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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Monstresparisiens. IV : L'Amant de sa femme ; L'Ogresse ; La Fille garçon (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.IV.2012)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) des Monstresparisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10fascicules en2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
IV
par
CatulleMendès

~*~

L'AMANT DE SA FEMME

JE lui arrachai le revolver des mains, et je lui dis :

— Vous êtes fou ! Est-ce qu'on se tue ?

Il me répondit tristement :

— Je suis perdu, et je suis infâme. N'ayez pas de pitié ! Infâme, vousdis-je. Si je n'avais fait de mal qu'à moi-même, si je n'avais ruinéque moi-même, j'aurais le courage de vivre ; mais la fortune que j'aigaspillée en deux années, — plus d'un million ! — appartenait à monfils, qui est un homme à présent, qui a le droit de me regarder avecsévérité, et à ma fille qui mourra de chagrin peut-être parce que,pauvre, elle ne peut pas épouser celui dont elle est aimée. Le reprochede mon fils, les larmes de ma fille, c'est cela qui m'épouvante et queje fuis. Avant qu'il parle, je serai sourd ; avant qu'elle meure, jeserai mort. Et mon affliction est d'autant plus profonde, mon remordsd'autant plus cuisant, que, mon crime, je l'ai commis...

— Oui, je sais, dis-je.

— Pour une fille ! Mais vous ne savez pas tout. Cette créature presquelaide, vieille déjà et maquillée, que j'ai prise, il y a deux ans,figurante à l'Hippodrome ; dont le visage ment, dont le cœur ment, dontles sens mentent ; qui s'acharne au vice, sans plaisir, comme dansl'accomplissement d'une fonction fatale ; rebut de tous les grabatsbohèmes et de tous les sophas d'entremetteuses ; cette vile créature, àqui j'ai sacrifié, gentilhomme et honnête homme, ma fortune etGontran et Jane et l'honneur, — c'est ma femme.

— Votre femme ?

— Oui. Vous avez bien entendu. Ma femme. Vraiment épousée. Il y a vingtans. Ma femme. La mère de mon fils et la mère de ma fille !

*
* *

Il s'assit et continua de parler très vite.

