D
U succès, oh ! beaucoup de succès. Les hôtes du châ¬teau, chasseurs etchasseresses, déclarèrent, parmi les bravos et les rires, qu'on nesaurait rien imaginer de plus extraordinaire ni de plus parfait. Il estcertain qu'entre les tableaux vivants et le cotillon de minuit, lapetite Madame de Courtisols avait imité à ravir toutes les divasd'opérette ; les yeux fermés, on aurait cru entendre tour à tour Judicdans
Mademoiselle Nitouche, Milly-Meyer dans le
Roi de carreau, etThéo dans
Madame Boniface ; même en regardant l'imitatrice, laconfusion n'était pas impossible, tant la jolie mondaine parodiaitexactement - quel triomphe dans une Revue de l'année ! - l'attitude,les gestes, les moues de ses modèles ; et quand, rappelée par desacclamations unanimes, elle reparut avec des saluts de théâtreimmédiatement reconnus, l'enthousiasme dépassa toutes les bornes. MaisMadame de Courtisols ne sembla qu'assez peu sensible à cet enviablesuccès. Presque maussade depuis trois jours, elle n'avait consentiqu'après de longues prières à faire montre de ses talents, et, une foisrentrée dans le boudoir qui servait de coulisse, elle se laissa tomberdans un fauteuil, les bras ballants, avec un air mélancolique qui étaittout à fait attendrissant. Cet air-là, Madame de Ruremonde ne manquapas de le remarquer, et même elle s'en émut, étant une très bonne amie; de sorte que, deux heures plus tard, dès que l'on fut couché dans lechâteau, elle entra - à demi-dévêtue, un peignoir, qui tient à peine,sur la neige ronde des épaules, - dans la chambre de madame deCourtisols, au moment où celle-ci, un genou rose sur le bord des draps,allait se glisser dans la blanche fraîcheur de la toile, et demandatrès vite, d'un ton qui s'intéresse : « Eh bien ! voyons, qu'y a-t-il ?qu'avez-vous ? Contez-moi cela, mignonne ».
*
* *
Hélène de Courtisols, assise sur le lit, les jambes pendantes dans latransparence de la batiste, - on voyait, sous la dentelle de sachemise, se retrousser un peu l'orteil de son petit pied nu, - prit satête entre ses mains, et poussa de si grands soupirs que sa gorge, parsursauts, débordait délicieusement la malines.
- Il y a. dit-elle enfin, que je suis amoureuse.
- Eh bien ! où est le mal, ma chérie ?
- Amoureuse, tout à fait ! Comment cela m'a-t-il pris ? je l'ignore.Mais il est bien vrai que j'ai la tête perdue, et que mon cœur ne saitplus où il en est. Quand je vois celui qui me trouble ainsi, il mevient à la fois des envies de me cacher et des envies de lui sauter aucou ; il me semble que je défaillirais d'ivresse s'il me serrait lamain seulement ; et à cause des moustaches qu'il a, - oh ! les joliesmoustaches ! - des frissons me courent partout, je sens mes yeux trèschauds sous les paupières qui battent.
- Ce sont de graves symptômes, dit Madame de Ruremonde; mais je ne vousplains guère, puisque sans doute il vous adore ?
- Il n'a pas même l'air de s'apercevoir que je l'aime ! Courtois, riende plus. C'est en vain que, depuis trois jours, je me hasarde, avec lamodestie qui convient, à des regards presque tendres, à des mains quine se retirent pas trop vite, à tous les encouragements qui permettentet qui promettent.
- Oh ! la pauvre petite ! c'est donc un sauvage, un barbare, ou unaveugle, cet homme qui a de si jolies moustaches...
- Ah ! oui.
- ... et qui montre tant d'indifférence ? Il faut que vous me disiezson nom. Je ne suis pas de celles qui se refusent à servir leurs amies.Comptez sur moi. Il ferait beau voir que, jolie et exquise comme vousl'êtes, vous ne fussiez pas idolâtrée de quelqu'un que vous avez daignéremarquer ! Son nom, tout de suite. Nous imaginerons un moyen de luiouvrir les yeux, et le cœur. Allons, mignonne, dites qui c'est.
