I
Vous jugez de leur épouvante. Etre vues ainsi, en pleinjour,à travers les branches ! Les feuilles de saule,c’estpresque aussi transparent que la batiste. N’avoir eu quecettechemise de verdure ! Cette Clémentine était unefolle,vraiment. Les jeunes filles ne se rendent pas compte des choses ; cen’est pas Jane, une veuve, qui aurait eu cetteidée.Pourtant, il faut dire que c’était bien tentant :lachaleur lasse de midi, l’eau si clair et sifraîche,qu’éraille la pointe des ramilles ; la solitudeabsolue,là-bas un rideau d’arbres, qui aveugle lesfenêtresdu château ; en outre, des souvenirsd’églogue,Chénier et Banville relus hier soir près de lafenêtre ouverte aux brisesd’été ; un peu decolère contre Naïs ou Amymone, qui n’ontpas besoin,les heureuses nymphes, d’attendre l’hiver pour sedécolleter, et aussi l’inconscient pressentimentdequelque vague Oaristys, - oh ! sans aucun berger, - tout les avaitexhortées à cette blanche folie.D’abord assises aubord de la petite rivière, elles avaient retiréleursmules mignonnes et leurs bas de soie rosée. On mouilleraitsespieds, rien de plus. C’étaitdéjà unemythologie très-suffisante. Mais quoi ! l’ondecaresseavec tant d’invitante douceur, et quel mal y a-t-il, je vousprie, à montrer ses jambes aux petits poissons muets ?Commentles ceintures se dénouèrent, comment lescheveluresdéroulées remplacèrent desvêtements plussérieux, et comment la naïade frissonna de plaisirenberçant dans ses bras fluides les deux Parisiennes,c’estce que personne n’aurait jamais su, si, brusquement, je nesaisd’où, de derrière un arbre ou du solmême dela prairie, n’avait surgi, - j’hésiteàl’avouer, - un homme ! Et notez cette aggravation : cen’était pas un paysan. Petits crisétouffés,effroi qui veut cacher et qui montre, fuite sous l’eau plustransparente que l’air, robes saisies, têtes qui sedétournent et veulent voir pourtant, éloignementd’arbre en arbre, derrière les troncs, puis leparti prisde la course à travers champs, le rideau d’arbreslà-bas, atteint et dépassé, lerhabillement qui sehâte, et enfin la rentrée au château, lachuteà côté l’une del’autre sur la chaiselongue du boudoir, et le « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !»effaré par lequel se soulagent les âmessurchargéesde terreur, - tel fut le résultat de l’affreuxévénement ; et nous devons rendre àJane commeà Clémentine cette justice, qu’unebergeronnettepartie en même temps qu’elles du buisson souslequel ellesse baignaient les devança vers le château dequelquessecondes à peine.
- Quelle aventure ! dit Jane.
- C’est terrible, dit Clémentine.
- Crois-tu qu’ils nous aient vues ?
- Je crois que oui, ma chère. Toi surtout !
- Mais pas du tout, je me rhabillais.
- Fi ! la menteuse. C’est moi qui remettais ma robe.
- Oui, sur le bord, d’où elle étaittombée.Après ça, c’est peut-être unaveugle.
- Oh non ! j’ai vu ses yeux.
- S’il n’avait vu que les nôtres ! Maisau moins, toi qui l’as regardé, c’est unvieux ?
- Au contraire, un très-jeune homme.
- Alors, c’est effrayant.
- Pour moi, je suis bien décidée à enmourir de honte.
- C’est évidemment ce que nous avons de mieuxà faire.
Et le dialogue continua ainsi, décousu, épars,effaré. Mais, peu à peu,l’épouvante secalma. Les coeurs tremblants se sentirent moinsémus sousles corsages ragrafés. On se dit quec’était ensomme un passant, un inconnu, quelqu’un qu’on nereverraitjamais. Clémentine alla mêmejusqu’àémettre cette hypothèse qu’elless’étaient trompées, qu’ellesavaient prispour un homme l’ombre de quel saule bossu.D’ailleurs, lacertitude de leur beauté parfaite atténuaitquelque peule remords de leur extravagance. La conscience d’un seuldéfaut les eût rendues inconsolables. Lanudité,c’est quelque chose comme une confession physique, et lesâmes immaculées se confessent sansdifficulté.
Les deux soeurs en étaient là de leursréflexions. - car Jane était la soeur deClémentine, - lorsque sonna la cloche du dîner, etcommeM. de Seyssel, leur oncle, n’aimait point àattendre,elles se hâtèrent d’entrer dans la salleàmanger, décidément remises, riant entre elles depetitsrires, et presque heureuses d’avoir à se garderl’une à l’autre un siépouvantable secret.
- Permettez-moi, mes chères nièces, de vousprésenter mon jeune ami, le vicomte de Lorsay, qui nous faitl’honneur de venir passer un mois avec nous, dans notresolitudedes Ifs.
Il est tout à fait inutile de dire à nos lecteursque levicomte de Lorsay était précisément lejeune hommebrusquement apparu derrière un saule pendant queNaïs etAmymone se baignaient dans la transparence traîtresse del’onde.
