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MAIZEROY, René-JeanToussaint, pseud. René (1856-1918): Les Montefiore (1886).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Septièmejournée : l'amour au théâtre, publié à Paris par E. Dentu en1886.
 
Les Montefiore
par
René Maizeroy

~*~

I

CAMPARDIN – « l’intelligent directeur des Édens-Réunis, comme l’appelaientinvariablement les courriéristes de théâtres – comptait sur un succès,et il avait jeté ses derniers sous dans l’affaire, sans penser aulendemain et à la guigne qui le poursuivait depuis des mois avec uneâpreté inexorable. Pendant une semaine, les murs, les kiosques, lesdevantures des boutiques, les troncs des arbres, apparurent placardésd’immenses affiches aux enluminures criardes, où le même titre revenaitcomme une musique de charlatan, et, d’un bout à l’autre de Paris,traînèrent, d’un pas de procession, de lourdes voitures-réclames quedécorait aux quatre flancs une maquette fantaisiste de Chéret.

C’étaient, campés en face l’un de l’autre comme des adversaires quijouent leur peau, deux beaux mâles robustes et taillés ainsi que desathlètes antiques. Le plus jeune, immobile, les bras croisés, seprofilait contre un grand mur blanc balayé de lumière, et il avait auxlèvres un sourire bête de saltimbanque forain que des géantes ontramassé dans leur lit. L’autre, affublé d’un ridicule costume detrappeur mexicain, tel qu’un premier rôle de « mélo », le corpsanxieusement tendu, les doigts rivés à la crosse d’un revolver, visanttrès lentement, traçait à coups de balles sur le grand mur blanc lasilhouette impassible de son camarade, et les fumées échevelées dansl’air les enveloppaient d’une douceur blonde d’apothéose. L’impressionde la rue se retrouvait monotone et ressassée à la quatrième page desjournaux où éclatait en lettres démesurées :


IRRÉVOCABLEMENT, LUNDI
__

DÉBUTS AUX ÉDENS-RÉUNIS

Les Montefiore

LES MONTEFIORE

LES MONTEFIORE

?

On ne parlait plus que de cela. L’outrance tapageuse du bonimentétourdissait et attirait. Les Montefiore, comme un bibelot à la mode,succédaient à cette gamine détraquée de Rose Péché, capricieusementpartie, l’automne passé, entre le troisième et le quatrième acte de laReine Lear, et plantant là en plein succès auteur et directeur, pouraller étudier le parfait amour – on ne savait où – en compagnie d’unpetit rhétoricien de seize ans. L’imprévu, le nouveau du tourinvraisemblable qu’exécutaient les deux saltimbanques avivaient etsurexcitaient les curiosités blasées. Il y avait là-dedans comme unemenace sourde de mort, un arrière-goût de blessure et de sang, undanger défié avec une indifférence absolue ; – ce qui délecte lesfemmes, les retient et les dompte, blanches d’émoi, cruellementravies.  Aussi, toutes les places du vaste théâtre étaient-ellesbientôt louées, et les listes emplies pour plusieurs jours. Et le grosCampardin, en perdant aux dominos son absinthe, réjoui, voyant l’aveniren rose, s’écriait avec des tarasconnades grasseyantes dans la voix :

- Je crois, capé dé dious, que les atouts reviennent !

II

Savamment étendue sur une chaise longue dans son petit salon japonais,la comtesse Régine de Villégly s’éventait d’un geste vague. Cemardi-là, elle n’avait reçu que trois ou quatre amis très intimes,Saint-Mars, Montalvin, Tom Sheffield et sa cousine, Mme de Rhonel, unecréole qui riait sans cesse comme un oiseau chante. Le soir tombait. Leroulement sourd des voitures qui descendaient l’avenue desChamps-Élysées semblait un rythme somnolent. Les fleurs dans lespotiches répandaient une odeur subtile. On n’apportait pas encore leslampes. Et des silences interrompaient parfois dans cette ombre lebruissement des bavardages trillés de rires.

- Voudriez-vous servir le thé, mydear ? dit brusquement la comtesse en effleurant de son éventailles doigts de Saint-Mars, qui commençait tout bas presque une phraseamoureuse.

Et, tandis qu’il remplissait goutte à goutte les mignardes tasses deChine, elle reprit, comme distraitement :

- Les Montefiore sont-ils donc aussi curieux que l’affirment cesmenteurs de journaux ?