- Hélas ! vous le connaissez bien ; il est dans ce château, comme nous.C'est M. de Marciac.
- M. de Marciac !
Après un cri d'étonnement, Madame de Ruremonde eut un long rire quisecoua tout le peignoir sur la chair lisse des épaules et sur les brasgras et doux.
- Comment ! vous me dites cela, à moi ? Mais vous ne savez donc rien dece qui se passe, et personne ne vous a jamais donné à entendre que,depuis un an, ou deux, - j'ai toujours été brouillée avec les dates, -je ne suis pas absolument indifférente à M. de Marciac ?
- Ah ! mon Dieu !
Et la petite Madame de Courtisols, qui était devenue toute pâle,ajouta, en fondant en larmes :
- C'est le dernier coup ! Vous voyez bien que je suis la femme la plusmalheureuse de la terre.
*
* *
- Voyons, voyons, dit Madame de Ruremonde, conciliante, après un longsilence ; il ne faut pas se désoler de la sorte. Elle fait vraimentpitié, la chère ! C'est très émouvant de voir une personne amoureuse àce point. Causons. Il sera peut-être possible d'accommoder les choses.
- Hélas ! non, car il vous aime et vous l'aimez.
- Je l'aime, oui, sans doute, je l'aime, depuis un an, ou deux.
- Eh bien ?
- Eh bien, tant de mois, c'est très long.
- Quoi ? est-ce que je vous comprends ? vous seriez capable, pourl'amitié de moi, de renoncer...
- A M. de Marciac ? Je ne dis pas cela, - tout à fait. Mais si vousn'exigiez pas de mon amitié un sacrifice définitif...
Madame de Courtisols ouvrait tout grands ses petits yeux, pendant queson amie, ayant aux lèvres un vague sourire qui a l'air de penser à jene sais quoi de coupable et de joli, s'asseyait sur le lit, à côtéd'elle, dans les dentelles mêlées du peignoir et de la chemise; il yeut aussi un froissement plus doux que celui des étoffes.
- D'abord, dit Madame de Ruremonde, je ne suis pas jalouse, oh ! pasjalouse du tout ; et je me sens capable de toutes les condescendancespour vous épargner un chagrin, pour que vous ne gâtiez pas vos yeux,chérie, avec ces vilaines larmes. Approchez-vous, plus près, et neperdez pas un mot de ce que je vais vous dire.
- Oh ! je suis toute oreilles.
- Pour que M. de Marciac cesse de vous être étranger, seriez-vouscapable d'une... imprudence ?
- Oui.
- D'une grave imprudence ?
- Oui !
- Tout va donc le mieux du monde.
Car, vous l'avez deviné peut-être, M. de Marciac m'attend, cette nuit,et rien n'empêche que vous alliez chez lui, - la troisième porte dansle grand couloir, - pendant que je dormirai dans mon lit, ou dans levôtre. Vous avouerez, je pense, qu'il n'est pas au monde une personneplus dévouée que moi, et que les plus terribles extrémités n'ont rienqui me fasse hésiter quand il s'agit de rendre service à une amie.
Madame de Courtisols recula, épouvantée.
- Mais c'est une idée affreuse que vous avez eue là, madame ! Comment ?moi, la nuit, sans avoir été longtemps suppliée, j'irais, de moi-même,m'offrir...
-Eh ! qui vous parle de vous offrir ! C'est madame de Courtisols, sansdoute, au lieu de madame de Ruremonde, qui rendra visite à M. deMarciac ; mais vous n'êtes point dans l'intention, je suppose, de vousfaire annoncer à cette heure un peu indue ? et, comme la chambre restesans lumière, - il ne faut pas donner l'éveil aux gens du château, -celui que vous aimez ne s'apercevra pas du change.
