Th. Massiac
C’est aux lecteurs amis de la joie que ce livre s’adresse. Avec ceuxqui redoutent de penser aux vives œillades, aux lestes propos, auxsourires mignards de nos malicieuses pécheresses, point d’affaire. –Qu’ils le laissent fermé. Dès la première page, ils y trouveraient detrop pernicieuses tentations. Quant aux autres, francs compagnons, épris de friands morceaux,amoureux d’intrigues galantes, curieux de ces tours habiles où nosbelles Galloises n’ont point de rivales, qu’ils lisent, ceux-là !qu’ils lisent attentivement, phase par phrase, mot par mot,principalement entre les lignes, où est renfermé le plus précieux, ceque l’homme de bonne compagnie préfère qu’on lui donne à deviner,plutôt qu’on ne le lui marque tout au long. Écoutez donc ces histoires, elles sont du jour. Légères, pardieu !montrant la fine cheville, le genou délié, la jarretière de satin deleurs héroïnes, voire un joli coin de cette appétissante étoffe denature, fraîche et blanche, dont on aime tant à parler, pour ne pasdire plus. Mais, comme l’a écrit Béroalde de Verville : « Il fautestre effronté pour obtenir des faveurs. »
~*~
EN BONNE FORTUNE
O
H ! certes ! pour trompé, il l’était ! Il aurait eu grandement tort dele nier, ce pauvre baron de Mottebrune !
C’était bien un peu sa faute aussi !
Pourquoi, dans sa quarantaine, aller s’amouracher d’une petite rusée dedix-huit ans, qui avait compris immédiatement qu’elle le mènerait commeelle voudrait, cinq minutes après le « oui » sacramentel ?
N’aurait-il pas dû prévoir cela ?
Mais non, il était fou ! Mlle de la Basse-Futaie était si fraîche, sijeune, si jolie ! Et quels grands yeux enchanteurs ! Joignez à celaqu’elle semblait réellement éprise de ce cher homme, qu’elle baissaitpudiquement ses paupières quand il la regardait ; qu’elle lui coulaiten dessous des œillades qui auraient réveillé un moine vivant depuis unquart de siècle dans les pénitences les plus rigoureuses !
Ces filles sans fortune, quels diplomates !
Bref, il avait été pincé.
Mlle de la Basse-Futaie se montra généreuse. Elle lui donna un moisentier de lune de miel. Mais après ! ah ! dame, après !
On s’aperçut promptement de la tournure que prenaient les choses, carMme de Mottebrune ne se cachait aucunement. Seul, le baron semblaittout ignorer.
On prit d’abord cela pour de l’imbécillité.
– Comme on vieillit vite, quand on est marié ! – disait-on en manièrede pitié.
Mais, un jour, il détrompa les gens sur son compte.
Un joli garçon, qui avait été honoré des faveurs de la baronne, nevoulant point que M. de Mottebrune ignorât son bonheur, lui dit enriant, à brûle-pourpoint :
– Savez-vous, baron, que Madame votre femme vous trompe ?
– Oh ! répondit le baron, – pas plus que vous, mon cher.
La réplique fut connue, et elle eut un véritable succès. On commença àpenser que M. de Mottebrune, ayant acquis la certitude que sa femmeétait bien décidément perdue pour lui, agissait en galant homme, et,plutôt que de crier, plutôt que de jouer les Georges Dandin, subissaitdiscrètement sa situation, et ne demandait rien qu’une réserve de bongoût à son égard.
Tacitement, on accepta cette conduite parfaite, d’une correctionirréprochable, et l’on s’y conforma.
Il y avait deux ans que cela durait. Mme de Mottebrune avait vingt ans,et son mari quarante-deux.
Le baron était encore vert, bien qu’il eût fort usé de la vie.
Grand, très droit, toujours vêtu d’une redingote boutonnée et d’unpantalon de fantaisie, l’allure dégagée, c’était le pur type dugentilhomme. Il ressemblait légèrement à Henri IV, avec ses cheveuxpoivre et sel qui frisaient, ses yeux vifs, son nez recourbé, et le finsourire encadré dans sa moustache et sa barbe grises.
Quant à la baronne, c’était un délicieux Latour.
Lorsqu’elle apparaissait, coiffée en poudre, avec ses yeux bleus auxlongs sourcils, son joli front blanc, son nez mignon, ses joues avivéesd’une pointe de fard, sa bouche rose, son
assassine ; et ce couflexible, poli comme un marbre de Carrare, ces épaules rondelettes,cette poitrine adorable, dont la naissance était d’une forme si divineque l’on devinait les beautés de ce qui demeurait caché ; et ces braspotelés, ces mains délicates, effilées, fluettes, cette taille deguêpe, cette démarche onduleuse, pleine de suc, attirante ; à cemoment, tous les yeux se tournaient vers elle et ne la quittaient plus.
C’était ainsi au Casino de Trouville, où le baron et sa femme étaientallés passer un mois.
Mais que dire quand la baronne arrivait sur la plage, chaque jour, àcinq heures de l’après-midi, pour prendre son bain !
Plus de robe ! plus de corset !
La tête seulement couverte d’un léger chapeau de paille, vêtue d’uncostume ravissant, c’était la déesse de la mer, Amphitrite, quidaignait se montrer aux mortels. Elle portait une sorte de blouse rosedans laquelle son torse jouait librement. L’étoffe se moulait sur desrondeurs idéales, qu’elle indiquait aussi bien que si on les eût vuessans voile. Le pantalon, très court, s’arrêtait au-dessus des genoux,et laissait contempler des jambes de déesse, aux attachesmerveilleuses. Et quelle peau fine et satinée ! Le grain en était à cepoint transparent que les veines y paraissaient avec une nettetéextraordinaire. Ce réseau bleu courait sur ces formes ineffables commeun ensemble de jolis ruisseaux jouant sur des collines charmeresses etdans des vallons enchanteurs.
Tout le monde en perdait la tête.
Les femmes couvraient la baronne de regards chargés d’envie.
– Quelle audace ! Comment ose-t-elle se montrer ainsi en public !
– Oh ! elle est connue ! Ce n’est pas la timidité qui la gêne !
– Il paraît que le jour de son mariage, le baron a été stupéfié par sonaplomb.
– Bien mieux, Madame. Son maître de danse m’a raconté qu’elle avaittenté de le séduire ! Elle n’avait pas quinze ans !
– Elle a échoué ?
– Madame, Passequille est un honnête homme. Il fit observer à cettedévergondée qu’il était marié et qu’il avait sept enfants. Savez-vousce qu’elle lui répondit ?
– Quelque horreur !
– Elle lui répondit : – Sept enfants, Passequille ! C’est justementpour ça.
– Oh ! c’est affreux !
– Mais, voyez donc ! n’a-t-elle pas honte de se faire détailler de lasorte ?
– Morbleu, Madame, fit un baigneur qui passait près de la femme quiprononçait cette dernière phrase, et qui, sans être décolletée comme labaronne, n’en exhibait pas moins à l’air une surface plus considérable,à cause du développement de ses formes, – morbleu, Madame, elle estplus jolie en détail que vous ne l’êtes en gros !
– Insolent !...
– Chut ! c’est son mari.
C’était le baron, en effet.
Le malheureux ! sous son apparente philosophie de bon ton, ildissimulait la passion invincible qu’il conservait pour sa femme.Jamais on ne lui avait entendu prononcer un blâme contre la baronne, etce qu’on attribuait à son tact d’homme du monde ne résultait que del’esprit insensé qu’il avait de reconquérir les bonnes grâces de Mme deMottebrune.
En somme, il était encore très beau, malgré son âge ; et si sa femmefaisait des jalousies et des passions, lui, de son côté, prouvait qu’illui restait plus d’agréments qu’on ne l’eût supposé.
Il arrivait sur la plage enveloppé d’un long peignoir de bain sansmanches dans lequel il se drapait avec une élégance souveraine. Puis,devant la mer, lentement, il enlevait son peignoir, et demeurait ainsiune minute.
Plus d’une fois, les regards se fixèrent sur lui.
Il avait un torse admirable. Larges pectoraux, épaules puissantes. Sesbras robustes et nerveux étaient superbement musclés. Ses jambes et sescuisses, fermes, solides, accusaient une force peu commune. Tous sesmembres, pleins à la fois de vigueur et de grâce, jouaient avec unecomplète désinvolture. Et au-dessus, cette tête d’homme mûr, auxcheveux ras et à demi neigeux, aux yeux vifs, au calme sourire, cettetête prenait un air de jeunesse et de séduction dont on subissaitmalgré soi l’influence. Joignez à cela que le baron se soignait commeune petite-maîtresse, sans que rien indiquât qu’il eût tantd’attentions pour lui-même ; et qu’il était net comme un louis d’or.
Puis il entrait dans l’eau, où il savait nager sans être ridicule. Ilne soufflait pas, ne se remplissait pas la bouche, ses cheveux neretombaient pas sur ses yeux, et tous ses gestes étaient d’une harmoniedélicieuse.
– Sapristi ! dit un jour la petite Frisette, qui venait pour lescourses, – voilà un homme chic !
– Très gommeux ! Hein ! quelle belle taille ! – lui répondit l’amie quilui tenait le bras.
– C’est le roi de la plage ! Je n’en vois pas un pareil.
– C’est que c’est vrai, tout de même !
– Ma foi, tu sais, s’il veut,... ça ne tient qu’à lui.
– T’es bête ! Tu ne le connais donc pas ?
– Et toi ?
– Moi ? si. C’est le baron de Mottebrune.
– Celui qu’est si bien.... arrangé par sa femme ?
– Comme tu dis !
– Allons donc !
– Ma parole. J’ai soupé avec lui.
– Dis donc, c’est vrai qu’il ne parle pas ?
– Pourquoi ça ?
– Dame, on me l’a raconté.
– Il chante bien, toujours.
– Alors, ça suffit. Pour le reste, ça le regarde.
C’est qu’en réalité, on ne voyait jamais de maîtresse au baron. C’étaitmême une des raisons par lesquelles on expliquait la conduite de labaronne, très sobre elle-même d’appréciations au sujet de son mari.
Or, à Trouville, Mme de Mottebrune avait remarqué un jeune gentleman,ravissant garçon de vingt-quatre ans, le petit vicomte de Longuelime,et bientôt on fut certain que sa liste comptait un nom de plus.
Le baron se lia étroitement avec Longuelime, bien que celui-ci tentâtde fuir des relations aussi difficiles, mais M. de Mottebrune était siinsinuant, et en même temps si scrupuleusement discret, qu’il futimpossible au vicomte de lui résister. En huit jours, ils devinrentinséparables.
Il en résulta que Longuelime se mit à entonner les louanges de M. deMottebrune. A tout propos, il répétait : Mottebrune dit ceci. –Mottebrune pense cela. – Mottebrune agit de la sorte. – Ce fut lui quirapporta à la baronne la phrase que son mari avait lancée à la femmequi la malmenait.
Au bain, ce fut encore Longuelime qui fit remarquer à la baronnel’élégance indiscutable du baron.
De telle sorte que Mme de Mottebrune, au dîner, dit soudain à son mari :
– Je vous ai vu nager aujourd’hui, Monsieur. Vous êtes vraimentremarquable à la mer !
– Grâce à vous, Madame ! répliqua le baron en souriant et ens’inclinant légèrement.
Terrible était le mot, d’autant plus que Mme de Mottebrune avait parlésans chercher à être méchante. Elle rougit comme un coquelicot etadressa au baron un coup d’œil rempli de fureur, auquel celui-cirépondit par un nouveau sourire, tandis que les baigneurs qui dînaientdissimulaient tant bien que mal leur envie d’éclater.
A la suite de cette escarmouche, la baronne se montra bizarre. Sanscesser ses intrigues, elle commença à s’occuper de son mari, ellel’observa de plus en plus, elle eut des distractions inattendues, ellelaissa même échapper des paroles de dépit :
– Je ne sais si Monsieur de Mottebrune a vraiment à se plaindre de moi; mais, dans tous les cas, son indifférence justifie la mienne.
Cet état d’esprit étonna d’abord, puis ennuya le petit Longuelime, quiaimait ses aises par dessus tout. Mme de Mottebrune n’était pour luiqu’une maîtresse comme les autres, et dès qu’il devenait nécessaire dese surveiller auprès d’elle, de l’amuser au lieu d’en être amusé, celan’allait plus.
Et puis, elle l’accablait de questions sur le baron. Que disait-il ? oùallait-il ? avait-il des maîtresses ?
– Qu’avez-vous donc fait à Madame votre femme ? – demanda-t-il un matinau baron. – Elle est d’une maussaderie insupportable depuis une semaine!
– Ce que je lui ai fait ? mais, cher ami, il me semble que vous devriezsavoir que depuis longtemps je ne lui fais plus rien.
– Hé ! ce n’est point ainsi que je l’entends, maudit railleur. Je veuxdire qu’elle se préoccupe beaucoup de vous en ce moment.
– Vraiment ! et de quelle façon, je vous prie ?
– Oh ! il n’y a rien que d’agréable. Ainsi, hier, elle m’a circonvenuafin de savoir le nom de votre maîtresse.
– Vous ne le lui avez pas révélé, je suppose ?
– Plaît-il ? – fit le vicomte en écarquillant les yeux.
– Je vous avoue qu’une indiscrétion de cette nature me seraitdéplaisante.
– Vous avez donc une maîtresse ?
– Bien, très bien ! Je préfère cela, cher ami.
– Parbleu ! je consens que le diable m’emporte....
– Merci ! merci ! N’insistez pas, je connais votre délicatesse.
Le vicomte de Longuelime était positivement ahuri. Il n’eut rien deplus pressé que de raconter sa conversation avec le baron à Mme deMottebrune.
– Il a une maîtresse ! – s’écria-t-elle d’un air indigné. – Il a unemaîtresse ! Est-ce possible ?
Au dîner de ce jour-là, elle parut plus préoccupée que d’habitude. Elleregardait par moment M. de Mottebrune, qui mangeait tranquillement,calme comme toujours, un peu pâle toutefois.
– Qu’avez-vous donc, Monsieur ? – lui dit-elle tout à coup, – votrevisage est moins bien qu’à l’ordinaire.
– Je vous remercie, Madame, – répondit le baron, – je me suislégèrement fatigué tout à l’heure.
– Ce n’est rien, Monsieur ?
– Oh ! l’affaire d’une nuit de repos. Demain, il n’y paraîtra plus.
– Alors, ce soir, vous ne sortirez point ?
Tout le monde leva la tête. Cette question était si insolite que l’onfut sous le coup d’une stupéfaction générale. Longuelime n’en revenaitpas.
Le baron était demeuré impassible. Ce fut pourtant d’une voix malassurée qu’il reprit en souriant :
– Non, Madame, je ne sortirai pas ce soir.
S’inquiétant peu de ce que pensaient les dîneurs, Mme de Mottebrune nequittait pas des yeux son mari. Lui la regardait aussi, moinsattentivement, toutefois. C’était un tableau saisissant, plus par cequ’on y devinait que par ce qu’on y voyait.
– Dans ce cas, – reprit la baronne, – voulez-vous accepter de prendrele thé chez moi ?
Il régnait dans la salle à manger un silence absolu. Toutes les figuresétaient tournées vers les deux causeurs, assis en face l’un de l’autre,selon leur habitude.
– Vous êtes trop bonne, Madame, – fit le baron, – je ne veux pas vousdéranger. Je sais que vos soirées sont prises.
– Vous vous trompez, Monsieur, celle d’aujourd’hui est libre. Voyons,acceptez !
Le baron baissa les yeux sans répondre, et il se mit à peler une pêche.
– Si je vous en priais !
Ces simples phrases produisaient un effet inouï ! Les assistants sesentaient envahir par une curiosité indéfinissable. Oui ! l’on savaitque le baron se moquait de sa femme, et que celle-ci le haïssait, etpourtant l’on sentait qu’il se passait là quelque chose d’inusité.
La baronne froissait fébrilement sa serviette, ses yeux brillaient d’unéclat fiévreux, ses joues étaient empourprées par le sang qui yaffluait. M. de Mottebrune était plus pâle encore qu’auparavant. Ilavait gardé sa pose première, aucun trait de sa physionomie nebougeait, mais ses mains tremblaient. Il prit son verre et il voulutboire. Il avala péniblement une gorgée de vin et reposa le verre sur latable.
– Vous viendrez, n’est-ce pas, Monsieur ?
– Madame....
– Par grâce, Monsieur, ne me laissez pas seule ce soir. Je ne sais ceque j’éprouve, mais....
– J’irai, Madame.
La baronne eut une expression de visage que nul ne lui connaissait. Oneût dit qu’elle voulait envelopper son mari dans un fluide émané d’elle! Lui avait pris son mouchoir et s’essuyait le front.
Après le dîner, on se rendit au salon de conversation, où lescommentaires ne firent faute d’aller grand train.
Quant à M. de Mottebrune, à neuf heures, il frappait à la porte de lachambre de sa femme.
– Entrez ! – lui dit-on de l’intérieur.
Il poussa la porte et la referma derrière lui.
Mme de Mottebrune était assise dans une dormeuse. Vêtue d’un peignoircrême, léger comme une mousseline, coiffée en cheveux, un collier d’orau cou, des bagues aux doigts et des bracelets aux poignets, ses piedsfins et mignons chaussés de mules de velours bleu sombre d’un effetenchanteur sur les bas de soie gris perle, que l’on apercevait quelquepeu, elle était pelotonnée sur elle-même comme une chatte frileuse,dans une pose ravissante de langueur et de coquetterie.
Le baron s’arrêta au milieu de la pièce.
– Me voici, Madame, – fit-il en s’inclinant et en restant debout devantsa femme. – Vous convient-il toujours de m’avoir ce soir auprès de vous?
– Oui, Monsieur, – répondit la baronne en lui indiquant une chaise àcôté d’elle. – Veuillez vous asseoir.
M. de Mottebrune s’assit, tout en gardant à la main son chapeau et sacanne.
– Débarrassez-vous donc, Monsieur, – fit la baronne en souriant. – MonDieu ! que vous êtes emprunté !
– Nullement, Madame. Je sais ce que je dois aux personnes chezlesquelles je suis en visite, voilà tout.
– Oh ! Monsieur, n’êtes-vous pas chez vous ici ?
– Mais, je ne le pense pas, Madame.
– Voyons, ce n’est pas pour cela que vous êtes venu, je suppose ?
– C’est juste. Il me semble que c’est pour prendre le thé.
– Hé ! laissons là le thé, Monsieur. Vous savez bien que ce n’étaitqu’un prétexte.
– Ma foi, je l’ignorais, mais tant mieux ! Je déteste cette fadeboisson.
– Vous l’aimiez pourtant fort, autrefois.
– J’ai changé, Madame. Vous ne trouverez à cela rien de merveilleux,sans doute, car je ne suis pas le seul.
– C’est vrai, Monsieur, et je vous entends bien.
– Que voulez-vous dire ?
– Ne jouons pas, Monsieur, nous avons à parler de choses sérieuses.
– Vous choisissez mal le moment, ma chère amie. Ne vous ai-je pas ditque j’avais un violent mal de tête ?
– Oui ! comment l’avez-vous gagné ?
– Plaît-il, Madame ?
– Tenez, je ne puis me taire plus longtemps. J’ai appris que vous aviezune maîtresse, Monsieur !
– Moi, Madame ?
– Oui, oui, je le sais. Eh bien, Monsieur, cela me déplaît, à moi.
– Mais, Madame...
– Oh ! vous me direz ce que vous voudrez, ce m’est tout un.
– Pardon, Madame. Etes-vous bien sûre que j’aie une maîtresse ?
– Si j’en suis sûre !
– Qui vous l’a dit, sans indiscrétion ?
– Qui me l’a dit ? – fit la baronne en hésitant.
– Oh ! je ne vous demande que le nom, étant édifié sur la qualité.
– Monsieur ! – fit la baronne sur un ton de reproche.
– Hé ! que diantre aussi, Madame ! qu’avez-vous besoin de m’adresserune telle question ? Est-ce que je vous en fais de semblables, moi ?
Mme de Mottebrune répliqua d’une voix frémissante :
– Ah ! Monsieur, vous ne comprenez pas pourquoi je vous interroge ainsi!
– Qu’en savez-vous, Madame ? – répartit M. de Mottebrune, en entourantde son bras la taille de sa femme.
Celle-ci était absolument subjuguée ! Tant de délicatesse, après tantde souffrances secrètes, lui inspirait pour l’homme qu’elle avaittorturé à plaisir une admiration véritable.
– Ah ! Monsieur ! – s’écria-t-elle en joignant les mains, – est-ce quevous oublieriez....
– Quoi donc ? – dit le baron en l’interrompant. – Je n’ai rien àoublier, Madame. Heureuse si aujourd’hui j’ai su vous plaire ! Plusheureux cent fois si je vous plais encore demain !
Elle le regarda. Il souriait. Il avait relevé la tête, et son visageétait superbe de joie et de fierté !
– Oh ! Georges ! – murmura-t-elle, – tu es beau !
Et, lui saisissant le cou dans ses mains, elle appuya passionnément seslèvres sur celles de M. de Mottebrune, qui sentit son beau corpspalpiter contre le sien !....
Le lendemain matin on attendait impatiemment le baron, qui avait promisd’assister à une excursion projetée la veille. Le petit Longuelimesurtout manifestait une réelle inquiétude.
– Dix heures ! – fit l’un des touristes, – et il n’arrive pas !
– Parbleu ! comme tous les gens ponctuels ! – reprit un autre. – Cesont toujours ceux-là qui n’arrivent jamais !
– Ma foi, Messieurs, si nous partions ?
