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MARTIN, Henry(1810-1883): Le marchand du Caire (ca1850). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (28.IV.2011) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites,livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix). Le marchand duCaire par Henry Martin ~*~- Par la barbe de mon père ! dit Hassan-Abou-Khalef, en reportantnonchalamment à sa bouche son tchimbouk, noirci par la vapeur odorantedu délicieux tabac de Latakié, par la barbe de mon père ! je vousproteste, amis, qu’il n’y a point de djinns ! - Allah ! s’exclamèrent les assistants scandalisés, en levant les mainset les yeux au ciel. - En vérité, vous dis-je, il n’y a point de djinns. Et tel était le crédit d’Hassan-le-Riche, d’Hassan-le-Sage, telle étaitl’autorité de sa parole, que personne n’éleva la voix et ne blâma satémérité, sinon par des murmures involontaires. Hassan était le plus renommé de tous les commerçants de la grandeKahira, le plus savant de ses docteurs. Chaque printemps, sa droitelançait un navire vers l’Océan oriental ; sa gauche, un autre vers laMéditerranée, et chaque automne les lui ramenait chargés des trésors del’Inde et de ceux du Frangistan (1). Jeune encore, il avait parcourului-même plus de pays que n’en a décrits Aboulféda, fils d’Eyoub, et deses courses universelles il avait rapporté la science des Francks, etjoint celle des brahmanes au savoir des Arabes, ses ancêtres. Aussi lepeuple de la ville respectait-il sa décision comme un fethwa (2), bienque les zélés imams pensassent parfois qu’Hassan-Abou-Khalef en avaittrop appris chez les infidèles. Ce soir-là, au café de la place d’Esbekieh, on s’était entretenu descurieuses observations que le marchand avait faites dans le cours deses voyages, des productions diverses de chaque contrée : laconversation était tombée sur toutes les créatures de Dieu qui peuplentla surface de ce monde ; on était remonté des autres animaux à l’homme,et c’est là que Hassan avait brisé audacieusement l’échelle des êtresen niant l’existence de ces substances d’air et de feu qui encouronnent, dit-on, le degré supérieur au nôtre. - Croyez-moi, reprit-il, si les fantastiques esprits dont vous parlezexistaient ailleurs que dans vos imaginations, nous aurions faitconnaissance ensemble dans quelqu’une de mes lointaines pérégrinations.J’ai visité les fameuses roches d’Albourz, où les traditions persaneslogent leurs redoutables dwis ; j’ai prononcé toutes les formulesévocatoires dans les galeries souterraines du Dom-Daniel de Tunis ;j’ai pénétré, avec ces chercheurs de science de l’Occident que vousprenez pour des chercheurs d’or, dans les caveaux magiques desPyramides, et jamais, je vous le jure, je n’ai vu s’allonger derrièremoi d’autre ombre que la mienne, jamais je n’ai entendu d’autre voixque l’écho de mes pas. D’ailleurs, mes bons amis, il me serait facilede vous démontrer, par les lois irréfragables de la physique, cetteinvincible vérité, destructrice des erreurs humaines, que des essencesaussi subtiles ne sauraient subsister dans notre grossière atmosphère.Ceux qui ont inventé les djinns ne savaient sans doute pas la physique. - Le Prophète ne savait donc pas toutes choses dans ce monde et dansl’autre ? dit un grave mollah, en fixant son regard austère sur laphysionomie présomptueuse du marchand. Les djinns ne sont-ils pas venusle saluer, lorsqu’il priait sous le palmier, au lever de l’aurore ? etrévoquez-vous en doute le chapitre soixante-douzième du Koran ? - La lettre tue et l’esprit vivifie, comme disent les adorateurs d’Issa(3). Le Prophète a dû maintes fois amorcer les intelligences vulgairespar d’ingénieuses allégories : il en est des djinns, à