Plainte d’Automne et Frisson d’Hiver
I.
Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile –laquelle, Orion, Altaïr et toi, verte Vénus ? – J’ai toujours chéri lasolitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par
seul, j’entends sans un être matériel et mon chat est un compagnonmystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longuesjournées seul avec mon chat, et, seul, avec un des derniers auteurs dela décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus,étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en cemot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont lesderniers jours allanguis de l’été, qui précèdent immédiatementl’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand lesoleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaunesur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même lalittérature des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle nerespire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaiepoint le latin enfantin des premières proses chrétiennes. Je lisaisdonc un de ces chers poëmes (dont les plaques de fard ont plus decharme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une maindans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chantalanguissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans lagrande allée de peupliers dont les feuilles me paraissent jaunes mêmeau printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, unedernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le pianoscintille, le violon ouvre à l’âme déchirée la lumière, mais l’orgue deBarbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver.Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit lagaîté au coeur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que saritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une balladeromantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par lafenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument nechantait pas seul.
II.
à M...
Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi sesfleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est venue deSaxe par les longues diligences, autrefois.
(De singulières ombres pendent aux vitres usées).
Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivagede guivres dédorées, qui s’y est miré ? Ah ! je suis sûr que plus d’unefemme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté : et peut-êtreverrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps. – Vilain, tu dissouvent de méchantes choses...
(Je vois des toiles d’araignées en haut des grandes croisées).
Notre bahut encore est très-vieux : contemple comme ce feu rougit sontriste bois ; les rideaux allanguis ont son âge, et la tapisserie desfauteuils dénuée de fard, et les anciennes gravures des murs, et toutesnos vieilleries ! Est-ce qu’il ne te semble pas, même, que les bengaliset l’oiseau bleu ont déteint avec le temps.
(Ne songe pas aux toiles d’araignées qui tremblent en haut des grandescroisées).
Tu aimes tout cela et voilà pourquoi je puis vivre auprès de toi.N’as-tu pas désiré, ma soeur au regard de jadis, qu’en un de mes poëmesapparussent ces mots « la grâce des choses fanées ? » Les objets neufste déplaisent ; à toi aussi, ils font peur avec leur hardiesse criarde,et tu te sentirais le besoin de les user, - ce qui est bien difficile àfaire pour ceux qui ne goûtent pas l’action.
Viens, ferme ton vieil almanach allemand, que tu lis avec attention,bien qu’il ait paru il y a plus de cent ans et que les rois qu’ilannonce soient tous morts, et, sur l’antique tapis couché, la têteappuyée parmi tes genoux charitables dans ta robe pâlie, ô calmeenfant, je te parlerai pendant des heures ; il n’y a plus de champs etles rues sont vides, je te parlerai de nos meubles...
Tu es distraite ?
(Ces toiles d’araignées grelottent longtemps en haut des grandescroisées).
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Le Spectacle Interrompu.
Que la civilisation est loin de procurer les jouissances attribuables àcet état : on doit par exemple s’étonner qu’une association, entre lesrêveurs y séjournant, n’existe pas dans toute grande ville, poursubvenir à un journal qui examine les évènements sous le jour propre aurêve. Artifice que la
réalité, bon à fixer l’intellect moyen entreles mirages d’un fait ; mais elle repose par cela même sur quelqueuniverselle entente : voyons donc s’il n’est pas, dans l’idéal, unaspect nécessaire, normal, simple et tout aussi capable de servir detype. Je veux, pour moi seul, écrire ainsi qu’elle frappa mon regard depoëte, telle anecdote, avant que ne la divulguent des
reportersdressés par la foule à assigner à chaque chose son caractère ordinaire.