– Partons, c’est cela.
Longuelime essaya d’intervenir.
– Encore quelques minutes ! Il ne peut tarder maintenant.
– Mais, mon bon, voilà près d’une heure que vous nous demandez quelquesminutes !
- Messieurs, je vous prie de m’excuser.
– Tenez, le voici !
C’était en effet le baron. Bien qu’il eût les yeux battus et les traitsun peu tirés, une si intime satisfaction se lisait sur sa physionomieque tout le monde en fut étonné.
– Vous me pardonnerez, cher ami, – dit-il à voix basse, en prenant lebras de Longuelime. – J’ai profité d’une bonne fortune inespérée.
– Une bonne fortune ! Et, laquelle ?
– Cela va vous surprendre... Je suis l’amant de ma femme !
~*~
LE CACHET
M
ONSIEUR le comte de la Raynette, ayant besoin d’un secrétaire, s’étaitadressé à ses meilleurs amis, afin qu’ils l’aidassent à trouver cequ’il cherchait.
C’était passablement difficile, à cause des exigences du comte. Ilvoulait un garçon qui fût jeune, très instruit, intelligent aupossible, et surtout homme du monde jusqu’au bout des ongles.
Après quinze jours d’attente, le baron de Grandpoint lui envoya RobertMallier. Vingt-six ans, bonne tenue, style remarquable ; enfin, toutesles qualités exigées.
Le comte de la Raynette n’a nullement inventé la poudre ; mais, quandon le voit tout d’abord, et qu’on n’échange avec lui que quelques mots,son grand air, sa distinction suprême vous donne à penser qu’il en eûtparfaitement été capable.
Ce n’est que lorsqu’on le connaît davantage que l’on revient sur cetteimpression, et l’on en a regret.
Dès la première entrevue, Robert plut infiniment au comte, qui leprésenta à la comtesse, charmante femme de trente ans, de laquelle ilreçut un accueil des plus flatteurs.
Il en résulta que M. de la Raynette, après de mûres réflexions, sedécida à lui confier la place qu’il ambitionnait, et le mitimmédiatement au courant de ce qu’il aurait à faire.
« – Tous les matins, – lui dit-il en substance, – vous viendrez dansmon cabinet, à neuf heures. Vous dépouillerez ma correspondancegénérale et vous préparerez les réponses. A dix heures, j’irai vousrejoindre, et nous arrêterons ensemble les textes définitifs. Vousrédigerez ensuite le courrier, et me le présenterez pour la signature.Je cachette moi-même, et j’appose de ma main le sceau de mes armes.Puis, vous parcourrez les gazettes, et vous m’annoterez tout ce quivous paraîtra digne de mon attention, en tenant compte de mon rang, del’étiquette, et de mon attachement inébranlable à la maison de France.Ce travail devra être complétement achevé à deux heures, afin que jepuisse quitter l’hôtel à trois, pour mes visites. Le reste de lajournée, vous serez absolument libre. »
– Ma tâche est simple et commode, – pensa Robert. Et il se mitcourageusement à l’ouvrage.
Mais bientôt il s’aperçut qu’il s’était trompé de tout point dans sesprévisions. Le comte se montrait d’une préciosité inimaginable ! Ildiscutait sur l’emploi d’un mot durant un quart d’heure entier, et lesformules finales étaient l’objet d’une étude si approfondie de sa partque souvent l’on arrivait à ne plus savoir comment les libeller !
Au bout de quinze jours, le pauvre secrétaire était dans un étatd’énervement perpétuel.
Un matin, le comte fut si scrupuleux, si méticuleux, si pointilleux,qu’aussitôt qu’il fut sorti, Robert jeta fiévreusement sa plume sur latable, en s’écriant d’une voix exaspérée :
– Morbleu ! quel être insupportable !
– Pour ça, vous avez joliment raison, Monsieur Robert ! – lui fut-ilrépondu sur-le-champ.
Robert sursauta sur son fauteuil en se retournant avec promptitude.
C’était Mariette, la femme de chambre de la comtesse, qui, entrée sansbruit dans le cabinet, n’avait pu se garder de répliquer àl’exclamation du secrétaire par une approbation sans réserve.
– C’est vous, Mariette ? – fit Robert en souriant. – C’est fort aimableà vous de partager mon avis, mais je préfèrerais que vous ne m’eussiezpas entendu.
Elle était fort appétissante, Mariette.
De grands yeux bleus, des joues fraîches et roses, une bouche s’ouvrantsur des dents blanches et brillantes, des cheveux blonds, légèrementébouriffés sous son bonnet de mousseline, un corsage gentiment arrondi,une taille de guêpe, des hanches onduleuses, de petits piedsfrétillants chaussés de coquets souliers à bouffettes... Elle étaitfort appétissante, en vérité.
Elle jouait l’embarras, à la suite de la réponse de Robert.
– Dame, Monsieur Robert, il n’y a rien de ma faute. C’est Madame quim’envoie chercher le cachet de Monsieur.
– Le cachet de Monsieur ? Mais, Mariette, je ne l’ai point.
– Je ne sais pas, moi, Monsieur Robert. Madame la comtesse m’a dit : «Demande le cachet à Monsieur Robert. » Je vous le demande, voilà tout.
– Oui, sans doute ; mais, en fait de cachet, je n’ai que le mien, etj’hésite à penser qu’il puisse tenir lieu de celui que vous réclamez.
– Vous croyez, Monsieur Robert ; – répartit la soubrette en souriant.
– Hein ! – murmura le secrétaire, en manière d’
a parte.
Et, prenant la main de Mariette, il ajouta tout haut :
– Que voulez-vous dire, petite friponne ?
– Moi ! Monsieur Robert, – répliqua Mariette, sans retirer sa main, –je ne veux rien dire du tout.
– Est-ce que vous avez vu le cachet de Monsieur le comte ?
– Oh ! ma foi, non. Et je n’y tiens pas, allez, Monsieur Robert.
– Tiendriez-vous davantage à voir le mien ?
– Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Hé ! petite masque, il ne dépend que de vous !
– Comment ! Monsieur Robert !
Il l’attira tout près de lui, en disant à demi-voix :
– Savez-vous que vous êtes charmante, Mariette ? Mais a-t-elle des yeuxpiquants, cette coquine ! Et des lèvres fraîches ! Et des joues biendouces ! Et ce joli menton ! Et ce cou délicat !
Ah ! la délicieuse enfant ! Ah ! l’adorable mignonne !
A chaque compliment, il embrassait Mariette qui, loin de se fâcher,recevait ses baisers et ses flatteries avec l’air ravi d’une chattebuvant du lait. Elle se contentait de murmurer :
– Monsieur Robert ! Monsieur Robert ! Madame me grondera !
– Est-ce que je te déplais, mon cœur ? – lui dit le secrétaire, en luientourant la taille de ses bras.
– Ah ! Monsieur Robert, vous êtes bien gentil ! – répondit Mariette.
– Parbleu ! je serais bien sot ! – pensa mentalement Robert.
Quant Mariette s’en alla, elle n’avait point le cachet du comte, maisle secrétaire était rayonnant, et il se disait en se frottant les mains:
– Le comte est assommant, c’est certain ; mais la camériste est unvéritable bijou. Il y a compensation.
Il ne prévoyait point qu’il allait bientôt lui échoir une aubaine bienautrement précieuse !
En effet, Mme de la Raynette avait eu la même idée que Mariette. C’estmême dans l’intention de donner l’éveil au jeune secrétaire qu’elle luiavait adressé sa femme de chambre. Or, quand la fille apporta à samaîtresse la réponse de Robert, celle-ci fut piqué au vif, parcequ’elle comprit tout d’abord qu’il refusait d’accepter le rôle qu’ellelui offrait.
– Le sot ! se croit-il le droit d’être si difficile ? Ne trouve-t-ildonc point que je le vaille ?
Du reste, si Robert eût pensé ainsi, il aurait eu grandement tort. Mmede la Raynette était fort belle. Ses trente ans lui avaient donné cetéclat spécial qu’on ne rencontre que chez les femmes de cet âge ! Sestraits formés étaient gravés définitivement sur son fier visage, queses cheveux bruns encadraient d’une manière fastueuse ; elle avait uncou superbe, avec les deux célèbres lignes de Balzac à sa base ; lesépaules étaient riches, la poitrine splendide, les bras admirables, lataille fine, les hanches développées.
Mais Robert ne la dédaignait point. Il ne supposait pas qu’elle pûtsonger à lui, voilà tout.
Peu à peu, elle reconnut qu’elle s’était trompée, dans son dépit.Toutefois, à force d’entendre Mariette parler du beau secrétaire, cequi avait lieu constamment, elle s’imagina que c’était une ruse decelui-ci, cherchant à s’éclairer sur ses intentions à elle, à l’aidedes bavardages de sa camériste.
Elle avait de la littérature, la chère comtesse. En conséquence, ellerésolut, pour instruire Robert de ses sentiments, de se servir du moyenemployé par Roxane dans
Bajazet*. Elle fit de Mariette son Aricie, –Aricie inconsciente, qui jouait d’ailleurs un rôle trop actif dansl’intrigue pour avoir le moindre doute.
De sorte que la camériste fut quotidiennement chargée de commissionspour le secrétaire, commissions insignifiantes en apparence, mais dontla répétition ne tarda point à le mettre en éveil, et à le faireprofondément réfléchir...
– Madame la comtesse vous félicite de votre lettre à Monsieur le duc.
– Madame la comtesse a trouvé parfaite votre épître à son Éminence.
– Madame la comtesse désire que vous lui rédigiez une note pour lerégisseur du château.
– Madame la comtesse demande votre avis sur ce billet, qu’elle destineà son couturier.
Robert ne put répondre de suite à cette dernière communication,Mariette n’ayant apporté le papier qu’au moment du déjeûner. Lasoubrette en conçut un violent dépit, car ce qu’elle aimait surtoutdans ses missions fréquentes, c’était les réponses, auxquelles ellecollaborait passionnément.
Le secrétaire déjeûnait à la table du comte. A peine si l’on s’étaitassis que la comtesse lui demanda à brûle-pourpoint :
– Vous devez parfois être embarrassé, Monsieur ?
– Pourquoi donc, Madame ? – interrompit le comte, avant que Robert aiteu le temps d’ouvrir la bouche.
– C’est qu’il me semble qu’il y a des cas où l’on hésite, – répondit lacomtesse.
– Jamais, Madame, – reprit le comte ; – avec une ligne de conduiteferme et droite, on atteint toujours le but.
– Madame la comtesse, – dit alors Robert en s’inclinant, – Monsieur lecomte a raison. Ainsi, il m’arrive par moment qu’une lettre m’estremise trop tard pour que je la lise avant le déjeûner. Eh bien, malgrécela, dès la fin du repas, il me suffit de cinq minutes pour yrépondre, ce que je fais sans la moindre difficulté.
– C’est pourquoi vous me satisfaites pleinement, – ajouta le comted’une voix solennelle.
La comtesse avait compris ; elle n’insista point.
Le déjeûner terminé, Robert se retira promptement et déplia le billetde Mme de la Raynette.
Voici ce qu’il y lut :
« Monsieur Cloxett, couturier,
Je suis absolument mécontente de votre dernière livraison. Tout en estmauvais. Il semblerait que vous ignorez comment je suis faite. Lecorsage de l’amazone est trop étroit du dos et il plisse sur lapoitrine. Vous savez cependant que je n’ai ni les épaules étriquées, nides paquets sur la gorge. Cet endroit est d’autant moins bon que je nemets point de corset pour monter, (un simple fourreau de chevreau,comme vous me l’avez conseillé vous-même), ce qui, par suite del’ampleur que vous avez donnée à cette partie, prêterait à croire qu’ily a là quelque chose de défectueux, contre toute vérité. La jupe estpassable, mais le maillot est manqué de tout point. Il me serretellement au-dessous de la taille qu’il craquerait la première fois queje le porterais. Je ne suis pas énorme ; encore faut-il qu’il y aitassez d’étoffe, quelque souplesse que possède la soie. Puis, il est peuséant d’être emprisonnée là outre mesure. De plus, il me fait deschevilles de fille de ferme, et je tiens à la finesse de mes attaches.Tout est à recommencer.
Agréer mes salutations.
« Comtesse de la Raynette. »
Ce billet plongea Robert dans une étrange perplexité.
– Pourquoi diable la comtesse me fait-elle ainsi pénétrer dans lesmystères de sa beauté ? – se demandait-il en tournant le papier dansses doigts.
Puis, il lui vint à l’esprit le souvenir de mille détails auxquels iln’avait prêté jusqu’alors qu’une très faible attention ; il se rappelacertains mots, certains regards qui ne l’avaient point frappé toutd’abord.
– Est-ce que cette lettre signifierait tout autre chose que ce qui yest écrit ? – se dit-il tout à coup. – Morbleu ! je vais le savoir !
Sans perdre une minute, il se rendit chez la comtesse.
Elle était dans son boudoir. Dès qu’il y entra, ses doutes furentlevés, il comprit qu’elle l’attendait.
Mme de la Raynette, mollement étendue sur une chaise-longue, avait latoilette la plus engageante du monde. Les cheveux réunis en un grosrouleau simplement fixé sur le haut de la nuque, elle portait unpeignoir de velours cramoisi d’où se dégageait son beau cou, puissant,souple et d’une courbe adorable. Le vêtement entr’ouvert laissaitadmirer la naissance d’une poitrine magnifique, d’une pureté de lignesidéale. Les seins faisaient sous l’étoffe deux saillies enchanteresses,et dessinaient un joli creux que l’on voyait par l’entrebaillement dupeignoir.
C’était un coin de chair satinée, lisse, dont la peau, blanche comme unduvet de cygne, était d’un grain si fin que les veines bleues ytransparaissaient avec une netteté surprenante. La tête de la comtessereposait sur son bras replié, qui sortait de la manche, arrondi, roseau coude, divinement mince au poignet. Ses pieds de marquise, chaussésde mules de satin bleu tendre, étaient croisés l’un sur l’autre, dansune pose ravissante. Elle avait les yeux à demi clos, un sourire furtifvoltigeait sur ses lèvres humides, et de sa main restée libre, elles’éventait paresseusement au moyen d’un écran de plumes.
Au bruit que fit Robert, elle tourna lentement vers lui son visage, etlui dit d’une voix languissante, en le regardant fixement :
– Eh bien, Monsieur, que pensez-vous de ma lettre ?
– Elle est parfaite dans la forme, Madame la comtesse. Reste à savoirsi le fond est également irréprochable.
– Plaît-il, Monsieur ? – fit Mme de la Raynette, en se soulevant sur lecoude, surprise qu’elle était de la réponse inattendue du secrétaire.
– Excusez-moi, Madame, – fit celui-ci en s’approchant humblement de lacomtesse, – je me ferais un crime de douter. Mais...
– Il y a un mais ?
– Mon Dieu, Madame, j’ai pris avec Monsieur le comte une telle habitudede vérifier, même lorsqu’il s’agit de choses cent fois moins délicatesque dans le cas qui nous occupe...
– Ah ! Monsieur le comte vérifie ?
– Pas lui, Madame, mais moi.
– Mais alors ignore...
– Je ne lui de parle de rien, Madame ; cependant, il a confiance.
– Comment cela ?
– C’est bien simple. Comme, chaque fois que par hasard il me dit : « Ilfaut être certain que ceci est exact, je lui réponds : « J’ai vérifié,Monsieur le comte » ; il est assuré que je n’avance rien dont je nepuisse fournir la preuve.
– Supposeriez-vous, Monsieur, qu’il n’en est pas de même de moi ?
– Oh ! Madame la comtesse, vous ne le croyez pas ! C’est l’esprit deméthode qui me guide.
– Mais, Monsieur, une méthode n’est pas toujours bonne. Cela dépend descirconstances.
– Madame, c’est justement dans les circonstances présentes que celledont je vous parle est inattaquable !
– Mon Dieu, Monsieur Robert, comme vous insistez !
– C’st que je fais de cette question une affaire de conscience, Madamela comtesse !
– Ah ! Monsieur Robert ! Monsieur Robert ! c’est être bienconsciencieux !
– Mais ce n’est que mon devoir, Madame ! Et il est si doux à remplir !
– Vous croyez ?
– Madame la comtesse, voulez-vous en faire l’épreuve ? Ah ! tenez,soyez sûre que j’y prendrai ici autant de plaisir que j’en ai d’ennuiauprès de Monsieur le comte ! Tous mes cassements de tête, tous messoucis, tous mes tracas seront oubliés chaque fois qu’un tel motifm’appellera vers vous. Et, je vous le jure, Madame la comtesse, quelleque soit la difficulté que vous me proposiez, je saurai la résoudre.Comme le disait Monsieur le comte : « avec cette ligne de conduiteferme et droite, on atteint toujours le but ! »
– Et c’est pourquoi vous me satisfaites pleinement !
A cette réplique, si bien en situation, ils éclatèrent de rire tous lesdeux ensemble.
La comtesse était réellement enivrante ! Ses regards pétillaient dejoie et de malice !
– Ah ! Madame la comtesse, vous n’avez point menti ! – murmurait lesecrétaire enthousiasmé.
– Hé ! là ! vous me chiffonnez !
– Non, non ! Je ferme la lettre et j’y mets le cachet.
– Mais c’est le vôtre, il me semble !
– Eh ! Madame ! je n’ai que celui-là !
– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Monsieur Robert !... Enfin,... c’estpour Monsieur Cloxett !...
~*~
MODÈLE DE NATURE MORTE
D
EPUIS quinze jours, Gaston de Laluze était absolument féru de Mme deBlanchecotte.
Il la rencontrait deux fois par semaine, aux mercredis du comte deSerrelon et aux samedis du baron de Pondelile, deux des hôtes les plusmagnifiques du noble et antique faubourg.
C’était un gaillard bien tourné que notre amoureux, que l’on appelaitfamilièrement le grand Gaston. Figure franche et joyeuse, large rire,yeux éveillés, moustache brune, barbe en pointe, cheveux coupés ras ;remuant, furetant, jamais en place, vrai boute-en-train des fêtes ducomte et du baron, qui ne pouvaient se passer de lui.
Il est utile d’ajouter qu’à sa qualité de gentilhomme et d’homme dumonde, il joignait un joli talent de peintre amateur. Il se distinguaitprincipalement dans la nature morte, et les salles à manger de ses amisétaient ornées des œuvres de sa brosse, œuvres fort convenables, chacunle reconnaissait.
Quant à Mme de Blanchecotte, c’était une blonde replète, aux jouesroses, aux lèvres fraîches, au nez mignon. Beauté de vingt-huit àtrente ans battant son plein. Elle montrait, dans les soirées où ellese rendait en robes délicieusement décolletées, un cou bien blanc etbien gras qui se reliait à des épaules rebondies, et, par devant, unebonne moitié de deux proéminences saillantes, capitonnées, solides,entre lesquelles se dessinait le
delta le plus appétissant du monde.Joignez à cela des bras copieux, polis, couleur de neige, avec descoudes à fossettes ; une taille assez fine, bien qu’un peu courte ; deshanches accusées ; une croupe mouvante ; mains potelées, pieds délicats.
C’était un friand morceau !
Par malheur, il y avait M. de Blanchecotte !
Trente-neuf ans, un mètre quatre-vingt-un centimètres de hauteur, desfavoris couleur roux d’oignon, des dents de cheval et une jalousie demulâtre !
Il s’occupait d’archéologie.
Pour l’instant, il était attelé à un important ouvrage où il traitaitde l’influence des horloges à roues sur la dynastie carlovingienne.Après quoi, il annonçait qu’il entreprendrait d’établir les rapportsdes civilisations diverses avec le volume des monuments qu’elles ontédifiés.
Il avait une canne à laquelle était adaptée une rallonge, de façon quele tout eût l’exacte longueur d’un mètre, afin qu’il pût s’en servir,en toutes circonstances, pour déterminer les dimensions des objets quifrappaient sa vue.
– Quand je pense que c’est ce poteau qui m’empêche de réussir ! –grognait Gaston d’un ton de dépit. – Si seulement il était d’un beauton !
Or, ce soir-là, il valsait avec son adorée, dont la robe de bal, plusouverte encore que d’habitude, et d’une teinte bleu-de-roi qui faisaitressortir davantage la blancheur de la peau, semblait toujours prête àlaisser jaillir des appas qu’il n’avait jamais aussi bien contemplésjusqu’alors.
N’y pouvant plus tenir, il dit soudain à sa danseuse :
– Ah ! Madame, plus je vous regarde, et plus je suis surpris d’unechose !
– Une chose, Monsieur Gaston !
Et Mme de Blanchecotte baissa les yeux, comme pour lui indiquer qu’iln’y avait pas qu’une chose, mais bien deux, dont il dût être... surpris.
En effet, le mouvement de la valse produisait là une animationinaccoutumée et adorable ! Ces deux globes appétissants s’agitaient, semouvaient, d’une manière qui eût enthousiasmé un cénobite octogénaire !
Gaston sourit et répondit à sa danseuse :
– Ce qui m’étonne, Madame, c’est que vous ayez épousé M. deBlanchecotte.
– Quoi, Monsieur ! c’est cela ? – fit Mme de Blanchecotte, quis’attendait à un compliment d’un autre genre.
– Mon Dieu, Madame, – reprit Gaston, vous connaissez votre mari, etvous savez mieux que moi s’il a ce qu’il vous faut, j’en conviens. Maisc’est vous qui n’étiez nullement faite pour lui, à mon avis.
– Comment cela ?
– C’est bien simple. Monsieur de Blanchecotte est archéologue, si je neme trompe ?
– En effet.