mes yeux, commede l’histoire de la chamelle et du peuple de Schédad, fils d’Ad. - Vous êtes bien savant, Abou-Khalef repartit le mollah en secouant latête ; mais priez Allah de ne pas le devenir encore plus à vos dépens ! Le marchand sourit, secoua tranquillement les charbons accumulés dansle godet, cerclé d’or, de son tchimbouck, qu’il remit à un esclaverichement vêtu, et sortit les mains enfoncées avec grâce dans les plisde sa ceinture de cachemire. - La paix soit avec vous, amis ! dit-il en se retournant sur le seuil,et croyez, sur ma parole, qu’il n’y a point de djinns. II - N’avez-vous point assez de trésors, Abou-Khalef ? N’avez-vous pointde souci des filles de votre beau palais derrière la grande mosquée, devos kiosques d’été dans les îles riantes du Nil, de vos vastescomptoirs de Souez et de Skenderoun (4), aux galeries toujoursencombrées des marchandises des deux mers ? ou bien êtes-vous si lasdes baisers de votre fidèle Hodeïda, qu’il vous faille, pour réjouirvotre coeur, les danses lascives des bayadères de Pendjab ? - Je n’ai point de souci des filles de Pendjab, et je n’ai point égarémon coeur loin de mon Hodeïda ; mais je veux revoir encore une fois lesrives du fleuve Sind et doubler mes grands biens par une entreprisehardie, afin qu’il n’y ait plus dans la terre d’Islam un seul marchandplus riche que moi. - Ah ! du moins, si tel est votre plaisir que d’exposer sur l’Océanténébreux les produits de votre labeur, ne risquez pas avec eux une viequi nous est si chère : si vous ne craignez rien pour l’épouxd’Hodeïda, songez du moins au père de Khalef, votre Khalef, dont lepremier sourire gonfla votre poitrine de joie, et que vous n’avez pasquitté depuis sa naissance ! - C’est pour lui que je pars, pour vous deux que je reviendrai : voicil’instant où le mousson du nord chasse les navires de la mer de Kolzinnvers le détroit des Larmes (5) ; mon pilote chrétien est habile ; monvaisseau, bâti par les constructeurs du Frangistan, solide comme un rocde granit ; et le fatal El-Mandeb perdra son nom pour nous. Je serai deretour avant le ramazan de l’année prochaine. - Allez donc, puisque les prières et les larmes sont sans pouvoir survotre âme inflexible, allez, et que les bénédictions du Prophète vousaccompagnent ; mais jamais plus noirs pressentiments ne m’oppressèrentà l’heure de la séparation ! Hassan, rebelle, mais non insensible à sa plainte, embrassa l’épousedésolée : il déposa un long baiser d’adieu sur le front de l’enfant quidormait, puis il monta sur un de ses dromadaires pour aller joindre, aulac des Pèlerins, la caravane du Kaire à Souez. Il avait consacré la plus grande partie de ses fonds à une spéculationaudacieuse et colossale. Le premier de tout son peuple, il avait conçula pensée d’aller, à travers la grande mer, d’Égypte dans l’Inde ; etlà, il se proposait d’acheter pour des valeurs immenses les plusmagnifiques tissus de Kachmyr, dont il espérait s’attribuer le monopoledans tout l’empire Othoman. La traversée fut d’un bonheur inouï : un vent constamment favorable fitvoler sa nef comme un oiseau marin à travers la mer Rouge. Il passafièrement, toutes ses voiles déployées, devant le port de Djidda,dernier terme de la navigation des vaisseaux de Kahira, et franchit,sans un instant de péril, le terrible El-Mandeb, et les écueilsmenaçants de Périm ; puis il entra dans les eaux sans bornes, dansl’océan des Indes. Son heureuse étoile ne l’abandonna pas en haute mer, car une brise deterre chargée des parfums de l’Yemen, le prit en poupe dès qu’il eutdoublé la pointe d’Aden, et le vent d’ouest souffla constamment troisjours et trois nuits. - Qu’est ceci ? par la jument du Prophète ! s’écria le patron dunavire. Chien de