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MÉRY,Joseph (1797-1866) : Un amour de séminaire (ca1849).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IV.2008)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 4855) des Romans du jour illustréspubliés par Gustave Havard, 15 rue Guénégaud à Paris (ca1849).

Un amour de séminaire
par
Joseph Méry

~ * ~

J’ai connu au séminaire d’Issy un jeune abbé que je ne désignerai quepar son surnom, Adrien ; sa famille est de Compiègne ; aujourd’hui,elle habite Paris ; elle est dans l’aisance et jouit d’une bonneréputation de voisinage, la seule que les bourgeois puissentambitionner.

Adrien fut irrésistiblement poussé par sa vocation vers l’étatecclésiastique ; il descendit du collège d’Henri IV, et, sans daignertraverser Paris, il courut s’enfermer dans ce calme et frais séminaire,qu’on aperçoit parmi des massifs d’arbres, après le village deVaugirard.

Rien ne lui souriait dans ce monde, à l’âge où le malheur même estriant ; plein d’âme et de feu, il se méprit sur la nature de sessensations passionnées ; il se crut organisé pour ces mystiques extasesoù le prêtre se fond d’amour au pied de l’autel, où son coeur est unefête continuelle ; il se disait, le pauvre enfant : Je veux être Paulou Jérôme, sans passer comme eux parmi le monde et l’impiété.

Je l’ai souvent accompagné dans ses promenades aux allées du parcd’Issy ; nous nous avancions vers le parapet qui domine les prairies dela Seine : Paris mugissait à notre droite, comme une ville prised’assaut ; la rivière fuyait, emportant son trésor de cadavres etd’immondices ; devant nous Chaillot montait à Passy, dans le nuageindustriel de la pompe à feu. Tout cela était triste.

Adrien me disait : Ce Paris que nous voyons est l’image du monde ; lemonde nous cache ses plaies, ses douleurs, ses angoisses, pour nousmontrer ce qu’il y a de serein et d’aimable. Ainsi, cette grande villenous dérobe ses maisons, ses palais, ses rues ; nous ne voyons d’elleque ses clochers et ses dômes saints ; laissez-vous prendre à cetartifice de la cité criminelle ; entrez, vous trouverez sous vos piedstant d’embûches et de fange, que vous n’aurez plus loisir de regarderlà-haut, et de songer à Dieu.

Il avait au coeur beaucoup de pensées comme celles-là, et il les disaità ses amis, dans les heures de l’épanchement, le soir après vêpres,devant la mélancolique chapelle du parc, lorsque la vapeur du derniergrain d’encens passait avec la brise sous les arbres, et que le Pangelingua vibrait encore à nos oreilles ; ravissante et chaste mélodiequi changeait en nous le vieil homme, rendait nos pas légers sur laterre, et nous conseillait de bonnes actions.

Un jour, le supérieur appela le jeune Adrien, et lui dit : Implorez leslumières de l’Esprit Saint ; vous serez sous-diacre à la premièreordination, dans un mois.

Adrien tressaillit de joie. Il allait briser le dernier lien quil’attachait au monde, et prononcer des voeux redoutables, qu’on ne peutplus rompre sans pactiser avec l’enfer. Il tourna ses regards versParis, et lui dit : C’est aujourd’hui qu’il n’y a plus rien de communentre moi et toi, ô Babylone ! je suis prêt pour les voeux !

Le jeudi suivant, jour de promenade, les jeunes séminaires poussèrentjusqu’à Versailles ; Adrien s’était écarté de ses condisciples etméditait seul sur la pelouse qui mène à Trianon. Son âme était calme,toute détachée du monde, pure comme l’âme d’un séraphin ; mais ilsentait, hélas ! dans le fond de cette quiétude religieuse,bouillonner, par intervalles, une ardeur indéfinissable qui ne semblaitpas s’adresser à Dieu. La journée était belle, l’air tiède, le buissonembaumé ; Trianon et Versailles se renvoyaient leurs magnifiquessouvenirs, et s’entretenaient de leurs nobles histoires à jamaiséteintes. Sans doute l’imagination mystique d’Adrien était fortéloignée de toutes les pensées profanes qui sont encore attachées auchâteau de Louis XIV : eh bien, le jeune séminariste entendit tout àcoup comme une voix de tentation qui murmurait à son oreille les nomsde Fontanges et de la Vallière. Il ferma les yeux, et s’arrêta pour serecueillir en Dieu ; il psalmodia lentement la prière du soir, Proculrecedant somnia ; il prit ensuite son rosaire, et l’égrena d’un doigtconvulsif, en prononçant les paroles de saint Bernard : « Le serviteurde Marie ne périra jamais. »