Dans un ardent élan de reconnaissance, - avec des rires d'enfant à quil'on ne refuse plus un jouet, - Hélène de Courtisols sauta au cou decette incomparable amie ! et, deux minutes après, une fourrure sur lesépaules, les pieds nus dans des mules de perles, elle entr'ouvraitlentement la porte, prête à s'engager, à peine tremblante, dans l'ombrenoire du corridor.
Mais, alors, ce fut Madame de Ruremonde qui fit paraître quelquehésitation.
*
* *
Elle dit, le menton dans la main :
- C'est une folie bien effrayante, cependant ! J'ai peut-être eu tortde vous la conseiller. Qui sait ce qui arrivera ? M. de Marciac est unhomme qui ne manque pas de clairvoyance, même dans les ténèbres. S'ilallait, à de certains indices, à la voix, par exemple, s'apercevoir dela substitution ?
-
Pour ce qui est de cela, n'ayez aucune crainte. Vos façons deparler, votre accent, ne sont pas plus difficiles à imiter que ceux deMadame Théo ou de madame Judic ; et je m'entends parfaitement à cessortes de parodies.
- Oh ! je sais votre talent ; même je comptais sur lui, tout à l'heure,quand j'ai pensé à vous faire prendre ma place. Je suis convaincue quevous serez, d'abord, une Madame de Ruremonde très vraisemblable. Tousles mots de tendresse, vous les direz avec ma voix ; vous balbutierez :« C'est moi, mon ami », vous murmurerez : « Je t'aime », avec unefidélité d'imitation qui ne donnera prise à aucun doute. Enfin, toutira fort bien, au commencement. Mais la suite m'inspire je ne saisquelle inquiétude ! Vous n'ignorez pas qu'il est des circonstances oùl'on ne conserve pas sa présence d'esprit autant qu'il serait désirable; il peut arriver qu'il vous monte du cœur aux lèvres, - sous lesmoustaches, -un soupir trop personnel, qui ne songera plus à feindre ;vous êtes capable de redevenir vous-même quand vous ne vousappartiendrez plus.
-- Quittez ce souci, ma toute chère. Lorsque j'imite une personne, ilme semble que je suis cette personne elle-même, et je parle comme elle,inévitablement, même dans les émotions les plus troublantes.
- Je l'admets ! Je veux croire à cette prodigieuse facultéd'assimilation ! Pourtant, je ne suis pas pleinement rassurée. Ensomme, vous ne pouvez reproduire que les sons familiers à votre oreille? Or, il faut que je vous l'avoue, - je ne sais, en vérité, commentvous expliquer cela, - ma voix, par instants, cesse d'être la voix quevous me connaissez. Elle se modifie étrangement, devient plus douce,plus lointaine, plus sourde, - toute différente. J'ai, quelquefois, desbalbutiements, qui n'ont aucun rapport avec ma parole accoutumée ;comment seriez-vous capable de les proférer, ne les ayant jamaisentendus ?
- Il est certain, murmura Hélène de Courtisols, inquiète, en faisant unpas en arrière...
- Il est certain que nous risquons beaucoup !
- Alors, il vous paraît préférable... - Oh ! ma pauvre mignonne, voilàque vos doux yeux se remplissent encore de larmes ! dit Madame deRuremonde, attirant vers elle, avec une douceur consolatrice, la petitefemme en pleurs. Je vois bien que, malgré le péril, il faudra vouslaisser faire ce que nous avons résolu. Seulement, prenons nosprécautions, autant que possible. J'ai une idée. Cette voixparticulière, inconnue de vous, mais bien connue de M. de Marciac, s'ilm'était possible de vous la faire entendre, afin que vous puissiezl'imiter ? J'essaierai, par dévouement. Venez près de moi, car c'estune voix très basse. Je fermerai les yeux, à demi, pendant qu'à deuxgenoux vous me parlerez - rien ne vous sera plus facile, - avec le sondes paroles de M. de Marciac, et, moi, grâce à cette hypocrisie, dansl'illusion de cette chambre presque pareille à celle où vous meremplacerez tout à l'heure...