– Eh bien, Madame, pour cette classe de savants, je pense qu’il fautdes femmes sèches, longues et plates, ce qui n’est point votre cas, sije dois en croire mes yeux !
– Certainement, vous le devez, – répartit gaîment Mme de Blanchecotte.– Mais, veuillez m’expliquer pourquoi la femme d’un archéologue doitêtre comme vous dites ?
– Parce qu’alors elle peut rendre mille services à son mari. D’abord,pour mesurer les monuments...
Ici, Mme de Blanchecotte partit d’un éclat de rire qui se perditheureusement dans le bruit de la danse.
– Voilà un emploi auquel mon mari n’a pas songé à m’utiliser jusqu’àprésent ! – dit-elle.
– J’en suis convaincu, – continua Gaston en s’inclinant d’un airextrêmement grave. – En outre, car ce n’est pas tout, une femme dugenre dont je parle ne détourne point son époux de ses savantespréoccupations. Sa taille lui rappelle, au contraire, ces colonnettesminces et sans galbe qui sont la gloire du style gothique ! Son teintest pareil à celui des stryges qui servent de conduites à l’eau depluie dans les vieilles cathédrales ! C’est parfait ! Tandis que vous,Madame, vous procurez à votre mari des distractions incessantes, jel’affirmerais, avec le ton laiteux de vos épaules, et l’épanouissementenchanteur de votre chapiteau !
– Mais, Monsieur Gaston, à quelle classe de maris étais-je doncdestinée ?
– A celle des peintres de nature morte, Madame !
– Ah ! bien ! très bien ! je prévoyais cette réponse !
– Pardon, j’ai mes raisons !
– Vraiment ? Je suis curieuse de les connaître.
– Madame, ce qui nous manque, à nous, artistes consciencieux, c’est unmodèle qui ne varie pas, un modèle, qui demeure toujours tel que nousl’avons vu tout d’abord, un modèle qui reste aujourd’hui ce qu’il étaithier. Où le trouver ? Rien ne dure ! Les cuivres se ternissent, lespoissons tournent comme des députés, les fruits se tachent, les fleursse fanent !
– En quoi pourrais-je remplacer ces modèles si versatiles ?
– En quoi, Madame ? Mais, cette fraîcheur si fragile des lilas et desroses, ne la possédez-vous pas constamment ? Ce duveté de la pêche, sivite effacé, n’est-il pas fixé pour jamais sur vos joues délicates ?Vos lèvres ont l’éclat des pivoines, vos beaux yeux sont du bleu despervenches ! Sont-ce deux blanches tourterelles qui frissonnent sousmes yeux, le bec replié sous l’aile, comme bercées dans un rêveenivrant ? Je l’ignore, mais, morbleu ! j’en mangerais volontiers !
– Eh bien, Monsieur Gaston !... – fit Mme de Blanchecotte, dont lesyeux brillaient comme des diamants.
– Vous m’avez demandé de m’expliquer, Madame. Encore me suis-je arrêtéen chemin.
– Est-ce possible ?
– Madame, il est dans l’art des joies inconnues dans l’archéologie,même dans la numismatique ! Le modèle ce n’est rien ! ce qui est tout,c’est l’œuvre ! Voir son rêve s’animer sous ses doigts ; se sentirfrémir soi-même dans l’ardeur de sa conception ; s’ingénier pouratteindre le but !... Ah ! Madame, Madame ! La toile n’est qu’untransparent que l’artiste pénètre, où il jette à flots brûlants sapoésie et son extase !... Voilà comme je comprends la nature morte !
– Moi aussi ! – murmura Mme de Blanchecotte, emportée malgré elle parl’exaltation de son cavalier.
– Vous aussi ! – fit Gaston, en l’étreignant à l’étouffer.
La valse était finie.
Une conversation animée s’engagea aussitôt entre M. et Mme deBlanchecotte. Le mari ouvrait des yeux démesurés, baillait d’un aird’ahurissement profond, tandis que sa femme lui parlait avec unechaleur visible, s’efforçant de le persuader de ce qu’elle lui disait.
Enfin, il vint trouver Gaston, auquel il dit, en cherchant les mots,d’un air d’embarras très marqué :
– Monsieur de Laluze, j’ai un service à vous demander.
– A vos ordres, Monsieur de Blanchecotte, – répondit Gaston en lesaluant.
– Ce n’est pas pour moi, Monsieur, c’est pour une femme.
– Je suis d’autant plus enchanté de pouvoir être utile à Madame deBlanchecotte.
– Voici de quoi il s’agit : ma femme serait heureuse si vous consentiezà peindre une nature morte pour sa salle à manger. Votre beau talentl’a séduite, et elle m’a chargé de vous faire part de ses désirs.
- Mille grâces, Monsieur. Madame votre femme est trop indulgente.Veuillez croire que je suis extrêmement flatté de votre proposition.
– Et que vous l’acceptez ?
– Et que je l’accepte.
– Mais,... (ici l’archéologue prit un temps,) il y a une condition,
sine qua non.
–
Sine qua non ?
– Vous allez vous récrier, sans doute ! mais, vous savez, les femmesont parfois des idées fantasques, comme l’avait reconnu jadis le bonroi Charles IV, dit le Bel ?
– Je vous avoue, Monsieur, que vous piquez étrangement ma curiosité, etque je suis impatient...
– Voici. Ma femme veut absolument fournir les divers objets qui vousserviront de modèles.
– Ah bah ! – fit le peintre, en comprimant à grand’peine une formidableenvie de rire.
– Oui. Elle prétend que ce sera plus convenable. Elle suppose que vouspourriez faire de mauvais choix, au lieu qu’elle est sûre qu’il n’yaura rien à redire à ce qu’elle vous portera.
– Ma foi, Monsieur, quelle que soit la bizarrerie de ce caprice, j’yaccède de grand cœur.
– Alors, c’est entendu ?
– Parfaitement.
– Et quand commençons-nous ?
– Quand il plaira à Madame de Blanchecotte.
– Voulez-vous demain matin ?
– A la bonne heure ! – pensa Gaston, – c’est mené rondement ! – Et ilajouta tout haut : – Va pour demain matin.
– Alors, à dix heures je vous amène ma femme.
– Plaît-il ? – fit Gaston, qui n’avait point prévu ce contre-temps.
– A dix heures, demain.
– Oui, j’ai bien entendu. Mais n’avez-vous pas dit que vous m’amèneriezMadame votre femme ?
– Assurément, je l’ai dit.
– Je vous avertis que je ne laisse entrer personne dans mon atelier.
– C’est donc vrai ? Ma femme m’avait prévenu, mais je refusais decroire à cela.
– Tiens ! Madame de Blanchecotte connaissait ce détail ?
– Evidemment, puisqu’elle m’a dit : « J’entrerai, moi, parce que jeveux convenir avec Monsieur de Laluze de l’arrangement du tableau. Maisvous resterez au salon, vous. »
– C’est bien cela.
– Et, dites-moi, se sera long ?
– Probablement, d’autant plus que je travaille d’une façonparticulière. Ainsi, je fais une partie d’abord, puis une autre, puisune troisième, et ainsi de suite jusqu’à parfait achèvement. Vouscomprenez, on dispose chaque morceau à mesure.
– Est-ce que je serai obligé de venir tous les jours ?
– C’est de toute nécessité.
– Et mes travaux !
– Vous ne saisissez pas. Ce n’est que pour l’arrangement que j’aibesoin de Madame votre femme ; après, vous serez libre.
– Ah ! très bien ! très bien ! Ce sera l’affaire de quelques minutes,chaque matin ?
– Pardon, une demi-heure, à peu près.
– Une demi-heure !
– Au moins. Songez donc, il arrive presque toujours que, lorsque toutsemble définitivement arrêté, on recommence. C’est plus long ! (Et jene parle pas des retouches !)
– Enfin, une demi-heure, soit !
– Monsieur de Blanchecotte, – dit Gaston en serrant avec effusion lesmains de son interlocuteur, – vous serez content, je vous en réponds.
– Oh ! moi, je n’y entends rien. Tâchez plutôt de plaire à ma femme,c’est l’essentiel. A demain.
– A demain.
Gaston ne dormit pas cette nuit-là. Il se leva avec l’aurore, fit dixfois sa toilette, se versa sur la tête plusieurs flacons d’eaux desenteurs diverses, essaya de quatre genres de coiffure, et attendit, lecœur battant d’impatience.
A dix heures, comme c’était entendu de la veille, M. et Mme deBlanchecotte arrivèrent.
Mme de Blanchecotte portait une robe de ville sombre et sans ornement,une visite à taille ; un chapeau Mascotte surmontait ses cheveux àmoitié dénoués.
– Vous excuserez mon négligé, – dit-elle à Gaston, qui la couvait deses plus ardents regards, – mais je sors de mon bain et je n’ai pointvoulu vous faire attendre davantage.
On laissa M. de Blanchecotte au salon, et l’on passa dans l’atelier.
Gaston avait pris la main de Mme de Blanchecotte. Il se dégageait de lajeune femme une moiteur fraîche et embaumée qui remplissait de désirsle cerveau du peintre.
– Oh ! vous êtes divine ! – murmura-t-il en attirant vers un largedivan sa belle visiteuse, qui lui répondit malicieusement :
– Voyons un peu ce que vaut votre système ?
La robe était simple, mais elle recouvrait de magnifiques dentelles etune batiste d’une finesse et d’une transparence idéales, souslesquelles Gaston devinait des modèles si délicieux, si purs, sifrémissants !.....
M. de Blanchecotte, depuis trente-cinq minutes, feuilletait l’album dumusée de Dresde.
– Jamais je n’aurais supposé qu’il fallût un tel laps de temps pourdisposer quelques objets ! – grognait-il en regardant machinalement lacélèbre Vierge de Raphaël. – S’il s’agissait de quelque chose de cegenre, je l’accepterais encore ; mais une nature morte ! Quoi diablepeuvent-ils faire par là ?
La jalousie du mari était en éveil ! Il se leva, s’avança jusqu’à laporte de l’atelier, et tendit l’oreille.
On ne parlait qu’à demi-voix, mais il avait l’ouïe fine, et ilentendit, au bout de quelques minutes d’attention.
– Oh ! les superbes pommes ! – disait Gaston. – Comme elles sont douces! comme elles sont blanches !
– Parbleu ! – grommela M. de Blanchecotte, – c’est du Calville !
– Vous abusez, vraiment ! – fit doucement la voix de Mme deBlanchecotte. – Finissez ! vous savez bien que l’on m’attend !
– Encore un moment !
– Qu’en ferez-vous de plus ?
– Faut-il être peintre pour aimer de la sorte à regarder des pommes ! –se dit M. de Blanchecotte en secouant la tête d’un air de pitié.
– Mais vous êtes fou ! – balbutiait Mme de Blanchecotte. – Je ne vousles apporterai pas demain, pour vous punir !
– Par exemple, – riposta Gaston, – je vous défie bien de les laisserchez vous, celles-là !
On se mit à rire aux éclats derrière la porte.
– Quelles niaiseries ! – fit le mari en haussant les épaules, et enretournant à l’album de Dresde.
Enfin, Mme de Blanchecotte et Gaston reparurent au salon.
– Si vous voulez voir notre premier arrangement ? – demanda le peintreà l’excellent mari.
– Volontiers, – fit celui-ci.
On le conduisit dans l’atelier, où il regarda une vingtaine d’objetsplacés sur une petite table. Au milieu s’étalaient plusieurs pommes,qu’il aperçut aussitôt.
– Ah ! ah ! – dit-il en clignant les yeux, – les voilà, les pommes dema femme !
– Les pommes de Madame ? – répéta Gaston, tout décontenancé, pendantque sa complice rougissait des cheveux au menton.
– Eh oui, parbleu ! celles qui vous égayaient tout-à-l’heure à ce pointque je vous entendais à travers la cloison !
– Est-ce un reproche ? – fit Gaston, inquiet et embarrassé.
– Nullement, mon cher ami, nullement ! – reprit promptement M. deBlanchecotte, qui craignait d’avoir offensé la susceptibilité del’artiste. –Toutefois, ça m’a paru un peu puéril, de rire aux éclatspour si peu de chose !
– Il n’a pas compris ! – souffla Mme de Blanchecotte à Gaston qui,rassuré, répartit à son interlocuteur :
– Ma parole, si vous aviez été là, vous auriez ri plus que nous.
– C’est possible ; mais ce qui est certain, c’est que j’ai perdu montemps. Désormais, si cela vous agrée, ma femme viendra seule.
– Comment !... Vous voulez ?...
– Enfin, vous n’avez pas besoin de moi, n’est-ce pas ?
– Oh ! Monsieur, – fit Gaston, – je serais fâché de vous contraindre enquoi que ce fût !
– Merci. Voilà qui est entendu, – fit l’archéologue. Et il ajouta toutbas :
– Un avis. Si vous jouez encore avec les pommes de ma femme, prenezgarde de les laisser tomber, cela les abimerait. Faites attentionsurtout à la pointe, c’est le plus fragile !
– Soyez tranquille, – riposta le peintre avec le plus imperturbablesang-froid. – Du reste, elles seront toujours intactes dans ma naturemorte.
– Tiens ! c’est juste, dit M. de Blanchecotte, en prenant le bras de safemme. Je n’y avais point songé !
~*~
LES DEUX COUSINES
S’
IL y a quelque chose au monde que l’on doive exécrer, c’est bien lapetite ville de province !
Oh ! la petite ville de province, l’assommante vie que l’on y mène !
On s’y lève à huit heures, on y déjeune à neuf ; de dix à onze, on ylit sa *Gazette*, sans en passer une ligne, (et dire que lesprovinciaux ignorent le nom du rédacteur en chef de leur journal !) àmidi, le dîner ; à deux heures, promenade sur le *Cours*, si le tempsest au beau fixe ; sinon, visites aux voisins ; le souper à six heures; puis la bouillotte des familles ou le piquet et le domino des cafés ;enfin, à neuf heures, quand le clairon de la caserne sonne l’extinctiondes feux, bonsoir !
Voilà le programme ! voilà l’existence variée ! Voilà les plaisirsperpétuels de ces admirables provinciaux !
– C’est la santé du corps ! – disent-ils triomphalement.
A Paris, nous avons le cresson de fontaine qui remplit absolument lemême office.
Et puis, pas la moindre aventure !
Que diantre voulez-vous ? Dans un trou de six mille âmes, on se connaîtsi bien, on s’épie avec tant de bonheur, que les pauvres femmes sontobligées de se tenir tranquilles.
C’est pour cette raison que le vicomte Frédéric du Hardant se gardaitsoigneusement d’aller à Château-Gontier, au moment des vacances.
Vainement le comte du Hardant, son père, et la comtesse sa mère luiécrivaient chaque année lettres sur lettres ; il prétextait milleempêchements, dont le principal était le travail approfondi auquel ilse livrait, pour finir son droit au plus vite.
Il faut dire qu’il étudiait plus spécialement dans les brasseries etcafés du quartier latin, ce qui exige, comme on sait, une applicationexcessivement soutenue.
Cependant, un beau jour, il se décida à partir pour Château-Gontier.
Il correspondait avec plusieurs jeunes gens de la ville. Or, depuistrois mois, ils lui parlaient dans toutes leurs lettres d’une Mme deL’Huiclos, jeune veuve ravissante qui était venue passer la saisond’été à Château-Gontier, et qui se montrait d’une froideur surprenantepour tous les jolis galants qui tournaient autour de ses jupes.
Bien mieux, on lui avait offert des partis vraiment avantageux qu’elleavait refusés de prime abord. Elle disait qu’elle n’avait aucune enviede se remarier, une première expérience lui ayant amplement suffi.
Et elle avait vingt-cinq ans à peine ! Et elle était remarquablementjolie ! Grande, robuste, avec de larges épaules, un corsage somptueux,la taille mince et les épaules développées, tout en elle annonçait untempérament ardent, outre qu’elle avait les plus beaux yeux bleus, labouche la plus fraîche, les cheveux blonds les plus abondants, le coule plus délicat, la peau la plus blanche qu’il fût possible d’admirer !
– « Dans de telles conditions, » – avait d’abord écrit de Paris levicomte, – « il est impossible qu’elle reste sage comme vous le croyez.Surveillez-la. »
On l’avait surveillée, sans rien découvrir.
Pendant trois jours, on se figura qu’on allait apprendre quelque chose.Mme de L’Huiclos était entrée chez le pharmacien ! Chez le pharmacien !Et rien n’indiquait qu’elle fût malade ! son visage était aussi calme,aussi clair, aussi reposé que d’habitude ! Mais, alors,... ! Est-ceque... ? Oh ! oh !...
Les commentaires se croisaient partout, quand on apprit que Mme deL’Huiclos était tout simplement allée acheter de la pâte de lichen,pour faire passer un rhume fatigant.
Il se dépensa là des trésors de diplomatie. Ce fut le greffier dutribunal de première instance qui, le premier, acquit la certitude dela nouvelle et put renseigner tout le monde. Cet homme, vieux garçon dequarante ans, bilieux, conçut de sa perspicacité un orgueil immodéré.Dès lors, il se considéra comme un génie incompris, et il fit del’opposition au gouvernement !
Mme de L’Huiclos se souciait fort peu des bavardages. Elle était d’uncaractère gai, riait de ses trente-deux dents, et les roses de sesjoues témoignaient de la sérénité de son âme.
Le vicomte Frédéric avait beau prodiguer, par la poste, ses conseils àses amis et compatriotes, il avait beau leur envoyer les plus savantescombinaisons, les ruses les mieux ourdies, rien ne réussissait. Peu àpeu, cela le surprit, puis le piqua, puis l’indigna, à ce point qu’ils’écria, un matin que les nouvelles étaient complètement mauvaises :
– Morbleu ! ce sont tous des sots ! Je vais partir, et je l’aurai, moi,leur insensible, ou j’y perdrai mon nom. L’honneur du département y estengagé !
Et, sans prévenir personne, il arriva à Château-Gontier, où il n’avaitpas mis les pieds depuis près de trois ans, et où l’on ne le reconnutpoint, à cause d’une certaine petite moustache frisée qui n’était pasencore née lors de son départ pour Paris.
C’était un garçon charmant, le vicomte Frédéric.
Vingt-deux ans, petit, fluet, une chevelure brune très épaisse, desyeux de créole, un nez mignon, une taille de petite-maîtresse. Aveccela, spirituel, aimable et généreux ! Il avait de l’espoir !
Sous un nom supposé, il se logea dans une auberge qui attenaitjustement à la maison louée par la belle veuve. Puis, il commença parétudier le terrain.
Sans mener grand train, Mme de L’Huiclos vivait largement. Sondomestique se composait d’une cuisinière et d’une femme de chambre, enoutre du jardinier de la maison, qui appartenait au propriétaire.
La cuisinière était vieille, la femme de chambre était jeune. Frédéric,dès le premier jour, observa cette dernière, dont l’allure ne laissapas de le préoccuper immédiatement.
C’était une grande fille plate, à la taille lourde, à la figureagréable, mais quasi masculine. Elle avait de gros traits et elle étaitjoufflue, ce qui paraissait bizarre, vu son peu de développement. Ellejouissait d’une réputation de sagesse absolue, et tous ceux qui avaienttenté l’aventure étaient revenus quinauds.
Pendant plusieurs jours, le vicomte ne découvrit rien. Toujours ilrevenait à la femme de chambre, par une idée instinctive. Ill’examinait sans cesse, il épiait ses moindres pas. Soudain, un matin,l’allure de la fille le frappa tellement qu’il s’écria :
– Mais je ne me trompe pas ! Cette femme de chambre !... Eh oui !parbleu, c’est cela ! Allons, ce sera plus facile que je ne le pensais.
Aussitôt, il appela son hôtelier, et lui donna une lettre qu’il lechargea de remettre à Mlle Camille, (c’était le nom de la femme dechambre.)
L’hôtelier porta le billet en souriant, par manière de commisération.
– Encore du temps de perdu ! – pensait le bonhomme.
Le soir, le vicomte sortit. Une heure plus tard, il rentra, et ilannonça, d’un air de profond dépit, qu’il partirait le lendemain.
– Monsieur nous quitte déjà ? – fit l’aubergiste en jouant la surprise.
– Oui. Je m’ennuie dans ce trou.
– C’est que Monsieur le veut bien. Car je ne suppose pas que Monsieurait à se plaindre de ma maison ?
– Aucunement. J’en suis satisfait, au contraire.
– Quant aux distractions, il y en a de toutes sortes dans la ville, etsi Monsieur cherchait bien, Monsieur trouverait facilement de joliespersonnes...
– Vous m’épargnerez vos réflexions à ce sujet, Monsieur l’aubergiste, –répliqua sèchement Frédéric.
– Encore un qui a reçu son compte de Mademoiselle Camille ! – murmuraitl’hôtelier, en dressant la note de son éphémère client.
A la même heure, une scène différente avait lieu entre Mme de L’Huicloset sa femme de chambre.
– Quoi ! tu veux me quitter, Camille ? – faisait la maîtresse, étonnéeet attristée.
– Dame, oui, Madame, – répondait Camille avec embarras ; – on a besoinde moi dans ma famille.
– Mais pourquoi partir tout de suite ? Attends au moins que je t’aieremplacée.
– Oh ! j’y ai songé, Madame. Je ne vous ai prévenue que lorsque j’ai suque je pouvais compter pour çà sur une de mes cousines.
– Une de tes cousines ? – dit Mme de L’Huiclos, en appuyant sur lesmots.
– Une de mes cousines, oui, Madame, – fit la camériste, d’un tonlégèrement hésitant.
– Ah ! Camille, ce ne sera pas la même chose.