pilote, djiaour maudit ! es-tu donc envoyé d’Eblispour me faire manger aux requins ? Tu ne nous avais pas prévenus qu’ilexistât de tels écueils sous ces flots ! Le vaisseau venait d’essuyer une commotion dont sa carcasse entièreavait tremblé, puis il était resté immobile comme engravé dans unbas-fond. - C’est impossible, répondit le pilote, nous sommes peut-être à deuxcents milles de toute terre ! Jetez plutôt la sonde ? La sonde fila, fila sans fin... Ni sables, ni banc de coquillages... Ilfallut la retirer : on avait dévidé deux cents brasses sans trouver lefond. - Si l’on pouvait ajouter foi aux traditions, dit Abou-Khalef, jecroirais que nous avons affaire au rémora, ce petit poisson qu’onprétend arrêter les plus forts bâtiments. En effet, la physique,suffisamment approfondie, rendrait peut-être raison des causesnaturelles de cette puissance étrange. Quelle que fût son origine, ce phénomène semblait devoirinfailliblement causer la perte du navire ; car le vent ne s’était pasarrêté avec celui-ci : il redoublait au contraire de violence, et, bienqu’on eût cargué les voiles en grande hâte, il disloquait dans toutesses jointures la carène stationnaire, et pliait les mâts indociles àson impulsion. Un horrible craquement se fit entendre, le grand mât tomba, entraînantavec lui hunes, câbles et cordages ; sa chute écrasa l’avant du navire. Tout mouvement dans l’air cessa aussitôt, et le vaisseau, rasé comme unponton, se balança mollement sur une mer aussi plate que le miroir bleud’un lac dormant ; mais une voie d’eau était ouverte, et la cale buvaità gros bouillons l’onde qui montait, montait toujours... Abou-Khalef avait un coeur intrépide : il ne se plaignit point, il netrembla pas. Peut-être pouvait-il sauver encore, pour ceux quil’attendaient aux bords du Nil, et sa vie et son or : il mit toute sonâme sur cette chance, et dit : Allons. On s’embarqua sur la frêle chaloupe cachée dans les flancs du vaisseaublessé à mort, et Abou-Khalef, jetant un dernier regard sur son beaubrick européen, au moment où les rameurs s’en éloignèrent d’unvigoureux élan, le vit s’agiter dans un tourbillon d’écume, ets’engouffrer en tournant comme dans les spirales d’une vis gigantesque. - Quelle est la terre la plus voisine ? dit Abou-Khalef. - Zocotora, je pense, répondit le pilote. - Gagnons Zocotora. Ils ramèrent vaillamment vers le sud. La mer était si calme et si lourde, que leurs avirons la soulevaient àpeine, et que chaque coup épuisait leurs muscles vigoureux. Tout à coup, ils aperçurent au loin un objet qui dominait par sonisolement la plaine azurée. Ce n’était pas un rocher, car il approchait et grandissait rapidement,et c’était bien lui qui venait au-devant d’eux : leur marche était silente ! Ils le reconnurent pour une vague énorme, qui s’avançait seule et sansêtre poussée par aucun souffle aérien. Saisis d’étonnement, ils voulurent s’écarter de sa direction, glisserd’un côté, filer de l’autre, mais la vague arrivait plus proche, plusproche, courant toujours sur sa ligne droite et pourtant toujoursperpendiculaire à eux. Abou-Khalef sentit son sein convulsivement soulevé, en pensant à safemme et à son enfant. - Pourtant, se dit-il, ce n’est sans doute là qu’une sorte de trombemarine, et la physique... Il ne put achever : la vague couvrait déjà la chaloupe de son ombreimmense. Elle courba sur le fragile esquif sa tête écumante, ets’écroula en avalanche. III - Allah soit béni, Abou-Khalef ! le feu du ciel a dévoré vos magasinsde Skenderoun, la crue subite du Nil a ruiné vos kiosques d’été, et lesémirs de la montagne ont fait irruption dans Souez et pillé vos richescomptoirs ; mais qu’importe tout cela, et plus encore ! Allah soitbéni, puisque je vous revois