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MÉRY,Joseph (1797-1866) : La Pêche au lion (1844).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IV.2008)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 4855) des Romans du jour illustréspubliés par Gustave Havard, 15 rue Guénégaud à Paris (ca1849).

LaPêche au lion
par
Joseph Méry

~ * ~

Le monde savant connaît Belzoni, illustre voyageur qui a découvert laseconde pyramide, et publié un ouvrage sur l’Egypte et sur le cours duNil, depuis le Takase jusqu’à la mer, en oubliant toutefois lapresqu’île de Meroë, qui, d’après Hérodote, fut le berceau desGymnosophistes, et qui a le privilége d’avoir conservé, vivant sur lesarêtes de ses nopals, le scarabée sacré cher aux prêtres d’Isis.

Ne vous alarmez point de la gravité de mon début. L’ennui est fils dusérieux, et il recule toujours devant un parricide qui rendrait leslivres fort amusants, s’il s’accomplissait. Ce que l’ennui n’ose fairepar pitié filiale, faisons-le ce soir.

Avant d’embrasser la profession honorable de savant, Belzoni étaitdanseur de corde, et lorsque Méhémet-Ali, absorbé par les soins del’héritage des Pharaons, et privé d’un bon conseil, Joseph, laissaittomber sur sa barbe sa tête pleine d’un souci pyramidal, il appelaitBelzoni, qui n’était pas encore savant, et le priait de danser sur unecorde tendue entre deux palmiers. Cet exercice est très-pénible enEgypte, et la sueur du funambule, coulant sur le chanvre tordu, rend leterrain glissant. Belzoni fit quelques chutes et donna sa démission. M.Hogges, de la Société royale de Londres, lui conseilla de se fairesavant, et il obéit. En Egypte, il est assez difficile d’acquérir de lascience depuis que le grand Omar a rendu à l’humanité l’immortelservice de brûler la bibliothèque d’Alexandrie, ce qui console lesbibliothécaires présents, déjà si mal logés à l’étroit. CependantBelzoni eut le bonheur d’acquérir une haute réputation dans la science,en fumant beaucoup de pipes devant l’inscription de la colonne dePompée, et en expliquant à M. Hogges quelques hiéroglyphes, comme desrébus du jour de l’an et des énigmes du Charivari.

Un jour M. Hogges lut dans un journal anglais la traduction d’unfeuilleton des Débats,dans lequel notre célèbre compositeur, Hector Berlioz, qui est aussi unhomme d’infiniment d’esprit et de style, indiquait un nouveau moyen detraverser les déserts sablonneux, sans être exposé aux vieuxinconvénients de ce voyage. Il s’agissait de monter en aérostatsuspendu et attelé à un dromadaire, attelé lui-même à un fellah. Ceplan était peut-être une ingénieuse plaisanterie du spirituel écrivain,mais M. Hogges le prit au sérieux et le communiqua à Belzoni. Le savantItalien, qui se souvenait de la corde horizontale, sourit à l’essai dela corde verticale, et demanda mille livres à M. Hogges pour avoirl’honneur de l’accompagner dans son voyage aérien.

M. Hogges lui dit : Je ne tiens pas à mille livres, comme tout Anglais; voici mon mandat sur M. Jules Pastré, à Alexandrie. Les frais denotre voyage seront si considérables, que cette somme disparaît dans lamasse. Il faut d’abord que le vice-roi nous donne des firmans, etenvoie des Arabes jusqu’aux montagnes de la Lune, sources présumées duNil, pour y établir, sous de bonnes huttes, des dépôts de zinc et detoutes sortes de provisions. Je payerai le zinc, les provisions et lesArabes. Il nous faut toute la provision de baudruche qui est àAlexandrie, pour arrondir un aérostat immense. Enfin, nous devons avoirdes dromadaires de rechange pour entretenir l’attelage et le renouvelerau besoin.

Alors Belzoni lui dit : Monsieur Hogges, ce que vous me dites làm’encourage à vous demander mille livres de plus, pour être plus digneencore de l’honneur de vous accompagner. Une occasion pareille ne seprésente qu’une fois et je veux la saisir. J’ai à Venise une femme fortchère et trois enfants.

Une larme mouilla un oeil de Belzoni, et M. Hogges, attendri, accordatout. - Voici maintenant, dit M. Hogges, le but de ce voyage ; toutvoyage doit avoir un but sérieux. Nous ne voulons pas faire unepromenade en l’air pour amuser les autruches, les crocodiles et lesibis. L’Europe nous regarde, selon son usage. Nous voulons acheverl’oeuvre pénible déjà commencée par Mongo-Park, Pritchi, Bruce,Rossignol et bien d’autres : nous voulons découvrir les sources du Nilsans être incommodés, comme nos devanciers, par la chaleur, lesinsectes, la poussière, le sable et les bosses de dromadaire. Il noussera donné de découvrir les sources, à moins que le Nil n’ait pas desources, ce qui serait contraire aux habitudes des fleuves de tous lespays. Depuis le règne de Georges III, la trésorerie a dépensésoixante-dix millions pour trouver le berceau du Nil : avec cettesomme, on aurait fait boire du porter et du sherry aux ouvriers jusqu’àla fin de l’Angleterre, si l’Angleterre doit avoir une fin quelquejour, ce que je ne crois pas. Aujourd’hui, c’est à mes frais que nousfaisons cette expédition, et le lord de la trésorerie nous rembourserapeut-être l’argent.

