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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Don Juanau paradis (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.VIII.2009)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Cinquièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1885.
 
Don Juan au paradis
par
Catulle Mendès

~*~

I

QUAND il comparut, - après les formalités, très simplifiées pour lui,de l'agonie et de la mort, - devant le Juge qui, choisissant le bongrain de l'ivraie, ouvre aux élus les portes paradisiaques et précipiteles damnés à l'éternelle géhenne, Don Juan, selon qu'il est écrit dansle livre de Charles Baudelaire, ne daigna point se montrer ému ; etmême, jeune toujours, et si beau, ses lèvres gardaient le sourire dontpleurèrent les Elvires et les Annas.

A l'aspect de cet adolescent qui avait eu, dès la terre, l'immortalitéde la grâce, les vierges du ciel révèrent d'un ciel qu'elles neconnaissaient pas, et soupirèrent, charmées ; elles faisaient desvoeux, se parlant bas entre elles, pour qu'aucune charge grave nes'élevât contre l'accusé, pour qu'il fût admis dans l'impérissablejoie, salaire des innocences ou des repentirs ; elles auraient plaisirà se promener en sa compagnie dans ce sentier d'étoiles que nousappelons la voie lactée, à faire de la musique avec lui, les jours deconcert près de Thrône.

Mais elles durent bientôt renoncer à ces aimables espérances. Don Juanavait à peine répondu, nonchalamment, aux premières questions du Juge,qu'une gémissante multitude de filles et de femmes se rua dans lesuprême prétoire, déchevelées, robes défaites, des pleurs de rage auxyeux, des plaies saignantes aux coeurs.

C'étaient les victimes de l'implacable amant.

Toutes, il avait feint de les aimer ! Toutes, il les avait trompées,torturées, oubliées ! Il avait choisi les plus belles pour en faire lesplus malheureuses. Les enfants rougissantes qui se troublent derrièreles jalousies au bruit d'un pas dans la rue, les épouses dont lesommeil menteur, tourné vers la ruelle du lit, écoute avec un effroidélicieux monter jusqu'à elles, à travers les ronflements de l'époux,la sérénade de l'amant ; les nonnes réveillées dans la paix descloîtres, l'avaient suivi éperdument, sans écouter la poursuiteprochaine des malédictions, enjambant dans leur fuite des cadavres depères ou de maris, s'arrachant du cou des scapulaires pour en étranglerla soeur converse dont les cris auraient donné l'éveil. Sonirrésistible convoitise n'avait épargné aucune belle vivante ;victorieusement, elle s'était haussée jusqu'aux plus illustres,abaissée jusqu'aux plus humbles ; il avait volé les reines aux alcôvesdes souverains, les paysannes aux grabats des rustres ; et, toutes,toutes, après de rapides baisers, en vain suppliantes et tendant lesbras, il les avait repoussées d'un geste qui se moque et d'un rire quiméprise. O cruauté des longs abandons après de trop courtes délices !Traînant leur honte et leur deuil, pleines à la fois du remords et duregret de la faute, elles l'avaient cherché, si longtemps, de ville enville, de contrée en contrée, ayant pour guides les désespoirs qu'illaissait derrière lui, comme on suit la trace d'un assassin aux gouttesde sang sur la route ! Maintenant, aux pieds de l'arbitre infaillible,montrant, innombrables, la beauté trahie de leurs chevelures d'or oud'ébène, de leurs yeux d'azur ou de nuit, de leurs bouches de rose, deleurs seins de neige, et leurs coeurs déchirés ! elles demandaientjustice, dans leur furieuse douleur ; et c'était, autour de don Juan,comme tout l'assaut, contre un roc, d'une mer courroucée et plaintive.

Un murmure d'horreur, à cause de tant de cruels abandons, courut parmile céleste auditoire, et les vierges effrayées joignaient, au-dessus deleurs fronts, leurs ailes.

II

Cependant, comme l'accusé toujours souriant dédaignait de répondre, unange, avocat d'office, prit la parole pour le défendre.

Il ne niait pas le crime de don Juan. Les témoignages des victimesétaient irréfutables ! Oui, sans doute, son client avait mis à mal lesplus charmantes d'entre les filles de la terre, et, séduites, les avaitdélaissées sans une parole de consolation, sans une larme d'adieu. Onaurait pu l'excuser, à cause du charme de la femme, de l'avoir tropdésirée, mais rien ne pouvait l'innocenter de tant d'ingratitudes aprèstant de bonheurs. II semblait donc avoir mérité l'éternel châtiment.Néanmoins, l'admission des circonstances atténuantes n'était-elle paspossible ? Savait-on si ce tortureur n'avait pas été torturé ? Au diredes poètes du bas monde, il portait en lui un infini besoin d'idéal ;était-ce de sa faute si l'insuffisance du féminin terrestre ne luipermettant jamais d'être pleinement satisfait, il avait dû chercher,d'amour en amour, sans relâche, et en vain, la réalité de son rêve ?Combien de tristes expériences ! et comme il avait souffert sans doute! L'avocat ne voulait, en aucune façon, médire des honorables témoins,dont le chagrin, si légitime, était digne de tous les respects. Mais,si exquises que fussent les plaignantes, si passionnée que fût leurtendresse, avaient-elles de quoi combler les voeux d'une âme toujoursaffamée d'impossibles ivresses ? Ainsi celui qui avait fait tant devictimes, était une victime, lui aussi ; tout autant que lesdésespérées, il avait connu les désespoirs ; et sans doute le tribunal,usant de quelque indulgence...

