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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Monstresparisiens. VII : Les Étrangères ; Le marquis de Viane ; Madamede Rosavène (1883). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.V.2012) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) des Monstresparisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10fascicules en2 tomes in-32, 242 + 232 p.) Monstres parisiens VII par CatulleMendès ~*~LESÉTRANGÈRES MONcher ami, dit le complaisant parleur, je sais beaucoup de choses, parceque j'ai cinquante ans, une perspicacité suffisante, une excellentemémoire et que je ne me grise jamais ! Un homme qui soupe depuis vingtans dans tous les mondes, — chez Mme de Portalègre, à l'hôtel Montagnaou au café Anglais avec Dora Merle, — et qui peut vider impunément,chaque nuit, trois bouteilles de champagne, ne doit plus rien ignorer,à moins qu'il n'ait l'oreille singulièrement dure, de ce qui s'estpassé ou de ce qui se passe dans la société contemporaine. Tournez lamanivelle ! je suis le phonographe de tous les potins d'un cinquième desiècle ; feuilletez-moi ! je suis le Bottin de toutes les adressesmystérieuses, dans tous les quartiers, l'almanach de Gotha de tous lesadultères et de toutes les bâtardises. Je vous dirai — avecl'infaillibilité d'un bon élève qui récite sa fable — le nom, la race,la fortune, le mari, l'amant ou les amants, des cent femmes qui sontdans ce bal ; je sais où la baronne de Cantelos se fait conduire, deuxfois la semaine, voilée d'une triple voilette, dans un fiacre à galerie: ce n'est ni chez une amie ni chez un ami ; et, pour peu que voussoyez curieux d'en être instruit, je vous apprendrai pour qui Mme deVillabianca a vendu à réméré chez un bijoutier du Palais-Royal l'une deses merveilleuses boucles d'oreilles ; il n'y a plus que celle del'oreille gauche qui soit en diamants vrais. Mais, par pitié pour monamour-propre de cicerone parisien, ne m'interrogez pas, nem'interrogez jamais sur le compte de cette alléchante personne tombéeaprès la valse dans un fauteuil, là-bas, et qui bâille un peu pourmontrer ses gencives de jeune louve, pendant que vous la regardez avecdes yeux d'agneau prêt à bêler de tendresse. Car il y a peut-être,sous le ciel, quelque part, un prodigieux savant, qui, à forced'antiques manuscrits compulsés, à force de déductions rigoureusementenchaînées, a découvert en quelle hutte souterraine du pays desSamoyèdes se cache le livre perdu de la Bible, où sont relatées lesGuerres de Jéhovah, mais aucun être vivant, — pas même moi, — ne peutse vanter d'avoir percé le mystère qui enveloppe la marquise dePolèastro. — Bon, dit Valentin, on connaît du moins son nom, etson pays, puisque son nom est italien. — On connaît un nom ! on suppose un pays ! Les gensqui voyagent, — j'ai un peu trop négligé, personnellement, ce côté del'apprentissage mondain, — racontent à voix basse qu'en Italie où ellevisitait les musées, avec un air de jeune fille, en compagnie d'unvieillard décoré, elle s'appelait Mlle de Valclos, qu'en Angleterre, oùon la croyait mariée, on disait d'elle « la princesse Saratoff, » etqu'en Russie, où elle était veuve, elle se faisait annoncer dans lesbals d'ambassade sous le nom de lady Helmsford. Les gens ne sont pasbien sûrs, à vrai dire ; ils croient se rappeler, ils peuvent setromper, il y a quelques années déjà. Pour ce qui est de la marquiseelle-même, si quelque curieux mal avisé se hasarde à faire devant elleallusion à ce passé trouble et divers, elle ne semble pas gênée, oh !pas le moins du monde, et elle répond, sous des coups d'éventail légers: « Ah ! oui, oui, autrefois, c'est possible, en voyage, » avec unaccent un peu espagnol, un peu viennois, valaque peut-être, où semêlent des intonations presque faubouriennes de cabotine à la mode, etavec un petit rire tout rose auquel il n'y a rien à objecter. — Diantre ! une aventurière ? — Vous êtes romanesque ! Vous croyez auxaventurières admises dans le monde où nous sommes, qui donnent desshakehands aux ambassadrices de tous les pays de la terre, et qui, à enjuger par leurs colliers de perles fines agrafés de rubis, par leursrobes que ne voit jamais deux fois la lumière des lustres, par leursquatre équipages fameux entre tous ceux du Bois, dépensent environtrois cents mille francs l’année ? Non, Mme de Polèastro, — qu'elle aitété ou non Mlle de Valclos, la princesse Saratoff, lady Helmsford, —n'est pas une de ces vulgaires coureuses de hasard qui échouent, unjour ou l'autre, quand les dupes ouvrent les yeux, dans quelque vilscandale de palais de justice, ou passent la frontière sur le conseild'un juge d'instruction courtois. Nous sommes en présence d'un mystèrebien autrement compliqué, et nouveau ! La marquise, millionnaireprobablement, sans qu'on sache d'où lui viennent ses millions, noble àcoup sûr, sans qu'on puisse préciser son origine , prodigieusementpolyglotte et délicatement lettrée , sans que personne ait appris enquel couvent de quel pays fut instruite son enfance, la marquise,Italienne peut-être, Slave sans doute, Allemande, c'est possible,Anglaise, je ne crois pas, est une de ces adorables et extraordinairescréatures, connues de tous bien que parfaitement inconnues, adoréesquoique suspectées, sans maris visibles, sans amants avérés, jeunes,belles, extravagantes un peu, qui, apparaissant tout à coup pourbientôt disparaître, affolent un hiver Paris dont elles raffolent, etque, faute d'une désignation moins vague, — comme les médecins nomment,presque au hasard, d'un nom quelconque, un peu sonore, une maladierécemment importée, — on appelle les Etrangères. Mais déjà Valentin n'écoutait plus le parleurcomplaisant ; il s'éloigna, après un remercîment vague, cherchant dansle bal quelqu'un qui pût le présenter à la marquise de Polèastro ; et,quand il passait près d'elle, il se sentait le cœur tout noyé dedélice, à cause des yeux qu'elle avait, des yeux bruns, un peu fauves,de Vénitienne, où souriait, mouillée comme une fleur, une mélancolied'Ophélie. * * * Deux mois plus tard, — il était depuis six semainesl'amant de la marquise, — Valentin entra dans le boudoir où ellel'attendait fidèlement, les après-midi, avant l'heure des vainesvisites ; et, sans un baiser, lui prenant les mains, la regardant enface, du ton d'une résolution bien arrêtée : — Ecoute- moi. Je deviens fou. Il n'y a pas d'hommeplus heureux que moi, et il n'y en a pas de plus malheureux. Dès mespremières prières, attendrie, tu t'es donnée, avec la grâce confianted'une enfant. J'ai eu l'étonnement délicieux d'un dévot prêt àaccepter le martyre dans l'espérance du ciel, et qui l'obtiendrait toutde suite, ce ciel, pour s'être agenouillé une seule fois. Oh ! quelparadis ! Tous les rêves, je les ai baisés sur tes lèvres ; tu es enfleur, partout : quand tu me laisses mettre mon front dans tes mains,sur ta gorge, il me semble que ma pensée se roule dans du printemps,dans un printemps inconnu, lointain, fait d'épanouissementschimériques et de parfums jamais respirés. Et tu n'es pas seulementexquise, tu es bonne. Tu m'aimes, comme je t'aime ; je le sens, je lesais. N'est-ce pas que nous nous aimons ? N'est-ce pas que ton cœurtremble, quand mon pas monte l'escalier, tremble comme le mien, et quetu défailles, le soir, dans mes