– Elle est bien gentille, allez, Madame. Vous verrez !
– Enfin !...
Le lendemain matin, la cousine de Camille fut présentée par celle-ci àMme de L’Huiclos.
Elle était ravissante, sous son bonnet de paysanne, avec ses grandsyeux baissés, ses joues rougissantes, son sourire candide, son teintéblouissant. Et quelles mains délicates ! Et quels pieds fluets etcambrés ! Son corsage révélait une taille de guêpe, et son front purs’inclinait timidement.
– Mon Dieu, qu’elle est jolie ! – s’écria la belle veuve en lui prenantles mains. – Quel âge avez-vous, mon enfant ?
– Vingt-deux ans, Madame.
– Elle n’en paraît pas avoir seulement vingt !.... Et, vous connaissezle service ?
– Oui, Madame. Ma cousine m’a montré ce que j’aurai à faire.
– C’est peut-être un peu fatigant pour vous, ma mignonne.
– Oh ! j’ai de la force, Madame. Et je remplacerai bien en tout macousine.
– En tout ? – fit Mme de L’Huiclos en souriant. – Je ne vous en demandepas tant.
– Pourquoi donc, Madame ? – répliqua la petite en relevant la tête, eten dardant sur la maîtresse un regard plein de feu ; – ce n’est pas sidifficile !
– Comme elle a de beaux yeux ! – murmura la jeune veuve en soupirant.Puis, avec un léger sourire, elle ajouta :
– Bien, bien, mon enfant. N’insistons pas. Comment vous appelez-vous ?
– Frédérique, Madame pour vous servir.
Frédérique, on l’a deviné, n’était autre que le vicomte de Hardant qui,à l’aide de certains moyens, avait décidé Camille à lui céder sa place.
Il se mit immédiatement à l’ouvrage, non sans se fatiguer terriblement.Il a dit plus tard qu’il ne se serait jamais douté de la difficultéqu’il y a à dresser un lit, s’il n’en eût fait l’expérience.
Heureusement, il avait des compensations.
Mme de L’Huiclos, ignorant ce qu’était sa nouvelle camériste, en usaitsans façon à son égard. Puis, au bout d’une semaine, elle ne pouvaitplus se passer de sa chère soubrette. Elle l’interrogeait, elle enobtenait mille aveux, elle lui demandait maintes confidences, etFrédéric lui répondait toujours de manière à lui chatouiller doucementle cœur !
– Ah ! Madame ! – disait la fausse femme de chambre, – que j’ai deplaisir à être à vous ! Je n’ai jamais aimé personne, moi ; tout lemonde me maltraitait, me rebutait ; puis, je déteste les travaux deschamps, j’adore les riches toilettes ; enfin rien ne me donne autant dejoie que d’être auprès d’une belle maîtresse comme vous, qui me comblezde vos bontés !
Et le vicomte serrait tendrement les mains de Mme de L’Huiclos dans lessiennes, il jetait sur elle ses plus brûlants regards, il appuyait satête sur les genoux de sa maîtresse qui, émue malgré elle, lui rendaitses caresses, et souvent baisait ses yeux embrasés, ses lèvresfrémissantes, et, à demi éperdue, le pressait inconsciemment contreelle !
Un cénobite n’y aurait point résisté !
Un matin, Frédéric coiffait Madame de L’Huiclos. Elle était enpeignoir, et le vêtement, ouvert sur le cou, laissait voir des épaulesincomparables, et la naissance de deux globes tièdes, blancs et lourds,qui montaient et baissaient régulièrement, suivant le souffle de larespiration. Et Frédéric, qui se tenait debout derrière sa maîtresseassise à sa toilette, ne pouvait détourner les yeux de ces charmesenivrants ! Cette chair de satin, qui embaumait comme un sachetparfumé, lui envoyait des effluves d’amour dont peu à peu s’emplissaitson cerveau. Et quand la superbe chevelure de Mme de L’Huiclos sedéroula dans ses doigts, quand elle inonda les épaules de cette femmedélicieuse, et que quelques touffes folles allèrent diaprer la gorgelaiteuse que Frédéric admirait, ah ! ce fut trop ! Il n’y tint plus, encouvrant de baisers le cou de Mme de L’Huiclos, il balbutia enfrissonnant :
– Ah ! ma chère maîtresse ! ma chère maîtresse !
– Eh bien, Frédérique, qu’est-ce donc ! – fit Mme de L’Huiclos, en selevant soudain, surprise et émue.
– Ah ! Madame ! vous êtes belle comme une madone, et je vous aime !
– Mais elle est folle, cette enfant !...
Frédéric lui avait entouré la taille de ses bras.
– Madame ! Madame ! je vous aime ! je vous adore !...
– Frédérique !...
Elle s’arrêta brusquement, en étouffant un cri dont il eût étéimpossible de saisir le sens. Puis, se reculant d’un geste rapide, elledemeura devant sa camériste, qu’elle regarda fixement, pâle et muette.
– Si cela dure une minute de plus, – se dit Frédéric, – je suis perdu !
Les yeux de Mme de L’Huiclos étaient rivés aux siens. Elle attendait.Elle s’efforçait de paraître froide, impassible ; mais son sein segonflait tumultueusement, ses mains tremblaient.
– Qu’elle est belle ! – pensa le vicomte. – Oh ! il faut que jetriomphe !
Et il se jeta aux genoux de Mme de L’Huiclos.
– Madame ! – dit-il avec un accent passionné, – je vous demande grâce,puisque maintenant vous savez mon secret ! Je suis sans excuse, mais jevous aime ! Je suis le vicomte de Hardant, Madame, et je vous suppliede ne point m’accabler de votre haine !
Mme de L’Huiclos ne répondit pas un mot.
– Madame ! – reprit Frédéric – ne me direz-vous pas une parole ? Ah !votre mépris me coûterait plus que votre colère ! Chassez-moi, maisparlez-moi !
Même silence.
– Madame ! Madame ! par pitié !
Il se traînait à ses pieds, les mains jointes. Mme de L’Huiclos serecula encore, sans le perdre des yeux.
– C’est fini ! – pensa-t-il.
Il se releva et marcha vers la porte. Mais ce n’était plus une comédiequ’il jouait. Il avait tout oublié : ses ruses, ses machinations, sesplans machiavéliques. Il ne songeait point à sa situation ridicule, àson risible costume. Il lui semblait qu’une main de fer lui serrait lagorge, des larmes d’énervement lui mouillaient les paupières, un amerdésespoir lui remplissait le cœur ! Il aimait, et il éprouvait toutesles tortures de l’amour brisé !
Parvenu au seuil de la porte, il s’arrêta, comme incapable d’aller plusloin, et, se retournant, il se laissa tomber lourdement à genoux, enadressant à Mme de L’Huiclos un suprême regard, chargé de toute laflamme, de tout l’amour, de toute la tendresse qu’il put y mettre, etbégayant dans un sanglot déchirant :
– Pardon ! pardon !
Mme de L’Huiclos n’avait point bougé. A ce moment, elle eut unfrémissement qu’elle ne put réprimer, et elle sourit doucement !
– Ah ! – s’écria Frédéric en bondissant jusqu’à elle, – j’ai ma grâce !
Et il l’enlaça à l’étouffer !
De pareils instants ne se renouvellent pas dans la vie !
– Eh bien, – disait Frédéric, un quart d’heure après cette scène, –puis-je remplacer complètement Camille ?
– Taisez-vous, – fit Mme de L’Huiclos, – je ne veux point vous répondreà ce sujet.
– Parbleu ! je l’ai bien vu.
– Comment cela ? – dit la chère belle en rougissant un peu.
– Eh oui ! – reprit Frédéric en lui donnant un long baiser. – S’il eneût été autrement, vous m’auriez chassé !
– Ah ! coquin !... C’était un sot, ce Camille.
~*~
COUP DE THÉATRE
L
ES actrices ! ah ! les actrices ! quelles folies n’a-t-on pas faitespour elles ?
Si seulement elles le méritaient !
Pardon ! il est évident qu’elles sont charmantes, adorables, idéales !Il serait dangereux de prétendre le contraire.
Mais les autres femmes aussi sont charmantes, adorables, idéales ! etelles n’occasionnent jamais le quart des ennuis dont les premières sontla cause, sans compter les désillusions !
Assurément, il est fort agréable d’adorer Agnès, ou Galathée, ouCoppélia, ou la Reine des Lamproies ; il est surtout agréable d’êtrepayé de retour, ce qui est rare ; mais, pour cela, il importe de savoirs’accommoder de l’amour à la vapeur, et aussi de faire la part desflatteries de la rampe.
Quand, après deux heures de regards candides et de sourires innocents,Agnès se met en fureur parce qu’on a oublié de lui apporter un pot decold-cream ; quand, après avoir représenté la nymphe de la jeunesse,Galathée vous appelle son « vieux mimi », ou quand Coppélia, l’automateenivrant, vous tape sur l’abdomen et vous envoie son pied dans l’œil ;il faut pouvoir supporter la douche que cela vous fait pleuvoir sur lecrâne, et se dire que la poésie n’est que le hors-d’œuvre del’existence.
Heureux si l’on ne découvre point qu’Agnès a trente-sept ans, queGalathée ne rappelle que vaguement le chef-d’œuvre de Pygmalion, et queCoppélia, dans la journée, apprend à lire à un bébé de six ans, qui ditpapa avec une facilité vraiment surprenante !
Tel n’était point le cas de Félix de Courzy, dans son attachement pourAmélie Duleuil, qu’on appelait tout bonnement Lili, aux
Gobichonneries-Parisiennes.
Tout le monde connaît les
Gobichonneries-Parisiennes. C’est unthéâtre, situé à quelques pas du boulevard, où se donne rendez-vous lahaute gomme des cercles voisins.
Pour attirer davantage encore sa clientèle, le directeur, – hommehabile ! – permet à ces Messieurs de stationner dans les coulisses,moyennant l’achat d’une carte de circulation, et sous conditiond’entourer d’égards et de respects Madame la directrice, dont l’âge netempère point les sentiments.
On jouait alors aux
Gobichonneries les
Pépins de l’Existence,grande féerie en cinq actes et vingt-six tableaux.
C’est-à-dire qu’il aurait dû y en avoir vingt-six, mais la direction,reconnaissant que les spectateurs étaient d’une tolérance absolue àl’égard de la décoration, faisait tenir l’action dans une forêt, unpalais mauresque, une cour de ferme, la place d’armes de Perpignan etun jardin potager, malgré les réclamations incessantes des auteurs, quin’avaient écrit leur pièce qu’en prévision d’une mise en scèneextraordinaire !
Or, dès que le vicomte Félix eût assisté aux
Pépins de l’Existence,il ne manqua plus une seule représentation de cette élucubrationassommante, étant devenu éperdument amoureux de Mlle Lili, qui avait lerôle du
Premier Pépin.
Il faut convenir aussi que Mlle Lili était ravissante.
Petite, mais grassouillette. Et dix-sept ans !
Quand elle apparaissait, au deuxième acte, toute la salle frétillait.
Elle portait un corsage de velours rouge très échancré, un maillot desoie rose et des bottines de satin clair. Sur la tête, un toquet HenriIII. Et, sous ce toquet, au milieu d’abondants cheveux noirs, souriaitle museau le plus agaçant du monde. Des yeux qui faisaient tromper lecontrebassiste, bien qu’il fût chauve et atteint d’une pituitechronique ; des lèvres humides, qui vous amenaient l’eau à la bouche !Le nez retroussé légèrement, à la parisienne ; un joli cou blanc,replet, relié à des épaules arrondies. Et, par devant, deux mignotisesde chair vive, neigeuse, qui se bombaient divinement, comme des pigeonsqui roucoulent. Joignez à cela des bras fermes, potelés, des jambesdodues et de petits pieds grassouillets ! – Un véritable bijou !
Elle n’avait qu’un défaut : Elle chantait !
Mais ce n’était point pour la faire chanter que le vicomte désirait uneheure de tête-à-tête avec elle.
Le malheur, c’est qu’à ce moment-là Félix était à peu près décavé. Ilne pouvait compter que sur ses avantages personnels.
(Il est juste de reconnaître que le vicomte de Courzy est réellement unbeau garçon. Grand, bien découplé, une voix de tonnerre, du cheveu, del’œil et de la dent, il serait parfait s’il n’avait la déplorablehabitude de prendre les lanternes des omnibus, et aussi les bocaux despharmaciens, pour des enseignes de bureau de tabac. Mais il a uneexcuse, il est affreusement myope.)
Bref, il faisait à Lili une cour assidue, qu’elle accueillaitfavorablement.
Il fallait les voir, dans les coulisses, pendant que Lili ne jouait pas!
C’étaient des phrases interminables, remplies de mots d’amour,entrecoupées de soupirs à fendre un aérolithe, soutenues de regards àscandaliser le souffleur !
– Ah ! Lili ! vous ignorez jusqu’où va ma passion pour vous !
– Vous dites ça comme ça, M’sieu Félix !
– Je le dis comme je le pense, Lili. Pour vous, je me jetterais dans lefeu !
– Dans l’feu, M’sieu Félix !
– Dans un brasier, dans une fournaise !
– Si c’est possible !
– Quoi, Lili, douteriez-vous de mon amour ?
– Gare de d’sous !
Vlan ! le machiniste lâchait son
fil, et Félix sentait tout-à-coups’aplatir son chapeau.
– Morbleu ! Faites donc attention, maladroit !
– Maladroit vous-même ! – ripostait le machiniste. – Quoi q’vous faiteslà ? Vous m’ gênez dans mon travail.
Et il ajoutait en
a parte :
– Y m’embête, c’gommeux-là ! Y m’prend toujours mon portant quand Liliest en scène. J’la gobe, moi, Lili. Pourquoi que j’la r’luq’rais pasaussi bien q’lui ? J’y ai cogné son tube. Si ça l’forçait à décaniller,c’est ça qui f’rait mon beurre !
Pendant le monologue du machiniste, la causerie reprenait plus loin.
– Et vous, Lili, m’aimez-vous ?
– Dame, j’sais pas trop, moi, M’sieu Félix.
– Allons, je l’avais deviné, je vous déplais !
– Mais non, mais non. Vous êtes gentil, au contraire.
– Pourquoi me répondez-vous si sèchement, alors ?
– C’est q’si maman m’pinçait à écouter un jeune homme....
– Votre mère, Lili ? Elle ne me paraît cependant pas si terrible !
– Oui, mais j’sais bien c’qu’elle me dit, moi.
– Que vous dit-elle ?
– Elle me défend d’écouter les amoureux, parce que c’est des trompeurs.
– Pourtant, hier, elle vous parlait du baron de Vieulord !
– Ah ! ça, c’est plus la même chose. Il est riche, celui-là. Du momentqu’on est millionnaire, maman dit comme ça qu’on n’ment pas, surtoutquand on n’a plus d’cheveux.
– Et vous y croyez, Lili ?
– Dame, M’sieu Félix, je n’m’y connais pas encore, moi. Au lieuq’maman, à son âge, elle sait c’que c’est.
– Ah ! Lili ! Lili !
– Attention, là !
Et Félix recevait dans le dos une traverse qui l’envoyait s’aplatir surun banc d’accessoires.
Mais que n’aurait-il pas enduré ? Il avait sous les yeux des appas pourlesquels il eût souffert mille martyres ! Lili se laissait prendre lesmains ; c’était Félix qui, lorsqu’elle sortait de scène, lui jetait samante sur ses épaules, et il profitait de ces fonctions pour effleurerdélicatement cette chair si jeune, si blanche, si veloutée ! Il serraitLili contre son cœur, elle lui permettait parfois de l’embrasser, et,trop rarement, hélas ! elle l’embrassait à son tour !
– Elle est fraîche comme de la crême à la vanille ! – disait-il d’unevoix délirante à son ami Léon de Lagomme, qui haussait les épaules d’unair dédaigneux, parce qu’il avait des goûts tout différents.
Si bien qu’à force d’attiser sa flamme à l’aide de ces poétiquesentretiens, Félix arriva au point de ne plus pouvoir patienterdavantage.
Un soir qu’il venait de quitter Lili et qu’il s’en allait, en fumant uncigare, au bras de Léon, il dit soudain à son ami :
– Ecoute, je n’y tiens plus ! Lili m’a encore refusé un rendez-vous, enme remettant à la semaine prochaine. C’est trop long !
– Surtout depuis le temps qu’elle t’y remet, à la semaine prochaine ! –fit Léon de Lagomme sur un ton de raillerie.
– Et puis, j’ai peur de la mère. Elle ne m’aime pas !
– Parbleu ! tu t’asseois dessus en la prenant pour une chaise entapisserie !
– Eh ! c’est la faute de ses hideuses robes à fleurs !
– Ça tient peut-être plutôt à ce que tu es un peu myope !
– C’est bon, c’est bon. Quoi qu’il en soit, voici mon plan : A laquatrième du trois, tu te rappelles que Lili disparaît par une trappe,et qu’elle n’a plus rien pour cet acte-là ?
– Oui. Eh bien ?
– Eh bien, je l’attendrai demain dans le dessous, et, ma foi, au petitbonheur !
– Mais, malheureux ! avec ta myopie, tu risques de te faire assommer !
– Ça m’est égal ! Sans Lili, je me moque de l’existence !
– Réfléchis donc sérieusement !
– Je réfléchis depuis huit jours.
– Au moins, prends tes précautions.
– Sois tranquille !
– Et puis-je espérer que tu m’instruiras du résultat ?
– Le soir même.
– Non, non. Je n’irai pas au théâtre. Viens après-demain matin chezmoi. Tu me raconteras ton histoire à mon réveil.
– C’est convenu.
Malgré son apparente insouciance, Léon de Lagomme était un ami dévoué.Il dormit mal toute la nuit du lendemain, de sorte que, lorsque Félixarriva le matin, il n’eut pas de peine à le réveiller, Léon ayant donnél’ordre à son valet de chambre de laisser entrer Félix dès qu’il seprésenterait.
Celui-ci s’assit en silence au chevet du lit de Léon. Il avait unedrôle de mine, moitié figue, moitié raisin.
– Qu’y a-t-il ? – lui demanda Léon, en se levant sur son séant.
– Ce qui m’est arrivé est bien bizarre ! – lui répondit Félix.
– Quelque malheur ?
– Non, non. Tu vas voir.
– Parle vite.
– Je me rends là-bas à neuf heures. Le deux était aux trois-quartsterminé. Je ne monte pas sur la scène, au contraire, je descends dansle dessous. Je m’y conduisais difficilement. Ça n’est presque paséclairé, tu sais ?
– Et puis, tu es si myope !
– Ne parlons pas de ça ! – fit brusquement Félix. – Je me mets àchercher l’endroit de la trappe. Je me cogne, je tombe, je m’accrochedans un treuil. Ça ne fait rien, je cherche toujours. Le diablem’emporte ! je crois que je chercherais encore, si un machinisten’était survenu. Il alla se poster vers la droite.
« – Un témoin ! – pensai-je. – Je suis perdu s’il m’aperçoit ! »
Justement, il cria tout à coup, sans bouger de place :
« – Ohé ! dites donc, vous, là-bas ! quoi qu’ vous fichez là ? »
« – Allons, – me dis-je, – il faut que j’achète cet homme.
Je me dirigeai vers lui.
« – Tiens, – fit-il en me reconnaissant, – c’est M’sieu Félix ! »
« – Chut... Ecoutez, mon brave, voulez-vous me rendre un service ? »
« – Ça dépend d’ sa nature. »
« – Je désire faire une surprise à Lili. Cédez-moi votre place. »
« – Pour faire la surprise à Lili ? »
« – Evidemment. »
« – Ah ben, elle est bonne, celle-là ! »
Il commençait à m’impatienter.
« – Voyons, c’est bien ici la trappe ? »
« – L’
attrape ? – reprit-il avec une intonation narquoise que je n’aicomprise que plus tard ; – l’
attrape ? Ah oui, pour sûr ! »
« – Ce ne doit pas être difficile de vous remplacer ? »
« – Pas le moins du monde. N’y a qu’à tendre les bras. »
« – Eh bien, alors !... Qu’est-ce qui vous empêche de consentir ? – etje lui offris un louis, qu’il empocha en me répliquant :
« – Rien du tout. Si ça peut vous faire plaisir, moi ça m’ gêne pas. »
Il se retira en riant aux éclats et en ajoutant :
« – Un surprise à Lili ! Non, vrai, c’est bien rigolo ! »
J’avais levé tous les obstacles. J’étais maître de la position.
Ah ! mon cher, mon cœur battait de joie et d’espérance !
Soudain, le plancher s’ouvrit et la fée descendit rapidement.
Je me précipitai pour la recevoir !
Quelle ivresse ! quel délire !
« – Je vous aime ! je vous adore ! n’appelez pas ! – lui disais-je enl’embrassant passionnément. »
« – Monsieur ! Monsieur ! qui êtes-vous ? »
La voix était tremblante, ce qui en changeait considérablement letimbre. Mais qu’importait ce détail !
« – Je vous en supplie ! ne me repoussez pas ! Je suis au désespoir !Si vous me chassez, je me tue à vos pieds ! »
Tu sais, je n’y voyais goutte. Il fait si noir dans ces dessous !
– Et puis, – reprit Léon, – tu es si myope !
– Ne parlons pas de ça !... N’importe, j’étais au comble de la joie !Toutefois, je constatais un effet étrange ! Lili me paraissait plusgrande, et surtout plus grosse, infiniment plus grosse que de coutume !Il est vrai qu’elle est potelée, mais alors elle semblait énorme ! Desbras extraordinairement copieux, des épaules exagérées, un corsaged’une abondance débordante ! De plus, toutes masses me donnaient unesensation de mollesse, de flottement, dont j’avais peine à me rendrecompte.
