MENDÈS, Catulle (1841-1909) : Le mangeur de rêve (1883). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale deLisieux (23.XI.2001) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883. 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.) Le mangeur de rêve par Catulle Mendès ~~~~Une exception ? Non pas. Ils sont nombreux déjà, et seront bientôt innombrables si lhistoire que je vais raconter, que je dois raconter, ne galvanise pas, par lépouvante et lhorreur, le ressort de leur vie énervée, ne fait pas se redresser leur volonté gisante. * * * Il sen va par la ville, le menton sur la poitrine, les bras abandonnés. Cinquante ans sans doute. Mais les plus las des quinquagénaires, ceux qua le plus exténués, rompus, avilis limmonde et laborieuse débauche, nont pas cette démarche vague, errante, qui chancelle, tâtonne lair, sappuie aux murs. Dans ses yeux démesurément ouverts, fixes, dont on ne voit jamais se baisser les paupières, deux agates jaunes, sans lueur, il y a lhébétude nulle des yeux des vieux aveugles. En face de tout ils semblent ne rien voir, morts ; cest comme la contemplation du néant par le néant. Sa face, dun jaune lisse, dont la peau très tendue na pas un pli vivant, ressemble au visage dun cadavre que lon tarde à inhumer, fait songer aussi à une tête de mort, bien vernie. On dirait que médusée, un jour, par quelque épouvantable vision, elle garde éternellement la blême immobilité stupéfaite de la peur. A qui linterroge, il ne répond jamais ; lair de ne pas comprendre ; mais il entend, car il tressaille avec le sursaut dun animal endormi qui reçoit un coup de trique, et il séloigne de travers, les mains jointes sous le menton, saccule dans quelque coin, et sy resserre, effaré. Sa voix, car il lui arrive de parler, non pas à dautres, mais à lui-même, est quelquefois très frêle, très grêle, presque imperceptible, pareille à une vibration de chanterelle aiguë, comme si elle descendait de très haut, quelquefois épaisse et lourde, comme si elle émanait de quelque rauque profondeur ; mais, toujours, cest un bruit de quelque chose plutôt quune parole humaine. Après chaque mot, sa bouche reste longtemps ouverte, et alors sa langue exsangue pend hors de ses dents noires comme celles dun nègre qui chique du bétel, et, longue, bat un peu ; la langue dun chien qui lape. Et on le voit partout ! à toute heure ! Dans les rues remuantes du fracas des roues qui le frôlent, sur les boulevards tumultueux où la foule le roule, il va perpétuellement, vague épave à vau-leau. Morne, plein dun effroi qui effraye, il a lai dun ressuscité qui continuerait, à travers la vie et le jour, la lente promenade commencée dans lombre du caveau autour de son cercueil rouvert. Eh bien ! cet homme na pas cinquante ans ! il en a trente à peine ; et naguère il était beau, et naguère la généreuse jeunesse lui battait dans la poitrine, lui mettait des rires au lèvres, des flammes dans le regard, et, sur le front, le rayonnement de vivre ! Quand il sortait dans les rue pleines de soleil, il sentait monter à sa gorge de chaudes bouffées de joie. Car, en même temps que jeune, il était heureux, avec emportement, ayant dans son esprit le rêve et lamour dans son cur. Artiste, il poursuivait, il allait atteindre, avec la certitude des premières fougues, son idéal hautain ; amant, il connaissait le suprême délice dêtre lépoux de celle quon adore, et de la voir sourire, la nuit, endormie, la tête dans ses cheveux. O fiertés ! ô douceurs ! bientôt toute la gloire, déjà toute la tendresse. La joie et lespérance activaient éperdument son être ; prodigue de lui-même, prêt à toutes les nobles audaces, loyal comme un serment de vierge, brave comme une épée de héros, il était la jeunesse elle-même, épanouie et triomphante ! Mais un jour, par une curiosité perverse, ou pour griser quelque ennui dun instant, il entra, comme Roméo chez lapothicaire de Mantoue, dans la détestable boutique où lon vend la pâte verte qui contient la Damnation et la Mort ; et il y est revenu, souvent, très souvent. * * * O délicieuse et sinistre drogue ! que tu sois la pâte épaisse, pesante, qui sagglutine, ou que tu te dérobe, quintessenciée, sous largent des pilules, dawamesk ou haschichine, tu es terrible, Haschich ! Oui, tu es adorable ; oui, tu donnes la langueur exquise ou la joie effrénée, la