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LOTI,Louis Marie Julien Viaud, pseud.Pierre (1850-1923) : Viandede Boucherie suivie de Chagrin d’un vieux forçat(1891).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.III.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Parution originale (?) dans le Livre de la Pitié et de la Mort à Paris chez Calmann-Lévy en 1891.

Viandede Boucherie
par
Pierre Loti
de l'Académiefrançaise

~ * ~

AU milieu de l’océan Indien, un soir tristeoù le vent commençait à gémir.

Deux pauvres boeufs nous restaient, de douze que nous avions pris àSingapoor pour les manger en route. On les avait ménagés, ces derniers,parce que la traversée se prolongeait, contrariée par la moussonmauvaise.

Deux pauvres boeufs étiolés, amaigris, pitoyables, la peau déjà uséesurles saillies des os par les frottements du roulis. Depuis bien desjours ils naviguaient ainsi misérablement, tournant le dos à leurpâturage de là-bas où personne ne les ramènerait plus jamais, attachéscourt, par les cornes, à côté l’un de l’autre et baissant la tête avecrésignation chaque fois qu’une lame venait inonder leur corps d’unenouvelle douche si froide ; l’oeil morne, ils ruminaient ensemble unmauvais foin mouillé de sel, bêtes condamnées, rayées par avance sansrémission du nombre des bêtes vivantes, mais devant encore souffrirlonguement avant d’être tuées ; souffrir du froid, des secousses, de lamouillure, de l’engourdissement, de la peur…

Le soir dont je parle était triste particulièrement. En mer, il y abeaucoup de ces soirs-là, quand de vilaines nuées livides traînent surl’horizon où la lumière baisse, quand le vent enfle sa voix et que lanuit s’annonce peu sûre. Alors, à se sentir isolé au milieu des eauxinfinies, on est pris d’une vague angoisse que les crépuscules nedonneraient jamais sur terre, même dans les lieux les plus funèbres. -Et ces deux pauvres boeufs, créatures de prairies et d’herbages, plusdépaysés que les hommes dans ces déserts mouvants et n’ayant pas commenous l’espérance, devaient très bien, malgré leur intelligencerudimentaire, subir à leur façon l’angoisse de ces aspects-là, y voirconfusément l’image de leur prochaine mort.

Ils ruminaient avec des lenteurs de malades, leurs gros yeux atonesrestant fixés sur ces sinistres lointains de la mer. Un à un, leurscompagnons avaient été abattus sur ces planches à côté d’eux ; depuisdeux semaines environ, ils vivaient donc plus rapprochés par leursolitude, s’appuyant l’un sur l’autre au roulis, se frottant lescornes, par amitié.

Et voici que le personnage chargé du service des vivres (celui que nousappelons à bord : le maître commis) monta vers moi sur la passerelle,pour me dire dans les termes consacrés : « Cap’taine, on va tuer unboeuf. » Le diable l’emporte, ce maître-commis ! Je le reçus très mal,bien qu’il n’y eût assurément pas de sa faute ; mais en vérité, jen’avais pas de chance depuis le commencement de cette traversée-là :toujours pendant mon quart, l’abatage des boeufs !... Or, cela se passeprécisément au-dessous de la passerelle où nous nous promenons, et on abeau détourner les yeux, penser à autre chose, regarder le large, on nepeut se dispenser d’entendre le coup de masse, frappé entre les cornes,au milieu du pauvre front attaché très bas à une boucle par terre ;puis le bruit de la bête qui s’effondre sur le pont avec un cliquetisd’os. Et sitôt après, elle est soufflée, pelée, dépecée ; une atroceodeur fade se dégage de son ventre ouvert et, alentour, les planches dunavire, d’habitude si propres, sont souillées de sang, de chosesimmondes.

Donc c’était le moment de tuer le boeuf. Un cercle de matelots se formaautour de la boucle où l’on devait l’attacher pour l’exécution, - et,des deux qui restaient, on alla chercher le plus infirme, un qui étaitdéjà presque mourant et qui se laissa emmener sans résistance.