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* *
Il est probable que la leçon ne laissa rien à désirer, car jamais M. deMarciac ne s'est douté que, cette nuit-là, il avait entendu soupirersous ses moustaches l'adorable petite bouche mensongère de Madame deCourtisols.
L'HONNÊTE AMANT
U
N soir, je ne sais comment, il s'introduisit, vers dix heures, dans lachambre de cette jeune fille, au moment où elle défaisait son corsagedevant le petit miroir penché au-dessus de la commode en acajou. Unechambre très simple, des rideaux de reps à l'unique fenêtre, desmeubles bien en ordre, un air de bourgeoisie presque pauvre ; en facede la cheminée sans feu, qui n'a pas même de cendres, un lit de fer, oùla virginité a froid ; sur la table de nuit, une lampé à pétrole, àcôté d'un roman à la couverture sale, loué au cabinet de lecture. Aquelle pensée obéissait-il, en venant ainsi, à la dérobée, ou à queldésir ? Sans doute, elle est jolie, presque belle, attirante surtout,avec ses vingt ans en bon point, sa bouche grande aux lèvres écarlates,toujours humides, et la rondeur bien pleine de sa poitrine ; samaturité donne faim et soif ; dans ses yeux bruns, dont les bords déjàfripés révèlent de coupables insomnies après une page, toujours lamême, dix fois relue, dans les rougeurs chaudes qui lui montent auxjoues, tout à coup, tandis que ses paupières battent, dans sa poignéede main, dont le serrement, d'abord brutal, garçonnier, frissonne, serétracte, se desserre avec lenteur, un peu moite, il y a toutl'instinct et toute la peur de se donner et d'être prise. Mais nul n'ajamais douté de son honnêteté parfaite ! Il est de ces nobles et fortescréatures dont la vertu s'augmente du mérite de la résistance. On ne seborne pas à l'estimer, on l'admire. Restée orpheline, sans fortune,avec une vieille parente presque infirme, c'est elle qui, en enseignantl'anglais et le dessin, subvient aux besoins de l'humble ménage. Dumatin au soir, déjeunant chez une élève qui la paye d'un repas, ellesupporte sans se plaindre les longs ennuis des leçons, après leshumiliations du froid accueil. Une brave fille, en vérité, et qui seraune brave femme quand elle aura trouvé le mari qu'il lui faut, un loyalgarçon, robuste comme elle, et dont le réel baiser lui fera oublier lesmauvaises chimères des rêves dans les nuits qui ne dorment pas. Quevenait donc faire ici le visiteur nocturne ? Il ne pouvait pasl'épouser, lui. Quarante ans, beau encore, mais d'une beauté dont on sesouvient, ne conservant de sa jeunesse que le regret de l'avoir perdueet le désir d'y faire croire encore ; riche et hautement titré ; ayantla coutume des amours faciles, qui se dénouent vite, s'amusant decomparer aux libertinages des mondaines endiablées la débaucheméthodique des filles, mêlant à l'ylang-ylang des alcôves quis'entr'ouvrent le musc des boudoirs publics, il est de ceux qui ne semarient point, - devenus incapables de concevoir la différence qu'ilpeut y avoir entre une première nuit de noces avec une pure viergetremblante et un premier souper avec Lila Biscuit.
*
* *
Au bruit des pas, qu'aucun tapis n'assourdissait, la jeune fille seretourna, faillit pousser un cri.
Mais il s'approcha et, d'une caresse lente, la serra contre lui.
- Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle.