Pour la première fois de sa vie, il ne put donner à une penséecharnelle une distraction pieuse ; en rouvrant les yeux pour suivre sonchemin, il rencontra du premier regard la colonnade de Trianon,voluptueuse dans ses bois comme un temple de Gnide ou d’Amathonte ; ilmit les mains sur ses lèvres pour leur interdire de respirer cet air demolle langueur qui s’infiltrait dans sa poitrine comme un poisonincendiaire ; puis il ouvrit son livre d’offices, pour se fortifier,avec les paroles du Psalmiste, contre l’orage de son coeur. Quen’aurait-il pas donné pour être transporté tout à coup, par un ange,dans sa cellule du séminaire, toute tapissée de versets choisis dansl’Ecclésiaste, toute parfumée de l’amour de Dieu ! Chaste asile, placésous la protection de saint Louis de Gonzague, le patron de la pureté !Mais sur la pelouse de Trianon, douce au pieds comme le velours de lachambre d’une reine ; sous ces beaux arbres qui semblaient soupirerencore les hymnes de fête du grand roi ; dans ce parc langoureux toutretentissant d’oiseaux et de fontaines, rien ne prêtait un appuisauveur au pauvre ecclésiastique ; sur les pages bénies de sonbréviaire, il voyait des lettres magiques et des noms de femmes ;malgré lui, il prononçait ces noms, et ces noms semblaient se fondredans sa bouche en rosée amère. Les arbres de Versailles, avec leursclaires harmonies, la chute des gerbes dans le cristal sonore desbassins, les roulades lascives des rossignols, remplissaient lesbosquets d’éclatantes syllabes ; toutes ces voix mêlées semblaientnommer Fontanges, Montbazon, la Vallière, Maintenon, Montespan ; etdans les éclaircies du parc, les statues, voilées d’ombres flottantes,ou colorées de rayons, apparaissaient de loin avec des formes quirépondaient à ces gracieux noms de femmes ; on aurait cru voir, sur despiédestaux, ces amantes royales, tout à coup divinisées, recevant surleurs autels l’encens et les fleurs dans le lieu même où elles avaienttant vécu, tant gémi, tant aimé.

Oh ! que la solitude est mauvaise à qui n’est pas avec Dieu ! ditAdrien frissonnant de peur. La Sagesse a bien raison : la foule n’estpoint à redouter ; on ne voit rien dans la foule ; mais ici, dans cedésert, tout est peuplé d’images impures. Oh ! mon Dieu ! toi qui m’assauvé tant de fois des fantômes charnels des nuits, sauve-moi du démonde midi. A demone meridiano !

Et il allait rejoindre ses amis, dont il entendait les voix joyeuses,lorsque deux dames s’offrirent soudainement à lui, comme si ellesfussent sorties de dessous terre.

La plus âgée, la mère sans doute, lui dit :

- Votre société n’est pas éloignée d’ici, monsieur l’abbé ; en suivantcette allée, vous la trouverez à la grande pièce d’eau.

Adrien demeura interdit.

- Madame… dit-il.

Et il s’arrêta court sans pouvoir continuer.

La dame dut attribuer le trouble à la timidité de l’ecclésiastique ;elle ajouta :

- J’ai cru que vous cherchiez vos amis, monsieur l’abbé, vousparaissiez indécis dans votre démarche. Je vous demande pardon si j’aiinterrompu vos méditations pieuses.

Adrien fit un effort pour trouver quelque chose qui ressemblât à uneréponse.

- Non, madame… Je vous remercie beaucoup… En effet, je cherchais lesséminaristes… je ne connais pas bien ce parc, et…

- Vous êtes sulpicien, sans doute, dit la dame.

- Oui, madame, sulpicien ; nous sommes venus nous promener à Versailles.

- La promenade est un peu longue, dit l’autre dame avec un sourirecéleste.

Adrien ferma les yeux, s’inclina profondément, et partit sans pouvoirmême balbutier les formules d’usage.

Ce trouble qui l’avait saisi était bien naturel dans le coeur du pauvreabbé : jamais il n’avait vu, sous un gracieux chapeau de paille,s’arrondir et rayonner une plus belle figure de jeune femme ; c’étaitl’éblouissante carnation de la santé heureuse et opulente, l’idéaleexpression de la vierge de sang noble, la vierge blonde, rose,veloutée, suave, créée pour Trianon et Versailles, comme Fontanges ouMontespan. Adrien courait au hasard sur la pelouse, comme bouleversépar une tempête intérieure ; l’image divine était encore sous ses yeux,sa voix mélodieuse à son oreille ; il ouvrit son bréviaire et le ferma; il prit son rosaire et le laissa tomber sur le gazon ; il détacha deson livre le portrait de sainte Catherine de Sienne, qui servait designet ; il baisa ce portrait avec des lèvres de flamme, et, sousl’obsession charnelle qui le dévorait, ces baisers dévots qu’il donnaità l’image de la sainte se transformèrent en baisers profanes, il dévorale portrait. Effrayé de son illusion, et chancelant comme après unecrise d’amour, il s’appuya contre un arbre, lança au ciel un regard dedétresse et lui renvoya le cri du Calvaire : Elie, Elie, pourquoim’abandonnez-vous ? Et comme son oeil descendait du ciel sur la terre,il aperçut, à l’extrémité de l’allée, la robe blanche de la jeunefemme, son ombrelle abattue sur ses souples épaules, sa main gauchechargée d’un bouquet de fleurs ; Adrien la suivit quelques minutes d’unregard agonisant ; elle avait disparu derrière les boulingrins ; il laperdait et la retrouvait selon les caprices des allées ; enfin lemassif du bosquet se ferma sur elle, et ne permit plus aux éclairciesde laisser luire un seul pli de la robe blanche aux yeux du pauvreAdrien.