Mais l'angélique avocat n'eut pas le loisir d'achever! Les plaintes desmille et trois abandonnées couvrirent sa voix dans un redoublementd'imprécations ; en même temps les murmures grossissants de l'assembléetémoignaient que l'auteur de tant de maux ne devait espérer aucunemiséricorde ; et, dans l'oeil du Juge, comme l'éclair avant l'orage, onvit luire une menace qui condamne déjà. Don Juan était perdu.

III

Mais, alors, une vieille femme s'approcha.

Sordide, haillonneuse, la peau de la joue et du cou lui pendant commed'autres haillons, des touffes de cheveux d'un gris sale, pareilles àdes îlots de laine sur le cuir d'un dromadaire, bouffant sous unfoulard graisseux, la face exsangue plaquée çà et là de tachesviolettes, l'oeil jaune, une larme visqueuse tremblant aux poils de lanarine, la langue qui sort sur la lèvre qui tombe, elle était sivieille et si hideuse à voir, avec son titubement qui avait l'air decourir après une béquille, que tous les anges se détournèrent dans uncri de répulsion ; et il émanait d'elle un sale arome de hotte àchiffons, hotte où se mêleraient en loques, avec d'autres ordures, desbas de pauvresse et des chemises de fille, - une puanteur de bougemouillé, où auraient pourri des fleurs, où auraient moisi des fards. Aumilieu des belles désolées, qui étaient semblables, demi-nues, à desfleurs épanouies, elle fut comme une flaque de boue, tombée parmi desroses.

Elle dit, la voix cassée d'une toux qui crache

- Quoique je fusse bientôt centenaire et orde comme me voilà, l'enragédémon des luxures ne cessait pas de m'aviver le sang ni de me brûlerles moelles. Pour acheter de jeunes baisers à ma lèvre vieillissante,j'avais dû vendre mes meubles, mes toilettes, mes bijoux. A présent,comme les mendiantes, je hantais les carrefours, les rues étroites dela vieille ville, mangeant les choses que l'on trouve dans les tasavant le passage des chiffonniers, dormant sous des auvents ou dans lescaves à ciel ouvert des maisons en construction. Mais la faim nem'exténuait pas assez! Je ne me sentais glacée ni par le vent ni par lapluie ! L'antique convoitise, survivante, était en moi comme un poêletoujours allumé ; et ce n'était ni des sous ni du pain que je mendiaisaux passants nocturnes. O pauvre vieille, secouée, ainsi qu'une loqueau vent, par l'infernal désir! Mes mains, tout à coup, jaillissant d'unangle de porte, s'abattaient sur une épaule, la happaient, la tenaientbien : hélas ! tous me fuyaient, me rabrouaient, me jetant desricanements et des injures, à cause de ma face ignoble, de mes cheveuxgris, de mes yeux jaunes de goule séculaire, entrevus dans lesténèbres. Personne ne voulait de moi, abjecte, ni les rôdeurs, ni lesvoleurs, ni les ivrognes à qui tout baiser est bon ! Accroupie derrièrequelque borne, les poings aux dents, je pleurais des larmes de rage, oubien, debout, je hurlais dans la nuit, comme une bête folle. J'étaisinfâme, oui, mais pitoyable dans cette infamie, puisque enfin jen'avais pas allumé l'incendie qui me dévorait ! - et, en me méprisant,misérable, je me jugeais digne d'être plainte. Or un soir que,l'oreille tendue et les yeux écarquillés, je guettais le hasardvainement espéré, je vis venir sous les étoiles un adolescent pluscharmant que tous les rêves des femmes ! A quel point il était beau,vous le savez, vous qui m'écoutez, puisque ce passant c'était le jeunehomme qui est là, puisque c'était don Juan ! A sa vue, je voulusm'enfuir, redoutant la torture d'un irréalisable désir, entre tousabsurde. Qu'un goujat, quelque soir, sevré et affamé de caresses comme je l'étais moi-même, me mit les bras autour ducou, je pouvais peut-être le rêver sans folie ; mais cet éphèbe auxcheveux d'or, digne du lit d'une reine, avec quel dégoût il merepousserait ! Oui, je voulais m'enfuir. Mais lui, il s'approcha, meretenant d'un geste, et il me regarda longtemps, attendri, tandis queje le contemplais, sans parole, extasiée, pareille à un damné qui voitle paradis. Que pensait-il ? que devinait-il ? Il me sembla que deslarmes voilaient ses yeux plus doux que des étoiles. Enfin il me pritpar la main, - lui, lui, si délicieusement adorable, que toutesadoraient, moi, immonde, qu'avaient méprisée les ivrognes et lesvoleurs ! - et, m'ayant entraînée dans plus d'ombre, tendre, la bouchevers ma bouche, il m'entoura de ses bras, avec toutes les chèresparoles, longtemps, longtemps, comme un époux enlace sa jeune épouse ! »

IV

La menace s'était éteinte dans l'oeil du Juge ; et les mille et troisamoureuses baissaient leurs têtes plaintives, n'osant plus accuserl'impitoyable qui avait eu pitié. Comme don Juan fut absous, lesvierges du ciel purent se promener en sa compagnie dans ce sentierd'étoiles que nous appelons la voie lactée, et faire de la musique aveclui, les jours de concert près du Thrône.