bras, comme entre les tiens je meurs,et que nous sommes éternellement unis dans le même délice ? — Caro mio ! dit-elle avec l'accent d'une cantatricerusse qui chante en italien. Il continua : — Eh bien ! heureux comme nous le sommes, je souffrehorriblement, et cette souffrance, je ne peux plus la supporter,muette. Il faut que je parle et que tu parles aussi. Des doutes medéchirent. Oh ! tu parleras, tu ne me cacheras rien ? Ecoute bien, etréponds. Chez toi, où suis-je ? Ces domestiques, cet hôtel, tout celuxe somptueux et charmant, car tu y mets ta grâce, d'où teviennent-ils ? D'où viens-tu, toi-même ? Qui es-tu ? Tu gardes lamémoire de bien des jours et de bien des pays ; il y a dans les chosesque tu dis au hasard, sans penser, des réminiscences de voyages,d'aventures. Tu es si jeune, cependant ! Pourquoi ton accent, parmoments, se transforme-t-il comme si toi-même tu devenais d'une autrerace ; il semble que d'un mot à un mot tu as changé de patrie. Où es-tunée ? As-tu des parents encore ? Es-tu mariée ? Ah ! je t'en prie, tavie passée, ta vie d'à présent, dis-les moi, est-ce que tu ne te doispas tout entière, avec tous tes secrets, comme avec tous tes charmes, àcelui qui t'appartient pour jamais ? Elle avait retiré ses mains ; elle le considéraitd'un œil froid, net, où luisait une colère. Alors, lui, presquerudement : —Tu parleras ! Ce que j'ai le droit de savoir, ilfaut que tu le dises. Ne devines-tu pas quels étranges soupçons mehantent ? Ne songes-tu pas à ce que je puis penser ? Allons, — et illui reprenait, aux poignets, les deux bras, — la vérité, je le veux ! — Vous me faites mal, dit-elle d'un ton glacé, avecun accent allemand, sincère. — La vérité ! — Soit ! Tant pis pourvous. Et, le regardant bien en face, sans trouble : — Je suis née dans une petite ville de Poméranie.Pauvre, pas de parents, jolie. Je suis partie avec des saltimbanques.De foire en foire, dans tous les pays. J'ai chanté dans descafés-concerts. A Vienne, j'ai eu un mari, qui était employé auministère des affaires étrangères. Il est mort. Il y a sept ans que jesuis au service du gouvernement autrichien. * * * Une espionne ! Elle, si jolie, avec ce rire rose, etses vagues yeux rêveurs, elle faisait ce vil métier de surprendre etde vendre les âmes ! C'était à cela qu'elle employait sa séduction, sagrâce, c'était à cela peut-être qu'elle faisait servir ses amours.Plein d'horreur, il fut sur le point de crier : « Ce n'est pas vrai, tumens ! » Hélas ! le doute était impossible. Une espionne, en effet,puisqu'elle l'avouait ; d'ailleurs, cette parole affreuse expliquaittout : le luxe, les changements de noms, les voyages, les nationalitésdiverses. Il s'enfuit, avec un geste de dégoût, s'enferma chez luipendant deux semaines, pour ne plus la revoir, partit pour un voyage,ne la revit plus. Mais il est des souvenirs tenaces. Bien des fois,l'image de l'adorable infâme lui revenait à la pensée, en même tempsqu'aux lèvres un nom cher et méprisé ; un soir, à Vienne, sous lesarbres du Prater, il confia toute son aventure à un jeune gentilhommeautrichien pour lequel il s'était pris d'une vive amitié, et qui étaitprécisément le secrétaire intime du ministre des affaires étrangères. «C'est singulier », dit l'Autrichien ; et, le lendemain, Valentinrecevait une lettre où son ami lui affirmait, après une minutieuseenquête, que jamais Mme de Polèastro, ni Mlle de Valclos, ni laprincesse Saratoff, ni lady Helmsford, ni aucune personne ayant avecla marquise quelque analogie de situation ou d'apparence, n'avait étéattachée, officiellement ni secrètement, au service du ministère. Desorte qu'elle s'était vantée, — vantée