sain et sauf, après deux ans d’absence,Abou-Khalef, l’ami de mon coeur ! Mais d’où vient que vous vous taisez ?Vous pâlissez, Ali Hassan !... Ah ! pourquoi ces vêtements en lambeaux,pareils à ceux d’un pauvre pèlerin ? Hassan, où sont vos compagnons ?où est votre beau navire d’Europe. - Mes compagnons sont dans le ventre des poissons de la mer, mon or estallé paver le fond de l’Océan : le gouffre amer m’a rejeté mourant surles grèves de Zocotora. Un vaisseau franck m’a pris et déposé parcharité dans le port d’Aden, et je suis revenu à pied par toutel’Arabie, demandant ma nourriture chez les peuples d’Yemen, chez lesBédouins du désert. Ah ! malheur à moi, qui ne laisserai pas même à monfils ce que j’avais reçu de mon père ! - La vraie richesse, c’est suffisance et non surabondance, a dit lesage. Il vous reste votre maison de Kahira, ses jardins, ses esclaves,ses splendeurs de tout genre. Nous pouvons y vivre heureux encore,Abou-Khalef, et bien des fils de beys envieront encore le fils d’Hassan. - Amène-moi l’enfant ? dit le marchand, calmé sans être consolé. Les caresses du petit Khalef achevèrent d’éclaircir le front de sonpère ; il sentit que la sagesse lui avait parlé par la bouche d’Hodeïda. Après avoir ramolli ses membres, durcis par la fatigue, dans un bainlong et suave, il s’assit comme autrefois, entre la mère et le fils,sur les coussins de la salle des banquets, et résolu, malgré lesscrupules de la pieuse Hodeïda, de noyer ses souvenirs dans le vin deChypre. L’enfant, avec l’avidité de son âge, s’était jeté sur un savoureuxpilau, et avait porté à sa bouche ses deux mains pleines de son butin.Tout à coup il trépigna, changea de couleur et fondit en larmes. Ses parents effrayés se levèrent, coururent à lui. - Je ne puis manger, balbutia-t-il en sanglotant ; j’ai là quelquechose qui me repousse les morceaux de la bouche, et pourtant j’ai bienfaim. En effet, il fut impossible de lui faire avaler la moindre parcelle deriz. La mère se prosterna épouvantée, invoquant avec larmes Allah et sonprophète. Abou-Khalef ne songea pas à prier : durant ses voyages, il avait oubliéles cinq namaz, et faisait à peine ses ablutions. Il envoya chercher un médecin franck, car il préférait en toutes chosesles infidèles aux hommes de son peuple. Le médecin disserta savamment sur toutes les maladies de l’estomac engénéral, et en particulier sur cette débilitation excessive que luifait rejeter les aliments par les voies dont il les a reçus ; puis,quand il eut bien disserté : - Je n’ai pas mal à l’estomac, gémit l’enfant ; c’est dans ma bouche,que le pilau ne veut pas entrer. Le docteur se pencha sur lui, lui fit tirer la langue, examinasuccessivement le palais, la glotte, le larynx et les divers organes dela mastication et de la déglutition ; puis, il secoua la tête et ditavec un sourire de pitié : - Sottise ! impossible ! - Voyez vous-même ? répéta le petit en pleurant plus fort. - Impossible ! cria le médecin quand il eut vu que c’était vrai, et ilpartit en haussant les épaules. Abou-Khalef fit appeler deux mollahs. - Il était écrit que les morceaux ne pourraient lui entrer dans labouche, dirent-ils. Allah est grand ! L’enfant souffrit pendant trois jours. Le lait, les sorbets, le jus despastèques, dont on pressait les chairs sur ses lèvres, refluaient enbouillonnant hors de sa gorge. Il mourut la troisième nuit. IV Depuis l’étrange catastrophe qui leur avait ravi leur fils bien-aimé,les deux époux n’avaient pas goûté un instant de repos. Chacun d’eux,las de la vie pour lui-même, n’existait plus que pour l’autre.L’intelligence si vaste et si fière de celui qu’on ne pouvait plusnommer Abou-Khalef (6) était morne et désolée comme un tombeau vide, etson