Ce furent les séminaristes qui rejoignirent Adrien ; un de ses amisintimes l’aperçut assis sous un arbre, les yeux fixes et tournés versle bosquet où la vision s’était évanouie. - Nous te cherchons, Adrien,lui dit-il ; depuis deux heures, je soutiens thèse contre ces messieurs; nous jouons à la Sorbonne ; tu nous as manqué, toi qui es le grandcasuiste de la maison. Tu sauras qu’on m’a traité d’hérétique ; nousdiscutions sur la grâce ; j’ai soutenu, moi, que l’homme ne péchait quepar insuffisance de la grâce ; je pense que, si la grâce étaitsuffisante, l’homme ne pécherait jamais. Suis-je un hérétique, Adrien ?

Les séminaristes entourèrent Adrien ; il était pâle comme un cadavre. -Messieurs, leur dit-il, si vous le permettez, nous parlerons de cela unautre jour ; je me trouve mal…

Il n’eut pas besoin d’ajouter d’autre excuse pour se dispenser desoutenir thèse sur la grâce suffisante : son état de faiblesse étaitvisible ; on lui prodigua ces soins affectueux et fraternels qu’ontrouve dans la vie du séminaire. Mais lui, cette fois, rougissait deces soins, parce que la cause secrète qui les avait rendus nécessairesétait une cause criminelle ; il se vit contraint de mentir à Dieu et àses frères ; il leur dit qu’un passage subit de la chaleur au frais desarbres l’avait incommodé, qu’un peu de repos et la prière luirendraient ses forces indubitablement. On trouva tout cela naturel ;une voiture fut appelée ; deux séminaristes y montèrent avec lui, onreprit la route de Paris.

La nuit qui suivit cette journée n’eut pas une heure de sommeil àdonner au pauvre Adrien ; après les exercices du soir, il était restéen prière dans la chapelle ; là, un peu de calme lui était revenu aucoeur : le parfum mystique de l’encens et de la cire éteinte, la clartéreligieuse de la lampe du tabernacle, les images des deux chérubinsvoilés de leurs ailes, le tableau vénéré de saint Louis de Gonzague,tout dans cette chapelle le ramenait à des émotions qui lui étaientchères, à de séraphiques souvenirs qui lui rafraîchissaient le sang.Après, il revit le dortoir où il s’était endormi tant de fois de cesommeil tranquille que Dieu donne au chevet du juste ; mais cette nuitDieu semblait avoir abandonné Adrien. A peine le jeune séminaristefermait-il la paupière, qu’il était secoué brusquement sur son lit parune voix douce comme celle d’un ange, et cette voix, hélas ! nedescendait pas du ciel ; il priait, et ne priait que des lèvres ; ilcollait son visage sur son chevet pour absorber toutes ses pensées enDieu, dans une attitude de méditation qui lui était habituelle ; alorsil entrevoyait un horizon immense, sombre, inconnu, où tourbillonnaientdes flots d’étincelles ; le jour semblait se glisser par degrés sur cefond de tableau noir comme la nuit.

Sur des vapeurs indécises comme celle de l’aube,  sous desombrages transparents comme le feuillage des acacias, flottait uneimage aérienne, un visage rose avec des cheveux blonds et des regardsd’azur : puis, la vision fuyait, l’horizon  reprenait sapremière teinte, des myriades de pâles étincelles tournoyaient encoredans l’infini. C’était la vision du délire ; la prière était une oeuvremorte, le sommeil ne venait pas.

Une semaine s’écoula avec des jours et des nuits troublés par les mêmesfantômes. Le jeudi ramena la promenade. Adrien revit le parc deVersailles ; il s’écarta, comme la première fois, de ses amis ; ils’assit dans l’allée de Trianon avec l’attitude désoeuvrée d’un hommequi attend. Rien ne parut. Le gazon était doux, l’air enivrant, lalumière sereine ; mais tout ce paysage lui semblait pâle et mort.