II
Après le dîner, qui ne fut pas exempt de quelquegêne, il y eut entre les deux soeurs une longueconférence. Elles l’avaient reconnu !C’étaitbien lui. Incontestablement.
- As-tu vu comme je rougissais ? dit Jane.
- Moi, dit Clémentine, j’avais tellement peur,que,lorsqu’il me regardait, je tirais instinctivement mes cheveuxjusque sur mes yeux.
- Et ce Worth qui justement m’a fait des manches trop courtes! Je t’assure qu’il me voyait les bras.
- Mais enfin, qu’allons-nous faire ? nous ne pouvons pasgarder ici tout un mois ce monsieur qui….
- Oh ! ce serait affreux.
- C’est dommage, pourtant. Il est bien.
- Assez bien. C’est une consolation.
- A dîner, il a ététrès-convenable. Il n’avait pas l’air dutout de se rappeler…
- Il cachait son jeu, ma chère. Si nous racontions toutà notre oncle ?
- Y penses-tu ? Je n’oserais pas.
- Ni moi, certes.
- Si nous disions que nous sommes malades, pour rester dans noschambres ?
- C’est une idée, cela.
- Eh bien, c’est convenu, Qu’il demeure tantqu’il voudra, nous disparaîtrons.
- Soit. Mais il est tard, va te coucher, petite soeur.
- Oui, oui, dit Clémentine… C’est levicomte de Lorsay, qu’il s’appelle ?
- C’est le nom que mon oncle a dit.
- Un joli nom.
- Tu trouves ?
- Oh ! il me semble… Mais tu sais, j’avaisdéjà ma robe, moi !
- Bon, bon, c’est possible, oublions cela. Et va te mettre aulit.
- Mon Dieu, comme tu as sommeil ce soir ! Si tu savais ladrôle d’idée que j’ai eue !
- Tu me la diras demain ; bonsoir Clémentine.
- Bonsoir, Jane : dors bien.
Et toutes deux, l’une dans son lit de jeune fille,l’autredans son lit de veuve, rêvèrent jusqu’aulendemainqu’Arthèmis chasseresse, surprise au bain, etfurieuse,perçait de flèches, non sans soupirs, le beaupâtreActéon.
III
Quand dix jours se furent écoulés, - et vouspensez bienque ni Clémentine ni Jane n’avaient tenu leurrésolution de se cacher à tous les regards, - lasituation se détendit un peu. Le vicomte de Lorsay,vraiment,était parfait. Il était beau, de cettebeauté quise montre d’autant plus, qu’elle ne tient pas,dirait-on,à se faire voir ; très-charmant, iln’avait aucunridicule à l’être. Pas la moindreallusion,d’ailleurs. Pas un regard qui voulût dire :« Ah !mesdames, vous souvenez-vous ?... » Elles en vinrentàpenser que peut-être il ne les avait pas reconnues. La chose,ensomme, était possible. Leurs visages ne lui avaient apparuqu’un instant. « Tu comprends, disait Jane, iln’apeut-être pas eu le temps…., quand on regarde tantdechoses à la fois… » Elles setranquillisèrent tout à fait. Ellespoussèrent laplacidité jusqu’à faire une promenadeavec lui, surle bord de la petite rivière, pour voir la minequ’ilferait.
- Voilà un joli arbre, dit-il, en passant devant un saule.
Elles rougirent jusqu’au blanc des yeux, mais comme il avaitgardé en parlant la figure la plus indifférentedu monde,il se pouvait qu’il n’eûtparlé ainsi que parhasard, pour dire quelque chose.
D’ailleurs, il était fort empresséauprèsd’elles, auprès de Clémentine surtout.Quand ellese tournait de son côté, elle lui voyait des yeuxdoux,qui implorent. Le soir, ils chantaient au piano, elle et lui, pendantque Jane jouait aux échecs avec son oncle. Chosesingulière, bien qu’elle futtrès-experte àce jeu, Jane perdait toutes les parties. Eux, chantaient les duos deMendelssohn. Quand ils disaient l’
Eden au bord du Gange, ilavait des intonations qui la troublaient jusqu’au fond ducoeur. L’eau qui coule dans la brise, sous lesbranches, illui semblait qu’elle la voyait, et le lit de larivière,à travers la clarté du flot, lui apparaissaitdélicieux et pur, doux, tendre, presque nuptial. «Masoeur, disait Jane, voilà trois fois que vouschantez cettemélodie, ne sauriez-vous en choisir quelque autre ?»Clémentine répondait : «C’est celle que mononcle préfère. » Remarquez que M. deSeysselpoussait tout au plus le dilettantisme jusqu’à nepasconfondre :
Ah ! vous dirai-je, maman ! avec le quadrille des
Lanciers.
Hors du salon, où on se réunissait les soirs, lesdeuxsoeurs, maintenant, ne se voyaient guère. Oneût ditqu’elles s’évitaient. Jane se tenaitpresque tout lejour dans sa chambre. Les préférences, pour sajeunesoeur, du vicomte de Lorsay, l’irritaient-elles unpeu ?Jeune, belle, veuve depuis deux ans, avait-elle conçu aufond desoi quelque projet d’union à peineexprimé, et sesentait-elle disposée à renoncer à sonindépendance pour l’amour du vicomte ? Seremarier,c’est terrible ! mais enfin, depuis l’aventure duruisseau,le plus fort était fait.