— Dix-huit ans quand je l'épousai. Plutôt jolie que belle, avec lecharme déjà pervers de sa bouche trop rouge et de ses yeux d'or brun oùs'allumaient des désirs étranges. Livrée à elle-même par une mèreencore jeune qui passait toutes les nuits au bal, tout ce qu'elleaurait dû ignorer, elle le savait, grâce aux femmes de chambre et auxvolumes loués. Elle avait la parole impertinente et brève, experte,avec de l'argot, que saccadaient des rires, et, décolletée, au piano,une façon très repréhensible de lever son bras nu pour faire remonterla manche. La virginité, sans l'innocence ; fille, quoique jeune fille; le soir des noces, quand je l'emportai dans ma voiture vers lachambre nuptiale, il me sembla que je l'emmenais souper. Je la trouvai,même avant le baiser suprême, désabusée. Mais je l'adorais ! A causede cette singulière rencontre de l'impudeur dans l'honnêteté physique ?à cause de sa froide science de l'amour, non pas instinctive, maisacquise par les mauvaises lectures et les mauvais propos ? Peut-être.Coupable déjà, n'importe, j'étais heureux ! Et tout ce qu'elle voulut,je le fis. Elle eut les plus belles voitures, les plus beaux chevaux.Ses toilettes ? des miracles. Elle jouait, dans tous les salons, lesopérettes grivoises, figurait demi-nue dans tous les tableaux vivants.Elle fut célèbre à force d'emportement dans le mépris des convenances.Je permettais tout, et je souriais, à cause des nuits complaisantes! Unsoir, en rentrant du Cercle avant l'heure accoutumée, je la vis assisesur les genoux de mon valet de pied, dans l'antichambre. Eh bien,quand je l'eus chassée, comme une servante, cette maîtresse d'undomestique, en lui jetant je ne sais quelle grosse somme pour qu'ellene mendiât point, avec mon nom pour sébile, dans la rue ; quand elleeut quitté Paris, et la France, avec une troupe de comédiens errantsqui allaient chanter la Belle Hélène à Rio-Janeiro ou dans laRépublique Argentine ; alors, après la colère, un grand désespoir meprit, non pas, — oh ! comme nous sommes lâches ! — non pas a cause demon foyer désert et de mon honneur sali ; mais parce qu'elle n'étaitplus là, le soir, en corset rose et noir, devant la psyché, défaisantet laissant ruisseler sur sa gorge ses longs cheveux fauves d'oùsortaient tant d'arômes ! Les années s'écoulant, les mauvais souvenirss'effacèrent. Je vécus heureux, bientôt, avec les deux enfants qu'ellem'avait laissés.. Il n'est rien dont ne consolent les petites bouchesd'enfants qui rient. Oh ! quels juges, ces yeux innocents ! mais desjuges qui absolvent. Où était-elle ? Qu'était-elle devenue ? Jem'inquiétais bien de cela ! Gontran devenait un petit homme alerte etrésolu ; je voyais avec douceur grandir Jane qui ne ressemblait pas àsa mère. Toute ma vie était à eux, pour toujours, et plus le tempspassait, plus les choses de jadis étaient des spectres vagues, qui nefaisaient pas d'ombre sur ma pensée. Jamais plus je n'aurais songé àcelle qui avait été ma femme, si, enfin, au moment de marier ma fille,le consentement de sa mère, ou la preuve qu'elle était morte, n'eût éténécessaire. De là des recherches, qui aboutirent. Ma femme, revenue àParis après cent voyages, figurait à l'Hippodrome, sous un nomd'emprunt, dans la cavalcade de Riquet à la Houpe ! Je n'eus pas mêmeun écoeurement, tant la vieille tendresse était morte ; j'allai chezelle, muni du papier où il lui suffirait de mettre sa signature, etquelques billets de banque dans mon portefeuille. Des lâches ! vousdis-je, des lâches, voilà ce que nous sommes ! Vieillie, avec du rougesur les joues et du bleu sous les yeux, la voix qui s'éraille, etcouchée dans l'avachissement d'un peignoir où des doigts ont traîné,n'importe, à sa vue, tout le vieux levain du désir fermenta dans mapoitrine. Toujours désirable, hélas ! plus désirable peut-être, à causede tant d'amours inconnues et d'aventures lointaines. Ah ! malheureux,malheureux ! Ce jour-là, je ne lui fis pas signer le papier, et lelendemain je la revis, et je la revis tous les jours. Brisé, vaincu,j'en arrivai à cette honte suprême de lui proposer, — à cette fille ! —de rentrer chez moi, de reprendre mon nom ; je lui aurais permisd'embrasser Jane ! Elle ne voulut pas. Etre une femme mariée ? unefemme honnête ? Ah ! bien oui, c'était ça qui ne l'aurait point amusée.La voyez-vous avec un grand garçon, à Saint-Cyr, et avec une fille àmarier ? Plus souvent ! Seulement, — puisque je ne l'avais pas oubliée,— elle me permettait de venir lui rendre visite, quelquefois, en ami.Vous auriez fui, n'est-ce pas ? Vous lui auriez jeté à la face quelqueinoubliable offense, et vous auriez fui ? Ah ! vous ne l'aimez pas,vous. Vous ignorez à quel point dévore le regard de ses yeux frelatés,et comment vous mord le poivre de ses lèvres. Huit jours après, j'étaisson amant, — l'amant de ma femme. Et ce fut une abominable vie qui aduré deux années, qui durait encore, hier ! Sans cesse près d'elle, ladisputant aux gommeux des écuries, aux gymnastes, aux clowns, luidonnant, pour qu'elle leur fermât sa porte, à eux, et qu'elle mel'ouvrît, à moi, de l'argent, de l'argent, de l'argent, la voulant aupoint de toujours lui dire : « Que veux-tu ? » prêt à toutes lesbassesses pour l'entendre me crier, en descendant de cheval : « Viensnous-en! », lui offrant, par tas grandissants, des sommes, payant lesdettes de ses amies, vendant ce matin à vil prix l'hôtel qu'elle avaitdésiré la veille, soudoyant le directeur pour qu'on lui donnât un rôleimportant dans la pantomime nouvelle, éperdu, rompu, cassé, ayant faitde ma conscience un chiffon, j'ai été pendant deux années, — pour sonbaiser ! pour son corps maigre de vieille courtisane ! — le patitostupide, le grotesque sigisbé d'une écuyère qui, malgré le compteouvert chez Lubin, puait toujours, délicieusement, le gros fard aurabais et la poudre de riz grasse des cabotines foraines ! tantqu'enfin, avili, ruiné, — trompé d'ailleurs, toujours trompé par elle !— j'ai dû à sa pitié la condition misérable, le rôle abject, d'être,moi qui porte un nom illustre, moi, son mari, — son amant de cœur ! »