Son habit lui imposait trop de ménagement et de réserve pour qu’il pûtse hasarder à questionner les personnes qui sortaient de ces petitesfermes, éparses dans le bois, et qui paraissaient au fait des localitéset des habitudes des promeneurs ; car Adrien s’était abandonné à l’idéeque les deux dames avaient leur domicile dans le parc, ou du moinsqu’elles habitaient Versailles, et cette supposition, caressée aveccomplaisance, équivalait maintenant à une certitude. Il parcourut leslongues allées, il fouilla le parc dans tous ses rayons, dans tous sesmassifs les plus secrets ; il visita les deux Trianon au pas de course; les galeries en étaient désertes, et l’introducteur qui en expliqueles tableaux avait peine à suivre Adrien, car il n’écoutait pas et neregardait pas : il glissait sur le parquet poli. En sortant sur laterrasse, Adrien entendit une voix qui disait : Ce pauvre prêtre estfou. Le rouge lui monta au visage ; il composa soudainement sadémarche, et, se retournant vers celui qui avait parlé, il dit avecbeaucoup de douceur : Je n’ai pas l’honneur d’être prêtre, je ne suisqu’un simple tonsuré.

Une sorte de désespoir s’empara du pauvre Adrien ; il avait donc trahi,aux yeux du monde, les secrets orages de son coeur ; il avait livré sasoutane à l’insulte du passant, son intérieur était donc à découvert ;sa passion était écrite sur son visage. De quel front oserait-ilmaintenant se présenter devant ses supérieurs, et mentir ; car ce n’estpas seulement la parole double qui fait le mensonge : le visage muetment aussi lorsqu’il prend une expression contraire à l’état de l’âmeet du coeur.

Ce jour-là, après le repas du soir au séminaire, le supérieur pritfamilièrement le bras d’Adrien, et il l’entraîna dans cette petiteallée du jardin qui aboutit à la fontaine. - C’est donc jeudi prochain,mon cher enfant, lui dit-il, que vous entrez dans les ordres sacrés. Jevois avec une grande joie que vous avez, depuis quelque temps, cettegravité, cette tenue décente qu’exige votre sainte profession. Je vousobserve beaucoup, Adrien, parce que je vous aime, et je vous félicitesincèrement dans le lieu saint. Ce n’est pas que j’aperçusse, sous cesdehors un peu évaporés, quelque arrière-pensée mondaine ; mais,croyez-moi, le reflet d’une pensée pieuse sied mieux au visage dulévite qu’un sourire folâtre, tout innocent qu’il soit.

Le supérieur s’aperçut que des larmes coulaient sur les joues d’Adrien,et il ajouta :

- Ce n’est point un reproche que je vous fais, mon cher enfant. Votrevie passée, quoique un peu étourdie, est pure ; personne ne le saitmieux que moi, qui ai reçu tous vos aveux au sacré tribunal. En vouslouant de vos résolutions présentes, ne croyez pas que j’incriminevotre conduite passée. Je ne vois, dans ce changement qui s’est opéréen vous, qu’une bonne inspiration venue d’en haut. Vous touchez à cetteépoque de la vie où vous devez vous dépouiller de ce qui reste en vousdu levain du vieil homme ; vous allez donner à Dieu, sans retour, votreâme et votre corps ; vous avez dignement compris votre nouvelleposition, vos nouveaux devoirs ; j’en rends grâce à Dieu, pour vous etpour moi ; ne pleurez pas, Adrien ; vous êtes pur devant les hommes etdevant Dieu.

Adrien embrassa le supérieur, et se dirigea vers la chapelle du parc enévitant avec soin toute autre rencontre, parce qu’il n’avait à échangeraucune parole qui fût digne de ses chefs, de ses amis et de la saintetédu lieu.

Malgré toutes ces précautions, il fut abordé par un joyeux condiscipleau retour de la chapelle.

- As-tu reçu tes ornements de Paris ? demanda-t-il vivement à Adrien.

- Pas encore, répondit Adrien avec hésitation.

- Mais qu’attendent-ils donc pour te les envoyer ? Il faut écriredemain à l’économe de Saint-Sulpice ; moi j’ai reçu les miens ; ilssont superbes, trop beau peut-être pour un sous-diacre. Je viens de lesessayer ; ma soutane me gêne un peu sous le bras ; le drap estmagnifique : je voulais la renvoyer à Paris pour faire corriger cedéfaut ; mais nous n’avons pas de temps à perdre ; je souffrirai un peupendant la cérémonie. Sais-tu qu’elle sera longue la cérémonie ! Onordonnera vingt-deux sous-diacres, quatorze diacres, dix-huit prêtres.C’est monseigneur qui officie. Tu ne connais pas mon étole ?

- Ton étole ? non.

- Superbe, et toute en soie blanche ; je te la montrerai demain aujour. C’est ma soeur qui l’a brodée.

- Tu as une soeur ?

- Comment !....

- Ah ! oui, tu as une soeur ; c’est juste, je l’avais oublié.

- Que tu es heureux, toi, Adrien, tu oublies tout ce qui appartient aumonde ; tu ne songes qu’à Dieu ; tu n’auras pas de peine à prononcertes voeux ; n’est-ce pas, dis ?

- Oh ! grâces à Dieu, j’espère que… Et toi, regrettes-tu quelque chosedans ce monde que tu quittes jeudi prochain ?