Le petit théâtre des
PRODIGALITÉS adjoint l’exhibition d’un vivantcousin d’
Atta-roll ou de Martin à sa féerie classique
LA BÊTE ET LEGÉNIE ; j’avais, pour reconnaître l’invitation d’un billet double hierégaré chez moi, posé mon chapeau dans la stalle vacante à mes côtés,l’absence d’un ami y témoignant du goût général à esquiver ce naïfspectacle. Que se passait-il devant moi ? rien, sauf que : de pâleursévasives de mousseline se réfugiant sur vingt piédestaux d’unearchitecture de Bagdad, sortaient enfin un sourire et des bras ouvertsà la lourdeur triste de l’ours : tandis que le héros, de ces sylphidesl’évocateur et leur gardien, un clown, dans sa haute nudité d’argent,raillait l’animal victime de notre supériorité. Jouir comme la foule dumythe inclus dans toute banalité, quel repos ! et, sans voisins oùverser des réflexions, voir l’ordinaire et splendide veille demandée àla rampe par ma recherche assoupie d’imaginations et de symboles.Étranger à toute réminiscence de pareilles soirées, l’accident le plusneuf suscita mon attention : une des nombreuses salvesd’applaudissements décernées par l’enthousiasme à l’illustration sur lascène du privilége authentique de l’homme, venait, brisée par quoi ? decesser net, avec un fixe fracas de gloire à l’apogée, inhabile à serépandre. Tout oreilles, il fallut être tout yeux. Au geste du pantin,une paume crispée dans l’air ouvrant les cinq doigts, je compris qu’ilavait, l’ingénieux ! capté les sympathies par la mine d’attraper au volquelque chose, figure (et c’est tout) de la facilité dont est parchacun de nous soudain prise une idée : et qu’ému au léger vent, l’oursrythmiquement et doucement levé interrogeait cet exploit, une griffeposée sur les rubans de l’épaule humaine. Personne qui ne haletât, tantcette situation portait en soi de conséquences graves pour l’honneur dela race : qu’allait-il arriver ? L’autre patte s’abattit, souple,contre un bras longeant le maillot ; et l’on vit, couple antique unidans un secret rapprochement, comme un homme inférieur, trapu, bon,debout sur l’écartement de deux jambes de poil, étreindre, pour yapprendre les pratiques du génie et son crâne au noir museau nel’atteignant qu’à la moitié, le buste de son frère brillant etsurnaturel : mais qui, lui ! exhaussait, la bouche folle de vague, unchef affreux remuant par un fil visible dans l’horreur les dénégationsvéritables d’une mouche de papier et d’or. Spectacle clair, plus queles tréteaux, vaste, montrant ce don propre aux choses de l’art, dedurer longtemps : pour le parfaire, je laissai, sans que m’offusquâtl’attitude probablement fatale prise par le mime dépositaire de notreorgueil, jaillir tacitement en moi le discours interdit au rejeton dessites arctiques : « Sois bon (c’était le sens), et plutôt que manquer àla charité, explique-moi la vertu de cette atmosphère de splendeur, depoussière et de voix, où tu m’appris à me mouvoir. Ma requête,pressante, est juste, que tu ne sembles pas, par une angoisse qui n’estque feinte, me répondre ne rien savoir : élancé aux régions de lasagesse, aîné subtil ! à moi, pour te faire libre, vêtu encore duséjour informe des cavernes où je replongeai, dans la nuit d’époquestristes, ma force latente. Authentiquons, par cette embrassade étroite,devant la multitude siégeant à cette fin, le pacte de notreréconciliation. » L’absence d’aucun souffle unie à l’espace, dans quellieu absolu vivais-je, un des drames de l’histoire générale élisant,pour s’y produire, ce modeste théâtre ! La foule s’effaçait, toute, enl’emblême de sa situation spirituelle magnifiant la scène :dispensateur moderne de l’extase, seul, avec l’impartialité d’une choseélémentaire, le gaz, dans les hauteurs de la salle, continuait un bruitlumineux d’attente.
Le charme se rompit : c’est quand un morceau de chair, nu, saignant,brutal, traversa ma vision, dirigé de l’intervalle des décors, commeune avance de quelques instants sur la récompense, mystérieused’ordinaire, qui clôt les représentations. Loque gisante et hideuseauprès de l’ours qui, ses instincts retrouvé antérieurement à unecuriosité plus haute dont le dotait le rayonnement théâtral, retomba àquatre pattes et, comme emportant parmi soi le silence, alla de lamarche étouffée de l’espèce, flairer, pour y appliquer les dents, cetteproie. Un soupir, exempt presque de déception, soulageaincompréhensiblement l’assemblée : dont les lorgnettes, parrangs, cherchèrent, allumant la netteté de leurs verres, le jeu dusplendide imbécile évaporé dans sa peur ; mais virent un repas abject,préféré peut-être par l’animal à la même chose qu’il lui eût fallud’abord faire de
notre image, pour y goûter. La toile, hésitantjusque là à accroître le danger ou l’émotion, abattit subitement sonjournal de faits, de tarifs, d’annonces et de lieux communs. Je melevai comme tout le monde, pour aller respirer au dehors, étonné den’avoir pas senti, cette fois encore, le même genre d’impression quemes semblables, mais serein : car ma façon de voir, après tout, avaitété supérieure, et même la vraie.
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Le Phénomène Futur.
Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-êtrepartir avec les nuages : les lambeaux de la poupre usée des couchantsdéteignent dans une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons etd’eau. Les arbres s’ennuient ; et, sous leur feuillage blanchi (de lapoussière du temps, plutôt que de celle des chemins), monte la maisonen toile du Montreur de choses passées : maint réverbère attend lecrépuscule et ravive les visages d’une malheureuse foule, vaincue parla maladie immortelle et le péché des siècles, d’hommes près de leurschétives complices enceintes des fruits misérables avec lesquels périrala terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas lesoleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici lesimple boniment. « Nulle enseigne ne vous régale du spectacleintérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donnerune ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les anspar la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie,originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommésa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visagequ’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtementvain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! nevalent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levéscomme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel,aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelantleurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreur, lesmaris se pressent : elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulentvoir.
Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelqueépoque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu laforce de comprendre, mais d’autres navrés et la paupière humide delarmes résignées, se regarderont ; tandis que les poëtes de ces temps,sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe,le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rhythme etdans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la Beauté.
StéphaneMallarmé