Quoi qu’il en soit, ce fut avec une mine grave et presquesévère qu’elle accueillit sa jeunesoeur, unjour que celle-ci la rencontra au jardin, et lui dit d’un airsolennel :
- Vois-tu, Jane, j’ai dix-huit ans, mais je suistrès-sérieuse au fond. Depuis vingt jours,j’aiénormément réfléchi, etplus j’ysonge, plus je pense que ce qui m’est arrivé danslarivière est vraiment épouvantable.
- Il me semble, dit Clémentine, que la même chosem’est arrivée à moi.
- Ah ! toi, c’est différent, tu es une veuve.
- Ah ! tu trouves que c’est différent ? Maisoù veux-tu en venir, voyons ?
- Mon Dieu, ma soeur, tu n’es pas sanst’êtreaperçue que le vicomte de Lorsay est avec moid’unepolitesse qui ressemble quelquefois à….
- Moi ? je ne me suis aperçue de rien, je te jure.
- Ah ?... Eh bien, puisqu’il faut que je tel’apprenne, levicomte ne serait pas trop éloigné, si mon oncleyconsentait…
- De t’épouser ! dit Jane.
- Oh ! tu sais bien que moi, reprit Clémentine, je ne tienspasà me marier. Je suis heureuse auprès de toi,auprès de mon oncle. Et puis, le vicomte de Lorsay ne meplaît pas du tout. Mais tu comprends, puisqu’ilfautépouser quelqu’un, il vaut peut-êtremieux quej’épouse celui qui,déjà…
- Comment donc, mais tu avais eu le temps, disais-tu, de remettre tarobe !
- Oui, dans le premier moment, en effet, il m’avaitsemblé… mais depuis, je me suis mieux souvenue,etc’est toi, j’en suis bien sûre, quiétaisdéjà rhabillée !
- Mais point du tout, Mademoiselle. Vous n’avez euqu’à tendre la main pour prendre votre peignoir,tandisque le vent avait emporté le mien.
- Tu te trompes, je t’assure ! et, d’ailleurs, - ilmesemble que j’y suis encore, - je me trouvaisplacée devanttoi, et ainsi, il ne t’a pas vue le moins du monde, oh ! maispasle moins du monde. - Cependant, si tu avais del’…amitié pour le vicomte de Lorsay, situ voulaiste remarier, - tu n’as pas ététrès-heureusela première fois, ma pauvre Jane ! - je me sacrifierais,moi.Mais, sache-le, j’ai quelque souci de mon honneur, et si jenedois pas être la femme de celui que le hasard aplacé surmes pas dans des circonstances bien… pénibles, jeneserai jamais la femme de personne.
- Voyez-vous la petite sotte qui s’imagine qu’onveut luiprendre son amoureux ? Eh, Mademoiselle, épousez-le, autantdefois qu’il vous plaira ! Pensez-vous que je m’ensoucie ?Allez, allez, dites oui, et bénissez le saule et larivière qui vous ont fait vicomtesse.
Là-dessus Jane courut se renfermer dans sa chambre, et lesoir,quand elle parut à table, ce fut avec la plus maussade minedumonde. Cependant, elle s’étaitdécolletée.
IV
Le mariage décidé, le vicomte fut ivre de joie,etn’ayant point de confident sous la main, ilrépandit sonivresse dans une lettre à son ami Fabrice :
« Ah ! mon vieux camarade, c’est le plus heureuxdes hommesqui t’écrit ! J’adore et je suisaimé, et parqui ? par un ange. Clémentine est pure comme une fleur deschamps avant la rosée du matin ! Et ne t’imaginepas quecelle que j’épouse soit une petite pensionnaire,chasteà force de niaiserie, et candide par stupidité.Il y aune déesse païenne dans cet angeimmaculé. Purecomme les lys, elle est splendide comme eux. Ah ! sa beauté,monfrère ! j’en ai les yeux éblouis.Semblableperfection n’a jamais étérêvée. Lesnymphes faites de neige et de roses auraient l’air demauricaudesà côté de son corps divin, età labeauté suprême de son âme iln’y a decomparable que l’exquise beauté de sa forme. Tu nemecomprends pas sans doute. Il faut que je te dise… Toutes lesdeux, elle et sa soeur, dans larivière…, mais non,personne ne doit savoir, personne ! et je ferai raser tous les saulesde la rive. Adieu ! je suis heureux, embrasse-moi, je t’aime.»
Le mariage eut lieu.
Quelle main blasphématoire soulèverait les voilesdeslits hyménéens et porterait un flambeau curieuxdansl’obscurité de leurs chastes délices ?
Le lendemain, le vicomte de Lorsay écrivit encoreà son ami Fabrice.
Mais cette fois la lettre ne contenait que quelques mots. Les voici :
« Ah ! mon ami, j’en mourrai !C’était l’autre ! »
Catulle Mendès