Alors, l’autre tourna lentement la tête, pour le suivre de son oeilmélancolique, et, voyant qu’on le conduisait vers ce même coin demalheur où tous les précédents étaient tombés, il comprit ; unelueur se fit dans son pauvre front déprimé de bête ruminante et ilpoussa un beuglement de détresse… Oh ! le cri de ce boeuf, c’est un dessons les plus lugubres qui m’aient jamais fait frémir, en même tempsque c’est une des choses les plus mystérieuses que j’aie jamaisentendues… Il y avait là-dedans du lourd reproche contre nous tous, leshommes, et puis aussi une sorte de navrante résignation ; je ne saisquoi de contenu, d’étouffé, comme s’il avait profondément senti combienson gémissement était inutile et son appel écouté de personne. Avec laconscience d’un universel abandon, il avait l’air de dire ; Ah ! oui…voici l’heure inévitable arrivée, pour celui qui était mon dernierfrère, qui était venu avec moi de là-bas, de la patrie où l’on couraitdans les herbages. Et mon tour sera bientôt, et pas un être au monden’aura pitié, pas plus de moi que de lui… »

Oh, si, j’avais pitié ! J’avais même une pitié folle en ce moment, etun élan me venait presque d’aller prendre sa grosse tête malade etrepoussante pour l’appuyer sur ma poitrine, puisque c’est là une desmanières physiques qui nous sont le plus naturelles pour bercer d’uneillusion de protection ceux qui souffrent ou qui vont mourir.

Mais, en effet, il n’avait plus aucun secours à attendre de personne,car même moi qui avais si bien senti la détresse suprême de son cri, jerestais raide et impassible à ma place en détournant les yeux… A causedu désespoir d’une bête, n’est-ce pas, on ne va pas changer ladirection d’un navire et empêcher trois cents hommes de manger leurration de viande fraîche ! On passerait pour un fou, si seulement on yarrêtait une minute sa pensée.

Cependant un petit gabier, qui peut-être, lui aussi, était seul aumonde et n’avait jamais trouvé de pitié, - avait entendu son appel,entendu au fond de l’âme comme moi. Il s’approcha de lui, et, toutdoucement, se mit à lui frotter le museau.

Il aurait pu, s’il y avait songé, lui prédire :

« Ils mourront aussi tous, va, ceux qui vont te manger demain ; tous,même les plus forts et les plus jeunes ; et peut-être qu’alors l’heureterrible sera encore plus cruelle pour eux que pour lui, avec dessouffrances plus longues ; peut-être qu’alors ils préfèreraient le coupde masse en plein front. »

La bête lui rendit bien sa caresse en le regardant avec de bons yeux eten lui léchant la main. Mais c’était fini, l’éclair d’intelligence quiavait passé sous son crâne bas et fermé venait de s’éteindre. Au milieude l’immensité sinistre où le navire l’emportait toujours plus vite,dans les embruns froids, dans le crépuscule annonçant une nuitmauvaise, - et à côté du corps de son compagnon qui n’était plus qu’unamas informe de viande pendue à un croc, - il s’était remis à ruminertranquillement, le pauvre boeuf ; sa courte intelligence n’allait pasplus loin ; il ne pensait plus à rien ; il ne se souvenait plus.

PIERRE LOTI,  de l’Académie française.

*
* *

Chagrind'un vieux forçat
par
Pierre Loti
de l'Académiefrançaise

C’EST une bien petite histoire, qui m’a étécontée par Yves, - un soir où il était allé en rade conduire, avec sacanonnière, une cargaison de condamnés au grand transport en partancepour la Nouvelle-Calédonie.

Dans le nombre se trouvait un forçat très âgé (soixante-dix ans pour lemoins), qui emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans unepetite cage.

Yves, pour passer le temps, était entré en conversation avec ce vieux,qui n’avait pas mauvaise figure, paraît-il, - mais qui était accouplépar une chaîne à un jeune monsieur ignoble, gouailleur, portantlunettes de myope sur un mince nez blême.

Vieux coureur de grands chemins, arrêté, en cinquième ou sixièmerécidive, pour vagabondage et vol, il disait : « Comment faire pour nepas voler, quand on a commencé une fois, - et qu’on n’a pas de métier,rien, - et que les gens ne veulent plus de vous nulle part ? Il fautbien manger, n’est-ce pas ? - Pour ma dernière condamnation, c’était unsac de pommes de terre que j’avais pris dans un champ, avec un fouet deroulier et un giraumont. Est-ce qu’on n’aurait pas pu me laisser mouriren France, je vous demande, au lieu de m’envoyer là-bas, si vieux commeje suis ?... »

Et, tout heureux de voir que quelqu’un consentait à l’écouter aveccompassion, il avait ensuite montré à Yves ce qu’il possédait deprécieux au monde : la petite cage et le moineau.

Le moineau apprivoisé, connaissant sa voix, et qui pendant près d’uneannée, en prison, avait vécu perché sur son épaule… - Ah ! ce n’est passans peine qu’il avait obtenu la permission de l’emmener avec lui enCalédonie ! - Et puis après, il avait fallu lui faire une cageconvenable pour le voyage ; se procurer du bois, un peu de vieux fil defer et un peu de peinture verte pour peindre le tout et que ce fût joli.