- Alors, dit Belzoni, cela m’autorise à vous demander mille livres deplus, parce que je suis le seul savant attaché à cette expédition.

- Accordé, dit le généreux Hogges.

Il fallut trois mois pour organiser le service de l’aérostat. Belzoniemploya ce délai à fouiller quelques nouveaux puits de la secondepyramide, et il découvrit deux mines de momies vierges, de l’espèce decelles que M. White, chimiste à Londres, King-William street,fait étuver proprement pour ses remèdes contre les maladies du larynx.

Tout étant prêt, Belzoni, M. Hogges et madame Hogges, jeuneAlexandrienne de trente ans, s’embarquèrent sur le Nil, et leremontèrent jusqu’aux roches brunes de Phil. M. Hogges avait pris desleçons d’aérostat d’un élève de Garnerin, qui s’était fait musulman auCaire pour épouser un sérail, en haine du mariage. Belzoni, avec sonintelligence naturelle, devina bientôt tout le mécanisme du métier. Onvenait de faire, entre Akmounain et Assouan une répétition généraleavec les accessoires, laquelle avait parfaitement réussi. On allaits’élancer vers l’azur sous de favorables auspices, et respirer enEgypte cette fraîcheur aérienne que le Mont-Blanc garde sur sessommets. Voyager ainsi, c’est se bâtir sous les pieds une succession decrêtes de montagnes à l’infini, en économisant les bases. Ainsi parlaitle savant Italien.

Bientôt le désert, nu et sans arrosage, se déroula devant eux. MadameHogges menaça son mari de se précipiter entre deux crocodiles endormissur un lit de roseaux, si elle n’était pas acceptée comme compagne dece beau voyage. M. Hogges, redoutant beaucoup plus les pourvoyeurs desérail que les crocodiles, donna la main à sa courageuse épouse, etl’embarqua sur la vaste nacelle. On déroula une corde sans fin, tordueà la corderie du vice-roi, et on l’assujettit par un énorme crochet defer à une ceinture de cuir qui cerclait un dromadaire entre ses deuxbosses. Un Arabe conduisait l’animal. Le ballon s’éleva majestueusementdans les airs.

Belzoni et les époux Hogges éprouvèrent des frissons de joie ens’élevant au-dessus du niveau de la chaleur. Du haut des airs, la vasteplaine avait une blancheur éblouissante et, à l’inverse desascensionnaires du Mont-Blanc, la terre leur parut couverte de neige,ce qui leur donna plus de fraîcheur encore. Madame Hogges prit sonchâle, et les deux voyageurs, qui avaient oublié leurs manteaux enEgypte, comme Joseph, commencèrent une partie d’écarté. L’aérostat,poussé au trot du dromadaire, plus agile que le cheval, laissait levent lourd en arrière : on filait douze noeuds à l’heure. A midi, M.Hogges quitta le jeu pour relever une erreur géographique de Bruce,lequel a oublié sur ses cartes de consacrer un point noir à lapresqu’île de Meroë. De la nacelle de l’aérostat on découvrait, àgauche, sous une zone ardente, les quarante pyramides qu’Hérodote leVéridique a comptées sur ses dix doigts.

La nuit venue, l’aérostat descendit dans le vallon osseux formé par lesbosses du dromadaire. Les voyageurs avaient atteint déjà l’oasis deBelk-Alzir, qui sert, pour ainsi dire, de péristyle végétal à la valléeprofonde où l’armée de Cambyse fut asphyxiée par le kamsin, au retourde son expédition contre les augustes nez des dieux d’Egypte et dessphinx.

A l’aurore du lendemain, le ballon reprit son essor ; trente Arabes,envoyés d’avance à l’oasis, avaient fait les préparatifs nécessaires àla seconde ascension. C’était le second relais. Au départ, lethermomètre Farenheit marquait déjà 33° 8’ 5˝, et, quand l’aérostat eutépuisé la corde, le mercure descendit à 4° 9’… 3˝… L’aspect du paysdevenait affreux. Vers le nord, couraient des montagnes nues quipourraient bien être une déviation de l’épine dorsale du Mokatan,égarée au désert. L’Abyssinie apparaissait entre quatre horizons avecses pâles horreurs : à d’énormes intervalles se révélaient quelquesoasis comme des points noirs sur une carte blanche. Les autruchesressemblaient à des hirondelles rasant le sol. Un coup de ventsupérieur ayant enlevé des mains de Hogges les cinq cartes de son jeu,au moment où il disait : Coupe, atout et passe mon roi, toutedistraction fut enlevée au trio voyageur. Seulement Belzoni se baissaitpar intervalles, pour essayer de ramasser un aigle dans les airs.

Lorsque l’immense obélisque de Nen-Assoün marqua midi comme uneaiguille solaire sur un cadran, M. Hogges se pencha, pour faire lasieste, sur un trousseau de cordes, et son épouse l’imita. Belzoni,abandonné de ses compagnons et ne sachant que faire, se rendit amoureuxde madame Hogges, et composa un sonnet italien qu’il écrivit au crayon,avec l’intention de l’offrir au moment opportun. Il faut toujours qu’unItalien fasse des sonnets.