- Moi, Adrien… que te dirai-je ?... je ne sais pas…

- Tu regrettes quelque chose, tu n’es pas sincère envers moi ; voyons,parle…

- Pas si haut ! on peut nous écouter… Mon Dieu ! comme tu me regardes,Adrien !...

- Voyons, voyons, parle-moi, parle-moi, que regrettes-tu ?

- Ecoute ! je ne puis faire cette confidence qu’à toi. Tu sais quej’aime passionnément la musique : tu sais que nous exécutions desquatuors, tous les jeudis, chez mon cousin, rue du Pot-de-Fer ?

- Oui, oui, après… Eh bien ! chez ton cousin, il y avait ?...

- Il y avait deux autres de mes amis qui sont au Conservatoire, etaujourd’hui j’ai fait la dernière fois ma partie de violoncelle aveceux. Ah ! nous avons bien pleuré en nous quittant !

- C’est là tout ce que tu regrettes ?

- Eh ! n’est-ce pas assez ! Enfin, je me suis dit qu’il fallait fairece sacrifice à Dieu. Jeudi  prochain, nous devions exécuter lasymphonie en ut. Ah ! que tu es heureux, Adrien !...

La nuit tombait, le candide jeune homme ne vit pas l’horriblecontraction qui défigura les joues pâles d’Adrien. Un instant après,les deux abbés étaient entrés dans la salle du jeu de paume, où larécréation était animée. Adrien, à la faveur du tumulte, monta audortoir pour veiller.

Ce fut encore une de ces nuits brûlantes, comme les connaissent aucloître ces hommes infortunés qui se sont mépris sur la nature de leurorganisation, qui d’abord ont déposé, en face de l’autel, la flammeintérieure qui les dévorait, parce qu’ils la croyaient sainte, et quiplus tard l’ont étouffée pour la rallumer dans un foyer profane,emportant toujours avec eux des regrets, des angoisses, des remords,comme le criminel sacrilége qui a éteint la lampe du sanctuaire pourdérober les vases du tabernacle à la faveur de la nuit, et livrerensuite les calices sacrés aux sensualités d’une lèvre impie, dans cesorgies mondaines dont s’attristent les bienheureux.

La plus fatale de ces nuits couvrit enfin Adrien de ses ténèbres, etfaillit l’étouffer sous la double étreinte de la passion et dudésespoir. Au pied de son lit, une main amie avait étalé, avec unecertaine coquetterie séminaristique, les vêtements sacrés dusous-diaconat : une belle soutane neuve, objet d’envie pour les jeunestonsurés ; une ceinture de soie moirée, l’étole, la manipule, cesinsignes des plus pures, des plus saintes fonctions. Adrien regardaittout cela comme l’esclave regarde la chaîne qu’on va river à ses pieds.C’était le lendemain qu’il devait revêtir, à Saint-Sulpice, cetuniforme des soldats de Dieu. Encore quelques heures, et le doigt del’archevêque posait entre le monde et Adrien une barrière qu’aucunepuissance ne peut renverser sans donner de la joie à l’enfer etcontrister les anges.

Adrien s’endormit un instant ; ce fut le démon sans doute qui luienvoya ce sommeil. Une veille agitée l’eût sauvé peut-être ; ce momentde repos le perdit.

Il eut un songe ! il lui semblait qu’il était dans le parc deVersailles, sur la pelouse qui mène à la grande pièce d’eau, et ilentendit, à sa gauche, à travers le frémissement des feuilles, une voixqui l’appelait par son nom, une voix douce comme la première noted’amour que l’alouette donne à l’aurore, sur la cime d’un peuplieritalien. Il s’arrêta devant la statue de Diane, qui le regardait avecdes yeux bleus et vivants. Une impression non ressentie encorebouleversa le pauvre Adrien endormi ; il eut honte de lui-même ; lastatue descendit de son piédestal, et jeta autour de son cou ses brasde marbre, polis et veloutés comme l’épiderme d’une vierge de quinzeans. Les fontaines de la rotonde jouaient en petites gerbes mélodieuses; la feuillée retentissait de chants aériens, comme une volière à milleoiseaux ; la pelouse était une mosaïque d’héliotropes qui caressaientdoucement la plante des pieds nus et embaumaient l’air du plusdangereux des parfums. Adrien tomba de langueur sur le gazon ; iln’entendit plus que vaguement le jeu des gerbes et le chant des oiseaux; il essaya de parler, la parole se fondit sur sa lèvre convulsive… Ilse réveilla épouvanté.

A la pâle lueur de sa lampe à demi éteinte, il aperçut son étole poséeen croix au pied de son lit.

- Non, non, s’écria-t-il, jamais ! jamais ! Puisque Dieu m’abandonne,j’abandonne Dieu !

C’était le jour des jours, le jour solennel, la fête des élus ; auxpremières clartés de l’aube, le séminaire entier se réveilla dansl’allégresse. Un bruit joyeux remplissait les corridors du dortoir. Lesplus diligents avaient déjà envahi les voitures qui devaient lesconduire à Paris.