*
* *

— Monsieur, lui dis-je, c'est une histoire lamentable, en effet. Maisaucun homme, si bas tombé qu'il soit...

— Non, non, s'écria-t-il, le relèvement m'est impossible. Car je vousai menti tout à l'heure. Si je veux me tuer, ce n'est pas à cause despleurs de ma fille et des reproches de mon fils : c'est parce qu'elles'est lassée de n'être pas payée, et qu'hier soir elle m'a mis à laporte, avec un fou rire, l'adorée ! »

~*~

L'OGRESSE

VOICI ce que Valentin lui écrit :

« Chère amie au coeur pervers, toujours divers, chère belle auxtraîtres yeux changeants comme un verre de Venise qui tour à tourbleuit, verdit, se dore et s'opalise, j'avais depuis longtemps ledésespoir de ne conserver aucune illusion à l'égard de la vertu que lemonde étourdi vous prête ! J'avais deviné le coupable dessous de voshypocrisies, — un livre libertin sous une reliure de psautier ; jesavais de quelles curiosités étranges s'allumait votre désir, et ce quevoulaient vos lèvres, et pourquoi, les après-midi d'orage, vous faisiezclaquer vos doigts comme Desclée au second acte de la Femme deClaude. J'ignorais cependant la perfection de votre infamie ! Pourl'avoir devinée, pour avoir découvert votre secret exécrable, me voicipâle, avec un frisson ; et moi aussi, je reviens de l'enfer, parce queje suis descendu au fond de votre pensée.

*
* *

« Ce jour de fête, nous étions très enfants, vous malgré lestrente-cinq ans qui alanguissent votre embonpoint de rousse un peufatiguée, moi malgré plus d'années encore et tant de travaux infertileset tant de rêves soufferts. Nous obéissions à cet ordre doux de revivreque donne le printemps. Comme sur les toits dorés entre les cheminées,il faisait bleu et frais dans nos âmes ; une hirondelle nous volaitdans le cœur. S'en aller, bras dessus bras dessous, sans peur d'êtrerencontrés, par les rues presque désertes que le soleil endimanche, sedonner l'air d'une grisette émancipée et d'un commis en belle humeur,se tutoyer tout haut, être contents, être naïfs, être bêtes, ah ! labonne escapade ! Vous couriez presque, sautillante, à mon bras. J'eusseété bien surpris si quelqu'un m'eut rappelé tout à coup les œuvresentreprises, les rivalités ardentes, les amères espérances de gloire,et vous n'auriez pas compris si l'on vous avait parlé de votre mari quia été ambassadeur, et des bals et des toilettes, et des flirtationssubtiles dans la serre, parmi la perversité des parfums exotiques,derrière le paravent japonais. Artiste, je ne songeai pas à l'art ;grande dame, vous étiez bonne fille ; nous avions la joie de noussentir simples. La gaieté était vraiment une fleur naturelle sur voslèvres moins fardées, sur ma bouche sans cigare. Il y eut une aventurecharmante : pendant que vous sauteliez à mon bras, une de vosjarretières, — des jarretières de petite apprentie, rubans de soie roseà la boucle d'or faux, que vous aviez mises tout exprès, se défit,glissa, tomba sur la bottine un long rire vous prit ; je riais aussi,en me tenant les côtes ; mais il fallait la remettre, cette jarretière! Je vous fis entrer sous une grande porte qui se trouvait là, et je metenais devant vous, écartant les pans de mon veston pour que nul ne pûtvous voir, tournant le dos, mais la tête inclinée vers l'épaule, vousregardant, toujours secouée d'un rire, ragrafer sur le bas blanc lecuivre vif de la boucle. Et nous allions par la ville, toujours plusenfants, toujours plus ravis. Notre âge ? trente ans à nous deux, pasencore. Oh ! je compris bien pourquoi vous vous arrêtâtes un instant,les yeux pleins d'une rêverie obscure, devant un magasin, — le seul quifut ouvert dans la rue, — où l'on voyait à l'étalage des képisaccrochés à des patères et des uniformes de lycéens sur de petitsmannequins aux jambes de bois noir. Elles vous semblaient un symbole,ces livrées de l'enfance heureuse, de nos gaietés d'écoliers échappésde la classe, de notre bel amour en vacances !