Alors, Tom Sheffield et les autres s’emballèrent. Ils n’avaient jamaisvu un spectacle pareil. Cela remuait et donnait un frisson douloureux,comme aux courses de taureaux, lorsque l’ « espada » demeure aux prisesavec la bête furieuse. La comtesse Régine écoutait silencieuse etmordillait des pétales de rose-thé.

- Que j’aimerais à les voir ! interrompit à l’étourdie Mme de Rhonel.

- Malheureusement, cousine, fit la comtesse sur un ton dévotieux deprêche, une honnête femme ne doit pas se montrer dans ces mauvais lieux!

Chacun s’inclina. Deux jours après, cependant, la figure cachée par uneépaisse voilette, toute en noir et très simple, Mme de Villéglyassistait, au fond d’une avant-scène, à la représentation desMontefiore. Et cette femme, plus froide qu’un bouclier d’acier, quis’était mariée au sortir du couvent, sans goût, sans tendresse, commes’il se fût agi d’un sorbet sucré qu’on croque du bout des lèvres, queles plus sceptiques respectaient comme une sainte de missel, et quiavait une pureté virginale dans son calme visage, le dimanche, après lamesse des paresseuses, descendant les marches de la Madeleine, – lacomtesse Régine s’étirait nerveusement, pâle, secouée de vibrationscomme un violon sur lequel un artiste a joué quelque symphonieendiablée, respirant à pleines narines les relents de la poudre commele parfum d’un bouquet de fleurs inconnues, joignant les mains etagrandissant ses prunelles pour mieux contempler les deux saltimbanquesque le public saluait d’applaudissements enfiévrés. Et, méprisante,hautaine, elle comparait ce couple, vigoureux comme des bêtes pousséesau grand air, aux vidés rachitiques, engoncés dans des jaquettes depalefrenier anglais, qui avaient tenté d’attiser son coeur !

III

Le comte de Villégly était retourné à la campagne afin de préparer sonélection de conseiller général.

Le soir même, Régine louait à nouveau une avant-scène, aux Édens-Réunis. Brûlée de sensuellesardeurs comme par un philtre pimenté, elle griffonna un chiffon dequatre lignes, – la sempiternelle formule qu’on écrit aux cabots : « Un coupé vous attendra à l’entrée desartistes. – Une inconnue qui vous adore », et une ouvreuse remitle billet à l’un des Montefiore, le tireur.

Ah ! l’attente interminable dans un fiacre qui pue, l’émotion qui briseles reins et, pendant que les minutes passent lentes, lourdes, lanausée de dégoût, l’effarement de crainte, l’envie de réveiller lecocher qui sommeille sur son siège, de lui crier l’adresse accoutumée,de s’enfuir au logis. Et l’on reste, la figure collée à la vitre,fixant machinalement le couloir ténébreux éclairé d’un quinquet louche,cette « entrée des artistes » que traversent de ci, de là, des gensaffairés, parlant haut et mâchonnant un bout de cigare éteint. On restecomme clouée aux coussins et piaffant des talons sur le tapispoussiéreux. Et lorsque l’acteur se présente, hésitant, croyant à unefarce, les paroles rauques ne sortent pas de la gorge serrée, la joiemauvaise saoule ainsi qu’une liqueur frelatée, tellement que devant cetabandon si prompt, cette impudeur si familière, il se croit accueillid’abord par une gadoue de carrefour et goguenarde :

- T’as rien du vice, ma grosse poulette !

Régine éprouva ces sensations multiples et elle en jouissaitmorbidement dans tout son être. Elle se serrait contre le tireur. Elleavait relevé sa voilette pour lui montrer qu’elle était belle, etjeune, et désirable. Ils ne se disaient pas un mot, comme des lutteursavant le combat. Elle avait hâte d’être verrouillée avec lui, de selivrer, de connaître enfin la pourriture qu’elle ignorait dans savirginité chaste d’épouse. Et quand, au milieu de la nuit, ilsquittèrent ensemble la chambre banale de l’hôtel garni où ils avaientbramé – des heures – pareils à des cerfs en rut, l’homme traînaillaitlourdement ses bottines et marchait à tâtons comme un aveugle, etRégine souriait, les traits tirés, les yeux cernés, mais gardant sacandeur sereine de vierge inviolée, comme le dimanche, après la messe.