paix, comme Dieu, lorgueil, comme Satan ; oui, par toi, lon oublie ! Hors des médiocrités de la vie réelle, loin de la sottise rampante et des devoirs étroits, lhomme par toi sélève, avec les ailes de la délivrance, dans les chimères et dans les victoires. Tu es la fausse clé du paradis ! Si tu ne crées pas, tu transformes. Tu élargis les horizons ; tu fais dune rose une forêt de roses, dune masure un palais, un soleil dune lanterne. Celui qui tappartiens baise la bouche de Béatrix sur les lèvres dune fille, retrouve, centuplée, dans de sales accouplements, la pure extase du premier amour. Tu dis, toi aussi : « Vous serez comme des dieux ! » et tu tiens ta promesse ; celui qui convoite lor entend sécrouler autour de lui des niagaras somptueux de monnaies ; celui qui aspire à la gloire des Dante et des Shakespeare, voit se précipiter sur son passage lenthousiasme éperdu des foules ; et pour celui que tente le triomphe des chefs militaires, tu sonnes dans les clairons héroïques et flottes dans les victorieuses bannières. Mais tu vends cher tes ivresses, Haschich ! Ton ciel se retourne en enfer. Un enfer spécial où vous attend cet unique et abominable supplice, le plus insupportable de tous : la désolation immense, éternelle, linfini écurement. Si tu te bornais, ô redoutable Seigneur, à éteindre les regards, à éteindre le sourire, à mettre sur les fronts la pâleur des cadavres, à courber les épaules, à faire de la virilité quelque chose qui ressemble à une loque qui tombe, tes esclaves te remercieraient encore, à cause du souvenir de tes dons ineffables ! Souffrir dans son corps, quest-ce donc pour ceux à qui furent accordées toutes les extases de lâme divinisée ? Hélas ! tu es un bourreau subtil. A force dexaspérer les forces vives des curs et des esprits, tu les brises, ces curs, tu les tues, ces esprits. Rien de ce qui doit être aimé ne semble plus digne de lêtre, rien de ce qui peut être rêvé ne paraît plus digne dune pensée. A quoi bon vivre ? Est-ce que le ciel vaut un regard ? Quelle femme vaut un baiser ? Une morne indifférence lasse, on ne sait quel énorme dégoût, passif. Le sentiment du devoir à jamais aboli. On a sous ses pieds le respect de soi-même, ainsi quune chose sur quoi lon peut marcher. La conscience, longtemps surchargée de délices coupables, cède enfin, défaille comme un estomac divrogne, na pas même de remords, sabandonne dans un opaque et mol ennui, comme dans un vomissement. * * * Lautre jour, sur le boulevard, le misérable dont je dis lhistoire a été souffleté par un passant quil avait coudoyé : il a fui comme un enfant quon bat, retournant parfois la tête, craignant dêtre poursuivi ! Il ne sait même plus ce que signifient ces mots augustes : lart, la gloire, la beauté. Est-il encore un homme ? Non, quelquun qui mange, boit, dort, et, réveillé, va droit devant lui, sans but, sans pensée. La femme élue, lépouse infiniment adorée, dont il baisait les genoux comme un dévot baise lautel, elle est pour lui comme si elle nétait pas. Il ne voit plus les rayons quelle a dans les yeux, la rose quelle a sur la bouche. Lasse de ce compagnon morose et lâche, elle a pris un amant ; il le sait, il ne peut pas lignorer : lamant est là toujours, donnant des ordres aux domestiques, commandant le dîner, tutoyant sa maîtresse devant tout le monde, disant, le soir : « Il est tard, viens te coucher. » Mais lui, il ne sirrite pas, ne sétonne même pas. Ce qui est, il laccepte. Jamais de révolte. Comme il a pour lit un canapé du salon, il entend des baisers et des rires dans la chambre voisine, et sendort. Non seulement imbécile, mais infâme. Ne travaillant plus, il est pauvre ; lappartement où il loge, les habits quil porte, le pain quil mange, le tabac quil fume, cest lamant qui les paye. Soit ! il ne dit pas non, il veut bien, ou il ne songe pas à cela. Abject, nimporte. Il saffaisse de plus en plus dans lirrémédiable inertie de lennui. Et il vivra ainsi, non vivant, jusquà lheure où, passant par un beau soir, sur un pont, et voyant se mirer dans leau bleue les réverbères et les étoiles, pâles souvenirs des premières visions splendides du haschich, il se laissera tomber dans le fleuve, sans désespoir, à cause de loccasion, comme il eût continué sa route. En fouillant le noyé, on trouvera dans sa poche un peu de la pâte verte, mêlée de tabac, puante. |