coeur, jadis si plein de toutes les félicités humaines, ne tenaitplus au monde que par un seul et dernier lien. Or, un jour, étendu sur un balcon ombragé de citronniers et de jasminsodorants, il regardait tristement tour à tour la grande rue, dont ladouble ligne de hautes maisons l’éblouissait de sa blancheur monotone,et son Hodeïda errant sur la terrasse du palais, et arrosant, avec delongues stations, chacune des fleurs aimées de l’enfant qu’elle avaitperdu. Soudain, s’avançant de front au travers de la rue, apparurent quatreBédouins couverts de bournous blancs et montés sur des chevaux noirs.C’était un spectacle assez étrange, car ils paraissaient appartenir auxtribus rebelles du Saïd, et pourtant ils allaient sans que personnesongeât à les inquiéter, et la foule s’ouvrait devant eux avecstupéfaction. Quoique l’allure de leurs coursiers semblât n’être qu’un pas allongé,ils furent en un instant sous la terrasse d’Hodeïda. Ils s’arrêtèrent brusquement, faisant face à la muraille. Les quatrecavaliers se levèrent debout sur la selle de leurs chevaux ; troisd’entre eux unirent leurs mains étendues ; le quatrième, d’un bond, setrouva élevé sur les bras de ses compagnons ; il brandit sa lance, laplanta dans le mur au-dessus de sa tête, et deux nouveaux élans leportèrent, des mains qui le soutenaient, sur la hampe de la lance, etde la hampe sur la terrasse. Un cri terrible pénétra jusqu’au fond ducoeur d’Hassan ; c’était le cri d’Hodeïda saisie par le Bédouin. Les compagnons du ravisseur étaient restés en position, comme pourrecevoir sa périlleuse descente ; mais lui, dédaignant ce secours, etsans la moindre hésitation, glissa le long de la muraille, reprit salance au passage, et se retrouva en selle, sa captive, sans mouvement,devant lui sur l’arçon. Telle avait été la rapidité de cette singulière manoeuvre, qu’une sorted’étourdissement avait cloué Hassan à sa place ; mais la première voltedes chevaux fit évanouir cette fascination. Hassan, l’yatagan au poing, s’élança dans la rue avec un rugissement delion. Les quatre Bédouins s’éloignaient lentement, lentement, à traversla foule ébahie. Hassan courait avec la vélocité d’une panthère chasseresse. En cemoment, un puissant bey, suivi d’un gros de ses invincibles mamelouks,parut à quarante pas des brigands. - Justice ! cria le marchand : justice, glorieux sultan, contre lesKafrs du désert ! Les Bédouins passèrent, têtes et lances hautes, entre les triples rangsdes mamelouks immobiles... Hassan sortit du Kaire à leur suite, sans que la distance qui leséparait d’eux augmentât ou diminuât d’un pas. Ils firent entrer leurs chevaux dans le Nil, vis-à-vis de Djizech :Hassan s’y jeta après eux, et aborda épuisé sur l’autre rive, tandisqu’ils chevauchaient toujours du même pas dans la grande plaine desPyramides. Tout-à-coup, ils firent volte-face et l’attendirent en silence, fixantsur lui leurs yeux étincelants d’un feu sinistre. Hodeïda ne poussaitpas un cri, pas une plainte : elle était plongée dans un profondsommeil, le plus profond peut-être ! Hassan se ramassant comme un tigre pour se ruer sur les bandits, sonsabre horizontal en avant, quand un éclat de rire tonnant, étrange,surhumain, figea son sang dans ses veines. Il était seul dans le désert. Il retomba sur le sable, inanimé, foudroyé. Ses yeux se dessillaient trop tard : il reconnaissait enfin que le Dieuqu’il avait oublié l’oubliait à son tour en cette heure de détresse.Hélas ! que lui servaient pour lors les vanités de l’Europe et lessciences étrangères au saint livre où sont enfermées toutes lesconnaissances bonnes à l’homme ? Hassan voulut se traîner jusqu’au fleuve pour y chercher un dernierasile contre sa destinée ; mais il ne