chose nous manque. Faute de chagrinsvéritables, nous nous en créons de factices, d’imaginaires. Lui, se voyait entouré d’ennemis, d’envieux et s’en plaignait sanscesse. Une idée fixe qu’il avait comme ça. « La manie de la persécution! » disait M. Closmadec, le nouvel agent-voyer. On se moquait de lui, déclarait-il, et on le détestait, on le jalousait; on eût voulu le voir malheureux, le voir mort ; des gens, quand ilpassait, se retournaient, souriaient ; des enfants lui adressaient despieds de nez ; – du reste, les imprudents qui se permettaient cesplaisanteries s’en trouvaient mal parfois, car il avait, au bout de sespetits bras, des mains un peu lourdes, le brave Tonton, et volontiersil allongeait une gifle, à l’occasion ; il ne fallait pas le braver detrop près. – Et puis, un autre ennui, depuis quelques années,s’ajoutait à ses ennuis, disait-il : le sommeil le fuyait. Il avait sibien dormi autrefois ! Et voilà qu’à présent, sans cesse, ils’éveillait, la nuit, le jour ! Ah, c’est bien fatigant ! Il passaitdes nuits abominables ! – « C’est votre araignée qui vous travaille ! »remarquait un voyageur facétieux. Il haussait les épaules, serenfrognait, ne parlait plus. Et des gens, en effet, le plaisantaient, lui faisaient des farces : despolissons lui collaient des papiers dans le dos, soufflaient dans destrompettes tout à coup à ses oreilles pour le faire sursauter,s’approchaient de lui, bien doucement, quand il dormait parfois, à lalisière de quelque bois, au bord d’un chemin, au cours de sespromenades, et lui enlevaient son chapeau ou sa canne. Et des grandsaussi s’en mêlaient ; des commis-voyageurs le blaguaient sur sesprévenances à l’égard de Marie-Anne, la bonne de l’hôtel ; – ah ! unhomme rudement galant, ce Tonton ! – des gars, lui ayant proposéquelque partie de piquet ou de manille, trichaient, lui volaient sonargent. Il se mettait en colère, jetait les cartes et se levait. Puis on lui déroba sa pipe. Et voilà qu’un beau jour on lui cacha sonjournal. Il ne le retrouvait plus dans sa poche, ce journal, – sonjournal ! le Phare de Quimper! cette gazette qu’il lisait d’un bout à l’autre, patiemment, parpetites tranches, depuis le titre jusqu’à la signature de l’imprimeuret qui lui fournissait les sujets ordinaires de ses conversations. Sonjournal ! l’occupation et le travail de sa semaine, la nourriture deson intelligence ! On le lui avait pris ! Il n’était plus là, dans lapoche droite de son veston. Il ne l’avait pas laissé, cependant, danssa chambre, sur sa table. Il chercha – vainement !... Et cela recommença huit jours plus tard. Cela recommença presque chaquesemaine ! Ah ! si jamais il parvenait à le connaître, le mauvaisplaisant, le voleur !... Pourtant... ce ne pouvait pas être François LeStüm, ni la mère Le Stüm, ni Marie-Anne ?... Non, Marie-Anne sepermettait bien de rire, de « blaguer » à l’occasion, mais n’eût pointété capable d’une chose semblable : lui prendre son journal ! Il l’enferma dans un des tiroirs de sa commode ; le journal encoredisparut. Il le cacha derrière sa glace, sous le tapis de sa table,dans une vieille malle... Il mit dans sa poche la clef de sa chambre ;mais il fallait bien la donner, cette clef, pour qu’on fît son ménage!... Et toujours le Phares’envolait ! Enfin, il se dit : « Je ne le quitterai plus ! » et il s’efforçait dene l’oublier nulle part, de le tenir sur lui constamment ; dès qu’il lerecevait, il le glissait dans la poche intérieure de sa veste ; lesoir, il prit l’habitude de le placer sous son oreiller ; et, même endormant, en ronflant, durant son paisible sommeil, – beaucoup moinstroublé qu’il ne le disait, – il montait la garde. L’idée était bonne,le Phare cessa de vagabonder,de s’éclipser. Le Phare,assagi, de sa douce et puissante lumière l’éclaira comme autrefois. Ce fut un mois à peu près tranquille. Chaque jeudi, régulièrement, le Phare, sous sa jolie bande rose,portant en beaux caractères d’imprimerie le nom de son abonné,arrivait, – sur le coup de midi. Augustin Lebris l’attendait, faisantles cent pas devant la porte, ou bien buvant son apéritif dans lapremière salle quand la pluie ne permettait pas qu’on s’attablâtdehors. Et Victor, le facteur, enfin ! se montrait, à l’entrée duchemin de Douarnenez, entre la maison du forgeron et le débit deGouvello, avec son chapeau de paille, son bâton et sa grande sacoche ;le facteur s’avançait, traversait la place, entrait. – « Salut tout lemonde... Ah ! Augustin Lebris... Voilà pour vous. » Le Phare ! - jamais autrechose naturellement, car il ne recevait point de lettres, n’ayant nulleconnaissance qui s’occupât de lui, nul ami ; – le Phare ! Il le saisissait, faisaitsauter la bande, le dépliait, le repliait tout aussitôt, le glissaitdans sa poche, – précieusement. Il n’aimait point à lire en plein air,ni en public. Le