Madame Hogges se réveilla un peu avant son mari, et Belzoni, avec unsourire gracieux, lui présenta sa déclaration d’amour. Le sonnetcommençait ainsi : Nelcielo tua bellezza. Madame Hogges lut le sonnet ets’excusa de ne pas le comprendre. L’audacieux Belzoni prit la main dela jeune voyageuse et la serra vivement : révoltée de cetteimpertinence, elle poussa un cri, et M. Hogges bondit sur son oreiller.

C’était un mari fort jaloux et méfiant : en se réveillant il vit ungrand trouble sur le visage de Belzoni, et une teinte de colère pudiqueaux joues brunes de sa femme. Le sonnet éclaircit bientôt la situation,il était sur les genoux de la femme, et le vent avait oublié del’enlever. M. Hogges s’empara de cette pièce de conviction, et latraduisit en anglais, en lançant à chaque vers un regard indigné surl’infâme séducteur aérien. Belzoni baissait les yeux comme un coupable.L’époux, cruellement outragé, méditait un duel à vingt pas. L’épousetendait ses bras vers la terre, comme pour supplier le ciel de sauverson honneur et son mari. Le moment était solennel, le silenceeffrayant, la hauteur démesurée. Quelques aigles, seuls témoins de cetincident, rasaient la nacelle.

Une violente secousse, imprimée par la corde au ballon, détourna lesesprits de cette scène de jalousie. Quelque chose de terrible menaçaitsans doute les voyageurs. M. Hogges serra le sonnet dans sonportefeuille, et ouvrit les cinq tubes de sa lunette d’approche pourexaminer la situation des choses de la terre. Ce qu’il vit le glaçad’effroi. L’Arabe conducteur avait disparu, et le dromadaire fuyait aubout de sa corde, ayant aux trousses deux superbes lions à tous crins.

- Nous sommes perdus ! s’écria M. Hogges. Et il céda le télescope à safemme, qui regarda et pâlit sous les couches brunes de sa figurealexandrine. Belzoni, absorbé par son amour, qui avait déjà deprofondes racines (les passions vont vite en aérostat, c’est le cheminde fer de l’amour), Belzoni, sentimental comme Pétrarque, composait unautre sonnet sur le bonheur de mourir avec madame Hogges, et d’êtreenseveli dans le même tombeau, le ventre d’un lion : Nella stessa tomba, colla miaLaura.

Les deux lions atteignirent le dromadaire, et tout à coup le ballons’arrêta dans le ciel, comme le soleil de Josué. L’émotion des épouxHogges était au comble, et ils se cédaient mutuellement la lunette,comme font deux voisins au théâtre, pour voir déclamer un ténor de centmille francs lorsqu’il ne chante pas. Belzoni s’abandonnaitintérieurement à tout le délire de son amour, et sa pose était calmecomme celle de Daniel dans la fosse aux lions.

Cependant, d’après le rapport infaillible de sa lunette, les lions neperdaient pas leur temps ; on eût dit qu’ils avaient subi un long jeûneau désert, depuis le grand festin de l’armée de Cambyse. L’un des deux,la femelle sans doute, détacha un quartier de dromadaire, et le portaprobablement à sa jeune famille, domiciliée dans les grottes du Mokatanabyssin. Le lion qui restait s’accroupit, en sphinx nonchalant, devantles trois autres quartiers du chameau, comme un lazzarone devant unplat napolitain, se mit à dévorer, pièce à pièce, l’attelage del’aérostat.

- Mon Dieu ! s’écria M. Hogges en embrassant sa femme, qu’allons-nousdevenir ? Cette insolence de bonheur conjugal irrita Belzoni, et iléprouva l’horrible velléité de lancer cet heureux époux, par-dessus lanacelle, dans la fosse aux lions, en guise de dessert, après le repasdu dromadaire.

- Voilà un lion - disait Hogges, comme pour s’expliquer nettement lacrise - voilà un lion qui va dévorer sa proie jusqu’à la dernièretranche, jusqu’au dernier os. Il lui faudra sans doute plusieurs jourspour voir la fin d’un dromadaire ; il partira souvent, et reviendrasouvent, à ses heures d’appétit, comme on va chez un restaurateur.

Puis, lorsque tout sera dévoré, quel sera notre destin ? Les vivresvont nous manquer. Le ballon restera planté ici comme un navire àl’ancre ; et, si nous dérapons, Dieu sait où le vent nous poussera. Lequatre points cardinaux sont quatre gouffres, quatre écueils, quatretours d’Ugolin ; espoir nulle part. Encore cette fois, les sources duNil gardent leurs mystères. O ciel ! notre secourable voisin, viens ànotre secours !

M. Hogges avait bien raisonné. L’appétit n’est pas éternel, même dansl’estomac d’un lion. Celui-ci, après avoir mangé deux bosses et buquelques litres de sang frais, se retira d’un pas joyeux, en secouantsa crinière, jouant du bout de sa queue avec les arêtes des nopals, etpoussant, par intervalles, des rugissements mielleux, comme ungastronome qui fredonne une chanson après un bon repas.

- Mais que dites-vous de cela, monsieur Belzoni ? s’écria Hogges encroisant les mains sur son front ; vous avez une tranquillitéoffensante pour nous. Voyez, que faut-il faire ? Donnez un avis.

- Ah ! dit Belzoni avec des soupirs mystérieux, la vie m’est odieuse ;et il m’est fort égal d’être enterré dans les nuages ou ailleurs. Votrebonheur me révolte, et je ne demande pas mieux que de vous voir expirerdans mes bras.