En vain. Il la serrait plus étroitement ; n'osant pas faire de bruit àcause de la vieille parente infirme endormie dans la chambre voisine,elle en était réduite à de muettes résistances ou à des paroles rapidesprononcées à voix basse. Elle le suppliait de se retirer. S'il s'enallait tout de suite, elle lui pardonnerait l'audace d'être venu. Elleconvenait qu'elle n'était pas elle-même sans reproche. Elle avait eutort, chez cette élève où elle le rencontrait parfois, de l'encourager,par étourderie, à de coupables tentatives. C'était vrai, un jour,pendant qu'elle s'inclinait pour corriger le dessin d'une oreille, elleavait bien senti qu'il se penchait vers elle, et ne s'était pasredressée assez vite pour éviter un baiser sur les cheveux. Elledemandait pardon ! Comme elle était punie de sa coquetterie ! Al'avenir, elle serait tout autre. Mais il fallait qu'il s'en allât bienvite. Elle le conjurait de partir, avec des larmes. Qu'espérait-il ?puisque, dans sa situation, il ne pouvait pas la prendre pour femme,elle, pauvre fille. Il devait bien penser qu'elle ne consentiraitjamais à être sa maîtresse. La seule chose qu'elle possédât, c'étaitson honnêteté. Il ne voudrait pas faire d'elle une fille perdue, il lalaisserait intacte pour celui dont, un jour, elle serait la femme.
Mais lui, plus bas encore, à l'oreille, pendant qu'il la tenait enlacée:
-Enfant ! enfant ! dit-il, vous me prenez donc pour un brutal et pourun infâme ? Vous me croyez capable, vraiment, de votre chute et devotre déshonneur ? Moi qui vous admire pour votre pureté et votredévouement, autant que je vous aime pour votre florissante jeunesse,j'exigerais de vous l'abandon après lequel le retour à la vietranquille, au foyer, au nom respecté, est une chose impossible ? Jevous pousserais à la faute irrémédiable dont le repentir est d'autantplus amer qu'il est inutile ? Je vous rendrais indigne du lit conjugal? Quittez cette mauvaise pensée ; voyez en moi un honnête homme, et unami. Sur ma vie, je vous le jure, votre vertu ne serait pas plus ensûreté, parmi d'autres jeunes filles, dans un couvent à la règle trèsaustère, qu'elle ne l'est, en ce moment, près de moi. Quiconque, nepouvant pas devenir le mari de celle qu'il aime, la voue, par uncriminel égoïsme, à l'impossibilité d'un amour légitime, quiconque, nepouvant pas relever une femme, la fait tomber, mérite tous les outrageset n'a plus le droit de s'étonner d'une main qui le soufflette !
Elle le regardait, très surprise, ne comprenant pas.
Il continua, plus bas encore, lui parlant dans les cheveux, avec lavoix tentatrice, presque un souffle, du Serpent dans les branches :
- Vous ne savez pas les choses ! L'innocence s'imagine que l'amour nepeut exister que si elle n'est plus. Vous croyez à l'échange entier dela pureté contre le bonheur. Oh ! je vous instruirai ! L'amant peut nepoint faire de tort à l'époux futur. La vierge devient l'amoureuse sansdevenir la femme. Ne rougisses pas ! ne vous détournez pas ! Ce qui sepasse en vous, je l'ai compris, depuis longtemps. Tout votre être serévolte contre la solitude, contre les impatiences de l'attente. Lesbaisers, éclos sur votre bouche, s'étonnent de n'être pas cueillis, etveulent l'être. Ils ont raison ! et votre cœur qui bat, vos yeux quis'allument, vos mains qui se défendent mal de frémir entre les miennes,ont raison aussi. Laissez battre votre cœur, s'allumer vos yeux, neretirez pas vos mains. Ecoutez les conseils que vous donnent lajeunesse et la vie. Vous le pouvez, sans péril ! Tous les hommes ne sont pas des rustres quiemportent à pleins bras les vierges, et se ruent. Sachez, ô délicate etpeureuse jeune fille, que les délices de l'amour ont de quoi vouscharmer, aussi exquises, sans l'accomplissement grossier du désir.Laissez, laissez-vous instruire. Etes-vous perdue parce que je vousétreins, parce que mon souffle court dans vos cheveux, parce que voussentez mon baiser épars vous frôler le front, les yeux, les lèvres ? Lalangueur qui vous envahit, - oh ! ne dites pas non - laissera-t-elledes traces ailleurs que dans votre souvenir reconnaissant ? Et si vousconsentiez à de plus adorables joies, si votre confiance en mon respectme permettait d'obtenir tout ce qu'il ne me défend pas de désirer,pensez-vous que votre pureté en serait atteinte, et ne serait pasréservée, irréprochable, pour le soir de l'hymen Ce que vous devez aumari ne saurait vous être ravi sans crime. Je ne commettrai pas cecrime! Quand même, dans l'impétuosité de vos inexpériences, vousm'exposeriez à la tentation suprême, ne redoutez pas que j'y cède.J'aurai l'inébranlable force de vous conserver pareille aux immaculées.Dussé-je, en un grincement de dents, subir au milieu de toutes lesjoies la pire des tortures, vous aurez connu les délices sans lesamertumes, le bonheur sans le remords, l'épanouissement sansl'effeuillement ; le jour des noces prochaines, auxquelles vous mepermettrez d'assister caché derrière un pilier de l'église, votre cherfront d'enfant, où mes lèvres n'auront pas mis une rougeur, montrera lapudeur des neiges sous le voile des mariées ; et c'est à peine si lesfleurs d'oranger seront dignes de votre chasteté, moins entr'ouvertequ'elles ! »
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* *
Faunes qui renversez les nymphes criantes dans la mousse des chênes,sous le vol ensoleillé des cantharides ; vagabonds affamés de pain etde baiser qui emportez sous le bras, comme une enfant en pleurs,quelque paysanne attardée, et roulez avec elle dans le fossé ; rôdeursdes banlieues, qui guettez dans l'ombre des murs, du feu aux yeux, dela bave aux lèvres, la petite fille qui revient d'acheter chez lemarchand de vin l'ordinaire et le litre du soir, - vous êtes, certes,effrayants et sinistres ; ceux-là même qui ont coutume de se penchervers les laideurs bestiales, s'épouvantent de votre rut ! Mais, simplesdans votre infamie, criminels avec une sorte de cynique candeur, allantdroit au but, vous n'égalez pas en bassesse les hommes nombreux, hélas! oui, nombreux, qui, n'osant point dans l'amour, - ou dans le plaisir,- ce qu'il implique de virilité et de responsabilité, souillentincomplètement, plus abominablement, sous l'œil confiant des familles,les innocences fragiles que la nubilité affole et que tente l'impunité; les hommes qui ont imaginé d'accorder la séduction, cette espèce deviol, avec la lâcheté de leurs corps et la veulerie de leurs âmes.
CELLE QUI NE PLEURE PAS
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AISSEZ toute espérance, ô pauvre jeune femme !puisque vous neconnaîtrez jamais l'unique et souveraine joie, la seule des déliceshumaines qui vaille la peine de vivre, la seule que « pleurent lesmorts ! » A vous, de tant de dons comblée, une chose a été refusée,sans quoi rien n'existe. Grâce à ceux de votre maison, qui furentopulents et illustres, vous avez, avec la richesse, la noblesse,monture d'or ancien de votre beauté de perle. Mais à quoi vous sertd'être belle, et marquise, et trois fois millionnaire? A quoi vousservent tous les triomphes faciles, tous les plaisirs offerts ? Unaveugle, dans un musée de chefs-d’œuvre, c'est vous. Un clavecininachevé, en bois des îles, exquisément sculpté, au clavier de nacre etd'argent fin, mais qui ne chante pas, car il n'a pas de cordes, c'estvous. Hélas ! hélas ! vous êtes la harpe muette, même sous les doigtsailés des séraphins, même sous le coup de poing d'un rustre. Vousressemblez aussi à l'Eve maudite d'un inutile Eden ; afin qu'ellesourie sous le tendre azur, chantent les oiseaux-mages, fleurissent lesroses-fées ; et les fruits de l'arbre défendu, où sont toutes lessaveurs divines du mal, viennent d'eux-mêmes à ses lèvres, avec la faimd'être mangés ; mais c'est en vain que sa convoitise y enfonce lesdents, et qu'elle en dévore la chair, et qu'elle en hume la liqueur :aucune ivresse ne la charme ni ne la trouble, et, désespérée, dansl'épouvante du péché stérile, elle rejette avec colère le fruit qui nel'a pas damnée.