Adrien, étourdi de ce tumulte inaccoutumé, s’habillait machinalement etne répondait pas aux accusations de paresse que ses amis lui lançaientà travers la porte et la mince cloison.

Au départ, le silence le plus rigoureux fut recommandé par lesupérieur, ce qui mit Adrien un peu plus à l’aise. La sainte caravanetraversa Vaugirard et arriva de bonne heure à Saint-Sulpice, déjà toutétincelant de bougies, tout parfumé d’encens.

Une foule immense remplissait l’église ; l’autel était paré avecmagnificence ; un clergé nombreux et brillant entourait le trône oùl’archevêque attirait tous les regards. Les abbés admis à l’ordinationétaient rangés en demi-cercle dans le sanctuaire ; les statues desévangélistes semblaient leur sourire du haut de leurs piédestaux.Adrien laissait tomber sa tête sur son sein ; il se façonnait à larésignation.

L’archidiacre éleva la voix et dit :

- Que ceux qui doivent être ordonnés sous-diacres s’approchent.

Et il les appelait chacun par son nom. Le néophyte appelé répondait : Adsum - je suis présent. - Adrien ne répondit rien. L’archidiacrerépéta le nom : Adrien répondit : Absum - je suis absent. - Personnen’y prit garde.

Une femme fondait en larmes devant la rampe du sanctuaire ; c’était lamère d’Adrien. Elle était arrivée le matin, à l’aube, de Compiègne,pour jouir du bonheur de son fils ; elle était bien joyeuse aussi,elle, la sainte femme ! Elle ne détachait ses yeux du tabernacle quepour les fixer sur Adrien ; son orgueil maternel aurait voulu mettretous les assistants dans la confidence de son bonheur : elle plaçaitsur ce fils adoré toutes les consolations promises à sa vieillesse ;elle voyait, dans un avenir bien proche, le jour d’ineffable jubilationoù la prêtrise serait conférée à Adrien ; elle le suivait à sa premièremesse, à son premier sermon ; elle regardait avec complaisance l’auteloù le fils prierait pour la mère au Memento de la consécration, lachaire où Adrien devait monter pour annoncer aux hommes la sainteparole de Dieu. Le monde profane ne peut comprendre tout le trésord’allégresse qu’il y a au fond du coeur d’une mère qui voit initier sonfils aux augustes cérémonies, aux divins mystères de l’autel. La mèred’Adrien expirait de joie.

L’archevêque se prosterna sur les marches de l’autel ; le coeur entonnales litanies des saints. C’est le glorieux dénombrement de la milicetriomphante ; il donne du courage à ceux qui combattent encore danscette vallée de pleurs.

Adrien prêtait une oreille distraite à ces retentissantes invocationsqui font une sainte violence aux bienheureux, afin qu’ils intercèdentpour les vivants. On priait Paul, qui de persécuteur devint martyr ; onpriait Jean, qui mourut à la porte Latine ; Etienne, qui fut lapidé ;Laurent, qui louait Dieu sur les tisons ; Cosme et Damien, Gervais etProtais, ces Nisus et Euryale de notre légende ; sainte Thérèse, qui neconsentait à vivre qu’à la condition de souffrir : Jérôme, qui pensaitaux délices de Rome sous le palmier du désert ; Augustin, que sa mèreMonique réconciliait avec Dieu…

A ce nom, Adrien leva brusquement la tête et jeta un rapide regard surla foule ; il vit un visage inondé de pleurs et de joie, un visage bienconnu, bien cher, bien vénéré ; il vit sa mère, autre Monique, priantsans doute pour lui, nouvel Augustin. La sainte femme salua son fils ensouriant à travers ses larmes ; Adrien ne rendit pas le salut ; ilattacha longtemps ses yeux sur ce visage, où se peignait tant d’émotionde bonheur, afin d’y puiser un peu de courage pour la terrible épreuvede ce jour. Hélas ! l’enfer veillait !

Les litanies étaient terminées ; l’archidiacre conduisit les abbésdevant le trône de l’archevêque, et lui dit : La sainte mère l’Eglisecatholique demande que vous confériez le sous-diaconat à cesecclésiastiques ici présents.

L’ARCHEVÊQUE. - Savez-vous s’ils en sont dignes ?

Un soupir étouffé monta vers la voûte.

L’ARCHIDIACRE. - Autant que l’humaine faiblesse le permet, j’affirmequ’ils sont tous dignes de cette fonction.

L’ARCHEVÊQUE. - O vous ! mes enfants bien-aimés, soyez exempts de tousdésirs charnels qui combattent contre l’âme ; soyez purs et chastescomme il convient aux ministres du Christ. - Vos, filii dilectissimi,estote assumpti a carnalibus desideriis, quæ militant aversus animam ;estole nitidi, puri, casti, sicut decet ministros Christi.