Mais je brûlais !
« – C’est l’ivresse du plaisir, – pensais-je, – qui la transforme ainsidans mon imagination ! O puissance suprême du bonheur ! Mon Dieu, queje l’aime !... »
« – Monsieur ! Je vous en prie !... Qui êtes-vous ?... » –balbutiait-elle encore.
« – Ne me reconnaissez-vous point ? Je suis Félix ! Je vous adore ! jevous idolâtre !... »
« – Félix ! c’est vous, Félix !... Ah ! mon ami !... Est-ce bien vrai?...
« – Quelle autre preuve vous faut-il donc ? – m’écriai-je avecemportement. »
« – Je vous crois, Félix !... Oh oui ! oui !... Je vous crois !... »
Une telle exaltation doit toujours avoir une fin. Peu à peu, je mecalmai. Alors, je la regardai attentivement. Non, tu ne peux t’imaginerla surprise qui m’attendait !
– Ce n’était pas Lili ? – s’écria Léon en frappant dans ses mains.
– Elle a été enlevée par le baron de Vieulord.
– Mais alors...
– C’était Charlotte, la femme du directeur !
– Ah ! morbleu ! c’est exquis ! Charlotte, cette grosse dondon dequarante ans !
– Eh bien, mon cher, – dit gravement Félix, – elle en vaut bien uneautre !
~*~
LE CHAPEAU
O
N venait de finir de dîner.
L’amphytrion, M. le marquis d’Angély, avait emmené ses convivesmasculins au salon, où ils prenaient le café en fumant.
Ç’avait été un festin remarquable, où l’on avait bu des vins exquis.Par suite, les figures étaient légèrement montées de ton, et l’onracontait à haute voix des histoires à peine gazées.
Entre hommes, c’est toujours la même chose. Si l’on ne parle paspolitique, on médit des femmes. Il est vrai qu’entre femmes, c’estabsolument pareil, sauf que la politique est remplacée par la questionchiffons, et qu’on fait plus que de médire des hommes, on les calomnieaussi un peu.
– Moi, – disait un gros monsieur, serré dans son gilet d’une manièreextravagante, – j’ai eu mes petites aventures tout comme un autre.Mais, par exemple, pas avec les femmes de notre monde. Ah ! ça, mesamis, je m’en serais bien gardé !
– Pourquoi ? – fit un monsieur du groupe.
– C’est qu’on n’a pas suffisamment ses aises, dans ce cas-là. Et ce quej’aime avant tout, moi, c’est de n’être jamais gêné en quoi que ce soit.
– Toujours le même, ce diable de Tréviron ! – prit un troisièmepersonnage. – Tu t’es bien mis en habit, ce soir !
– Parce que j’y ai été forcé, parbleu ! Sans cela !....
– Aurais-tu donc des motifs de haine contre l’habit ?
– C’est si agréable, n’est-ce pas ? On est obligé de se sentirlà-dedans comme un bâton dans un étui ! Ah ! l’habit, quel stupidevêtement ! Et gracieux, avec cela ! Si l’on est maigre, il vous donnel’apparence d’un mirliton noir ! Si l’on est gros, on a l’air d’unepotiche montée sur deux bâtons ! Impossible de fourrer ses mains dansses poches, c’est de mauvais goût ! Et l’on est contraint de tenir sousson bras une affreuse galette à mécanique qui s’appelle un gibus !Encore quelque chose d’intelligent, le gibus ! Une admirable invention! Je voudrais que celui qui en a eu l’idée fût condamné à ne se coifferqu’avec ce hideux appareil, toute sa vie durant ! Je voudrais....
– Pardon, Monsieur de Tréviron, – interrompit un jeune homme, muetjusqu’alors ; – que vous insultiez l’habit, cela m’est égal. Quand augibus, c’est différent. Appareil ou mécanique, comme il vous plaira, legibus a son utilité.
– Pardieu, – fit Tréviron, – je serais curieux d’en connaître lescharmes.
– Les charmes, les charmes, – reprit le jeune homme, qui s’appelaitGeorges de Breilles, et qui était un fort joli garçon de vingt-troisans ; – c’est aller un peu loin. Mais je dois à mon premier gibus unetelle reconnaissance que je considère comme un devoir de défendre sessemblables envers et contre tous.
– Quelle diable de reconnaissance pouvez-vous avoir pour cet ustensile? – demanda Tréviron, têtu comme tous les égoïstes.
– Mon Dieu, – répondit Georges, – c’est assez difficile à raconter.
– Gageons que c’est une histoire de femme ? – s’écria un auditeur.
– Raison de plus ! – répliqua un autre.
– Oui, oui, dites-nous cela ? – Ecoutez ! – Nous attendons.
– Messieurs, il y a là une question de discrétion...
– Soyez tranquille. – Comptez sur nous. – C’est entendu.
– Soit ; je me rends. Messieurs, je suis à vos ordres.
– A la bonne heure ! – Bravo ! – Parfaitement !
– Messieurs, le fait que je vais vous narrer s’est passé il y a sixans. J’en avais alors seize et demi, et je venais d’achever mes étudeschez les bons Pères. C’est assez vous dire que j’étais absolument neuf.
– Oh ! oh ! – grogna Tréviron, – absolument neuf !....
– Ma parole d’honneur. Certainement, je ne prétends point que j’étaisignorant, non ; il s’en fallait même de beaucoup. Est-il un collège oùl’on ne lise pas *Faublas*, et autres ouvrages du même genre, le soir,en cachette ? J’ai dévoré cela comme tous les jeunes gens de quinzeans. Mais, enfin, quand je sortis de la maison-mère, j’étais intact, ettimide, et naïf.
– Bon, bon, – fit encore Tréviron ; – nous connaissons çà mieux quevous.
– Ah ! bah ! – répondit Georges.
Il le dit si drôlement que l’auditoire éclata de rire, sauf Tréviron,qui maugréa d’un ton de mauvaise humeur :
– Et le gibus ? je ne vois pas le gibus ?
– Attendez... J’avais donc seize ans et demi. J’étais orphelin, et cefut chez mon oncle Charles de Breilles, qui me servait de tuteur, quej’allai demeurer en quittant les bons Pères.
A quarante-six ans, il était encore garçon, et il menait une vie depolichinelle.
Au bout de huit jours, il me présenta dans le monde, et unesemaine plus tard, j’assistai pour la première fois à une soirée.C’était chez le prince Herminoff, que vous connaissez tous.
– Oui, oui, – fit l’auditoire attentif.
– Je le répète, quoique très peu candide d’esprit, je manquaiscomplètement de hardiesse. Je comprenais tout, mais j’aurais été fortembarrassé s’il m’eût fallu entreprendre la moindre chose, à l’aide demes seules forces.
Roide dans mon habit neuf, le gibus à la main, je me promenais, au brasde mon tuteur, dans les superbes salons de l’hôtel d’Herminoff. Malgrémon allure compassée, j’avais assez bonne tournure. Et puis, j’étais sijeune ! Bref, les femmes me regardaient, et je les regardais aussi.Elles chuchotaient entre elles, et leurs confidences réciproques lesamusaient fort sans doute, car elles laissaient échapper de petitsrires perlés en m’adressant d’agaçantes œillades, qui me chatouillaientvoluptueusement.
Quelques-unes même prenaient à part mon oncle en lui demandant :
– Est-il vrai que votre pupille.... ?
Et, comme mon oncle répondait invariablement par des signes de têteaffirmatifs, elles s’égayaient de plus belle.
Toutefois, mon tuteur s’ennuyait de m’avoir ainsi à ses trousses. Sibien qu’il me dit tout à coup :
– Ah çà, Georges, ne vas-tu point danser ? Tu as l’air passablementniais à mon bras, mon garçon. On dirait que tu crains de quitter lesbasques de mon habit ?
– Oh ! Monsieur, – lui dis-je, – je ne demanderais pas mieux que dedanser ; mais je ne connais personne, et je n’ose me hasarder....
– Allons donc, petit sot. Tiens, voici justement une marquise de mesamies, qui a une fille charmante. Je vais te présenter et la prier det’accorder la première valse de la mignonne.
– Ah ! Monsieur, que vous êtes bon !
Je fus présenté à la marquise, qui me conduisit en souriant versMademoiselle sa fille, à laquelle elle dit de valser avec moi, tandisque mon oncle s’éloignait, en poussant un soupir de satisfaction. Ilétait enfin débarrassé !
A ce moment, l’orchestre commença le prélude des *Feuilles du matin*,de Strauss, et je pris la taille de ma danseuse, comme mon professeurme l’avait appris chez les bons Pères.
La ravissante personne ! Elle avait à peine seize ans. C’était uneblonde élancée, avec un cou flexible, des épaules encore un peu grêles,une petite poitrine naissante, des bras effilés, une taille de guêpe.Et quel visage juvénile ! quel front pur ! quelles joues candides !quelles lèvres fraîches ! Elle avait peur, la pauvrette ! Elle setenait bien droite, assez loin de moi, sans prononcer un mot. Elles’efforçait de sourire, et elle fixait sur mes yeux ses grands yeuxbleus, ses yeux ingénus, ses yeux où se lisait l’innocence de son âge.Et ses beaux cheveux blonds m’effleuraient parfois le visage, pendantque nous tournions selon toutes les règles.
Cependant, sous l’influence de la valse, nous nous rapprochâmes peu àpeu l’un de l’autre. Et de tout ce corps si souple se dégagea bientôtun parfum de jeunesse dont je fus enivré sans y songer. Je laregardais, et mon cerveau s’échauffait à cette contemplation ; et puis,je tournais sans cesse, ce qui faisait que mon émotion grandissaitdavantage ! Jamais je n’avais eu de femme dans mes bras, et c’était lapremière fois que je me trouvais homme. Sur mon honneur ! je ne pensaisguère que je la faisais danser, la chère enfant ! Je lui parlaisintérieurement, je lui disais qu’elle était adorable, je lui avouaisque je l’aimais, je la pressais de me répondre, et, lui ayant vu fermersubitement les yeux, je m’imaginai qu’elle accueillait favorablement maprière, qu’elle me tendait ses lèvres où j’appuyais ardemment lesmiennes, et, morbleu !...
Patatras ! l’orchestre s’arrêta. La valse était finie !
Il me fallait reconduire ma danseuse auprès de sa mère ! Comment faire ?
Ah ! je manquais d’agileté, je vous en réponds ! Heureusement, mongibus était là, sans quoi !...
Je ne pouvais me promener ainsi. Je m’assis auprès de ma danseuse, afinque mon agitation s’apaisât.
– Je vous ai fait tourner bien fort, Monsieur ? – me dit la mignonneavec un sourire.
– Oh ! ce n’est rien, Mademoiselle, – vous êtes si légère !
– Mais vous paraissez essoufflé ?
– A cause de la chaleur ! Ce sera l’affaire d’une minute.
Ah ! ouiche ! une minute ! J’avais beau dissimuler mon embarras àl’aide de mon gibus, je n’en étais pas moins gêné. En désespoir decause, je me décidai à ne plus m’occuper de mon chapeau, et jecontinuai de causer de la valse et de la température à ma danseuse, quime répondait d’une voix musicale en baissant les yeux.
Enfin, je me sentis mieux, et je pris congé.
Dès que je fus parti, la marquise interrogea sa fille.
– Eh bien, Mademoiselle, êtes-vous contente de votre cavalier ?
– Oui, maman, il danse bien. Mais il doit être un peu faible.
– Pourquoi donc ?
– Après la valse, on eût dit qu’il ne pouvait plus marcher, tant ilavançait péniblement !
– Voilà qui est curieux !
– Et puis, il ne sait pas tenir son chapeau.
– Comment cela ?
– Oui. Il s’est assis là et nous avons eu une petite conversation. Ehbien, pendant tout le temps, j’ignore pourquoi cela se faisait, j’ai vuremuer son chapeau, qu’il avait posé sur lui. Et le plus étrange, c’estqu’il n’y touchait pas le moins du monde.
– Vous avez raison, ma fille ; il a besoin d’apprendre, ce jeune homme.
Et la marquise vint à moi, qui passais justement au bras de mon oncle,que j’étais allé retrouver.
– Est-ce qu’il ne danse plus, ce grand garçon ? – fit-elle ens’approchant de nous.
– Pardonnez-moi, Madame, – répliqua mon tuteur, – c’est un valseurintrépide, et si vous daigner lui accorder l’honneur.....
– Mon oncle ! – fis-je à voix basse, tremblant que la marquise n’eûtappris ma mésaventure.
– Certainement, – répondit-elle en m’adressant un sourire rassurant, –il me plairait de voir comment les bons pères apprennent la valse.
– Allons, Guzman ; – me dit mon oncle, – offre votre bras à Madame.
Je m’inclinai sans trouver une parole. C’est que j’avais devant moimieux qu’une pensionnaire à peine transformée ! C’était une femme, unevraie femme ! Elle atteignait trente-cinq ans, mais elle était encored’une souveraine beauté. Et une toilette si savante, faisant siparfaitement ressortir ses splendeurs ! Brune comme la nuit, les yeuxnoirs et scintillants, la bouche épanouie comme un fruit mûr, les jouesavivées d’une pointe de fard qui rendait ses regards plus brillantsencore, elle était adorable !
L’orchestre recommença de jouer.
Elle ne dit pas un mot. Elle se lia à moi, et se mit à tourner,m’entraînant avec elle.
Que d’attraits j’avais sous les yeux ! Cette tête admirable ; ce coupoli relié à ces épaules somptueuses ; ces bras fermes, potelés,succulents ; ce corsage où reposaient deux globes solides,merveilleusement bombés ; cette taille robuste ! Et cette peau ! Ah !cette peau d’un grain si délicat que les chairs semblaient de marbre,cette peau, si blanche que le bleu des veines y transparaissait avecune intensité enchanteresse ! C’était divin ! Et de tous ces charmesradieux s’envolaient des effluves qui me grisaient ! A l’ambre et à laviolette dont la toilette était imprégnée se mêlait une senteur defemme forte et vivante ! Ah !...
Et comme elle valsait !
Ce n’était plus la bravoure infatigable de ma première danseuse. Elleglissait, par mouvements onduleux, presque lents, imperceptibles, pourainsi dire. Elle m’effleurait à peine, sauf par instants, où elles’appuyait alors absolument sur moi, où ses mains me serraient avec unevigueur surprenante ! Et ses yeux, à demi clos, s’ouvraient brusquementet me dardaient un regard embrasé, un regard aigu et brûlant comme unelame rougie à blanc, et ses lèvres me souriaient d’un sourireineffable, et son corps tiède se soudait au mien ! Je sentais cettechair si douce me toucher tout entière, son sein palpitait sur monsein, ses bras m’étreignaient langoureusement !... Oh ! cette valse !cette valse !....
A un moment, elle parut s’abandonner toute, et me dit d’une voixmourante :
– Oh ! Monsieur, cette musique m’ennivre !...
Ce sourire ! ce regard ! cette voix harmonieuse et vibrante ! C’étaittrop ! Il me sembla que je l’absorbais en moi-même, il me semblaqu’elle me versait un flot d’ivresse et de bonheur ! Une chaleur dedésir et une faiblesse d’extase me firent à la fois brûler et transir,et je me sentis prêt à défaillir.
– Enfant, qu’avez-vous ? – murmura-t-elle, en me saisissant rapidementle bras.
Je fis un effort surhumain, et, me roidissant contre mon émotion, jeretrouvai quelque sang-froid.
Mais il était temps que la valse s’achevât !
– Je suis lasse, – me dit-elle quand ce fut fini, – menez-moi jusqu’aupetit salon de repos.
Mon gibus, mon cher gibus remplit de nouveau son office.
Il n’y avait personne dans le petit salon. La marquise s’assit sur undivan et me fit prendre place auprès d’elle.
– Qu’aviez-vous donc tout à l’heure ? - me demanda-t-elle en souriant,tandis que j’étais dans la situation que j’ai déjà décrite.
– Moi, Madame ? – fis-je en balbutiant. – Quand donc, s’il vous plaît ?
– Mais pendant que nous dansions. J’ai cru un instant que vous alliezvous évanouir.
– Oh ! Madame, m’évanouir !
– Enfin, vous avez pâli, vous avez frissonné.... Vous étiez mal à votreaise, c’était visible.
– Mon Dieu, Madame, la danse, la chaleur....
– Mais laissez donc ce chapeau tranquille !
Elle saisit mon gibus et le jeta au loin.
Je me levai d’un bond, rouge, voyant danser mille lumières devant mesyeux, souhaitant que le monde s’écroulât sur moi ou qu’il m’arrivât uneapoplexie foudroyante ! Je ne savais plus où j’étais, mes tempesbattaient épouvantablement, des larmes de honte me montaient aux yeux.
– Causons, maintenant !
J’entendis la même voix calme et douce me dire ces mots !
Je retombai lourdement, incapable de rassembler deux idées !
– Enfin, – fit lentement la marquise, – je ne vous comprends pas !Qu’avez-vous ?
– Madame, Madame, je vous en supplie !...
– Tenez, il n’y a rien à tirer de vous ce soir. Vous n’êtes pas dansvotre assiette ordinaire. Venez me voir demain.
– Quoi, Madame !...
– Dieu, que vous êtes enfant ! Venez, vous dis-je, je le veux. Etn’apportez point votre chapeau, c’est inutile !
........
– Voilà, Messieurs, ce que je dois à mon premier gibus, – dit Georgesde Breilles en manière de conclusion. – Il va sans dire que j’exige lesecret.
– Soyez tranquille, – lui répondit-on en riant.
A ce moment, Mme d’Angély, superbe femme de quarante à quarante-deuxans, apparut sur le seuil du salon, et dit gaiement :
– Messieurs, ces dames s’inquiètent de votre absence. Elles trouventque vous la prolongez un peu trop.
– C’est juste, Madame, – répondit M. d’Angély ; – la faute en est àMonsieur de Breilles, qui vient de nous conter une histoire de gibus detout point attachante.
– Vraiment ? – fit Mme d’Angély d’un ton pincé. – Elles doivent êtrejolies, les histoires de Monsieur de Breilles !
– Ravissantes, je vous assure ! – reprit M. d’Angély en suivant safemme.
– Tiens ! c’est drôle, – dit tout bas à Georges un de ses amis intimes,– on dirait que ça l’ennuie, que tu aies raconté une histoire.
– L’histoire de mon gibus, veux-tu dire.
– Plaît-il ?
– Oui. Les autres lui sont indifférentes, mais celle-là...
– Quoi, celle-là ?
– Hé, morbleu ! je n’ai pas manqué au rendez-vous qu’elle m’avait donnépour le lendemain, mon cher.
– Ah ! sapristi ! c’était elle ! Prends garde à toi, si tu as brodétrop ! Elle va se la faire raconter par son mari.
– Oh ! je suis rassuré. Elle sera contente.
– En es-tu bien sûr ?
– Il ne tient qu’à toi d’en faire l’épreuve !
~*~
EXERCICES DU CORPS
M
ONSIEUR le marquis de Bouchemolle n’avait plus vingt ans. Il s’enfallait même de beaucoup, à en juger par les apparences. C’était unevéritable ruine. Il cherchait en vain à dissimuler une calvitiecomplète sous une perruque du noir le plus intense, nul ne s’ytrompait. En outre, il avait le visage ridé comme une pomme sèche, depetits yeux clignotants, des paupières dépourvues de cils et bordées derouge, la bouche démeublée, le nez recourbé sur une moustache qu’ilteignait soigneusement chaque matin, le cou plissé comme un corsagePompadour ! Goutteux et rhumatisant, quand ses attaques arrivaient, ilavait besoin, pour marcher, de s’appuyer sur une canne solide, et iltendait le dos comme s’il eût soutenu le poids du monde, à la manièrede l’antique géant Atlas !
Si le pauvre marquis de Bouchemolle n’était guère attrayant, enrevanche, il était fort riche, ce qui faisait passer sur la plupart deses défauts, tant c’est une qualité supérieure que d’être inscrit pourcent mille livres de rente sur le Grand-Livre de la dette publique !
Il avait mené joyeuse vie autrefois. A ce moment encore, il s’épuisaità maintenir sa réputation, et rien ne le flattait comme de s’entendrecomplimenter sur ses conquêtes étonnantes.
Il est vrai qu’il ne s’épuisait que d’argent. Il lui eût été impossiblede le faire d’une autre façon.
– Il aime à regarder, – disait de lui Mme de Vieilgarde, – mais il neva jamais plus loin. C’est un galant bien précieux quand on estfatiguée ou indisposée !
Néanmoins, M. de Bouchemolle, ayant un jour réfléchi plus que decoutume, pensa qu’il était temps qu’il mît un frein à ses folies.
– Vois-tu, Boisfleury, – dit-il à un de ses amis, – je sens que jecommence à vieillir !
– Tu crois ?
– Ça ne paraît pas encore, je le sais ; mais c’est égal, je reconnaisque le temps est venu de me ranger.
– Et comment t’y prendras-tu, mon excellent bon ?
– Pardieu, c’est très simple. J’ai l’intention de me marier.
– Diantre ! et tu ne crains pas.... ?
– Quoi donc ?
– Cela s’entend de reste.
– Ah ! bien ! je comprends ! Ecoute, mon cher : Je te concèdevolontiers qu’à mon âge on ne doit plus compter sur la fidélité d’unemaîtresse. Mais, s’il s’agit d’une femme légitime....
– T’imagines-tu que c’est différent ?