d'être une espionne ! peut-êtrepour mieux cacher quelque mystère plus abominable encore... Mais quidonc êtes-vous, adorables et extraordinaires créatures, connues detous, bien que parfaitement inconnues, adorées quoique suspectées, sansmaris visibles, sans amants avérés, jeunes, belles, extravagantes unpeu, qui, apparaissant un instant pour bientôt disparaître, affolez unhiver Paris dont vous raffolez, et que, faute d'une désignation moinsvague, — comme les médecins nomment, presque au hasard, d'un nomquelconque, un peu sonore, une maladie récemment importée, — on appelleles Etrangères ? LE MARQUIS DE VIANE IL rentra chez lui, un peu avant le jour, très ivre.Oh ! se tenant bien sur ses jambes, trouvant sans hésitation le boutondes portes ; la chemise à peine froissée, la cravate pas défaite. C'estbon pour les ouvriers qui reviennent de chez le marchand de poivre, detituber, de vouloir enfoncer la clef dans le mur, d'être un tasde loques déchirées. Un clubman ne ressemble pas à un malotru. Il y acette légende de Gavarni : « Arsouille, tant qu'on voudra, mais,canaille, jamais. » Cette nuit-là, cependant, le marquis de Vianeétait un peu plus soûl qu'il ne convient, oui, soûl, à cause des vinsmêlés, et de cette fille qui le trompe avec tout le monde, et de ladéveine au baccara. Des tournoiements sous le crâne, une pesanteurdans la poitrine. « Je ne vais pas bien, disait une fois au docteurDelton un viveur enfin mal en point ; il me semble que j'ai un poidssur l'estomac. — Dites sur la conscience, » répondit l'illustrepraticien. Il est fâcheux qu'on ne puisse pas vomir les remords. Lemarquis de Viane était tout à fait mal à l'aise. Il entra, — lapremière fois depuis un an, — dans la chambre de sa femme ; peut-êtrepour le plaisir bête de la réveiller en sursaut ; une fantaisied'ivrogne qui, ne dormant pas, ne veut pas que les autres dorment ;peut-être pour une autre raison. Il y a des moments où n'importequelle femme, même la vôtre, est une femme ; et une secousse peutdissiper les rancœurs ; tout à l'heure, justement, il avait redescendul'escalier, — pas chez lui, chez tout le monde, — s'étant souvenu àtemps que le baccara lui avait pris son dernier louis. Mais la marquisen'était pas rentrée. Ah ! il se souvint, au bal, chez Mme de Rosavène.« Diantre, voilà un bal qui dure. » Il fut sur le point d'avoir del'humeur, fit mine de prendre une chaise qu'il aurait brisée contre lemur. Mais il se maintint, avec un haussement d'épaules. « Eh ! bien, etmoi ? » Il ajouta: « C'est égal, un joli ménage, » et il gagna sachambre, où il se laissa tomber dans l'édredon du lit, tout habillé, lechapeau sur la tête, les bottines pendantes. Oui, un joli ménage, et une belle vie. C'étaitécœurant, à la longue, ma parole d'honneur. Dire qu'il y a des employésde commerce à trois cents francs par mois, qui vous envient, parce quevous avez des chevaux, un hôtel, des maîtresses. Parlons-en, desmaîtresses. Lila Biscuit, surtout, en prenait trop à son aise. Partiepour Bougival, avec le comique des Ambassadeurs, celui qui chante leschansonnettes paysannes, le pantalon monté jusqu'au cou. Encore si onles aimait, ces filles-là, ce serait peut-être amusant d'être trompépar elles. Mais on ne les aime pas du tout. Pas jolies, d'abord ! etbêtes, et ennuyeuses. Ni tête ni sens. Pas plus tôt couchées, le nezcontre le mur. Elles ne font pas même leur métier ! Vraiment, on esttrop imbéciles ; je vous demande pourquoi on s'embarrasse de cesespèces-là ? Cependant, les maisons hypothéquées, les revenus engagés,des billets signés à des bijoutiers, pour les fantaisies de LilaBiscuit ou des autres. Et ça ne leur profite