Ces paroles roulèrent harmonieusement dans l’église, et la bouchesacrée qui les prononçait leur donnait une onction qui pénétrait lescoeurs et les purifiait de tout levain terrestre ; elles manquèrent leurchaste effet sur Adrien ; elles le réveillèrent en sursaut comme desaiguillons. Dans le langage le plus dévot il y a une voluptémystérieuse qui vous fait songer au monde, si elle ne vous emporte passoudainement au ciel. Ceux qui ont passé de l’adolescence à la pubertédans les murailles d’un cloître savent seuls quelle indéfinissableémotion vient tout à coup les assaillir, lorsque la prière s’échappe enaccents passionnés, en paroles d’amour, en versets odorants et suaves,auxquels répondent des voix de jeunes vierges, des voix douces, commele son qui tombe et tremble sur un timbre d’or. L’âme se fond delangueur à ces syllabes latines qui parlent de roses mystiques, de lisde Sâron, des tours d’ivoire, du platane au bord des ruisseaux, desvierges belles et brunes, du bien-aimé qui attend la fille de Sion surune couche de baume et ce cinnamome. A tous ces chastes emblèmes del’Eglise et de l’époux, le néophyte se brûle, comme à un foyer profane; il serre ses bras contre le lin blanc, contre l’étoffe bénie dont ilest revêtu, et ce lin et cette étoffe donnent la flamme à ses mains quiles touchent ; s’il respire, la tentation pénètre en lui avec lesparfums des fleurs qui couvrent l’autel, avec l’odeur irritante de lacire et de l’encens ; s’il ouvre les yeux, il voit de jeunes femmes àgenoux, bien plus dangereuses dans leur pudeur sainte que la courtisanesur son char ; s’il écoute, il entend leurs voix ; s’il se recueille etferme les yeux, oh ! alors l’enfer se charge du tableau : c’est uncombat éternel entre une chair toujours faible et une pensée pieuse quivient d’en haut et ne le sauve jamais.

C’est ainsi que la voix du monde, empruntant une langue mystique,retenait Adrien sur les marches de l’autel. Il n’avait qu’une parole àdire pour être à Dieu, si toutefois on peut être à Dieu lorsqu’on porteau fond du coeur une image à laquelle on sacrifie en secret.

Dans ces jours décisifs, la pensée est si prompte qu’elle peut résumeren un instant tous les plaidoyers du monde et de Dieu. Adrien regardaautour de lui, il ne vit qu’une résignation douce et heureuse sur lesvisages de ses amis ; il regarda l’autel et vit un abîme ; il serappela la formule des voeux et recula devant un inévitable parjure.Derrière lui, il vit le monde avec ses séductions, son fracas, sesfolies ; autre abîme, dit-il, damnation des deux côtés. Entre ces deuxprécipices, un ange se leva, la blonde vierge de Trianon ; gracieuseimage, une seule fois entrevue, et à jamais présente. Adrien caressa cefantôme, même sur le sacré parvis ; il se demanda s’il pouvaitl’oublier : non, non, l’apparition radieuse le suivra partout dans savie de prêtre, à la chaire, au confessionnal, à la consécration : ellel’enveloppera d’un tissu de sacrilèges. En ce moment, où il peut encorepenser à elle sans crime, que peuvent la voix de l’archevêque, le chantde l’archidiacre, les psalmodies lentes et pieuses de ses amis ? Adrienest à Trianon ; il foule un gazon de velours ; il entend le frôlementd’une robe, le son d’une voix d’ange ; il se rappelle le songe de ladernière nuit ; il se retrouve sous l’impression de volupté fiévreusequi mit un crime dans son réveil, et ferme ses yeux pour ne pas voir samère, sa pauvre mère toute joyeuse de son fils.

L’archevêque appelle Adrien par son nom.

- Qui m’appelle ? s’écrie le jeune homme. Il est pâle et convulsif ;ses amis l’entourent et le conduisent au prélat.

- Recevez, lui dit l’archevêque, cette étole blanche de la main de Dieu…

Un grand tumulte se fait dans le sanctuaire ; la cérémonie estinterrompue ; un cri de femme retentit dans l’église ; la foules’émeut, regarde, interroge : Adrien s’était échappé de l’autel, commeun taureau des mains du sacrificateur.