– J’en suis convaincu. Le tout est de faire un choix intelligent.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– J’entends que je me garderais bien de prendre quelque rusée commère,dont les exigences nuiraient à mon repos. Ce que je veux, c’est unepetite fille bien niaise, bien candide, de seize à dix-huit ans, qui neconnaisse que sa mère et sa gouvernante anglaise, et pour laquelle lemariage n’ait que des devoirs, et point de droits.
– Tu es de l’école d’Arnolphe. Prends garde que ta future femme ne soitde celle d’Agnès !
– Oh ! si nous en sommes à la littérature, nous pouvons discuter àperte de vue. Moi, je parle sérieusement.
– Ce qui n’en est pas moins drôle pour cela.
– Soit, nous verrons bien.
– Tu es donc décidé ?
– Voilà un quart d’heure que je te fournis des explications. Bienmieux, j’ai fait mon choix.
– Déjà !... et quelle est la victime ?
– C’est la fille de Madame de Miellis, la veuve du général.
– La petite Louise ?
– Précisément. La mère ne possède aucune fortune, elle vitmisérablement avec la pension qu’on lui fait. Pas d’autres ressources,et des dettes ! Elle m’a accueilli à bras ouverts.
– Et la demoiselle ?
– La demoiselle ? Elle m’a dit en baissant les yeux : « Je suivrai lesconseils de Maman, Monsieur le Marquis ! » Ah ! Boisfleury, c’est unange !
– Il n’y a que de ça, maintenant !
Mlle Louise de Miellis était une adorable blondinette de seize ans.Plutôt petite que grande, elle avait le visage le plus idéalementcandide qu’il fût possible de rencontrer. Un front blanc et pur, unjoli nez fin, des joues en fleur, une bouche d’enfant, aux lèvresroses, au sourire innocent ; des dents brillantes et dont l’émail étaitdu ton de la porcelaine, un menton à fossette.
Surtout les yeux étaient enchanteurs ! Bleus comme un ciel d’été, ilsétincelaient entre de longs cils soyeux, sous des sourcils dorés etveloutés. Leurs regards étaient si doux, si francs, si naïfs toutensemble qu’on s’en éprenait aussitôt qu’on les voyait.
Le col était svelte comme un pistil de lys, les épaules délicates, lecorsage jeune encore, les mains fines et les pieds imperceptibles.
– La belle petite colombe ! – dit Mme de Vieilgarde le jour du mariage; – heureusement qu’elle n’a rien à craindre de ce vieux hibou !
Il rayonnait, ce brave marquis de Bouchemolle. Il donnait le bras à Mmeveuve de Miellis, parée comme une châsse pour la circonstance. C’étaitune forte personne, convenablement conservée, de façon que les curieuxla prenaient pour la mariée, et faisaient de sa fille sa demoiselled’honneur !
Mais quand, à l’église, on vit ce vieillard auprès de cette enfant, onse mit à chuchoter de tous les côtés à la fois.
– En voilà un, par exemple, qui a vraiment de l’aplomb !
– Oui, dans une heure, il sera bien avancé !
– Qui sait ? Il ne faut pas se fier aux apparences !
– Pardon, ce ne sont pas des apparences, mais des réalités, je vous enréponds.
– Après tout, ça le regarde. S’il y tient !
– Certainement, qu’il y tient ! Vous voyez bien qu’il ne lui manque queça pour être complet !
A la sortie de l’église, une bonne femme, qui se tenait sur la route ducortège, dit à Mme de Bouchemolle, au moment où elle passait,rougissante, au bras de son mari :
– Ne lui faites pas de mal !
L’intonation était si drôle que tout le groupe avoisinant éclata derire, et que le pauvre marquis faillit tomber en voulant doubler le pas.
Enfin, il était marié. Le soir même, il emmena sa femme à Tours, où ilavait un superbe hôtel, pour écarter la chère petite des tentations deParis.
Toutefois, le ménage ne put se dérober aux invitations de la hautesociété tourangelle, où M. de Bouchemolle était fort répandu.
Rien ne semblait changé dans les manières, les habitudes, le caractèrede la nouvelle épousée. Elle était toujours rieuse, simple ; elle avaittoujours les mêmes regards ; sa conversation même était surprenanted’ignorance.
– On dirait qu’elle ne saisit point ce qu’on lui dit !
– Est-ce qu’elle serait une sotte ?
– Ou plutôt Monsieur de Bouchemolle ne serait-il qu’un père pour elle ?
Quant au mari, il se transformait. La vie réglée, sans fatigue, sanssouci, qu’il menait dans son ménage ; les soins dont il était entouré,le repos qu’il pouvait prendre à toute heure, tout cela avait uneinfluence heureuse sur sa santé. En deux mois, il engraissaconsidérablement. Il lui vint des couleurs de prospérité qu’on ne luiavait jamais connues auparavant, il reprit même une apparence deverdeur qui étonnait les gens. Malheureusement, il n’y avait quel’apparence, le reste n’existait pas.
Bientôt l’on devina, aux confidences inconscientes de Mme deBouchemolle, les situations respectives des deux époux.
Les jeunes gens étaient indignés !
– Une si ravissante personne !
– Et distinguée ! et aimable !
– Elle ne se doute de rien, la pauvrette !
– Et nous lui laisserions cette ignorance ?
– Allons donc ! ce serait honteux !
– Pitoyable !
– Stupide !
En conséquence, on entreprit d’éclairer Mme de Bouchemolle surl’insuffisance de son époux.
Mais ceux qui les premiers tentèrent l’aventure échouèrent à plat. Lajeune femme était honnête, et dès qu’elle croyait apercevoir, dans lesdiscours qu’on lui tenait et dans les compliments dont on la flattait,quelque chose de hardi ou d’un sens équivoque, elle rompait l’entretienet laissait là son interlocuteur tout penaud.
A ce jeu, par exemple, son esprit s’ouvrit promptement. Lessous-entendus revinrent si souvent à ses oreilles qu’elle se demanda cequ’il pouvait y avoir d’insolite dans son cas.
Sa gaieté diminua. Elle devint soucieuse, mélancolique. Outre qu’ellecommençait à s’ennuyer dans la société de son mari, qui ne savait pluscomment la distraire.
La situation était tendue. Il ne fallait qu’un incident pour amener unetransformation totale.
Ce fut le vicomte d’Outreperse qui le fit naître.
C’était un beau garçon de vingt-cinq ans, qui revenait de Paris, où ilavait fait son droit, autant à Mabille qu’au cours de M. Chambellan.
Dans une soirée où Mme de Bouchemolle était plus ennuyée qued’ordinaire, le vicomte lui demanda, après l’avoir saluée :
– Serait-ce quelque chagrin, Madame, qui occasionne votre air de dépit ?
– Pas précisément, Monsieur, – lui répondit la charmante marquise, –c’est plutôt une sorte de lassitude qu’il me serait difficiled’expliquer.
– Que m’apprenez-vous, Madame ! Monsieur votre mari manquerait-ild’égards à votre sujet ?
– Mon mari ? Oh ! non pas, Monsieur. Il me comble d’attentions, aucontraire.
– Alors, c’est cet excès de prévenances qui vous importune ? Je lecomprends, d’ailleurs, c’est parfois fatigant.
– Mais non, Monsieur. Je ne sais ce que vous voulez dire.
– Mon Dieu, c’est pour cela qu’on se marie, d’accord. Cependant il estdes instants où ce doit être gênant, surtout avec un époux commeMonsieur de Bouchemolle.
– Je vous avoue, Monsieur, que je vous trouve extrêmement obscur !
– Enfin, Madame, je vous parle de ces devoirs auxquels, pas plus qu’uneautre, vous ne vous dérobez, je suppose.
– Quels devoirs ? – fit Mme de Bouchemolle en ouvrant de grands yeux.
– Voyons, Madame, – dit le jeune homme en souriant, – Monsieur votremari doit bien parfois vous demander quelques faveurs ?
– Ah ! un petit baiser ! – répondit dédaigneusement la marquise.
– Et puis ?
– Et puis, c’est tout, – fit-elle d’un air étonné.
– Mais ce n’est point le mariage, cela !
– Quoi, Monsieur, vous pensez... ?
– Madame, je pense qu’il faut amener Monsieur votre mari à unegalanterie plus réelle.
– N’est-ce pas ? Ah ! Monsieur, vous confirmez mes doutes. Mais commentfaire ? Mon mari est si nonchalant, si épris de ses aises....
– A son âge, on est toujours un peu apathique. On a besoind’
incitation, comme nous disons au Palais. Ainsi, pour le cas quinous occupe, je crois qu’il serait convenable de faire faire à Monsieurvotre mari quelques exercices du corps.
– Je ne demande pas mieux, Monsieur. Renseignez-moi seulement sur legenre d’exercices qui vous paraît préférable ?
– Madame, si vous le permettez, je vous expliquerai cela demain, etailleurs qu’ici. Ce serait trop long, d’abord ; puis ce n’est pas dansun bal que l’on peut élucider de telles difficultés.
– Eh bien, Monsieur, venez demain à l’hôtel.
– Je n’aurai garde d’y manquer. Mais il est inutile de causer de ceci àMonsieur de Bouchemolle. Il vaut mieux lui préparer le plaisir de lasurprise.
– Vous avez raison, Monsieur. A demain.
Est-il besoin d’affirmer que le vicomte d’Outreperse fut exact aurendez-vous ?
Probablement même, les explications qu’il donna à Mme de Bouchemolle nefurent pas complètes, car il revint le surlendemain, et les jourssuivants.
En une semaine, Mme de Bouchemolle devint si gaie, si rieuse, que l’onen fut stupéfié dans le monde où elle fréquentait. Quant au marquis, ilchangea aussi de manières, d’une façon tout opposée. En peu de temps,on s’aperçut qu’il maigrissait, qu’il perdait ses couleurs, qu’ilmarchait plus péniblement de jour en jour. Son visage se ridaitdavantage, il semblait continuellement plongé dans un ahurissementprofond.
– Qu’est-ce que tout cela signifie ? – se demandait-on à voix basse.
Cependant, un point sur lequel M. de Bouchemolle ne tarissait pas,c’était le charme, la grâce, la bonté, la complaisance de sa femme.Quand il était sur ce sujet, il ne s’arrêtait plus.
Au bout d’un certain nombre de visites, la mignonne marquise reconnutque le vicomte se répétait. Elle réfléchit que, s’il lui avait montrétous les exercices du corps qu’il connaissait, d’autres peut-être ensavaient de différents, et elle voulut s’en rendre compte, afin de n’enépargner aucun à son cher mari, auquel, en épouse consciencieuse, elleles apprenait religieusement.
Si bien qu’en trois mois, M. de Bouchemolle devint une espèce despectre. Les traits effroyablement creusés, le teint jaune comme uncoing, les yeux enfoncés sous leurs orbites, la lèvre pendante,branlant de la tête et des mains, il faisait mal à voir.
La marquise, au contraire, était gaie comme pinson ! Elle répandaitautour d’elle un parfum de joie et de beauté qui en faisait la plusbelle femme de Tours. On la citait à dix lieues à la ronde. Elles’était admirablement développée, ses épaules s’étaient remplies, soncorsage saillait délicieusement. Une foule d’adorateurs enthousiastesl’assiégeaient !
– Quel contraste ! – disait-on. – Cette jeunesse liée à cettevieillesse ! Si ce n’est pas odieux ! Que peut faire ce débris, de tantde grâces et de splendeurs ?
Le « débris » n’était pas le moins enchanté ! Plus il se cassait, plusil s’émaciait, plus il adorait sa femme. Pourtant, il arriva un momentoù il fit des restrictions à ses louanges.
– Quelle souplesse d’allure ! – lui disait un soir un ami, quiregardait valser Mme de Bouchemolle.
– Oui, – répondit-il, – c’est l’effet des exercices du corps ; mais çane produit pas les mêmes résultats sur tout le monde.
Enfin, un événement se produisit, qui éclaircit soudain un mystère oùla plupart ne voyaient goutte, les intéressés s’appliquant à n’en pointdivulguer le secret.
Il y eut à Tours un changement de garnison. Un régiment de hussards yremplaça un régiment de chasseurs.
Il y avait, dans ce régiment nouveau, un brillant sous-lieutenant quisortait de Saint-Cyr : M. de la Gourmette. Vingt ans, une coquettemoustache brune, des yeux bleus en amande, un teint de béguine, unetaille de danseuse !
En deux jours, il fut la coqueluche de toutes les femmes de Tours,depuis la marquise jusqu’à la plus pauvre ouvrière.
Il s’arrêta à la marquise.
S’il s’éleva des jalousies, c’est indiscutable. Car dès que la chèreLouise eut soumis le beau sous-lieutenant, elle congédia ses premiersprofesseurs, jugeant qu’à lui seul il les valait tous ensemble.
De là naquirent des haines, des inimitiés, qui devaient éclater unebonne fois, – c’était du moins ce qui se murmurait sous le manteau.
Mais, à la suite d’une confession – inconsciente ! – que fit au cerclele marquis de Bouchemolle, tout rentra dans le calme, tant on futobligé de reconnaître que M. de la Gourmette méritait la préférencedont il jouissait.
On parlait de choses et d’autres.
Le hasard de la conversation fit que le vicomte d’Outreperse entama undiscours sur les exercices du corps, « dont on ne saurait troprecommander l’usage », dit-il avec conviction.
– Les exercices du corps ! – s’écria brusquement le marquis, – vousosez les vanter encore ! Ah ! c’en est trop, Monsieur !
– Que voulez-vous dire ? – fit le jeune licencié en droit, tremblantque le marquis n’eût découvert toute l’intrigue.
– Regardez, Monsieur, ce qu’ils ont fait de moi, vos exercices du corps! – reprit M. de Bouchemolle, rouge de colère.
– Serait-il possible ?
– Oui, Monsieur, voilà jusqu’à quel point ils m’ont réduit, en sixmois. Vous savez comment je me portais quand je suis venu à Tours ?Maintenant, je n’ai ni forces ni santé. Je n’ai plus besoin d’uncourant d’air pour m’enrhumer, moi ! Ça se fait tout seul ! Je suis unphénomène !
– C’est extraordinaire !
– Ah ! ah ! vous devenez moins affirmatif, à ce qu’il me semble !
– Pardon, c’est que ceci me paraît obscur.
– Obscur, Monsieur, obscur ! Ecoutez : Ma femme, un jour que je metrouvais las, sans pouvoir deviner la cause de cette lassitude, mafemme me dit que cela tenait à mon apathie, à ma paresse, et que celairait en augmentant, si je n’y portais remède. – Quel remède ? – luirépondis-je. – Il faut prendre de l’exercice. – Vous croyez ? – J’ensuis sûre. – Prenons de l’exercice, alors. – Bon. La voilà quim’apprend qu’elle est renseignée, qu’elle connaît la meilleure méthode,et que nous allons en faire l’expérience séance tenante, si je veux yconsentir. – J’y consentis, ignorant en quoi cela consistait, et ce quidevait en résulter. Ah ! Monsieur, le ciel vous épargne de tellesépreuves !
– C’était donc bien terrible ?
– Terrible, terrible ! Ce n’est pas cela, – fit M. de Bouchemolle surun ton radouci.
– C’était plutôt agréable.
– De quoi vous plaignez-vous, alors ?
– De quoi je me plains ? Mais, Monsieur, ça me brisait ! Mais cetexercice du corps a duré trois quarts d’heure !
– Sans résultat ? – demanda le vicomte, qui étouffait à grand’peine sonenvie de rire, partagée par tout le monde, du reste.
– Avec résultat ! – riposta le marquis, furieux. – Mais trois quartsd’heure ! Oh ! Monsieur, c’était épouvantable ! Cela se renouvelapendant huit jours, puis ma femme avoua qu’elle n’avait pas suivi labonne méthode. On essaya d’une autre ! Encore plus pénible ! Enfin,Monsieur, j’ai passé en revue tous les exercices du corps, j’ai faitdes développements, des élévations, des rétablissements, de l’escrimemême ! Voilà où j’en suis !
– Diantre, je ne vous soupçonnais pas un pareil talent !
– La belle avance ! Si du moins j’y avais pris des forces ! On a bienraison de dire : Le plaisir coûte cher. Plus je faisais de ces mauditsexercices du corps, moins j’étais solide. « Il faut l’habitude ! »prétendait ma femme. « Voyez Monsieur d’Outreperse, ça lui réussitadmirablement. » Mais, morbleu, ce qui est pour l’un est mauvais pourl’autre !
On se tordait en silence.
– Il fallait faire de l’équitation, Monsieur, – dit tout à coup lesous-lieutenant, d’une voix à la fois inquiète et railleuse.
Tous les assistants dressèrent l’oreille.
– De l’équitation, Monsieur ! – cria le marquis en levant le poing auciel et en grinçant des dents ; – de l’équitation ! J’en ai fait. Maisça n’a pu dépasser quatre jours. Ma femme s’est décidée à me laissertranquille, au bout de ce temps. De l’équitation ! Mais c’est un métierde cheval ! Une semaine de plus, et je vous cédais bien volontiers maplace, ma parole d’honneur, si cela avait pu vous faire plaisir !...
~*~
LE COCHER
E
ST-ce que vous savez la nouvelle ?
– Quelle nouvelle ?
– On dit que Léonide vient de s’enfuir avec son cocher.
– Avec son cocher ?
– Mon Dieu, oui, ma chère. C’est Madame de Pertuifin qui me l’a affirmétout à l’heure.
– Mais c’est d’une inconvenance déplorable !
– Et immoral, ma chère !
– Enfin, cela me stupéfie toujours, quand on me raconte de telleshistoires. Je ne comprends pas quel charme Léonide a pu trouver dans lacompagnie d’un cocher.
– Pardon, Madame, – fit à ce moment M. de l’Aiguillette, qui avaitécouté jusque là sans rien dire. – Pourquoi ne comprenez-vous point ?
– Certainement, Monsieur, – reprit Mme de Chaubuisson, – je suisgrandement étonnée qu’une marquise, qui a des habitudes d’élégance etde délicatesse desquelles il lui serait impossible de se défaire.....
– Oh ! impossible !...
– J’en juge par moi, Monsieur. Je disais donc que je suis très surprisequand une femme de notre monde s’encanaille avec des gens du commun,surtout avec des laquais, et les plus répugnants de tous, des cochers !
– Vous avez raison, – fit l’amie de Mme de Chaubuission, la colporteusede la nouvelle. – Les cochers ! pouah ! ça sent la remise et l’écurie !
– Mais enfin, – répliqua M. de l’Aiguillette, – ils ont peut-être desqualités particulières, ces messieurs !
– Des qualités particulières ? – dit Mme de Chaubuisson d’un airétonné. – Je vous serais fort obligée de m’apprendre lesquelles ?
– Eh ! Madame ! quand ce ne serait que de savoir conduire.
– Quel rapport cela a-t-il avec les passions qu’ils inspirent ?
– Quel rapport ?
– Oui ? Vous me tenez là des propos ridicules, n’est-ce pas, ma chère ?
– Des enfantillages ! – répondit l’amie en adressant à M. del’Aiguillette un malicieux sourire.
– Mais vous vous trompez, Madame, c’est sérieux !
– Allons donc ! Tenez, l’orchestre commence une valse, vous feriezmieux de me mener danser.
– Précisément, je venais vous inviter.
– Alors, venez. Ce sera préférable à la conversation que nous venonsd’échanger.
C’était à une soirée chez le comte de la Brèche-Noire que ce dialogueavait lieu. Au milieu de la fête, le bruit de la fuite d’une des femmesdu monde les plus recherchées s’était tout à coup répandu, et l’on neparlait que de cela.
Mme de Chaubuisson était une fort belle personne de vingt-cinq ansenviron, d’une allure pleine de noblesse et de dignité. Elle avait unvisage admirablement correct : front blanc et pur, nez droit à lagrecque, bouche fière, menton joliment arrondi, joues roses et pleines,cheveux bruns coiffés à l’anglaise. Son cou s’attachait élégamment àdes épaules irréprochables, et descendait jusqu’à la naissance d’unepoitrine splendide, dont le corsage décolleté laissait admirer unemoitié qui faisait souhaiter de contempler le reste. Les bras surtoutétaient incomparables ! Larges à l’épaule, ils s’amincissaientjusqu’aux poignets d’une manière enchanteresse ! Avec cela, decoquettes fossettes roses se creusaient aux coudes, et les mainsétaient d’une exquise petitesse.
Malheureusement, Mme de Chaubuisson avait moins d’esprit que de beauté.Elle était incomplète. Sous son grand air et sa distinction suprême sedissimulait une intelligence étroite, facile à duper, prêtant confianceà tout. Par contre, elle était d’une froideur absolue, d’uneindifférence sans pareille.
Mariée à un ancien viveur, plutôt son père que son mari, elle restaitfidèle à M. de Chaubuisson, qui ne le lui demandait pas, tout en s’enmontrant enchanté. On a beau être vieux et inactif, on a beau se direqu’on est du bois dont ces Messieurs sont faits, on a quelque plaisir àne point faire partie de leur confrérie.
Vainement les galants assiégeaient Mme de Chaubuisson, pas un d’eux neréussissait à quoi que ce fût. Plusieurs avaient été aidés par desenvieuses, par des jalouses, par des moqueuses, qui eussent étésatisfaites de triompher de cette vertu. Tout avait été inutile.
Etait-ce bien seulement de la vertu ?
Non. C’était plutôt une absence de sens et de curiosité, voire uneespèce de respect des convenances, poussées à un degré extraordinaire.
Tromper son mari, cela semblait à Mme de Chaubuisson un manque de tact,une faute impardonnable contre l’étiquette.
C’est à elle qu’il échappa un mot bien significatif à cet égard, motqui courut tous les salons.