- Prenez donc pitié de cette pauvre femme qui pleure et tremble,monsieur Belzoni !

- Savez-vous bien, monsieur Hogges, que je perds, moi, les trois millelivres de notre traité ! soixante-quinze mille francs, monnaie deFrance ! Prenez pitié de moi !

Sur ces entretiens la nuit tomba, et il fallut bien se résigner à lapasser au même gîte. On entendait au-dessous mugir les bêtes fauves,comme on entend, dans un lit d’auberge, les coassements des marais ;par moments, l’hôtellerie de baudruche éprouvait une secousse brusque :c’était sans doute quelque animal carnassier qui arrachait unecôtelette au dromadaire et faisait un media noche enpassant. Belzoni fredonnait à la sourdine une octave du Tasse, comme ungondolier vénitien à l’ancre devant Saint-Marc. Hogges, armé d’uneperche chassait les aigles, qui, prenant l’aérostat pour une montagneendormie sur un nuage, menaçaient de crever la baudruche d’un coup debec, et de donner passage au gaz évaporé. Cette nuit fut bien longue ;madame, Hogges goûta pourtant quelques heures de sommeil.

Le lendemain, à l’aurore, la lunette d’approche permit de distinguerles ravages que les convives avaient faits sur la nappe blanche dufestin. Quelques miettes de dromadaire restaient encore ; le squelettese montrait dans sa nudité sanglante, et, si une faim extrême nepoussait pas de ce côté quelque animal à jeun ou amateur des osdécharnés, il fallait s’attendre à une station perpétuelle dans larégion des nuages ; l’aérostat passait à l’état de planète fixe etservait de demi-lune aux astronomes abyssins.

La puissante carcasse du dromadaire retenait toujours la corde del’aérostat à son crochet de fer, et il était défendu aux navigateursaériens d’aborder aux côtes du squelette, car les bêtes fauves duvoisinage n’auraient pas manqué d’accourir pour dévorer les voyageursdescendus en s’aidant de leur corde de salut. Le statu quo étaitaussi désespérant que tout autre procédé de manoeuvre.

Malheureusement la discorde régnait dans la population de l’aérostat.Les plus vives passions étaient aux prises. Deux hommes composaient cepeuple, bercé par le vent sur un cratère de lions, et les deux camps serangeaient en bataille pour s’égorger. S’ils avaient eu deux pressesdans leurs bagages de nacelle, on aurait vu éclore deux journaux, et lafemme aurait ouvert un cabinet de lecture. Voilà l’homme ! Etonnez-vousensuite des violentes disputes des Grecs, lorsque Mahomet II était auxportes de Constantinople, menaçant la croix avec les deux becs ducroissant turc.

Belzoni, dans un louable désir de paix, fit à M. Hogges une propositionassez étrange.

- Monsieur, lui dit-il, les lois anglaises et votre religion autorisentle divorce, n’est-ce pas ?

- Oui, monsieur, dit Hogges.

- Je consens à vous aider dans ce péril, si vous signez cet écrit, quej’ai rédigé au clair de la lune la nuit dernière.

- Est-ce encore mille livres que vous me demandez ? dit Hogges.

- Moins que cela ; je vous demande le divorce avec madame.

- Ciel ! s’écria Hogges comme on appelle un voisin à son secours.

- Si vous hésitez, je coupe la corde, et nous allons voyager dans lalune tous les trois. Votre existence tient à un fil ; voilà un couteauouvert ; je suis votre Parque, je vais couper.

Hogges arrêta le bras de Belzoni.

- Et les sources du Nil, monsieur Belzoni, les sources du Nil ?

- Je me moque des sources du Nil comme d’un verre d’eau ; j’aime votrefemme, et, si vous ne me promettez pas de faire prononcer le divorcedevant un tribunal anglais, à notre descente sur la terre, je crèvenotre ballon.

- Il le ferait comme il le dit ! s’écria madame Hogges en essuyant sesyeux avec un nuage. Sacrifiez-vous pour vos enfants, cher Hogges, etoubliez-moi.

- Vous voyez, dit Belzoni, que madame accepte le divorce.

- Eh ! mon Dieu ! s’écria la voyageuse, dans notre position quen’accepterait-on pas ! nous sommes à deux mille toises au-dessus deslois humaines et du code social !

Hogges voila son front d’un nuage, et demanda un quart d’heure deréflexion. Belzoni tira sa montre et fit un signe d’acquiescement.

Le quart d’heure expiré, M. Hogges renoua l’entretien, et dit :

- Savez-vous bien, monsieur Belzoni, que ce que vous me demandez là esthorrible ?

- Voilà donc, monsieur Hogges - dit M. Belzoni en reprenant son couteau- voilà donc ce qu’un quart d’heure de réflexion a produit ! Je vous lerépète, monsieur, j’aime votre femme ; je l’aime d’un amour de deuxmille toises au-dessus du niveau de la mer ; je l’aime, comme on doitaimer au vestibule du paradis. C’est une passion inexorable ; ainsin’essayez pas de la contrarier. D’ailleurs, vous n’avez plus de droitssur votre femme.

- Ah ! ceci est trop fort ! s’écria M. Hogges ; je n’ai plus de droitssur ma femme ! et qui me les a ôtés, ces droits ?