put, car sa force était épuisée,et il se coucha sur l’arène, espérant mourir. En ce moment, le soleil, rouge et sans rayons, approchait du terme desa course, et semblait suspendu comme un cadran ensanglanté sur lapointe de la grande pyramide, dont l’ombre démesurée couvrait au loinla solitude. L’astre s’abaissa graduellement derrière la montagne de briques ; àl’instant où la partie supérieure de son disque achevait dedisparaître, une grande et lugubre voix sortit des cavités profondes dumonument et vibra longtemps dans l’espace, comme si le cadran célesteeût sonné, en se perdant dans l’ombre, quelque heure de l’enfer. Aussitôt d’épaisses ténèbres enveloppèrent toute la plaine : tous lesobjets s’effacèrent dans une nuit commune ; seule, la pyramide sedécoupa en rouge sombre sur le ciel noir. Un sourd mugissement partit de sa base, qui s’entr’ouvrit pour vomirune masse flamboyante, une sorte de tourbillon ardent formé d’unemultitude d’éclairs incolores ; le nuage de feu serpenta en colonnetorse ; puis, s’allongeant jusqu’à la cime du monument, il la couronnad’un cercle tournoyant dont l’épouvantable rapidité confondait toutesles nuances de l’arc-en-ciel dans un indicible mélange ; mais cesclartés étaient plus tristes que les ombres qui les environnaient : oneût dit que ces couleurs étaient celles du prisme d’un autre monde. Le cycle mystérieux bondit soudain par-dessus la pyramide, et, seresserrant de nouveau en masse compacte, fondit comme une trombe àtravers les airs, droit au marchand, glacé de stupeur. A mesure de leur approche, chacun des éclairs qui composaient cemerveilleux assemblage grandissait, se formait, se développait... Hassan vit bientôt s’agiter des corps rouges, verts, bleus, jaunes,s’élever des têtes chauves et menaçantes, s’étendre des ailesmembraneuses... Ils arrivèrent avec un bruit semblable au vol d’un millier d’aigles ;puis arrondissant autour du malheureux marchand leurs bataillons épais,ils s’accrochèrent les uns aux autres par les griffes de fer de leursailes, se balancèrent quelque temps avec lenteur et dansèrent. Leur danse magique était bizarre et terrible ; leur ronde ne tournaitpas avec de magiques refrains ; ils bondissaient en place, lançant tourà tour au visage d’Hassan leurs visages ricaneurs et leurs pieds onglés. Et chacun répétait à son tour, tandis que les yeux du marchandsuivaient forcément l’une après l’autre la direction de chaque voix : - Hassan-Abou-Khalef, crois-tu aux djinns ? - Qu’on l’amène ! cria la grande voix qui avait donné le premier signal. Et Hassan, saisi d’horreur, sentit la main puissante d’un djinnembrasser tout son corps... Il fut emporté dans l’abîme, aux battements d’ailes de sespersécuteurs, tandis qu’un chant effroyable tantôt se traînait enlamentables hurlements, tantôt éclatait en rauques saccades à sonoreille. Il vaudraitmieux pour lui que son corps fût resté Sur les champs de batailles, Qu’une fillede l’homme en ses tristes entrailles Ne l’eût jamais porté ! Les goules de l’abîme, Attendant leur victime, Ont faim. Leur ongle ardent s’allonge : Leur dent, en espoir, ronge Ton sein. Tu n’as pasconsulté, pour prendre ton essor, La rose tutélaire (7) : Nous quisavons ton nom et le nom de ta mère (8). Nous le dirons ton sort. Parmi les vents de flamme Sans cesse doit ton âme Brûler ; Ou bien, sous des feux ternes, Dans de froides cavernes, Trembler... - Silence ! cria de nouveau la voix. Hassan fut déposé sur la plate-forme de la pyramide. Il leva ses yeuxégarés : c’était le roi des djinns, le formidable Djian, aux piedsduquel on l’avait jeté. Autour de lui, sur sa tête, planaient les puissances redoutées duDjinnistan ; sous lui plongeaient les huit faces de la pyramide, auxangles