On racontait qu’une femme avait été surprise par son mari, dans uneconversation où il s’agissait d’autre chose que de trigonométrie.
– Le mari entra dans une violente colère et se mit à crier terriblement! – disait le narrateur.
– Pourquoi crier ? – demanda Mme de Chaubuisson. – Cela n’est pasd’usage.
– Comment, Madame ! – reprit le conteur, étonné ; – fallait-il que cethomme demeurât muet, en voyant sa femme qui, la robe dérangée etfripée,....
– La robe dérangée et fripée ! – interrompit vivement Mme deChaubuisson. – Oh ! alors, c’est différent, Monsieur. Cette tenue étaitde tout point répréhensible, et le mari avait raison.
Après cela, les soupirants comprirent qu’ils en seraient toujours pourleurs frais, et ils cherchèrent des cœurs plus compâtissants, et aussiplus sensibles et plus impressionnables.
Un seul n’avait point désespéré. C’était M. de l’Aiguillette.
Très joli garçon, vingt-cinq à vingt-six ans, comme Mme de Chaubuisson,de beaux yeux noirs, des cheveux blonds bouclés, une provoquantemoustache, grand, bien pris, à l’aise dans son élégance, il était, avecces qualités, doué d’une persévérance infatigable dans la poursuite deses projets.
Quand ses rivaux lui avaient cédé la place plus par lassitude que pardépit, il s’était dit mentalement :
– Maintenant, je suis sûr de réussir.
Mais comment ? Depuis plusieurs mois, il avait essayé de tous lesmoyens, Mme de Chaubuisson ne s’était pas seulement aperçu de sestentatives.
Pourtant, ce soir-là, pendant qu’il reconduisait sa danseuse, après lavalse, il la trouvait si belle, si tentatrice, l’animation de la danseavait mis un tel feu dans ses yeux, que M. de l’Aiguillette pensaittristement :
– Quel est donc le point vulnérable de cette femme ? Comment ferai-jefondre cette statue de glace ?
De son côté, Mme de Chaubuisson réfléchissait aussi. L’histoire ducocher l’intriguait.
Si bien que, lorsque M. de l’Aiguillette l’eût ramenée à sa place, aulieu de le laisser partir, elle le retint en disant :
– Je voudrais causer avec vous, Monsieur de l’Aiguillette.
– Je suis à vos ordres, Madame, s’empressa de répondre le cavalier,surpris et charmé.
– Seyez-vous là, et m’écoutez.
– Me voici, Madame.
– Je songe à notre causerie de tout à l’heure. Voyons, franchement,avouez-moi que vous n’avez pas dit toutes vos raisons ?
– A quel propos, Madame ?
– Hé ! vous m’entendez bien ! A propos de cette histoire de cocher.
– Pourquoi donc, Madame, ne vous aurais-je point dit toutes mes raisons?
– Parce qu’elles seraient trop insuffisantes.
– Où veut-elle en venir ? – se demandait M. de l’Aiguillette. –Serait-ce l’instant psychologique ?
– Si j’ai bonne mémoire, – reprit Mme de Chaubuisson, – vous avezprétendu que c’est parce qu’ils savent conduire que les cochers sontl’objet de si étranges faveurs ?
– En effet, Madame, je me souviens que j’ai dit cela.
– Et vous n’avez pas d’autres motifs pour soutenir une semblableaffirmation ?
– Peut-être, Madame.
– Ah ! j’en étais bien certaine ! Et, lesquels, s’il vous plaît ?
– Madame, c’est un peu risqué !
– N’importe, Monsieur. Je pense que vous saurez vous arrêter à temps.
– Justement, Madame, voici ce qui manque à ces messieurs. Ils ne saventpas s’arrêter à temps...
– Oh ! Monsieur !
– Ce n’est pas tout, Madame.
– Quoi encore ?
– Vous vous imaginez que ces gens-là sont malpropres, qu’ils gardentsur eux les odeurs du cuir des harnais, de la graisse des essieux et dufumier des écuries, n’est-ce pas ?
– Certes !
– Détrompez-vous, Madame. Il en est qui sont parfumés comme vous-même,qui ont les mains aussi nettes que s’ils ne touchaient que des objetsd’art, et qui, dans de certains moments, ont une tenue plus noble etplus digne peut-être que celle de Monsieur votre mari.
– Vraiment !
Mme de Chaubuisson riait, ses yeux brillaient d’un éclat inusité, unelégère rougeur lui était montée aux joues.
– Mais, reprit M. de l’Aiguillette, – je ne vous ai pas encore apprisla grande qualité de ces gens.
– Vous m’intéressez infiniment, Monsieur, je vous assure !
– Leur grande qualité, c’est de n’être point compromettants.
– Que prétendez-vous là ? Voyez donc Léonide ?
– Pardieu ! elle s’est sauvée, elle ! Elle a tout quitté : mari,enfants, amis, relations ! C’est évident qu’elle ne pouvait éviter dese compromettre en agissant ainsi. Mais je vous prie de remarquer quejusqu’à l’instant de sa fuite, personne ne s’est même douté que soncocher fût un si heureux coquin !
– C’est juste ! murmura Mme de Chabuisson en s’abandonnant à uneprofonde rêverie. – Et vous les croyez vraiment... intéressants ? –ajouta-t-elle après un moment de silence.
– Pas tous, Madame, assurément. Mais quelques-uns, oui. Ceux quisortent de chez ces demoiselles, par exemple. Ils ont généralement reçulà une éducation dont on ne peut que profiter.
– Mais comment le savez-vous ?
– C’est que le mien est dans ce cas, Madame, et qu’il m’a renseigné àfond là-dessus.
– Ah !....
– Mme de Chaubuisson ne parlait plus. Elle réfléchissait. Quant à M. del’Aiguillette, il lui semblait qu’une lueur d’espoir lui était apparue.Il tenta de renouer la conversation, mais sa belle interlocutrice nes’y prêta nullement, de sorte qu’il pensa qu’il valait mieux endemeurer là pour l’instant. Il se leva donc pour prendre congé.
– Venez me voir plus souvent, – lui dit Mme de Chaubuisson en luitendant la main, faveur qu’elle n’accordait presque jamais. – Vous êtesrare comme un oiseau bleu !
– Je craignais de vous importuner, – Madame, – répondit M. del’Aiguillette. – Puisque vous me le permettez...
– Oui, oui, venez. Nous causerons.
– De mon cocher ?
– Voulez-vous bien vous taire, mauvaise langue ! D’ailleurs, j’ai lemien.
– Baptiste ? il a cinquante ans !
– Allons, c’est bien. Brisons là, n’est-ce pas ?
– C’est cela, nous poursuivrons plus tard.
Bref, à partir du lendemain, M. de l’Aiguillette ne manqua pas un jourd’aller rendre visite à Mme de Chaubuisson, qui l’accueillit de mieuxen mieux. Il en arriva même à une sorte d’intimité qui ne faisait quele rendre plus ardemment épris de son adorable hôtesse ! Mais iln’osait se déclarer, préférant l’incertitude à la désillusion !
Cela dura une semaine.
Puis, un jour, Mme de Chaubuisson lui dit, dès qu’il se montra :
– Je suis extrêmement ennuyée !
– Et pourquoi donc, Madame ?
– Mon ami, je viens de chasser mon cocher.
– Vous avez chassé Baptiste ?
– Oui. Il me portait sur les nerfs !
– Voilà qui est étrange ! – se dit M. de l’Aiguillette, pendant que Mmede Chaubuisson continuait :
– Et mon mari qui est parti hier en voyage ! N’est-ce pas jouer deguignon ?
– En effet, Madame. Vous êtes embarrassée pour faire un nouveau choix,sans doute ?
– Précisément.
– Si je puis vous être utile dans cette circonstance, disposez de moi.
– Quoi, vous accepteriez... ?
– De vous procurer quelqu’un de convenable ? Parfaitement.
– Ah ! mon cher ami, que vous êtes aimable !
– Plus que vous ne pensez, Madame.
– Comment cela ?
– Mon Dieu, oui. J’ai reçu de plusieurs châtelains de mes amis desinvitations auxquelles je ne puis me dérober davantage. Le moment demon départ était même fixé. Je vais le reculer de quelques jours àcause de vous.
– C’est charmant, en vérité ! Vous êtes d’une complaisance !...
– N’en parlons plus, Madame. Je suis trop heureux de vous rendre cepetit service. Dès aujourd’hui, je me mets en campagne ; mais parexemple, aussitôt que j’aurai ce qu’il vous faut, je vous préviens queje partirai sans venir vous faire mes adieux. On m’attend de tous côtéset je suis déjà en retard. Vous m’excuserez, n’est-ce pas Madame ?
– Certainement, mon ami, certainement.
Deux jours après, à dix heures du matin, un grand gaillard biendécouplé, rasé de près, coiffé correctement, avec des cheveux noirspartagés du front jusqu’au bas de la nuque par une raie magnifique, lecou emprisonné dans un petit col anglais, en livrée bleu-de-roi, giletde satin à raies bleues et blanches, culotte, bas de soie bleus,souliers à boucles, gants blancs ; un superbe gars de vingt-cinq àvingt-six ans se présenta à l’hôtel de Chaubuisson et demanda à parlerà Madame.
– Pourquoi venez-vous ? – lui dit la femme de chambre, qu’on était alléchercher. – Pour une commission ?
– Non, c’est pour entrer ici, comme cocher.
– Ah ! très bien. Avez-vous une lettre ?
– Oui. J’ai une lettre de Monsieur de l’Aiguillette.
– Est-ce que vous serviez chez lui ?
– Non. Chez un de ses amis.
– Je vais prévenir Madame. Donnez-moi votre mot.
– Que non. Monsieur de l’Aiguillette m’a bien recommandé de ne leremettre qu’à Madame.
Une minute plus tard, on introduisait le garçon chez Mme de Chaubuisson.
– C’est vous qui m’êtes adressé par Monsieur de l’Aiguillette, mon ami? – fit-elle en examinant attentivement le cocher.
Oui, Madame. Voici la lettre que Monsieur de l’Aiguillette m’a chargéde présenter à Madame.
Mme de Chaubuisson décacheta le pli avec une certaine impatience, quin’échappa point au postulant.
Voici ce qu’elle lut :
« Madame,
Je vous adresse un ami intime de mon cocher, qui vient de quitter leservice de Mademoiselle Rosita Blantain, dont il a monté l’écurie d’unefaçon tout-à-fait spéciale.
Il a, je pense, toutes les qualités nécessaires pour bien tenir laplace qu’il convoite dans votre maison. Il conduit divinement et ilmonte dans la perfection. Au besoin, monterait sans selle. Pique peu,mais juste quand il faut, et n’est jamais désarçonné.
Au moral, ne boit pas, ne court pas, propreté irréprochable, discrétionabsolue.
Je serais heureux, Madame, si Germain pouvait vous plaire. A monretour, j’aurai l’honneur d’aller prendre de vos nouvelles, et vousdemander si mon choix a été bon.
Veuillez croire, Madame, aux sentiments de respect et d’amitié aveclesquels j’ai l’honneur d’être,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
R
OGER DE l’A
IGUILLETTE. »
– Monsieur de l’Aiguillette vous recommande à moi d’une façon bienflatteuse, – dit Mme de Chaubuisson à Germain, en le regardant plus quejamais.
– J’espère que Madame trouvera que Monsieur de l’Aiguillette ne m’a pastrop vanté, si elle daigne me prendre chez elle, – fit Germain ens’inclinant.
– Il faut que je vous interroge, avant tout. Asseyez-vous là.
Elle lui indiquait une chaise devant elle. Elle était charmante, cematin-là, Mme de Chaubuisson. Elle venait de se lever, fraîche commeune fleur de printemps. Son peignoir se moulait sur des formes divines,libres de toute entrave. Un sourire enchanteur entr’ouvrait ses lèvresroses, au milieu desquelles s’épanouissaient des dents éclatantes deblancheur.
Germain ne la quittait pas des yeux. Il avait une tenue à la foisrespectueuse et fière qui pouvait surprendre chez un domestique. Ce queMme de Chaubuisson constatait principalement, c’est qu’il étaitadmirablement bâti, et qu’il avait une physionomie réellementdistinguée. De plus, elle le devinait soigné, parfumé, et elleremarquait que son linge était d’une extrême finesse.
– Elles n’ont pas si mauvais goût, ces filles ! – ne put-elles’empêcher de penser.
– Où avez-vous servi, avant d’entrer chez Mademoiselle Rosita Blantain? – dit-elle en affectant de relire le nom sur la lettre d’introduction.
– J’étais au haras du Pin, Madame.
– Et pourquoi quittez-vous cette demoiselle ? Vous aurait-elle chassé ?
– Chassé, Madame ! – répartit Germain en se redressant dignement. – Onne m’a jamais chassé nulle part.
– Pourquoi donc êtes-vous parti de cette maison ?
– Pour des motifs personnels, qu’il n’est peut-être pas essentiel derévéler à Madame.
– Mais si, je tiens à les connaître.
– Je serais reconnaissant à Madame de ne pas insister.
– Cependant....
– Oh ! si Madame l’exige ! Ma maîtresse avait des relations qui medéplaisaient.
– Vraiment ?
– Oui, Madame. Il venait toujours chez Mademoiselle des comtes, desmarquis, des barons. Cela m’ennuyait.
– Mais, – fit Mme de Chaubuisson d’un ton surpris, – il en vient aussichez moi !
– Oh ! chez Madame, c’est autre chose.
– Comme il s’exprime élégamment ! – disait à part Mme de Chaubuisson. –Et elle reprit tout haut : – Comment, c’est autre chose !Qu’entendez-vous par là ?
– Ce ne sont que des amis.
– Que vous importe ? – fit Madame de Chaubuisson en fronçant lessourcils.
– Puisque Madame a voulu pousser aussi loin l’interrogatoire, je nepuis rien lui cacher.
– Que signifie ?
– Cela signifie, Madame, que, si j’ai désiré entrer à votre service, cen’est point que je ne sache où aller. Cela signifie, Madame, qu’il meplaît d’être votre esclave, et cela sans conditions. Cela signifieencore, Madame, que j’ai un rêve à réaliser, et que j’espère y réussir,à force de soins, d’attentions, d’obéissance !
– Eh quoi, vous oseriez !...
– Je n’ose rien, Madame ! Ah ! Dieu me garde d’oser ! Mais un jour, jevous ai vue. Dès ce moment, j’ai senti que je vous appartenais. Voilàsix mois que je cherche à faire partie de votre maison ; voilà six moisque je veille, que je guette, que j’attends l’occasion. Elle est venue,je l’ai saisie. Que Madame me pardonne, mais un tel aveu vaut peut-êtrebien une lettre de recommandation !
Germain était tombé à genoux. En prononçant les derniers mots, il pritdoucement des mains de Mme de Chaubuisson la lettre dont il parlait, etqu’elle n’essaya point de conserver, et il la déchira en morceaux.
– En vérité, Germain !...
Le courroux était tombé. La situation était si nouvelle, si imprévue,malgré les pensées qui roulaient dans la tête de Mme de Chaubuissondepuis une semaine, qu’elle était émue, touchée, curieuse, plutôtqu’irritée.
– Madame m’a amené là, il faut que je lui ouvre mon cœur ! Ah ! Madame! songez-y ! Je ne suis pas un de ces laquais que l’on jette dehorscomme des chiens dont on ne veut plus. Madame, je vous aime, je vousadore ! A présent, écrasez-moi sous vos pieds, si vous le voulez. Cesmots me brûlaient les lèvres !
– Il est beau, ce malheureux ! – murmura bien bas Mme de Chaubuisson. –Et, lui tendant la main, elle lui dit avec douceur : – Allons, Germain,relevez-vous.
– Madame me pardonne donc ? – s’écria Germain en baisant passionnémentla main de sa maîtresse. Et, se redressant d’un bond, il lui adressaune œillade si enflammée qu’elle en frissonna toute entière.
– Ah ! – songea-t-elle, – ce regard me pénètre jusqu’à l’âme.
– Madame ! Madame ! – lui disait Germain, qui la touchait presque, –vous êtes belle comme une déesse, et les hommes devraient vous éleverdes autels !
– Germain, taisez-vous !
– Ah ! qu’importent les conditions, Madame ! C’est à celui qui a suvous deviner le premier d’être récompensé de son amour !
Et l’audacieux cocher appuya ses lèvres sur celles de Mme deChaubuisson.
– Ah ! Germain ! – fit-elle en fermant les yeux. – Que voulez-vous deplus ?
......
Ce jour-là, Germain conduisit au bois Mme de Chaubuisson, pour lapremière fois.
Un mois plus tard, dans une soirée, l’histoire du cocher de Léonide,dont il est parlé au commencement de ce récit, revint subitement sur letapis. Les mêmes personnes étaient là.
– On va les juger, – disait l’amie de Mme de Chaubuisson. – Il est àcraindre que Léonide ne soit condamnée !
– Elle est cependant bien excusable ! – répliqua Mme de Chaubuisson. –On ne commande pas à ses sentiments !
– Mais un cocher ! – reprit l’amie, en ouvrant de grands yeux.
– Un cocher, un cocher ! Il y en a de toutes sortes !
– Comment, de toutes sortes ?
– Oui, ma chère. Ainsi, tenez, ceux qui sortent de chez les filles.Vous ne sauriez croire combien ils sont distingués ! Et soignés, etélégants ! Et ces fiers regards, ces sourires discrets, cette force,cette noblesse !
– De la noblesse, maintenant ? Mon Dieu, que vous avez changé ! C’est àcroire que vous en aimez un, ma chère. Je m’en rapporte à Monsieur del’Aiguillette.
– Vous allez un peu loin, – répartit M. de l’Aiguillette en riant, –Mme de Chaubuisson n’en est pas là.
– Hé ! hé ! Je n’en sais trop rien ! – fit l’amie en s’en allant.
– Elle est méchante, – dit M. de l’Aiguillette à Mme de Chaubuisson,qui l’examinait en donnant des signes de véritable stupeur. De retourde voyage depuis la veille seulement, il n’était plus le même. Il avaitfait raser sa moustache, ce qui le rendait quelque peu méconnaissable,quoiqu’il restât joli garçon tout de même.
– A propos, et mon cocher, en êtes-vous satisfaite, Madame ?
– Votre cocher, Monsieur ? Il s’en est allé avant-hier. Mais, c’estinouï ! plus je vous regarde,...
– Ah ! Madame, – murmura M. de l’Aiguillette, – c’est à celui qui a suvous deviner le premier d’être récompensé de son amour !
– Quoi, Monsieur ! Que signifie ?...
– C’est moi Germain, Madame.
– Germain ! Vous, Monsieur ? mais il était brun.
– Il est si facile de mettre une perruque !
– Eh bien, – fit Mme de Chaubuisson en poussant un soupir desoulagement, – j’aime mieux cela !
~*~
ÉCHANGE DE LETTRES
M. du Frasq à M. de Sildo.
Paris, 6octobre.
O
H ! non, par exemple. Non, mille fois non ! Je n’irai pas àPont-sur-Orge. Tu t’y trouves bien, mon cher ami, c’est parfait.Restes-y tant qu’il te plaira. Quant à moi, c’est différent. Parism’est nécessaire, les Champs-Élysées font partie de mon bonheur.
J’aurais une belle tête au milieu de vos baillements de province !L’agréable existence ! Je vois ça d’ici : La Raynette, en sa qualité dechâtelain, promène triomphalement ses hôtes dans son parc ; Courzy, cemyope étonnant, un artiste dans son genre, pose gravement son chapeausur la corne d’une vache, qu’il prend pour une patère ; Hardantdisparaît au bras de quelque femme compatissante... et jolie ; LaGourmette fait de l’équitation ; Mottebrune file le parfait amour avecsa femme ; Blanchecotte déterre les pots cassés du garde-chasse, surl’emplacement d’un cimetière huguenot datant de 1568 ; Longuelime ettoi, vous assommez Mmes de la Raynette et de Blanchecotte, sans compterles occupations de ceux que je ne connais pas. Que me resterait-il, àmoi ? Je serais obligé de dormir du matin jusqu’au soir ? Bon à Paris :c’est admis, c’est d’usage, parce qu’on y reste éveillé la nuit ; maisà Pont-sur-Orge, on ne comprendrait point.
A chacun selon ses œuvres. A vous, hommes calmes, légumes depot-au-feu, à vous la nature et ses bucoliques ; à moi, joyeux vivant,à moi Paris, les boulevards éclairés à la lumière Jablochkoff, Mabillequi ferme et les belles-petits qui repeuplent le Bois. – Va tepromener, j’y vais moi-même.
Remercie La Raynette de son invitation. Alice ma charge de te rappelerque vous êtes bons amis. – Dis-lui que je l’embrasse sur l’œil droit,ce grand serin-là. – Ce sont ses propres paroles. Elle me laisse l’œilgauche, et j’y dépose passionnément mon baiser fraternel. Bonjour àtout le monde.
Tibi,
Henri D
U F
RASQ.
M. de Sildo à M. du Frasq.
Pont-sur-Orge,7 octobre.
Que tu es bête, mon cher Henri ! Ta lettre nous a fait rire aux larmes,Longuelime et moi. Tu as bien raison, nous menons une existence àlaquelle tu ne t’habituerais point.
C’est égal, vois-tu, je commence à comprendre Théocrite. La campagne !ah ! la campagne ! les champs, les prés, les bois, les collines, lesvallées ! Comme c’est beau ! Comme cela vous pousse à la rêverie !Comme cela vous remplit l’âme d’une poésie délicieuse !