- Notre nouvelle position, monsieur. Vos noeuds sont brisés. Ce quevous avez contracté sur la terre n’a plus de valeur dans un nuage.Réfléchissez encore, votre existence ne tient qu’à un fil.

- Monsieur Belzoni, soyez juste…

- Je suis amoureux !

- Et moi aussi, monsieur Belzoni ; je suis amoureux de ma femme…

- Insolent ! s’écria Belzoni ; mesurez vos expressions, ou redoutez mondésespoir. Comment avez-vous l’audace de me parler de votre amour !

- Mais il me semble que j’en ai le droit ! dit M. Hogges avec dignité ;ne suis-je pas l’époux de ma femme ?

- Malheureux ! s’écria Belzoni en se levant avec une violence demouvements qui faillit les faire chavirer dans les flots de l’air,malheureux ! ce divorce que vous me refusez, je vais le prendre. Letranchant de cette lame d’acier va nous lancer dans l’infini ; nousallons nous élever vers des régions si hautes, qu’il nous faudra cinqans pour descendre. Au début de ce voyage, je vous précipiterai dansl’espace, comme Mentor de Télémaque, et nous restons seuls, madame etmoi, dans le palais flottant, libres comme l’air, heureux de vivre sanstémoins ; ne recevant de lois que de nous-mêmes ; affranchis du jougdes despotes ; mangeant des aigles et buvant la pluie à nos repas ;humiliant la terre du haut de notre nacelle ; narguant les cadisd’Egypte et les constables de Londres ; fondant un monde nouveau, commeAdam et Eve, et élevant nos fils dans des idées de grandeur et deliberté que la boue de Londres ne leur donnerait pas ! Un jour, nousdescendrons sur quelque zone hospitalière, au centre de l’Afrique, prèsd’un lac couronné d’ombrages ; notre jeune famille, née au ciel,apportera à la terre les vertus qui lui manquent, et la ville que nousbâtirons, nous et nos enfants, sera une cité vierge, et pure de tousles maux invétérés que vos habitants et citoyens d’Europe transmettentà leurs neveux de génération en génération. Voilà mon plan : méditez-entoute la profondeur, et si vous n’êtes pas le dernier des hommes, vouslui donnerez toute votre adhésion, et vous vous précipiterez vous-mêmepour ne pas entraver mes nobles desseins, et vous dérober par la fuiteau spectacle de notre bonheur.

- Monsieur Belzoni, dit Hogges tout ému de cette allocution, vous medemandez une chose au-dessus des forces humaines… Permettez-moi de vousrappeler à des idées d’honneur ; il y a une fable qui dit Deuxcoqs vivaient…

- Au diable vos fables ! monsieur Hogges ! dit Belzoni ; je ne les aimepas. Les Anglais n’ont jamais au bec que des histoires de coqs. Noussommes des hommes, vous et moi, et madame n’est pas une… - Respectezmadame, ou je saurai bien la faire respecter ici !

- Eh ! bien ! je ne demande pas mieux, dit Belzoni, dont la douceur decaractère était épuisée, il faut que cela finisse et le sort des armesen décidera. Choisissez vos témoins, l’heure et le lieu.

A ces mots, madame Hogges, qui avait écouté cette fâcheuse irritationla tête voilée d’un nuage, sortit de son asile vaporeux, et, poussantun cri lamentable, elle se précipita entre les combattants, commeHersilie entre Tatius et Romulus dans le tableau de David.

- Qu’allez-vous faire, insensés ! s’écria-t-elle ; vous n’avez pas unmètre de terrain sous les pieds, à vous deux, et vous songez à vousranger en bataille ? et moi, que deviendrai-je, dans ce pays de l’airque je ne connais pas ? que deviendrai-je, si vous tombez tous deuxfrappés de mort. Certainement, la famine pourra m’obliger, malgré moi,à me nourrir de vos corps ; mais, quand ces faibles provisions serontépuisées, à quelle auberge céleste dois-je m’adresser ? quel marchépublic m’est ouvert au milieu de ces nuages ? Au nom du ciel, notrevoisin, prenez pitié d’une pauvre femme isolée que votrefureur  folle peut priver du même coup d’un amant et d’un mari!

Puis, se mettant aux genoux de M. Hogges, elle ajouta de sa voix laplus tendre et la plus douce :

- Hogges, m’aimes-tu toujours ?

- Si je t’aime ! répondit l’époux avec deux larmes que les nuagespompèrent subitement.

- M’aimes-tu comme dans cette douce lune de miel que nous avons passéeà l’hôtel de Star and Garter, à Richmond, cette île de Cythèredes nouveaux mariés du comté de Middlesex ?

- Oui, mon adorable femme, je t’aime comme le jour où jetraversai Charing-Cross,pour t’épouser à Saint-Martin.

- Eh bien ! prouve-moi une dernière fois ton amour.

- Parle, je t’obéis.

- Hogges, nous sommes dans une triste position…

- Parbleu ! je le vois bien !

- Tu ne le vois pas assez, mon adoré Hogges. Nous sommes trois dans unenacelle à une place, et nous sommes beaucoup trop de trois. Un de nousdoit être sacrifié au bonheur des deux autres, et c’est toi que j’aichoisi.

- Moi ! s’écria Hogges. Et il aurait volontiers reculé d’un pas s’ilavait eu le terrain assez large derrière lui.