Elle prit ensuite le second. Le petit avait l’âme sentimentale. Desroucoulades de romance bourdonnaient dans sa cervelle. Il se crut aiméde l’inconnue, qui se servait de lui comme d’un jouet. Il ne secontenta pas des brèves étreintes. Il questionna. Il supplia. Lacomtesse s’en raillait. Tour à tour, elle choisissait les deuxsaltimbanques. Ceux-ci l’ignoraient, car elle leur avait ordonné de nejamais parler d’elle entre eux, sous peine de ne plus la revoir. Et,une nuit, le plus jeune, s’agenouillant à ses pieds, lui dit avec unetendresse humble :

- Que tu es bonne de m’aimer et de me vouloir ! Je croyais que çan’existait que dans les romans, ces bonheurs ; que les dames de lahaute se fichaient bien des pauvres mariolles comme nous !

Régine fronçait des sourcils d’or.

- Ne te fâche pas, continua-t-il, parce que je t’ai suivie, parce quej’ai appris là-bas, dans ton quartier, ton vrai nom et que tu étaiscomtesse et riche, riche...

- Imbécile ! cria-t-elle, tremblante de colère. On te ferait toutcroire comme à un petit enfant !

Maintenant elle en avait assez. Le petit savait son nom et pouvait lacompromettre. Le comte n’avait qu’à revenir de la campagne avant lesélections. Puis la saltimbanquerie l’obsédait. Elle ne se sentaitdésormais aucun goût, aucun désir pour ses deux amants que courbait unechiquenaude de ses doigts roses. Il était temps de passer au dernierchapitre, de chercher ailleurs d’autres voluptés.

- Écoute, dit-elle brutalement au tireur la nuit suivante. J’aime mieuxne rien te cacher. ton camarade me plaît. Je me suis donnée à lui et jene veux plus de toi.

- Mon camarade ! répéta-t-il.

- Eh bien, après ? Si cela m’amuse !

Il poussa un cri furieux, et, les poings crispés, se rua sur Régine.Elle se crut perdue et ferma les yeux. Mais il n’eut pas le courage demeurtrir ce corps délicat que tant de fois il avait couvert de caresseset, désespéré, baissant la tête, il murmura d’une voix qui râlait :

- C’est bien, on ne se verra plus, puisque tu le demandes.

IV

La salle des Édens-Réunisdébordait de foule comme une corbeille trop pleine. Les violonsjouaient en sourdine une valse de Gungl’, mélancolique et douce, queles détonations de revolver plaquaient de points d’orgue graves.

Les Montefiore se dressaient en face l’un de l’autre comme dans l’imagede Chéret et séparés seulement par une dizaine de pas. Un coup delumière électrique éclairait le petit, appuyé contre une large cibleblanche. Et, très lentement, l’autre traçait balle par balle cettesilhouette vivante. Il visait avec une habileté prodigieuse. Lesempreintes noires s’alignaient dans le carton, serrant les contours ducorps. Les applaudissements dominaient l’orchestre. Les bravosredoublaient croissants, lorsque, soudainement, une clameur aiguëd’épouvante éclata d’un bout à l’autre de la salle. Les femmess’évanouissaient. Les violons avaient interrompu leur ritournelle. Lesspectateurs se bousculaient. A la neuvième balle, le petit s’étaitécroulé comme une masse sur le plancher, le front troué d’une plaiebéante. Le tireur n’avait pas bougé et une souffrance de folie flottaitdans ses regards égarés, tandis que, penchée sur le rebord de sonavant-scène, la comtesse Régine de Villégly s’éventait, calme,implacable comme une déesse cruelle des mythologies abolies.

Et, le lendemain, de quatre à cinq, entourée de ses amis habituels dansle tiède petit salon japonais, il fallait entendre de quel ton languideet indifférent elle s’exclamait !

- On dit qu’il est arrivé un accident à ces fameux clowns, les Monta...les Monti.... comment les nommez-vous donc, Tom ?

- Les Montefiore, madame !

Puis, on parla longtemps de la vente d’Angèle Velours, qui devaitbientôt enterrer ses folies anciennes à l’hôtel Drouot, avant d’épouserle prince Storbeck.