même pas : tout revient àleur tante, ou à leur bonne, qui achète des valeurs à lots. Le jeu,c'est plus drôle ; on pense à quelque chose, on souhaite une carte ouune autre carte ; il vous court de l'électricité dans le sang àramasser, à pousser les tas de jetons et les liasses de billets. Perdrevaut mieux que gagner ; la secousse est plus forte. Seulement il y ales différences, qu'il faut payer. « Et j'en aurai, des différences, cemois-ci ! » Le marquis de Viane essaya de faire son compte, dans sarêverie confuse, se rappela mal, ne put pas additionner. « Mettons centmille francs. » Sacrebleu, avec quoi les payerait-il ? Il s'étaitlevé, il allait par la chambre, la tête un peu dégrisée, l'estomactoujours plus lourd, des haut-le-cœur par instants. Ça ne lui avait pasréussi, de rester couché. Quant aux cent mille francs, il n'en avaitpas le premier mille. Que faire ? emprunter ? à qui ? L'idée lui vint,très vague, des diamants de sa femme vendus, des bijoux de LilaBiscuit portés au Mont-de-Piété ; il leur rendrait çà, plus tard,quand la chance serait revenue. Car, pensez donc, être affiché, c'estdur. Mais il eut un grand rire. Bah ! il y en avait d'autres à quic'était arrivé d'être affiché, et qui n'en étaient pas morts. Il n'enmourrait pas plus que les autres. Il passait en ce moment devant laglace pâlie par la lividité du matin ; il vit son visage blême, où lesyeux étaient rouges, ne se reconnut pas d'abord, puis, les coudes à lachemi-née, avec de brusques sursauts d'épaules, il se mit à sangloterdans ses mains. Des sanglots d'ivrogne au coin des bornes, -- car on nesaurait toujours être correct ! — des larmes dans le vomissement. C'était donc là qu'il en était venu, en cinq années! Quand ils s'étaient mariés, en Bretagne, Bérengère et lui, l'avenirsouriait de les voir si jeunes, si beaux, si riches. Quel bonheur leurserait refusé ? Ils étaient partis pour la vie comme pour un paysenchanté. Résultat : la femme au bal, ou ailleurs, à six heures dumatin, traînant ou dégrafant des robes pas payées à un couturier qui,demain, commencera des poursuites, et le mari, plein de vin et d'ennui,envisageant, avec un éclat de rire qui consent, le mensonge de saparole et l'insolvabilité de son honneur, affichés ! Il releva la tête.Il se dit: « Non, j'en ai assez. » L'idée de mourir lui était venue.Pourquoi pas ? Est-ce qu'il était aimé de quelqu'un ? Lui-même, quidonc aimait-il ? Sa mère, là-bas, en Bretagne ? Depuis un an il ne luiavait pas écrit. Sa fille, toute petite ? On la lui montrait, de tempsen temps, dans les bras de la nourrice, parmi les dentelles, et ildisait avec une tape sur les joues du poupon : « Vraiment, vous trouvezqu'elle me ressemble ? » Quant à sa femme, parbleu, il y avait beautemps qu'il ne s'inquiétait plus d'elle. Tenez, si on lui avait dit,là, tout à coup : « Bérengère vient de rentrer dans sa chambre avec unhomme qui lui retire le corset et lui baise les épaules », c'eût étépar un vague reste de respect humain qu'il eût poussé la porte etqu'il eût souffleté l'amant en feignant quelque colère ! Il y a de cesaffaissements de virilité. Prenez une paille, brisez-la, roulez-la,puis redressez-la d'une glissade entre le pouce et l'index ; elle estdroite, mais elle est cassée, et s'émiette au premier souffle : c'està cette paille-là que ressemblent certaines consciences. Ainsi lemarquis de Viane pouvait mourir sans éprouver aucun regret, sans encauser aucun. Il ne croyait même plus au plaisir,— cette ressourcesuprême. Le baiser des belles filles, l'ivresse des grands vins ? celane sert guère qu'à donner la fatigue, où l'on s'endort, quelquefois. Etdans les jours prochains