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Hélène avait dix-sept ans quand elle épousa le marquis de Sudre. Elleaimait, certes, la belle et franche vierge, de qui le cœur battaitfort, elle aimait avec passion ce jeune homme tendre et fier, doux etrobuste, grands yeux noirs où vivaient des flammes, bouche saine etrouge que n'avait jamais déshonorée le cigare. Le baiser de leurslèvres fut l'hymen de deux fraîches fleurs sauvages. Mais, dès lors,commença de l'envahir l'irrémédiable mélancolie. Quoi ! c'était cela,les adorables nuits de noces, que racontent ou que célèbrent, sous larougeur des petites lectrices, les romans ou les poèmes, et dont ons'entretient à voix basse dans la cour du couvent ? c'était cela, êtreheureux Quoi, ni les divins frissons, espérés, ni l'épanouissement del'être, ni les larmes sous le battement des yeux clos et déclos ? et,au lieu des chères délices, que le désir pressent, la gène seulementdes pudeurs violées et l'ennui des froides langueurs ? Elle ne pouvaitpas, elle ne voulait pas croire que l'amour eût pour but ce néant.Autour d'elle, avec des phrases que l'on n'achève pas, avec desréticences de regards détournés, les nouvelles mariées disaient, le nezdans le manchon ou la bouche derrière l'éventail, les mignardescâlineries et les emportements des heures fortunées, la lenteur douceet la brutalité plus douce des caresses, et comment le cour, dilaté,défaille, laissant couler la vie, par petits sursauts, goutte à goutte,comme un fruit surchauffé qui s'ouvre, pleure du miel, délicieusement.Elle seule, elle ignorait les parfaites extases. Et bien des fois, lanuit, quand l'époux dormait à côté d'elle après les vains redoublementsde tendresse, elle détestait, assise sur la couche, écarquillant dansl'ombre ses yeux secs, le morne hymen sans joie et le lit insipide.
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* *
Fallait-il donc le croire, qu'il n'y a d'ivresse que dans le mal, qu'iln'est de réel amour que dans l'amour coupable, comme dans certainesfleurs vénéneuses sont de plus doux parfums ? que le paradis ne s'ouvrequ'avec une fausse clef ? Longtemps elle résista aux espérancesmauvaises, écarta, en se détournant, la tentation qui rôde. « Viens !viens ! nous sommes les péchés effrayants et charmants donts'émerveille et s'extasie la curiosité de la femme ; nous savons l'artde composer les philtres qui avivent toutes les langueurs, éveillenttoutes les paresses. Tu dors, sans songes, parce que tu as épousé lesommeil. Veux-tu du rêve pour amant ? Le rêve, c'est tout ce qui estdéfendu. Le voleur seul connaît la joie de l'or possédé. Attends-tul'aumône du bonheur ? Il faut le prendre, de vive force. Il n'est pasun des joyaux de la corbeille de noces ; enfonce la vitre desbijoutiers. Viens ! viens ! tu apprendras par nous tout ce que tonignorance envie, l'affolement d'aimer, et l'attendrissement des larmes,et, aussi, les précieuses angoisses du remords. Es-tu de marbre ?l'adultère est le Pygmalion de toutes les statues. Es-tu de neige ?voici la flamme. » Et devant elle s'agenouillaient, avec des désirs quipromettent, des Parisiens subtils. Vainement, de tous les désespoirs desa vertu, elle se cramponnait à l'honneur. Elle céda, emportée par ledésir d'être enfin, par l'irrésistible instinct de vivre. Elle connutl'infamie des rendez-vous furtifs, des escaliers de service montés à lahâte, dans l'ombre, et descendus au petit jour, sous le voile, enfuyant, des stores baissés, dans le fiacre qui attend au coin dequelque rue ; elle sut les baisers volés, les caresses qui n'ont pas letemps, et le désir, à peine entrée, de n'être pas venue, et lanécessité de feindre l'amour, de se mentir à soi-même pour s'épargnerla honte des chutes sans excuse. Mais lui furent-elles enseignéesaussi, les joies de l'abandon suprême et de l'ineffable oubli ? Quandelle revenait dans la maison déshonorée, elle tombait assise, morne et,dans le miroir, - cette conscience extérieure, - elle voyait avecépouvante son visage que la honte seule avait rougi, et ses yeuxtoujours secs.