*
* *

« Après avoir été joyeux dans la ville, nous fûmes heureux dans lesbois. Nous avions vieilli de quelques années ; n'étant plus enfants,étant jeunes. Moins de rires, beaucoup plus de sourires. Nousmarchions, enlacés, sous les branches ; le battement de nos cœursfaisait trembler nos lèvres. La plainte tendre des ramilles sous nospas, le froissement des feuilles nouvelles parmi le cliquetis desarbustes, et le vent dans le soleil, mettaient autour de nous et ennous une musique de vie et de clarté. Ce qui nous entourait, nousétreignait, nous pénétrait, devenait nous-mêmes. Nous étions, dans leprintemps, le printemps. Quand un oiseau s'envolait avec de petitscris, je croyais que tu avais parlé ! c'était la brise, ton haleine ;la lente fuite murmurante de la rivière, non loin, pareille à undéroulement de soie, sous l'égratignure caressante des saules, étaitla coulée de l'extase dans notre être. Nous nous assîmes derrière ungrand arbre. Près de nous, le gazon d'une clairière s'allumait d'orjaune et vert. O solitude ! ô cher silence tout plein de voix muettes !Je te serrais entre mes bras, et, baisant ta tête inclinée, je teparlais dans tes cheveux. Toute la tendresse des purs désirs, jel'avais en moi, débordante, et t'inondant. Jamais encore nous ne nousétions compris de la sorte. Aucun souvenir des sournoiseries, desrestrictions adroites et coupables de nos mondaines amours. Unefranchise tendre, de la candeur dans l'ardeur. Et nous étions, toi lanymphe, moi le berger, d'une chaste et déli-cieuse églogue. J'eus unmouvement d'humeur ! Dans la carrière, là, tout à coup, avec des criset des rires brutaux, une troupe de collégiens s'était ruée, fêtant ledimanche, sous l'oeil grave du maître. Ledoux bois frissonnant d'aileset de feuilles n'était plus qu'une cour de lycée à l'heure de larécréation. Je voulus me lever, t'emmener plus loin, là-bas, dans lemystère des solitudes plus profondes. Mais tu me retins, étant lasse,disais-tu. « Puis, à quoi bon s'inquiéter de ces enfants ? ilss'amusent, ils ne s'occupent pas de nous, ils ne peuvent pas nous voirà cause du tronc d'arbre qui est très gros. » Et tu me mettais les brasautour du cou, plus tendre, beaucoup plus tendre. Je sentais tonsouffle me passer sur le front comme une caresse de flamme, et, retombédans mon rêve, je chantai tout bas à ton oreille malgré leredoublement des criailleries voisines, cette odelette amoureuse quej'avais faite, l'hiver, en espérant le printemps :

Laisse-les dire ! nous irons
Dans les bois décorer nos fronts
De liane et de liserons.