- Toi….. poursuivit sa femme. M. Belzoni ne cédera pas : son amour ajeté de profondes racines, et il n’y renoncera pas pour t’obliger.

- Ah ! mon Dieu ! s’écria Hogges, quel étrange discours me faites-vousici, madame !

- Du calme, du sang-froid, Hogges. Tu le vois, je suis tranquille, moi,et je ne suis qu’une faible femme, isolée entre deux déserts. Tantôt,M. Belzoni a eu la bonté de nous soumettre un plan admirable etbeaucoup plus beau et plus sensé que celui de la découverte des sourcesdu Nil, lequel probablement n’a point de sources. Le plan de M. Belzoniest providentiel ; nous sommes probablement destinés, lui et moi sonindigne collaborateur, à fonder une colonie modèle dans le plus étrangedes pays. Vouloir t’opposer à la réalisation d’un plan aussi beau,c’est vouloir élever un sacrilége obstacle aux destinées futures del’humanité. Souviens-toi, Hogges, que tu présides, à Londres,le Philantropic-Club,et que ton devoir est de t’immoler pour nous deux en particulier, etpour l’univers en général.

- Oui, dit Hogges, je suis le président du club philanthropique, maisje suis misanthrope, comme tous les philanthropes de Londres. Voussavez cela aussi bien que moi, madame. Vous savez que notre institutioncharitable a pour but de soulager les maux des pauvres sauvages quihabitent le cap Horn et le Van-Diemen, et que nous faisons centdiscours sur ces cannibales, tous les mois ; mais vous savez aussi quenous fermons les yeux sur quatre-vingt mille femmes de Londres qui sepromènent de London-Bridge à Kensington-Garden, nuit et jour, sanssouliers et sans vertu. Ainsi, point de mauvaises plaisanteries, madameHogges ; vous savez que je ne suis pas d’humeur à rendre service augenre humain.

- Tant pis pour vous, monsieur ! répondit sèchement la femme. Oui, jevous ai toujours connu égoïste sur la terre, et vous ne vous êtes pascorrigé dans le ciel.

- Mais enfin, s’écria Hogges, ce que vous me proposez est inadmissible !

- Inadmissible pour des poltrons ! monsieur.

- Mettez-vous à ma place, madame.

- Monsieur, je reste où je suis.

- Quitteriez-vous votre position, madame, pour tenter une chuteverticale de la hauteur du Mont-Blanc ?

- Oui, monsieur.

- Eh bien, essayez, je vous le donne en trois.

- Ah ! vous me raillez, monsieur ! est-ce ainsi que vous vous souvenezdes préceptes de la galanterie française que vous avez appriseà Grammar-Schoolde Birmingham ? Où sommes-nous, grand Dieu ! et dans quel mondevivons-nous ! un homme, un chevalier anglais ose proposer à une femmed’arpenter le Mont-Blanc du haut en bas, comme une avalanche ! Vousêtes un félon, monsieur.

- A la bonne heure ! dit Hogges avec un effroi déguisé en calme.

- Vous allez donc essayer la chute ? dit la femme en montrant l’abîmedu bout du doigt.

- Allons ! elle y tient ! dit Hogges, Madame, si vous continuez àexercer contre moi cette tentative d’homicide avec précipitation, jevous traduirai devant les tribunaux.

- Traduisez, monsieur, vous êtes libre.

- Vous savez, madame, combien je déteste les querelles de ménage.

- Si vous les détestiez véritablement, vous auriez déjà sautépar-dessus le bord de cette nacelle, et nous serions tranquilles en cemoment.

- Et je serais mort sur ce désert, là-bas, et sablé !

- Qu’importe, monsieur ! Si ce noble dévouement eût fait le biengénéral du peuple de cet aérostat.

- Mais je fais partie aussi de ce peuple, moi !

- Vous êtes la minorité, monsieur !

- Je suis le tiers de ce peuple.

- Oh ! de grâce, épargnez-nous ces honteux calculs de statistique,monsieur ! le noble Curtius ne perdit pas autant de paroles oiseuses,lorsqu’il se précipita dans un gouffre pour sauver le peuple romain.

- Bah ! c’est une fable, Curtius !

- N’insultez pas les héros, poltron !

- J’aurais voulu le voir, ce Curtius, à ma place !

- A votre place, il n’aurait fait qu’un saut à la première sommation,lui et son cheval.

Le silence régna quelques instants ;

Si l’anarchie n’eût pas régné dans la petite colonie aérienne, composéed’un trio sans harmonie sociale, ce malheureux peuple aurait vraimentjoui d’un spectacle superbe, car la lumière du jour, s’affaiblissantpar degrés rapides, permettait de voir une succession de mirages,perpétués à l’infini. L’oeil d’un spectateur calme aurait suivi, dansson exhumation fantastique, une longue rue, faite de deux mille citéscolossales, et dont le Nil était le ruisseau, depuis Eléphantinejusqu’à la province des roses, cette gracieuse et odorante Arsinoë, quenos barbares géographes modernes appellent platement Faïoun ! Hérodote avu cette merveilleuse rue, qui n’était autre chose que la vieilleEgypte ; elle est aujourd’hui hachée en morceaux sur les bords de sonfleuve, toujours jeune ; mais la magique vertu du mirage la recompose,de temps en temps, par des secrets de prisme inconnus aux physiciens ;et, quand ce prodige s’opère, on croit même assister à la résurrectioncomplète de cet empire, comme si les mille catacombes rendaient auxcités du Nil un monde de momies plus nombreuses que les grains de sablede Suez et d’Ophir. On voit les interminables processions d’Isis etd’Osiris, défilant, par l’avenue des sphinx, sous les colonnades dutemple de Luxor ; on suit du regard les flots vivants de la foule, sousles arceaux des cent portes de Thèbes ; on admire les sacrificesd’Anubis, dans le sanctuaire d’or et d’azur du temple d’Hermès, et lespléiades d’astronomes descendant au crypte de Tentyris. Mais le plusmerveilleux de tous ces pompeux tableaux antiques, ainsi exhumés par ladécomposition des rayons solaires, est celui que présente le labyrinthedu lac Moeris. Il est facile même de distinguer, aux limites del’horizon, les deux pyramides de six cents pieds de hauteur, surmontéesde deux statues de bronze doré, que le véridique Hérodote a vues, commeje vous vois, et qui furent englouties, d’après Strabon, dans les eauxprofondes du lac.