il n'entrevoyait, —honteux enfin de lui-même,— que des lendemains pareils à tant d'hiers, aussi bêtes, aussi vils ;plus vils peut-être ! car, enfin, à quelles compromissions, à quellehabitude de ne pas s'apercevoir des toilettes de sa femme pluséclatantes que jamais et des dettes de la maison payées par une maininconnue, à quelles habiletés au baccara, d'abord rares, hésitantes,puis fréquentes, résolues, à quels emprunts à voix basse, la nuit, surl'oreiller de Lila Biscuit, à quelle bassesse définitive,irrémédiable, ne pouvaient pas le conduire la veulerie de son âme, etle besoin d'argent, et cette nécessité qui prime tout : les grospourboires aux garçons des restaurants nocturnes, et les affiches devente, après signification, collées des deux côtés de la porte del'hôtel ? Il ouvrit un tiroir et prit un révolver. Justement, chargé.Mais non. L'idée d'une autre mort moins hautaine s'empara de lui par jene sais quelle analogie. Il essaya de la main la solidité d'un bras debronze accroché au mur ; il arracha, d'un coup brusque, le cordon de lasonnette. En vérité, tout ce qu'il faut pour se pendre. Déjà ilattachait le cordon au bras de bronze, posément, avec méthode, — aucuntrouble, la lucidité presque somnambulique des lendemains d'ivresse, —lorsque la porte s'ouvrit. « Monsieur a sonné ? » demanda le valet dechambre en écartant les rideaux de la fenêtre. Le marquis était debout,le cordon dans les mains, sous l'éclaboussement de la lumière matinale.Il donna l'ordre de seller la jument alezane et passa dans son cabinetde toilette. Une heure plus tard, il galopait dans l'allée des Poteaux.Il y rencontra la marquise de Viane. Après le bal chez Mme de Rosavène,elle n'avait fait que passer à l'hôtel, — le temps de mettre uneamazone, — et revenait de la Vacherie où tout le monde s'était donnérendez-vous, mais où elle n'avait trouvé que M. de Puyroche. Tous troisensemble, très salués, très enviés, ils continuèrent leur promenade,causant, dans les entre-temps des trots, de la plage mondaine, duchâteau, de la montagne à la mode, ou ils iraient passer les ennuyeuxmois d'été, et de cent autres choses. Une charmante causerie, dansl'air frais du matin, qui ravive. Le marquis de Viane, surtout, étaiten belle humeur, parlait haut, riait fort. Un vagabond, qui faisait lagrasse matinée dans l'herbe, s'éveilla au bruit, et, passant la têteentre les branches, montra le poing à cet homme heureux. MADAME, DE ROSAVÈNE OUI, s’écria-t-elle avec un brusque déploiementd’éventail, — vous eussiez dit d'un grand oiseau captif qui s'envole et s'arrête, —oui ! je voudrais qu'il m'arrivât enfin quelque chose d'extraordinaire.Je ne cache pas que je m'ennuie des jours pareils et des nuits qui seressemblent. Il y a un détour d'allée, au Bois, que je revois, toutesles après midi, sous le même effet de lumière, tandis que le mêmecavalier passe à côté de ma victoria en me saluant d'un salutabsolument identique à celui de la veille ; qu'il me serait agréable dene plus voir ce cavalier, ni cet effet de lumière, ni ce détour d'allée! Vous n'aurez pas, je suppose, l'audace de prétendre qu'un bal peutêtre distingué d'un bal, un valseur d'un valseur, un cotillon d'uncotillon. Un menu de souper, chez Mme d'Asprières, différant d'un menude souper chez Mme de Villabianca ce serait un, prodige ; noscuisiniers sont comme nos poètes : ils manquent d'imagination ; etc'est pourquoi les estomacs les plus subtils finiront par êtreaffamés de soupe aux choux tandis que les plus fins espritss'accommoderont du naturalisme. Pour ce qui est de l'amour, il estcertain qu'il est le même chez tous les hommes. Les femmes qui changentd'amant