de laquelle se suspendaient de noirs afrits, pareils à deschauves-souris gigantesques, tandis que, sur les pentes, rampaient,comme d’immondes reptiles, les esprits sauvages et cruels qui habitentles rochers, les ruines stériles et la poussière des tombeaux. Et tous les regards ironiques et flambants, convergeant vers le sien,brûlaient ses yeux épouvantés. - Peuple des régions invisibles, dit le roi des esprits, queferons-nous de ce fils d’Adam qu’Allah nous abandonne ? - Maître, reprit un afrit en levant vers lui son oeil rouge et son oeilbleu, donne-le-moi que j’en fasse présent à Eblis (9), mon grand ami :ce sera grande joie pour lui que de mettre un homme vivant dans sonenfer. Et il allongeait déjà sa trompe flexible pour saisir sa proie. - Maître, hurla une goule en glissant comme un serpent sur la surfaceoblique du monument ; maître, mes enfants ont faim d’homme vivant :depuis quinze jours ils n’ont mangé que de la chair de mort. Et sa tête monstrueuse ouvrait déjà une gueule dentue derrière lavictime. - Maître, maître, maître ! mugirent, sifflèrent, miaulèrent leskothrobs, djeheimes et tous les mauvais esprits subalternes, groupésau-dessous du redoutable sanhédrin : donne-le-nous, donne-le-nous, pourque nous fassions des charmes avec ses os, des charmes avec sa moelle,des charmes avec sa graisse ! Et tous ensemble se ruèrent insolemment autour du juge et du coupable,et mille mains crochues se recourbèrent sur l’infortuné marchand, avecun tumulte horrible, inouï ! - Canailles ! s’écria le monarque en colère. Personne de vous... Le retentissement de cette terrible voix fut tel, que toute l’avidecohue roula précipitée du haut de la pyramide comme les rochers éboulésd’une montagne par un tremblement de terre. Hassan tomba aussi dans le vide, et perdit à la fois la respiration etle sentiment de son existence... ................................................................................................................................................................ Tout à coup il poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. Il pensaitles lever sur un autre monde ; mais il reconnut encore la terre deMisraïm ! Il était couché sur l’herbe au bord du Nil : les étoiles brillaient auciel ; le silence régnait dans la plaine, et près du marchand, aurivage du fleuve, était amarré un brick d’Europe. Hassan regarda le vaisseau : c’était le sien... Il s’élança sur le pont : tout dormait, patron, pilote et matelots.Deux autres personnages dormaient aussi sous une tente de soie, àl’arrière du bâtiment : C’étaient sa femme et son fils ! Sur le grand mât brillaient en caractères lumineux ces sentences dujardin de la sagesse : « L’homme qui cherche la sagesse est un sage ; qui croit l’avoirtrouvée est un insensé ! » « Ne parlez jamais de ce que vous ignorez, et doutez de ce que voussavez ! » HENRY MARTIN. NOTES : (1) L’Europe. (2) Décision du Moufty. (3) Jésus-Christ. (4) Alexandrie. (5) Babel-el-Mandeb, ou le détroit des Larmes, ainsi nommé, des dangersextrêmes qu’attachaient les Arabes à l’idée de le traverser. (6) Les Arabes prennent le nom de leur fils, comme d’autres peuplesprennent le nom de leur père. Abou-Khalef signifie père de Khalef. (7) Le rosier de Jéricho ou d’Idumée, dans les chaleurs, courbe sesbranches, entrelace leurs cimes et en forme une sorte de globe. Il lesrouvre dans les temps humides. Les gens du pays, avant de se mettre envoyage, viennent consulter les rosiers. S’ils ferment leurs rameaux,l’entreprise est regardée comme désespérée ; s’ils les ouvrent, lesuccès passe pour certain. (8) Par la science de Raml, on peut prédire à quelqu’un sa destinée,pourvu qu’il donne son nom et celui de sa mère. (9) Satan. |