Ici, je me rappelle textuellement ces mots d’Yves : « Pauvre moineau !Il avait pour manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu’ondonne dans les prisons. Et il avait l’air de se trouver content tout demême ; il sautillait comme n’importe quel autre oiseau. »

Quelques heures après, comme on accostait le transport et que lesforçats allaient s’y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avaitoublié ce vieux, repassa par hasard près de lui.

- Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d’une voix toute changée, en luitendant sa petite cage. Je vous la donne ; ça pourra peut-être vousservir à quelque chose, vous faire plaisir…

- Non, certes ! remercia Yves. Il faut l’emporter au contraire, voussavez bien. Ce sera votre petit compagnon là-bas…

- Oh ! reprit le vieux, iln’est plus dedans… Vous ne saviez donc pas ? il n’y est plus…

Et deux larmes d’indicible misère lui coulaient sur les joues.

Pendant une bousculade de la traversée, la porte s’était ouverte, lemoineau avait eu peur, s’était envolé - et tout de suite était tombé àla mer à cause de son aile coupée. Oh ! le moment d’horrible douleur !Le voir se débattre et mourir, entraîné dans le sillage rapide, et nepouvoir rien pour lui ! D’abord, dans un premier mouvement biennaturel, il avait voulu crier, demander du secours, s’adresser à Yveslui-même, le supplier… Élan arrêté aussitôt par la réflexion, par laconscience immédiate de sa dégradation personnelle : un vieux misérablecomme lui, qui est-ce qui aurait pitié de son moineau, qui est-ce quivoudrait seulement écouter sa prière ? Est-ce qu’il pouvait lui venir àl’esprit qu’on retarderait le navire pour repêcher un moineau qui senoie - et un pauvre oiseau de forçat, quel rêve absurde !... Alors ils’était tenu silencieux à sa place, regardant s’éloigner sur l’écume dela mer le petit corps gris qui se débattait toujours ; il s’était sentieffroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes, deslarmes de désespérance solitaire et suprême lui brouillaient la vue,tandis que le jeune monsieur à lunettes, son collègue de chaîne, riaitde voir un vieux pleurer.

Maintenant que l’oiseau n’y était plus, il ne voulait pas garder cettecage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort ; il latendait toujours à ce brave marin qui avait consenti à écouter sonhistoire, désirant lui laisser ce legs avant de partir pour son long etdernier voyage.

Et Yves, tristement, avait accepté le cadeau, la maisonnette vide -pour ne pas faire plus de peine à ce vieil abandonné en ayant l’air dedédaigner cette chose qui lui avait coûté tant de travail.

Je crois que je n’ai rien su rendre de tout ce que j’avais trouvé depoignant dans ce récit tel qu’il me fut fait.

C’était le soir, très tard, et j’étais près de m’en aller dormir. Moiqui dans la vie ai regardé sans trop m’émouvoir pas mal de douleurs àgrand fracas, de drames, de tueries, je m’aperçus avec étonnement quecette détresse sénile me fendait le coeur - et irait même jusqu’àtroubler mon sommeil :

- S’il y avait moyen, dis-je, de lui en envoyer un autre…

- Oui, répondit Yves, j’avais bien pensé à cela, moi aussi. Chez unoiseleur, lui acheter un bel oiseau et le lui porter demain avec lapauvre cage, s’il en est encore temps, avant le départ. Un peudifficile. Il n’y a du reste que vous-même qui puissiez obtenir d’alleren rade demain matin et de monter à bord du transport pour rechercherce vieux dont je ne sais pas le nom. Seulement… on va trouver cela biendrôle…

- Oh ! oui, en effet. Oh ! pour ce qui est d’être trouvé drôle, il n’ypas d’illusion à se faire là-dessus !...

Et, un instant, tout au fond de moi-même, je m’amusai de cette idée,riant de ce bon rire intérieur qui à la surface paraît à peine.

Cependant, je n’ai pas donné suite au projet : le lendemain, à monréveil, la première impression envolée, il m’a semblé enfantin etridicule. Ce chagrin-là, évidemment, n’était pas de ceux qu’un simplejouet console. Pauvre vieux forçat, seul au monde, le plus bel oiseaudu paradis n’eût pas remplacé pour lui l’humble moineau grisâtre, àaile coupée, élevé au pain de prison, qui avait su réveiller lestendresses infiniment douces et les larmes, au fond de son coeurendurci, à moitié mort…

Rochefort, décembre1889.

PIERRE LOTI,  de l’Académie française.