La douleur n'est pas éternelle :
On reverra frémir une aile
Sur l'églantier de la venelle.

Elle reviendra, la saison
Des vers luisants sous le gazon :
Les amoureux seuls ont raison.

Quand la sève gonfle la vigne,
La triste neige se résigne
A fleurir, lys, à voler, cygne.

Malgré l'effort des envieux,
Mes lèvres au bord de tes yeux
Boiront des pleurs délicieux ;

Et nous fuirons sous les tonnelles
Course folle où tu t'échevèles,
En chantant mes odes nouvelles !


Cependant ton étreinte, tandis que je parlais, s'était abandonnée,défaillante. Un long soupir souleva ta poitrine, et tu serais tombéesi je ne t'avais retenue. Oh ! tu m'aimais, tu m'aimais ! Je relevai lefront, j'étais plein d'une gratitude infinie ! Mais je vis tes yeux,tes yeux exquis, tes yeux infimes, qui ne me regardaient pas, qui nesavaient pas que j'étais là, et que mouillaient, à demi fermés,d'affreuses larmes de délices !

*
* *

« Depuis ce jour, madame, c'est rarement que je suis entré, sur lespas de votre femme de chambre, dans votre boudoi r; c'est rarement queje me suis fait annoncer, par vos valets, dans votre salon. J'avaistoujours gardé un souvenir fâcheux de je ne sais quel vaudeville où lecomédien Dupuis, en tunique de lycéen, était parfaitement grotesque.Mais puisque l'usage autorise les présents printaniers, permettez-moide vous envoyer, avec cette lettre, un oeuf de Pâques. Il ne contientni porte-bonheur, ni perles, ni bibelot précieux, — pas même desbonbons ou des fleurs. Ce que vous trouverez sous le couvercle de sucrerose, c'est un tout petit livre. Le roman nouveau ? Point du tout. Unegrammaire latine, d'un bon auteur, spécialement autorisée pour leslycées. Elle n'est pas neuve ; déchirée çà et là, maculée d'encre, jel'ai achetée chez un bouquiniste, non loin de Sainte-Barbe. Autrefois,— c'est une tendre légende dont François Coppée ferait un tendre poème,— les belles châtelaines gardaient jalouse-ment et baisaient avec deslarmes quelque livre de vénerie au fermoir d'or, qu'avaient souventfeuilleté de leurs doigts fins et longs les petits pages de chasse. »

~*~

LA FILLE GARÇON
 
I

ELLE fumait la pipe.

Commenous logions à Paris, dans la même maison, - Antoinette était la filledu propriétaire, - nous étions très vite devenus de très intimescamarades, elle, seize ans, moi, quatorze. Tous les soirs, après ledîner, pendant que nos deux familles, chacune dans son appartement,s’attardaient autour du dessert, nous avions des rendez-vous dans lacour à demi obscure, ou le gaz ne s’allumait pas encore, et, là, deboutl’un à côté de l’autre, le dos contre la muraille, nous fumions la pipeavec acharnement.

Chétif, et l’estomac débile, le tabacm’incommodait d’une façon sensible, me mettait dans la tête des rouliset des tangages. Mais j’essayais de faire bonne contenance, digne,plein du sentiment d’une fonction presque auguste, résolu, quoi qu’ilarrivât, à remplir mon devoir jusqu’au bout, comme un prêtre maladecontinuerait à dire la messe et ne déserterait pas l’autel. Quant àAntoinette, qui me regardait de temps à autre du coin de l’oeil, nonsans la pitié dédaigneuse d’un grognard pour un conscrit, elle nesemblait éprouver aucune gêne ; la tête un peu renversée, sans jamaisretirer sa pipe de sa bouche, elle lançait, à d’égaux intervalles, dansun flic-flac claquant des lèvres, de puissants jets de fumée, ou bien,avec une fanfaronnade hautaine qui me comblait d’admiration, ellefaisait jaillir la fumée de ses narines qui ressemblaient alors auxnaseaux d’un jeune étalon.