Ces merveilles échappèrent à nos trois voyageurs, dont deux étaient dessavants.

Hogges ressemblait à un aérolithe ; il était pétrifié ; il croyaittomber de la lune et s’arrêter à moitié chemin.

- Madame Hogges voit les choses de haut, dit Belzoni avec une dignitécalme, et je donne toute mon approbation à ses paroles. La sagesse deson discours a donné une nouvelle violence à ma passion ; je sensmaintenant plus que jamais que rien ne pourra désunir nos deux coeurs :nous venons d’écrire notre pacte d’amour dans le ciel.

- Vraiment ! dit Hogges d’une voix de statue amollie, je ne me suisjamais trouvé dans un pareil étonnement et dans un semblable embarras ;je tombe des nues.

- Tombez ! tombez ! dit madame Hogges ; suivez cette bonne inspirationet laissez-nous le champ libre. Nous vous promettons d’aller chaquejour pleurer sur votre tombe si vous pouvez en trouver une là-bas avecla protection de Méhémet-Ali…

- Quelle perplexité ! murmura Hogges.

- Allez donc, dit sa femme avec une voix persuasive, allez, mon cherHogges ; i n’y a que le premier pas qui coûte, vous verrez ensuitecomme il est facile de continuer… Vous hésitez encore, époux imprudent! voulez-vous que je vous écrase d’une dernière et victorieuse raison…eh bien ! Hogges, la voici : as-tu oublié dans les airs, père ingrat,que tu as laissé au Caire deux petits enfants à l’auberge de Coulomb ?

- Oh, non, je ne l’ai pas oublié ! dit Hogges très-ému.

- Que vont-ils devenir, ces enfants ? s’écria la femme.

- Si je meurs ?...

- Non, si tu as la lâcheté de vivre. Oh ! malheureux, ces pauvresenfants seront orphelins et s’engageront comme tambours dans l’armée duvice-roi. Monsieur Belzoni, jurez de les prendre sous votre protection.

- Je le jure ! dit Belzoni.

- Eh bien, continua la femme, tu balances encore après cet exemple dedévouement que M. Belzoni vient de te donner ! Ne sais-tu pas qu’il y adans l’histoire beaucoup de pères qui se sont sacrifiés pour leursenfants ! Brutus, Abraham, Icare, Ugolin ! Ajoute un nom de plus àcette liste paternelle, et songe que du bas de ces profondeurs quarantesiècles te contemplent ! Allons, mon cher Hogges, un bon mouvement !

- Elle appelle cela un mouvement - murmura le malheureux époux avecmélancolie - un mouvement qui me procure une chute de deux mille toises! Oh ! si je pouvais comme Ugolin me sacrifier pour mes fils en lesmangeant à mon dîner, et leur conserver ainsi les jours de leur pèrepour les sauver du malheur d’être orphelins !

Disant cela, il prit un de ses pieds avec ses mains et lui fit franchirle bord de la nacelle.

Madame Hogges battit des mains et s’écria : - Enfin il s’est décidé !mes pauvres enfants vivront et nous aussi !

Belzoni arrêta le second pied au moment où il se levait pour suivrel’autre. - C’est bien, dit-il ; je suis content de vous, monsieurHogges ; vous ferez moins que cela, puisque vous alliez fairedavantage. Je me contente du divorce ; signerez-vous ?

- Mais pourquoi, dit la femme, enlever à M. Hogges l’avantage dechoisir lui-même son genre de dévouement ? On peut divorcer de toutesmanières ; et si mon époux adoré penche pour une chute de deux milletoises de hauteur, cela tranche toute difficulté ultérieure, et assurebeaucoup mieux l’avenir de notre colonie africaine et le bonheur de nosenfants.

- C’est juste, dit Belzoni, il ne faut pas disputer des goûts. M.Hogges est libre de choisir.

- J’aime mieux signer, dit Hogges avant réflexion.

- Réfléchissez mieux, dit la femme : vous regretterez peut-être un joursur la terre cette occasion aérienne de faire un autre divorce quiconciliait tous les intérêts domestiques, et vous garantissait latranquillité sans nuages de l’avenir.

- Non, dit Hogges ; toute réflexion faite, je m’expose volontiers à cesregrets.

- Prenez garde, mon époux, prenez garde ; lorsque vous serez là-bastémoin de notre bonheur, vous vous direz : Oh ! que ne suis-je encorelà-haut, un pied hors de la nacelle, et si bien placé pour me sacrifierau bonheur de mes fils !