bruit qu’on faisait autour de lui, les conversationsdes gens, même l’aboiement d’un chien, la chanson d’un oiseau, letroublaient, l’empêchaient de comprendre. Pour se livrer à la lecture, que diable ! il faut avoir ses aises,n’être point étourdi, assourdi, par ces rires, ces voix, par « le potinde tous ces imbéciles ! » Mais, dans sa chambre, seul, chez lui, comme il était content, seplongeait, s’absorbait en ces articles, en ces chroniques,départementales et autres, se perdait et s’embrouillait parmi cesphrases compliquées, difficiles à démêler. Parfois il fallait bien lesreprendre deux ou trois fois pour en saisir exactement le sens et laportée ; et cela le fatiguait, le congestionnait ; après les repassurtout le sang monte à la tête presque tout de suite, dès qu’ons’applique ; et il refermait le journal, l’abandonnait sur ses genoux,sentait flotter de plus en plus ses pensées, s’endormait... Mais il avait toute sa semaine pour le lire ; et le mercredi presquetoujours il était achevé, ce journal ; il avait tout lu, les annonces,la bourse, les marchés, les foires... Et ne voilà-t-il pas qu’un jeudi, Victor, ayant avalé sa goutte au borddu comptoir, comme d’ordinaire, annonça qu’il n’avait pas le Phare. Non, il ne l’avait pastrouvé à la poste. Comment cela se faisait-il ? Pourtant il arrivaitrégulièrement, d’habitude ; l’adresse était bien mise ; l’abonnementaussi avait été payé, le 15 décembre dernier ; Victor lui-même en avaitrapporté la quittance. Impatiemment il attendit la semaine suivante. Oh oui, impatiemment ! Etle jeudi vint ; le Phare nevint pas !... Non, le Phare ne venait plus.« Peut-être vous devriez écrire », conseillait Mme Le Stüm. C’étaitaussi l’avis de Marie-Anne. Mais il manquait de courage. Écrire ! c’estsi embêtant !... « On a dû vous rayer », insinua Gaston Morisset, levoyageur de la maison Bidurelle et Cie de Lorient, – un gros idiot,toujours en train de plaisanter, de dire des bêtises, des riens quifaisaient rire les autres mais qui étaient vraiment stupides ! – «Comment, me rayer !... » – «Ben oui, pourquoi pas ? » Il vit bien qu’on se moquait de lui ; ilfronça les sourcils et tourna le dos à cet animal, se replongea dans laconfection de sa vinaigrette... Et les jours, les semaines passaient, mornes. Le Phare ne paraissait plus ; Victorne l’avait plus dans sa sacoche, jamais ; ou du moins il n’avait quecelui de M. Closmadec et celui de Me Aubinet, le notaire...Augustin devenait sombre, taciturne de plus en plus ; à peinerépondait-il aux gens, aux bonjours que parfois des passants luiadressaient. Assis devant la porte, sur le banc, il buvait son bitterou son amer Picon, silencieusement. On eût dit qu’il ne voyait, nereconnaissait personne. Par les routes, autour du village, il s’enallait, baissant la tête, brandissant son bâton, grommelant entre sesdents, quelquefois des paroles incohérentes, qu’on ne comprenait pas.Et il rudoyait Marie-Anne, même Mme Le Stüm, finit par ne plus vouloirse lever, le soir, à l’heure du dîner : – « Où est donc Tonton ?demandait quelque représentant de commerce. – Il dort. – Ah ? Il estmalade ? – Non ; il ne veut pas descendre. » On s’esclafait. – CréTonton, va !... Mme Le Stüm, par bonté, montait, frappait à la porte : « Allons,Augustin, faudrait vous lever, voyons ! Ça vous fera du mal. » Il nerépondait pas, tournait le dos, se renfonçait la tête dans l’oreiller... Ses idées fixes qui le poursuivaient, parbleu ! toujours ses idéesfixes ; – ses ennemis... en avait-il, des ennemis ! on le jalousait, onse moquait de lui, on était content de le savoir malheureux, malade ! Et, l’autre matin, comme elle venait de l’appeler pour le déjeuner,cette brave Mme Le Stüm fut bien surprise : point de réponse à sesappels réitérés ; aucun bruit ; la chambre morne. Et elle entra, ne levit point dans son fauteuil. – « Tonton ! Tonton ! » Et elle poussa uncri. Il était là, derrière la porte, pendu à un clou, près de son vieuxcaban ciré et de sa veste, en chemise. La figure bouffie, blanche. Iltirait la langue. Il était mort. Pauvre Tonton ! Et tout cela à cause de ces mauvais plaisants, de cesfarceurs abominables, stupides ! Oui, on le sait aujourd’hui, pourquoice journal ne lui parvenait plus, n’était jamais dans la sacoche auxlettres : c’était le gros Morisset, cet imbécile ! qui, pour jouer unbon tour, avait écrit sur une bande du journal, ramassée dansl’auberge, ces mots : « Changement d’adresse. Envoyer désormais à M.Augustin Lebris, Hôtel du Lion d’or, à Quimperlé. » A Quimperlé !... Ah! une engeance exécrable ! une peste !... Ce brave Tonton ! Un hommequi cependant « avait tout ce qu’il faut pour être heureux, del’argent, une retraite, l’indépendance, la considération... » C’est ceque disait justement, ce matin, le Pharede Quimper... Pauvre Tonton ! JEAN LORÉDAN. |