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Une fureur la prit ! elle accepta le défi de la fatalité : ellevaincrait, à tout prix ! Au prix de sa réputation jetée aux vents duhasard, au prix de toute elle-même, n'attendant plus d'être convoitéepour s'offrir, elle achèterait la minute de la défaillance infinie, oùnaît une larme sous les cils. Comme le lit de l'époux, elle détesta lelit de l'amant ; tout autant que l'honnêteté niaise du foyer conjugal,elle méprisa la légitimité du banal adultère. Il devait y avoir autrechose que ceci et que cela. Elle trouverait ! Elle chercha. Elle futextraordinaire. Vous vous souvenez du procès en séparation qui a étéplaidé il y a trois mois ; cette femme qui est partie en Angleterreavec son valet de chambre, et qui en est revenue avec un boxeur dePiccadilly, c'est elle. Tous les emportements, toutes les souillures,en face de tous. Après le bal de l'Opéra, où les filles elles-mêmess'étonnaient de sa jupe trop haute et de son corsage trop bas, elle asoupé dans les cabinets de tous les restaurants nocturnes, laissant laporte ouverte au hasard qui passerait. Si le ténor Signo a perdu savoix, c'est à cause d'elle. Dans un bouquet, elle a jeté au gymnasteStrozzi un billet contenant ce seul mot : « Venez ». On l'a vue dansles foires où luttent, entre les claquements des toiles, les volumineuxArpins. Extraordinaire ! et abominable. Elle a demandé le secret deslarmes à l'ingénuité des adolescences, à l'expérience des vieillesseslibertines. Après tant d'espérances déçues, d'autres espoirs lui sontvenus. Dans les ballets des féeries, sous la crudité des lumièresélectriques, battent des poitrines où le fard s'écaille, tournoient lescuisses des maillots. Les veux-tu ? mets le prix. Son coude s'estenfoncé dans le velours, au rebord de toutes les avant-scènes ; etd'étranges fêtes ont mêlé, dans une fumée de sueur chaude quis'évapore, toutes les fées des eaux qui nagent entre des flots decarton et toutes les fées de l'air qui planent au bout d'un fil entrel'azur des bandes de ciel. Mais là encore, parmi le tumulte des furieuxrires et des baisers qui ne choisissent plus, elle est demeurée morne,et seule, et l'on voyait, secs et fixes, entre des paupières qui nebattent pas, ses yeux éternellement calmes.
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Cependant, ô pauvre jeune femme, vous n'avez pas répudié votre désird'infini, vous n'avez pas renoncé à la recherche de l'impossible : àtravers toutes les fausses joies et tous les vains remords, à traverstoutes les perversités des convoitises exaspérées, vous poursuivrezvotre insaisissable idéal jusqu'à l'heure où, sous la lame froide,entre les planches du cercueil, le ver lent, qui se glisse en soulevantles cils, mangera peu à peu vos yeux qui n'ont jamais pleuré.