se donnent en vérité une peine bien inutile ! Gontran au lieude Ludovic, ou Gaston au lieu d'Aurélien, pas d'autre variété. Etencore je crois les hommes capables de pousser la fadeur de lasimilitude jusqu'à porter, aux heures intimes, le même prénom, tous !Tenez, moi qui vous parle, je suis aimée sans doute, n'étant pointlaide à faire peur, et tous ceux qui m'adorent m'envoient des bouquets,naturellement, tous les matins : eh bien, ces bouquets, — des gardéniaset des roses, à moins que ce ne soient des roses et des gardénias,—sortent tous de chez le même fleuriste, montrent tous, sur le papierblanc qui les enveloppe, la même estampille ovale, à l'encre bleue ;comme si toutes les passions que j'inspire étaient, sous le mêmeuniforme pénitentiaire et marquées du même signe, les forçats d'unmême bagne ! De sorte qu'enfin l'insipidité du pareil m'écœure. Toutesles femmes ne se sont-elles pas avisées d'être blondes, et du mêmeblond ? Pendant plus d'un mois on n'a porté que des robes crème. Notrevie ressemble à la promenade d'un pensionnat ! Je voudrais rompre lerang, m'échapper, être seule. J'ai une rage de nouveau, de différent,d'imprévu. Est-ce que le hasard est mort ? Est-ce qu'il n'y a plusd'aventures ? Être étonnée, ou étonnante, ce serait adorable. Mecroirez-vous ? Il m'est arrivé d'envier ces violentes créatures quijettent du vitriol au visage de leur rivale ou fracassent d'une ballede révolver le crâne de leur amant. Au moins elles vivent d'une vieexcessive, ces criminelles ou ces folles ; elles sont hors du convenumondain, du banal, de l'existence jamais diverse qui est comme unelongue série de zéros ; elles sont sinistres, mais exceptionnelles.Avoir autour de moi, à cause d'un crime que j'aurais commis ou quej'aurais fait commettre, l'épouvante ou la stupéfaction d'unemultitude, c'est à quoi je rêve souvent, dans ma loge, à l'Opéra,tandis que je feins d'écouter, — oh ! combien de fois l'ai-je entendu ?— le duo des Huguenots, et que, de toutes parts, dans la salle, mesalue le respect des hommes ou me complimente derrière les marabous del'éventail l'envie souriante des femmes. Vous me jugez extravagante ?Extravagante, soit. Mais il est sûr que je suis lasse de la monotoniequotidienne des êtres et des choses ; et moi que tant d'amours ontconvoitée en vain, je ne saurais, je le sens bien, me défendred'éprouver un sentiment de tendre reconnaissance pour l'homme qui, parquelque trait prodigieux de génie, par un groupement presque impossiblede circonstances, arriverait à créer autour de moi, sans que monhonneur pût en être atteint, un de ces extraordinaires et pathétiquesdrames qui désignent une femme à l'admiration des foules. — Même si, cet homme, c'était moi ? demanda M. deCérigny. — Surtout si c'était vous, dit Mme de Rosavène, sansretirer la main dont il baisait l'un après l’'autre les ongles fins,pointus, et couleur de sang rose. * * * Quelques semaines plus tard, il n'était bruit dansParis que d'un vol commis avec effraction chez une bijoutière duPalais-Royal. Un crime assez banal, en soi, et fréquent : le poing quienfonce une vitre, la main qui empoigne un bracelet ou une rivière dediamants, puis la fuite éperdue, bientôt rattrapée par les sergents deville. Mais l'intérêt que l'on prenait à cette affaire s'expliquaitpar les aveux auxquels l'accusé venait de se décider après de longueshésitations, sur le conseil, sans doute, de son avocat. C'était paramour que le voleur avait volé ; par amour, lui, pauvre diable, pourune très grande dame. Une histoire singulière, en vérité. Ouvriertapissier, il avait travaillé, deux ans auparavant, chez Mme de R...,disaient les