Car Antoinette était une créaturerobuste. Ses seize ans, dans leur épanouissement précoce, avaient dessolidités et des carrures de vingt-cinquième année. Grande, et meparaissant l’être d’autant plus que j’étais, moi, plus petit ; un peurude, avec des plénitudes de chair qui gonflaient et tendaient lesétoffes, - l’air d’une statue mal dégrossie à qui l’on aurait mis unerobe étroite, - elle se piétait, fortement. Ses cheveux noirs, coupéscourt, laissaient voir une nuque bistrée, ses yeux qui regardaient lesgens en face et où la franchise était presque de l’impudence, sa grosseet large bouche rouge un peu duvetée d’ombre aux commissures deslèvres, et son petit col droit et son corsage d’amazone au gilet detoile écrue, lui donnaient un air garçonnier qui attend et provoque lesaventures.

Et ce n’était pas à fumer la pipe, - une pipe enterre de brique, où tenaient deux sous de tabac, - qu’elle bornait seshardiesses ! Mal gardée par son père, architecte-inspecteur d’unthéâtre de féerie, qui passait ses soirées dans le premier dessous àconsidérer par la fente des trappes le maillot des cabotines ; passurveillée du tout par sa mère, obèse, gardant le fauteuil, et joueusede whist enragée au point qu’elle faisait un « mort » tous les matins,après le déjeuner, avec sa cuisinière et son valet de chambre,Antoinette avait poussée à sa guise, la mauvaise plante qu’elle était ;jouant avec les gamins de la rue, qu’elle rossait dans le ruisseau,jacassant dans les écuries avec les cochers et les palefreniers,retenant des mots et des chansons, écoutant tout ce qui se dit, lesoir, dans les couloirs des bonnes, et, dès qu’elle sut lire, dévoranttous les romans de la bibliothèque jamais fermée. Effrayés enfin, sesparents la mirent dans un pensionnat ; elle y bouleversa tout ! Ellebousculait les maîtresses, battait et embrassait les élèves, racontaitdes histoires qui eussent étonné des corps de garde, inventait des jeuxoù une armée de reîtres mettait à sac des couvents d’Ursulines, - toutles reîtres, c’était elle, - lisait, la nuit, dans le dortoir, à hautevoix, des livres qu’une femme de chambre complaisante achetait pourelle chez un libraire de la rue de Sèze. On la rendit à sa famille, etce fut alors que je devins son camarade épouvanté et ravi. Elle étaitextraordinaire. Ce qu’on ignore, elle le savait ; ce qu’on chuchote,elle le criait. Tous les cynismes de parole : un matin elle m’appela duhaut de l’escalier : « Conçois-tu cela ? ma mère vient de renvoyercette pauvre Mariette, parce que le cocher lui a fait un enfant ! » Lessoirs où ses parents recevaient, elles avait des allures surprenantes ;je l’ai vue, renversée dans un fauteuil, mettre un pied sur le bord dela cheminée, entre la pendule et le candélabre, en disant : « Ah ! j’aichaud ! » Quand il pleuvait, elle s’accoudait à la fenêtre et m’yfaisait venir auprès d’elle pour regarder le retroussement des robespardessus les flaques d’eau. Elle avait une manie : les petits poèmeslibertins de la bibliothèque de son père étaient, affirmait-elle, desouvrages expurgées, et, tous les mots honnêtes qui s’y trouvaient çà etlà, elle les remplaçait, dans nos lectures, par les vrais mots,infâmes. Une fois que nous parlions de la chaste Suzanne convoitée àtravers les branches par les deux vieillards : « Et toi, que ferais-tu,lui dis-je, - car nous avions pris tout de suite l’habitude de noustutoyer, - si un homme te surprenait sortant du bain ? » Elle merépondit dans un rire : « Je le prierais de m’essuyer ! »

II

Undimanche soir, mes parents étaient au théâtre, les domestiques étaientsortis, et je m’occupais à mettre en vers latin les amours d’Héro et deLéandre ; la sonnette de l’antichambre tinta violemment. Je courus etj’ouvris la porte.