Je vais voir les moutons paître dans la plaine, je regarde les canardsbarboter dans le ruisseau, je donne du grain aux poules, je palpe leslapins, je caresse les bœufs et les vaches dans l’étable. A propos, jevais t’apprendre quelque chose. On attèle les bœufs autrement que leschevaux. Les bœufs ont une espèce de collier aux cornes, c’est làqu’est leur plus grande force. La première fois que j’ai vu ça, j’aiété surpris. Maintenant, je m’y accoutume. Je crois même qu’on araison, c’est plus pittoresque. Il est bien entendu que je ne tegarantis pas que cet usage soit répandu partout, mais il est général àPont-sur-Orge et dans les environs ; je l’ai vérifié.
Eh bien, mauvais plaisant, est-ce inutile d’aller à la campagne ?
Il y a ici une dame de Lacroupe que tu ne connais pas. C’est une belleveuve qui touche à la trentaine. Je lui fais une cour acharnée qu’elleaccueille d’une manière énigmatique. Néanmoins, elle s’humanise, depuishier. Elle est réellement très bien.
Tout le monde t’envoie mille compliments par mon canal, pour employerl’expression de M. de La Raynette. J’ignore ce que j’ai fait de tadiablesse de lettre ; depuis hier, je ne puis mettre la main dessus.Adieu, je vais voir traire. – Embrasse Alice.
Tout à toi,
Amédée D
E S
ILDO.
X à M. du Frasq.
« Monsieur le baron du Frasq, rue de la Tour,
à Passy. »
Paris, 8octobre.
Monsieur,
Une de mes amies, actuellement en villégiature à Pont-sur-Orge, y atrouvé cette lettre dans un des couloirs du château. En sa qualité defemme, mon amie est curieuse. Elle a lu votre prose. Comme vous n’yprononcez point le nom de votre correspondant, comme vous êtes fortconnu à Pont-sur-Orge, comme enfin votre style pourrait ne pas plaire àtout le monde, elle a pensé qu’il valait mieux vous retourner la lettreplutôt que d’en chercher le destinataire. Elle me l’a donc envoyée souspli, en me chargeant de vous la faire parvenir. Voilà qui est terminé.
Mes compliments, Monsieur, vous avez un joli style. Je vous souhaiteque Mad.... (dois-je mettre
Mademoiselle ou
Madame ?) Bah ! mettonsMademoiselle ; c’est sans importance, j’imagine. Donc, il est à désirerque Mademoiselle Alice ait autant de charmes que votre rhétorique.
Si vous voulez me remercier, écrivez, poste restante, aux initiales L.M.
M. du Frasq à M. du Hardant.
Paris, 8octobre, minuit.
J’ai besoin de vous, mon cher Frédéric. Il m’arrive quelque chose debizarre. J’avais écrit à cet imbécile de Sildo, qui a perdu ma lettre,laquelle a été trouvée par une dame, qui me l’a renvoyée par la poste.Mais, le curieux, c’est que la lettre a été mise à la poste à Paris.Qui soupçonnez-vous ? Est-ce une farce de quelqu’un de vous ? Je vouspréviens que si l’on se moque de moi, il y aura du retour. Franchement,je suis intrigué. Répondez-moi vite.
Cordialement,
F
RASQ.
M. du Frasq à L. M., posterestante.
Paris, 9octobre.
Certainement, je tiens à vous remercier, Madame ou Monsieur, carj’ignore vraiment à qui je parle.
Cependant, je vous soupçonne fort d’être une femme. Un homme y mettraitmoins de mystère. Allons, j’ai deviné, n’est-ce pas ?
Eh bien, Madame, je vous en ai doublement d’obligation. Je suistout-à-fait ravi que vous ayez pris la peine de me renvoyer mes folies,et aussi de les juger. Vous êtes la Raison même.
Quant à Alice, ce n’est ni Madame ni Mademoiselle, mais elle estfraîche comme une rose et belle comme un amour, ce qui rend le cœurindulgent pour le reste.
Encore une fois merci, Madame, et croyez que je me réjouirais depouvoir vous rendre service pour service, d’autant que j’y gagneraiscertainement.
Votre respectueux serviteur,
Baron Henri D
U F
RASQ.
M. de Sildo à M. du Frasq.
Pont-sur-Orge,10 octobre.
Comment, Henri, tu ne m’écris plus ? Pourquoi cela, mon ami ? Ai-je ditquelque chose qui t’ait fâché, dans ma dernière lettre ? Je ne merappelle pas bien ce que je t’y marquais, mais il me semble qu’il n’yavait rien de vexant.
Ah ! mon ami, que de choses on apprend à la campagne ! Je me promenaishier avec un des fermiers de La Raynette. Nous côtoyions un champ toutretourné, où la terre était jonchée d’énormes racines rouges. – Tudieu! m’écriai-je, voilà des carottes phénoménales ! – Où ça ? fait lepaysan. – Là, pardieu. – Ça ? Et il part d’un gros éclat de rire, en medisant : « Ça ? mais, c’est d’la bett’rave ! – Allons donc, je saisbien que la betterave est une variété de canne à sucre. – Plaît-y ? –Eh oui ! puisqu’on dit du sucre de canne et du sucre de betterave. – Ehben ! c’est avec c’te bett’rave-là qu’on l’fait, l’sucre d’ bett’rave.– Je me suis renseigné, il avait raison. Ça m’a donné un certain dégoûtpour le sucre. Songe donc ! Ces betteraves sont pleines de terre, etsales, et piquées des vers ! Je te conseille de ne plus te servir quede sucre de canne. C’est facile à reconnaître. Celui-ci fond très vite,au lieu que l’autre met fort longtemps. A moins que ce ne soit le sucrede betterave qui fonde promptement. Je ne me souviens plus au juste.
Je parle beaucoup de toi, ce qui amuse fort Mme de Lacroupe. Siseulement ça avançait mes affaires ! J’espère que maintenant tu vas merépondre. Donne-moi donc quelques conseils. Mme de Lacroupe est unebelle personne, brune, les yeux jaunes comme de l’or, le teint mat.Elle est plutôt grande que petite, large d’épaules, la taille souple,un corsage opulent. Elle a un sourire de madone, une bouche comme uneanémone, un menton accusé. Quelle est la meilleure tactique pour cegenre de femme ? – Embrasse Alice.
Tout à toi,
Amédée D
E S
ILDO.
M. du Hardantà M. du Frasq.
Pont-sur-Orge,11 octobre.
Impossible de vous renseigner sûrement, mon cher Henri. Je suis à peuprès certain que ce n’est pas un de ces messieurs qui a cueilli votrelettre, voilà tout. C’est donc une de ces dames. Mais laquelle ?J’épie, je veille, j’observe, et je ne trouve rien. L’intrigue sedéroule adroitement, croyez-le. D’ailleurs, laissez-vous faire, toutbonnement. Nous n’avons pas une seule vieille femme ici. Mmes de LaRaynette, de Blanchecotte, de Mottebrune, que vous connaissez, et Mmesde l’Huiclos et de Lacroupe que vous n’avez jamais rencontrées, sonttoutes ravissantes. Je ne vous parlerai pas de Mme de l’Huiclos, pourdes raisons que je vous permets de deviner. Reste Mme de Lacroupe, quiest une adorable personne, avec ce teint chaud des Espagnoles, cettetête correcte et ineffablement douce des saintes de Raphaël, cettetaille divine des Vénitiennes de Titien. Elle est veuve et elle estseule. Longuelime et Sildo l’assomment. Voilà tous les renseignementsdont je suis capable. – Vous suffisent-ils ?
Mille amitiés,
H
ARDANT.
P. S. – J’apprends à l’instant que Mme de Lacroupe correspond avecMme d’Herminoff, à Paris. La fille qui a porté la lettre à la postevient de me le dire.
L. M. à M. duFrasq.
« Monsieur le baron du Frasq, ruede la Tour,
à Passy. »
Paris, 11octobre.
Monsieur,
Vous avez deviné, je suis une femme.
Je vous sais gré de ne point tenter de finasser dans votre lettre deréponse. Cela m’a plu. Sans vous avoir jamais vu, je vous connaissaisun peu déjà, par des ouï-dire, mais j’avoue que je doutais que vousfussiez aussi franc qu’on me l’affirmait. Je me rends. L’Auvergnat deLabiche n’est que de la Saint-Jean auprès de vous.
On m’a vanté encore d’autres qualités que vous possèderiez d’une façonremarquable, si l’on ne me trompe pas plus en cela que pour le reste.Nous nous rencontrerons cet hiver, et peut-être prendrai-je alors del’intérêt à m’assurer de l’exactitude de mes renseignements.
En attendant, soignez Alice, qui jouit du singulier privilège de n’êtreni Madame ni Mademoiselle. J’espère que Monsieur son père ne discutepas politique avec vous ?
M. du Frasq àM. du Hardant.
Paris, 12octobre.
Il faut que vous me serviez encore, mon cher Frédéric, mais sous lesceau du plus grand secret. Je suis allé chez la princesse d’Herminoff,à laquelle j’ai appris qu’un de mes amis m’avait chargé d’unecommission pour Mme de Lacroupe. C’était vrai, du reste. A force dechercher, j’ai déniché quelqu’un qui connaît cette belle mystérieuse,étant de Blois comme elle. Mais il ignore où elle est. Je lui ai ditque Mme d’Herminoff correspondait activement avec elle, de sorte qu’ilm’a prié de lui faire tenir quelques mots de sa part.
Or, j’ai reçu de nouveau une lettre anonyme, timbrée de Paris, dubureau du boulevard Malesherbes, le quartier russe. Cela m’a suggérél’idée d’une petite ruse que j’ai menée à bien. Je suis parvenu à mefaire remettre par Mme d’Herminoff l’adresse de Mme de Lacroupe sur uneenveloppe, pour le gentilhomme blaisois en question.
Maintenant, voici ce qu’il faut m’apprendre : Mme de Lacroupe varecevoir après demain une ou deux lettres de Paris ; dites-moi pardépêche le nombre de missives qui lui parviendront.
Si vous pouvez découvrir les noms des bureaux expéditeurs, ce n’en seraque meilleur.
Excusez-moi de vous causer ces tracas, mais je suis à votre servicepour tout ce qu’il vous plaira.
Cordialement.
F
RASQ.
M. du Frasq àMme de Lacroupe.
Paris, 13octobre.
Madame,
Pardonnez-moi de vous écrire sans vous connaître. J’y suis prié par ungentilhomme de Blois, M. de Courlis, qui me charge de vous mander quevos affaires sont en bonne voie, et aussi que Madame sa femme et luivous font leurs meilleurs compliments d’amitié.
J’ose y joindre les miens, Madame, car j’ai beaucoup entendu parler devous, et sur un ton qui m’a donné le plus grand désir de vous êtreprésenté. Je sais que vous êtes belle et douce, et ce me serait unhonneur enviable qu’on vous eût dit autant de bien de moi.
C’est Mme d’Herminoff qui m’a donné votre adresse actuelle, avec unebonne grâce toute charmante.
Veuillez agréer, Madame, l’assurance du profond respect avec lequelj’ai l’honneur d’être.
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Baron Henri D
U F
RASQ.
M. du Frasq àL. M., poste restante.
Paris, 13octobre.
Vous raillez, Madame. Mais, ma foi, vous le faites si spirituellementque j’en suis enchanté. Il est bien vrai que je suis franc. Quelqueintrigue où je me trouve, on ne me voit jamais mentir, et si cela ne meréussit point, tant pis.
Quant à mes autres qualités, n’y insistons pas, voulez-vous ? Si ellesdoivent rester inutiles à nos relations, à quoi bon y songer ? Si ellesnous servent plus tard, mon Dieu, vous jugerez vous-même de mes petitsmoyens.
Je vous confesse que, sans être curieux, j’attends l’hiver avecimpatience. Où nous rencontrerons-nous ? Je parierais volontiers que jevous reconnaîtrai entre mille. Oui, je le parie. Vous me demandezl’enjeu ? Eh bien, voyons... Alice, par exemple ? Pourquoi faire lamoue ? Je n’y tiens pas beaucoup, c’est possible ; mais c’est peut-êtrela seule chose à laquelle je tienne en ce moment, à part mes amis, bienentendu. Vous n’allez pas exiger que je parie Sildo, peut-être ?
Quant à Monsieur le père de cette belle, il est pipelet auGros-Caillou. Nous ne discutons donc jamais politique, attendu que pourcela je descends à peine jusqu’aux conseillers d’arrondissement.
Votre respectueux serviteur,
BaronHenri D
U F
RASQ.
M. de Sildo àM. du Frasq.
Pont-sur-Orge,14 octobre.
Henri, tu m’inquiètes ! Serais-tu malade ? Songe que voici toute unesemaine que tu gardes le silence ! Si, dans deux jours, je n’ai pas denouvelles de toi, je plante là Pont-sur-Orge et j’arrive comme unetrombe à Paris.
Aussi bien, je commence à m’ennuyer ici. Mme de Lacroupe est uneaffreuse pimbêche, c’est l’avis de Longuelime et le mien, etprobablement de tout le monde.
Je sais qu’il y a des compensations. Ainsi, je m’instruis enagriculture d’une manière surprenante. Partout l’on me trouve desdispositions hors ligne. Quand je serai marié, je me retirerai dans machère Champagne, et j’y étudierai sur mes terres le meilleur systèmed’assolement.
J’apprends quelque chose tous les jours.
Hier, j’étais avec le gars François, fils de Xavier Frigou, l’un deslocataires de La Raynette. Il donnait du son à ses porcs. – François,lui dis-je, comment cultive-t-on le son ? – Comment ça, M’sieu d’ Sildo? – Oui, cela se sème-t-il ou cela se plante-t-il ? – M’sieu veuts’gausser d’ moi, ben sûr ! dit-il, en me regardant d’un air toutdrôle. – Nullement, mon garçon. Diable m’emporte si je sais seulementun traître mot de la question ! Voyons, répondez-moi. – Dans c’ cas,c’est ben simple. Ça n’ se sème point et ça n’ se plante point non pus.Ça s’ greffe.
Hein ! tu ne doutais guère de celle-là ?
C’est égal, je m’ennuie tout de même. Réponds-moi. – Embrasse Alice.
Tout à toi,
Amédée D
E S
ILDO.
M. du Hardant à M. du Frasq.
Paris, de Pont-sur-Orge, 14octobre,
9 heures soir.
Reçu deux lettres de Paris, bureaux Passy et Malesherbes. Même écritureenveloppes.
H
ARDANT.
M. du Frasq à M. du Hardant.
Paris, 15octobre.
Merci. J’ai découvert le secret et machiné quelque chose que je vousconterai, si j’atteins mon but. Ça peut me coûter un bon coup d’épée,mais ça le vaut bien.
Je ne puis vous en dire davantage, mon cher Frédéric. Après-demain,vous saurez tout.
Cordialement,
F
RASQ.
M. du Frasq à M. de Sildo.
Paris, 15octobre.
Vas-tu un peu me laisser tranquille, avec tes études agricoles ? Tu net’aperçois pas qu’on se fiche de toi ? Ton histoire du son mériteraitqu’on te nommât ministre de l’agriculture, grand nigaud !
Il y a quelque chose de plus sérieux que ces fadaises. Tu vas venirdemain à Paris, et tu auras soin d’annoncer que j’ai besoin de toi pourune journée entière, deux au plus. Tâche d’amener Longuelime en mêmetemps. Il s’agit d’une affaire à la suite de laquelle on déjeûnera.
Tu pourras t’en retourner après à Pont-sur-Orge. Tu n’as pas étudié lesfourrages, ça te manque.
Ne me parle plus d’Alice. Elle est maintenant dans la draperie en gros.Surtout, arrive demain, imbécile !
Tibi,
Henri D
U F
RASQ.
M. du Hardant à M. du Frasq.
Paris, de Pont-sur-Orge, 16octobre,
9 heures matin.
Qu’est-ce donc ? Puis-je vous être utile ? Un mot, je suis à vous.Sinon, j’attends.
H
ARDANT.
M. de Sildo à M. du Frasq.
Paris, de Pont-sur-Orge, 16octobre,
10 heures matin
Longuelime et moi prenons train à 10 h. 22. Mme de Lacroupe veutabsolument venir avec nous, pour courir magasins. Envoie-nousinstructions à son égard, gare d’arrivée. Y serons 1 h. 7.
S
ILDO.
M. du Frasq à M. de Sildo.
Midi.
Mets Mme de Lacroupe à l’hôtel de Bruges, ou plutôt, prie-la de s’ylaisser conduire par Firmin, que je charge de ce billet pour toi. Puis,arrivez sans retard chez moi, toi et Longuelime. Vous serez reçus pardeux messieurs qu’il me déplairait de faire attendre.
Tibi,
Henri DU FRASQ.
M. du Frasq à M. du Hardant.
Paris, 18octobre.
Je vous ai promis, mon cher Frédéric, de vous apprendre la fin de monaventure. Je tiens parole, en vous recommandant toutefois la plusentière discrétion. J’ai un coup de tierce dans l’épaule et unemaîtresse enivrante.
Vous la connaissez, mon ami, c’est Mme de Lacroupe. Afin de pouvoir lafaire venir à Paris, sans qu’elle eût à craindre de se compromettre, etaussi pour la décider à ce voyage, je me mis un bon duel sur les bras,et j’écrivis ensuite à Sildo et à Longuelime que j’avais besoin d’eux.Pardonnez-moi de n’avoir point profité de votre offre, dont je vousremercie de tout cœur, mais Mme de Lacroupe eût peut-être hésité às’embarquer à côté de vous, tandis qu’avec Sildo et Longuelime, celadevenait tout simple.
Voici quel était mon plan : « Sildo et Longuelime vont raconter que jeme bats, Mme de Lacroupe l’apprendra, comme tout le monde, et, si elles’intéresse réellement à moi, elle accourra à Paris, pour me voir, pourempêcher ce duel, dont elle sentira bien qu’elle est la causevéritable. Firmin sera à la gare, et pendant que mes témoins serendront chez moi, il la conduira dans un endroit connu de moi seul, oùje l’attendrai. »
Les choses se passèrent comme je l’avais prévu. A une heure et demie,j’entendis la porte s’ouvrir et la voix de Firmin qui disait : – C’estici, Madame. – Puis la porte se referma. Firmin était parti.
Mme de Lacroupe se trouvait dans un petit salon parfumé ; moi, dans uncabinet y attenant. Je mis le doigt sur la clé de la porte decommunication. Je vous l’avoue, je tremblais et j’étais pâle. Sij’allais lui déplaire ! Si elle-même me paraissait moins attrayante queje ne le supposais ! Je restai là une minute, dans une indécisioncruelle. Enfin, je secouai mon trouble et j’entrai.
La tête enveloppée d’un voile noir, drapée dans un long manteau, elleétait assise dans un fauteuil. Elle se leva brusquement, avec uneroideur d’automate. – Excusez-moi, Madame, de vous avoir fait conduireici, lui dis-je ; je désirais si ardemment vous voir que je n’ai pu yrésister. – Silencieusement, elle retira son voile. Ah ! mon ami, queladorable visage ! Je fus ébloui ! – Maintenant, Madame, il suffit,repris-je. Je suis prêt à me retirer, si vous l’ordonnez. – Elledemeurait muette, ne me quittant pas des yeux. Pour moi, j’étais ému,mes tempes battaient. Son mutisme surtout me plongeait dans uneincertitude douloureuse. Je saluai et fis un pas de retraite, quandelle me prit fiévreusement le bras et me dit d’une voix étranglée : –Vous allez vous battre ? – Qui vous a appris, Madame... ? – De grâce,ne jouons pas, Monsieur. Vous allez vous battre, pour moi ! – Pardon,Madame, vous vous trompez, c’est pour un as de cœur. – Vous me faitessouffrir, dit-elle en portant la main à son cou, comme si elle eûtéprouvé de la difficulté à respirer. Avouez-le, Monsieur, vous vousbattez à cause de moi. – A cause de vous ?... Eh bien, oui, Madame. Jevoulais vous faire venir à Paris, je voulais vous voir ; cela m’a parule meilleur moyen. – Monsieur, Monsieur, il faut arrêter ce duel ! –Impossible, Madame. – Je ne veux pas être cause de votre mort ! – Oh !l’on n’en meurt pas. (Je me battais avec Coudroy.) Puis, au fond,Madame, il importe peu. Causons d’autre chose, je vous prie. – Ah !Monsieur, vous me brisez ! – Et, soudain, me saisissant la tête dans untransport éperdu, elle m’embrassa à pleines lèvres, en disant : – Non !non ! je ne veux pas que tu te battes ! Je t’aime ! je t’aime ! jet’aime ! – Ah ! mon ami, un flot de sang m’inonda le cœur ! Uneharmonie céleste chanta dans mon cerveau ! Je l’étreignis à la broyer :– Tu m’aimes ? lui dis-je. A quoi penses-tu donc, alors ? – Henri,j’étouffe ! – Je brisai fébrilement les agrafes de son corsage, enl’asseyant sur le divan, où elle se laissa glisser avec une douceurd’enfant. De tels moments se retrouvent-ils jamais ?... Ces yeux adorésfixés sur les miens, cette bouche brûlante qui murmurait de vaguesparoles, ce cou merveilleux, ces épaules magnifiques, cette poitrinepalpitante !... Ah ! tenez, Frédéric, laissons cela ! Le docteur m’arecommandé un repos absolu. C’est l’affaire d’une semaine. Mathilde estretournée à Pont-sur-Orge, avec Sildo et Longuelime, et nul nesoupçonne notre secret. Gardez-le moi, de grâce ; et, dans huit jours,quand vous la verrez partir, ne lui demandez point où elle va.
Cordialement,
F
RASQ.