reporters les mieux informés, et il s'était pris depassion pour cette belle mondaine, passion sans espoir, que rienn'avait révélée, mais passion ardente, que rien n'avait pu éteindre.Pendant deux années, perdu dans la foule, courant derrière la voiture,il avait suivi Mme de R..., au Bois, jusqu'aux portes des magasins etdes théâtres ; et, quand elle sortait à pied, — rarement, — il marchaitprès d'elle, inaperçu, le cœur tout tremblant, extasié de la voir. Unefois, dans la galerie Montpensier, comme elle s'était arrêtée avec uneamie devant une vitrine étincelante d'or et de pierres fines, il avaitremarqué qu'elle désignait du doigt un collier de perles, à troisrangs, agrafé d'améthystes, et il l'avait entendue qui disait avec unpetit soupir : « Oh ! comme il est beau ! comme il est beau ! Mais ilest si cher, c'est dommage. » Alors l'idée était venue à ce misérabled'avoir le collier pour l'envoyer à Mme de R..., et, le lendemain, ilavait volé le bijou en effet, maladroitement, dans un grand fracaslumineux de cristal qui se brise et de pierreries renversées. On devinetout ce qui fut imprimé et tout ce qui fut dit à propos de ceromanesque fait divers ! Un fait divers, non pas, une poignante etbelle histoire d'amour. Le voleur devint une espèce de héros dont troisjournaux illustrés publièrent des portraits ; dans la réalité, iln'était point beau, étant chauve, avec le nez retroussé, mais on trouvaaisément le moyen de lui donner une ressemblance avec le ténor Capoulou le baryton Maurel. Et quant à la grande dame pour qui le vol avaitété commis, elle fut, en quelques jours, la plus admirée, la plusenviée, la plus célébrée des femmes. Le jour du procès, — une solennitéparisienne dont le Diable Boîteux ne manqua pas de rendre compte, etvous ne l'avez pas oublié, — le Tout-Paris illustre ou charmant envahitle prétoire ; il y eut des toilettes exquises. A vrai dire, le nezretroussé fit quelque tort au héros ; mais il y eut un brouhaha decuriosité et d'enthousiasme quand M'Ile de Rosavène, citée commetémoin, entra dans la salle. Ah ! comme elle était bien habillée, —justement comme il fallait. De l'élégance, oui, mais pas tropd'élégance, et aucun luxe apparent. Point de bijoux. Le moindre bijoueût été une cruauté. Une toilette presque sombre, pas même ledemi-deuil cependant ; une toilette attendrie sans être triste. Et leton de Mme de Rosavène fut parfait, comme son habillement. Ellen'avait jamais vu l'accusé, n'avait jamais pris garde à lui. Mais, eneffet, elle se souvenait d'avoir dit devant le magasin de bijouterie,en désignant le collier : « Oh ! il est très beau ! il est si cher,c'est dommage. » Comme elle regrettait ce propos, maintenant. « Hélas! qui se serait imaginé ?... » Le pauvre garçon ! elle espérait bienque le jury serait indulgent. Et elle regardait le malheureux, émue àpoint, une lueur de larme au bout des cils, tandis que l'admiration detoute l'élégante foule, admiration çà et là un peu jalouse,l'environnait d'une gloire d'apothéose. * * * — Eh bien ! êtes-vous satisfaite ? demanda, lesoir, M. de Cérigny. — Oui, dit-elle. Tout cela était fort bien combiné.Car j'ai deviné, n'est-ce pas ? Ce voleur ne m'a jamais vue, et c'estvous qui l'avez persuadé, par l'entremise de son avocat et en luioffrant quelque grosse somme, de faire cet étrange récit. — Je crois que oui, dit-il. — A la bonne heure, et je vous complimente.Pourtant, — oh ! je ne vous en veux pas, ce n'est pas de votre faute,vous avez fait le possible, — pourtant il manque quelque chose àl'aventure. — Eh ! quoi donc ? demanda-t-il. — Il est fâcheux, dit-elle, que le voleur n'ait pasassassiné la bijoutière. |