- Monsieur, dis-je, que demandez-vous ?

- Es-tu bête ! répondit le visiteur.

Carce jeune homme, qui était devant moi, le chapeau à haute forme un peupenché sur l’oreille, et le monocle à l’oeil, - avec un paquet sous lebras, - c’était Antoinette !

Elle reprit vivement :

- Dépêche-toi. J’ai une course à faire. Je t’emmène.

Etpendant que je la regardais, elle prit ma casquette de lycéen à lapatère de l’antichambre, me la fourra sur la tête, et m’entraîna parles escaliers.

Dans la rue, où elle marchait si vite que jepouvais à peine la suivre, je revins peu à peu de mon émotion ;j’interrogeai Antoinette, lui demandant pourquoi elle s’était déguiséede la sorte, et où nous allions.

- Ça ne te regarde pas,dit-elle d’un ton d’orgueil. Ce sont des choses au-dessus de ton âge.Seulement, où je vais, je ne puis pas y aller seule, parce qu’il y a dudanger. Tu m’accompagnes, pour me défendre.

Cela me flatta.L’envie que j’avais eue de rebrousser chemin, je ne l’eus plus du tout.Moi, défenseur ! Je me haussais, je marchais sur la pointe des pieds,j’étais presque aussi grand qu’elle. Nous allions, toujours plus vite,le long des boutiques encore éclairées.

Bien qu’elle se fût refusée à me donner aucune explication, Antoinette continuait à parler.

-Voilà. Mais il est bien inutile que tu comprennes. On joue une revueaux Délassements-Comiques. J’y suis allée avec papa, dans une loge surle théâtre. C’est bête, cette pièce ; mais les ballets sont jolis.Comme j’avais quitté mon chapeau et que j’appuyais le menton au rebordde velours, j’avais la tête d’un homme, avec mes cheveux courts et moncol droit. Une des danseuses s’est mise à rire en me regardant. Moiaussi, j’ai ri. Alors, le lendemain, il y eut un tas d’histoires, àcause d’une lettre. Les ouvreuses sont très complaisantes. Enfin, c’estdrôle. Elle demeure place du Caire, la danseuse. Ce n’est pas loin.Nous serons arrivés avant dix minutes.

Elle parlait ainsi,clairement à la fois et obscurément, d’un air de fanfaronnade qui sepique de mystère. Elle voulait tout dire, par vanité, et feignait decacher, par discrétion, beaucoup de choses. Une témérité qui faitsemblant de ne pas oser. Mais elle eût été désolée si elle avait cruque je ne comprenais pas.

Et je ne comprenais pas, en effet !Seulement, j’avais peur. De quoi ? je n’aurais pas pu le dire. Unechose me rassurait un peu. C’était que les passants ne prenaient pasgarde à Antoinette ; elle avait l’air d’un homme, vraiment.

Quandnous eûmes traversé le boulevard Poissonnière, nous entrâmes dans unerue moins éclairée, puis dans une ruelle presque sombre. Oh ! elleétait étrange et terrible, cette ruelle. Les maisons se penchaientl’une vers l’autre, comme branlantes, noires, avec des fenêtres où leslampes luisaient derrière des rideaux de mousseline brodée. Des femmes,debout sur le pas des portes, avançaient la tête, trop grasses,lourdes, molles, l’air d’un grand tas de chiffons, qui va s’ébouler surle trottoir. Elles nous appelaient à voix basse, avec des sonssifflants plutôt qu’avec des mots, comme on appelle les chiens. Aumilieu de la rue, une autre femme, qui avait un grand chapeau à plumeet une robe rouge très longue, relevait sa jupe pour rattacher sajarretière ; la blancheur ronde du bas était troublante sur le fondd’ombre et de boue. Je frissonnais de peur ! Antoinette, qu’une fièvreallumait, ne paraissait pas inquiète. Elle répondait à ces femmes, desparoles qui les faisaient rire. Elle causa un instant avec celle quirattachait sa jarretière. « Oh ! allons-nous-en ! allons-nous-en ! »m’écriai-je. Elle me pris par le bras et me força à la suivre,violemment.