- Eh bien, je me résigne à faire cette exclamation. J’aime mieux signer…

- Imprudent ! murmura madame Hogges. Voyons, monsieur Belzoni, vous quiavez du bon sens, que feriez-vous à la place de mon mari ?

- Oh ! je me précipiterais sur-le-champ.

- Parce que vous m’aimez, vous, monsieur Belzoni ; mais lui…, lui, cetingrat, il ne m’a jamais aimée !

-- Enfin, dit Belzoni, il faut se contenter d’un divorce vulgaire :notre bonheur ne doit pas être exigeant.

Un nouvel incident puisé au fond même de la situation vint distraireles voyageurs de la question du divorce. Les vivres étaient épuisés, lafaim cirait et sonnait l’heure du dîner, depuis la veille, dans lesentrailles des voyageurs. - Hélas ! dit le poëte, la faim est unemauvaise conseillère, malesuadafames ! Belzoni, qui mangeait comme un funambule, seplaignit tout à coup de son état, et murmura des menaces sourdes quirappelaient le radeau du naufrage de la Méduse. - Monsieur,dit-il à Hogges, la question du divorce devient secondaire ; il fautdîner avant tout. Notre séjour ici peut se prolonger, et il n’y a pasd’auberge dans le voisinage, ni de marché. Je suis le plus fort, vousêtes donc le plus faible, et, si cela dure un jour de plus, je suisobligé de devenir anthropophage dans l’intérêt de ma conservation. Ilfaut aussi que madame vive, et la loi vous ordonne de la nourrir.Demain, si nous ne sommes pas délivrés par un miracle, je suis obligéde sacrifier un voyageur pour donner à manger aux deux autres. Vousvoyez, monsieur Hogges, que le divorce est inévitable dans les deux cas.

M. Hogges courba la tête comme un prisonnier sauvage dans l’île deRobinson.

Un lion passait en ce moment sur la terre, et son rugissement suspenditcet entretien. Le télescope fut braqué sur le dernier débris dudromadaire.

Tarde venientibusossa ! telle fut la réflexion que parut faire ce roi desanimaux devant le dernier fragment du squelette. Il y avait pourtantencore un morceau assez délicat ; c’était la ceinture de cuir de boeufà laquelle était attaché le crochet de fer. La Fontaine a dit : « Lesloups mangent gloutonnement ; » qu’aurait-il dit des lions ? Celui-ci,alléché par l’odeur, se précipita sur la ceinture de cuir de boeuf etl’avala gloutonnement. Une vive secousse ébranla l’aérostat. L’animalavait englouti dans sa poitrine le crochet de fer, et ses bonds furieuxattestaient des douleurs au-dessus des forces léonines. Le ballon,depuis si longtemps stationnaire, s’agitait convulsivement, mais sansdirection fixe. Il flottait au hasard, selon le caprice de sonconducteur étranglé.

- Signez ce papier, dit Belzoni à Hogges, et je vous sauve…

- Signe donc, dit l’épouse ; c’est un cas forcé.

Hogges poussa un soupir et signa.

Belzoni prit la corde et la secoua fortement, comme un pêcheur qui sentque le poisson a mordu sur l’appât. Le lion poussait des rugissementsd’agonie et se débattait avec les derniers efforts de sa vigueur. Unrâle suprême retentit dans la solitude, et le monstre retomba de toutson poids de cadavre sur le sable, en communiquant au ballon unmouvement de descente très-vif.

- Et maintenant, dit Belzoni, aidez-moi tous deux ; nos six mains à lacorde, et de l’ensemble surtout.

L’espoir de salut doubla les forces des voyageurs. Belzoni, vigoureuxcomme un funambule, et habitué aux manoeuvres de chanvre roulé, tenaitla place de deux chevaux remorqueurs. Le lion s’élevait majestueusementà chaque effort de six mains unies, et, quand il fut arrivé à fleur dela nacelle, Belzoni lui coupa les quatre pattes et quelques filetssucculents ; puis, abandonnant le reste aux vautours, il dit à M.Hogges :

- Le vent souffle vers Eléphantine ; nous allons dîner avec notrepêche, et nous coucherons ce soir sous les huttes d’Assouan.

Le ballon, qui n’était plus captif, fendit l’air avec la rapidité d’uneflèche, pendant que les trois convives s’occupaient en famille desapprêts de leur festin. Belzoni, qui était le plus vigoureux, abusaencore de sa force et se fit la part du lion ; mais il eut lagalanterie de servir à madame Hogges les morceaux les plus délicats.

Comme Belzoni l’avait prévu, l’aérostat descendit dans l’oasis de Syèneou Assouan un peu avant le coucher du soleil. Ils étaient en payshabité.

- Monsieur Hogges, dit Belzoni en lui tendant la main, je déchire lepapier signé là-haut, et je vous rends votre femme.

Madame Hogges fit un léger mouvement de dépit.

- C’était une plaisanterie, excusez-moi, poursuivit Belzoni ; jem’ennuyais là-haut, et j’ai voulu inventer quelque jeu pour tuer letemps. Après l’écarté, nous avons joué au divorce. Reprenez votre femmecomme fiche de consolation.

Le lendemain ils s’embarquèrent sur le Nil, et dormirent jusqu’auxpyramides de Giseh.