Quand nous fûmes arrivés sur une petite place,Antoinette, après avoir regardé le numéro d’une maison, étroite,sordide, où pas une croisée ne brillait, poussa une porte entr’ouverte,et disparut en me disant : « Attends-moi ».

J’étais seul ! Unesueur me mouillait le front, me coulait le long des bras. Il mesemblait que de chaque logis de ce quartier inconnu, quelque chosed’horrible et d’infâme allait sortir, sauter sur moi, m’envelopper,m’emporter. Peut-être aurai-je fui lâchement, oubliant Antoinette. Maisde quel côté serais-je allé ? dans mon trouble, je n’aurais pasretrouvé mon chemin. Puis, repasser seul par la rue où des femmesappellent, en avançant la tête ! Je m’appuyais au mur, crispé, avec unsursaut à chaque rumeur de pas, au loin.

Il y eut un grandbruit, un bruit de bousculade, dans la maison où Antoinette étaitentrée ! la chute d’un corps sur du bois creux, - sur les marches d’unescalier sans doute. Et mon amie reparut, défaite, haletante,m’entraînant. Nous nous mîmes à courir droit devant nous, comme desvoleurs poursuivis. Elle disait, avec des essoufflements : « Un hommeivre… dans le corridor… Je me suis trompée de maison… » Nous courionstoujours. Quand nous fûmes de retour, Antoinette s’enferma chez elle,sans s’être expliquée davantage. Le lendemain, et les jours quisuivirent, je l’interrogeai, - vainement. « Tais-toi ! tais-toi !parlons d’autre chose ! » répondait-elle toute pâle ; et je dusrenoncer à savoir pourquoi Antoinette était allée dans la maison de laplace du Caire.

III

Plustard, je crus le deviner. Homme, ayant appris beaucoup de chose, lessouvenirs de notre promenade à travers de vils quartiers, les parolesqu’Antoinette avaient dites pendant le chemin, - « La revue auxDélassements-Comiques, le ballet, les ouvreuses, la lettre, - mepermettaient d’entrevoir une aventure absurde et abjecte. Je songeais àla pauvre enfant affolée avec une pitié douloureuse où il se mêlait unpeu de mépris sans doute. D’ailleurs, ayant voyagé, je ne l’avais pasrevue depuis trois ans.

Un jour, par un de ses parents, rencontré dans la rue, j’appris qu’elle était malade. Très malade. Une fièvre typhoïde.

Toutela camaraderie ancienne me revint au coeur, doucement. Je me jetai dansune voiture. Hélas ! je venais bien tard. « Elle se meurt ! » me dit lamère, plus obèse, dans son fauteuil. Je voulus la voir. Je m’approchaidu lit. Elle tourna lentement la tête, me reconnut tout de suite etsourit, avec la tristesse des derniers sourires, en me tendant unelongue main grêle, qui tremblait.

Chose singulière, en devenantmoins jeune, elle avait rajeuni. Maintenant qu’elle avait vingt ans,elle paraissait n’en avoir que seize. Blême, amaigrie, la peau d’uneblancheur de cire, elle était là, comme une enfant couchée, doucementplaintive. Le rude et enragé garçon que j’avais connu s’était peu àpeu, par la longue maladie, atténué, attendri, alangui en une frêle etpâle jeune fille.

- Ah ! dit-elle, c’est vous ?

Et elle ajouta, tristement :

- Autrefois, n’est-ce pas, comme j’étais folle ?… Et comme c’était bête !… Mais, vous savez, ce n’était pas vrai, tout cela !

Et elle dit encore, une rougeur aux joues, d’une voix si mourante que je crus qu’elle parlait pour la dernière fois :

-Vous vous souvenez de notre course à travers Paris, et de ce que jevoulais vous faire croire ?… Je mentais joliment, allez !… J’étaissortie pour aller porter des vêtements et de l’argent à cette pauvreMariette que ma mère avait renvoyée, et qui mourait de faim dans unhôtel garni.