Le lendemain, dans une petite maison de Compiègne, la mère d’Adrien luiparlait ainsi :

- La miséricorde de Dieu est grande, mon fils ; il t’appelait à lui, tuas résisté à sa voix ; mais il te pardonnera. On se sauve dans le mondecomme dans l’Eglise, pourvu qu’on vive suivant les préceptes de Dieu.Tu peux encore trouver un saint bonheur dans le mariage, avec une femmeet des enfants ; c’est aussi une digne vocation que celle de père defamille ; élever des créatures pour aimer et servir Dieu, c’est unemission chrétienne que Dieu récompense, quand elle est saintementremplie. Ecoute ta mère, Adrien, prie surtout avec foi, ferveur etconfiance, afin que Dieu t’amène par la main l’épouse choisie, comme ilfit autrefois pour Rebecca. Oui, tu la trouveras digne de toi celle quiest dans tes voeux ; vous associerez vos deux âmes ; elle sera la chairde ta chair, les os de tes os ; ne pleure plus, enfant, viens embrasserta mère, ta bonne mère qui ne vit plus que de ta vie, qui souffre detes douleurs, qui sera si heureuse de ta joie…

- Tu ne sais pas combien j’ai besoin de tes paroles, ma bonne mère, luidisait Adrien ; oh ! parle-moi toujours ainsi ; répète-moi bien quenous la chercherons cette femme céleste, que nous la découvrirons dansquelque coin de ce monde, à moins que ce ne soit un de ces anges queDieu envoyait autrefois aux hommes, lorsqu’ils étaient purs. Ta voix adéjà guéri ma fièvre, rafraîchi mon sang ; je me retrouve fort etserein… Oh ! quelle horrible scène, hier à l’église ! dis, ma mère,quel scandale !

- Ne pensons plus à cela, mon fils…..

- Oui, ma mère, n’y pensons plus… C’est accablant !...

- N’aimes-tu pas mieux être libre aujourd’hui de tout pacte avecl’Eglise, qu’enchaîné par des voeux qui t’auraient rendu peut-êtresacrilége ?...

- Oh ! oui ! oui ! ma mère, sacrilége !... Je suis calme, je suisheureux… Nous la découvrirons, n’est-ce pas ?...

- Qui, mon fils ?

- L’ange….

- Ah ! oui ! Adrien, l’ange de Trianon ; sois tranquille… Dieu nousaidera : Dieu permet l’amour chaste. Le mariage est un sacrement…

- Sans doute, c’est un sacrement institué par Jésus-Christ, commel’ordre… On peut se sanctifier dans tous les états… Tout le monde nepeut pas être prêtre…

- Bien, mon fils, tu viens de sourire ; c’est un symptôme de guérison…Donne-moi ta main, que je tâte ton pouls… Tu n’as plus qu’une agitationbien légère… presque rien… C’est un miracle après la mauvaise nuit quetu as eue…

- Que nous avons eue, ma mère…. Croyez-vous qu’elle habite Versailles?...

- Qui ?...

- Le femme…

- Ah !... mais oui, Versailles ou Paris… Nous la retrouverons, mon ami.Songe à ton rétablissement, c’est le plus pressé.

- Je suis tout à fait bien, ma mère ; je puis me lever, je puis marcher; demain je veux aller à Versailles.

- Non, mon ami, attends, tu n’es pas assez fort.

- Eh bien ! après-demain… Crois-tu qu’elle soit riche ?

- N’es-tu pas riche, toi aussi ! mon bien est le tien. Tu as vingtmille francs de rente ; avec ta fortune on peut prétendre à un parti decour : jeune, riche et beau, quelle femme te refuserait pour époux ? Amoins que…

- A moins que ?...

- Si elle était déjà engagée…

- Non, non, c’est impossible ! Une jeune personne de seize ans au plus…O ma mère, que tu es heureuse de ne pas aimer une femme !

- Enfant !... écoute-moi ; tu as passé une nuit bien agitée ;crois-moi, dors un peu ; le sommeil guérit : je ne te quitte pas, moi,je reste à ton chevet ; je garderai ton sommeil.

- Ma bonne mère ! Oui, tu as raison ; je vais dormir une heure. Si monsommeil était pénible, réveille-moi… Je crains les songes… récite, pourmoi, pendant que je dors, l’hymne Te lucis ante terminum ; elleécarte les mauvais rêves.

- Oui, mon enfant, que ton bon ange te couvre de ses ailes ! Dors, jeprierai.

Quelque temps après, la ville de Compiègne se pavoisa des toits auxclochers ; c’était une grande fête royale ; le château resplendissaitde toilettes ; le parc était tout joyeux de bruit et de foule. Adrien,toujours mélancolique, parce que l’ange de Trianon était remonté auxcieux, comme il le disait à sa mère, Adrien vint se mêler à cette foulepour lui emprunter un peu d’insouciance et de distractions. Millegroupes de curieux s’étaient réunis sur la terrasse du château, et tousles regards paraissaient converger sur un seul point. Adrien se laissagagner par la contagion de la curiosité ; lui aussi regarda dans lamême direction : tous ces yeux suivaient avec admiration une damemagnifiquement parée. Adrien tomba de faiblesse sur ses genoux ; sesvoisins s’alarmèrent et lui tendirent les mains pour le relever, car ilétait pâle comme un cadavre.

- La voilà, enfin, dit-il ! On le fit asseoir sur un banc de gazon… Sesdeux bras étaient tendus vers l’apparition…

- Savez-vous quelle est cette femme ? demanda-t-il à la personne quil’avait secouru dans sa faiblesse.

- Mais oui, monsieur, répondit-elle.

- Vous le savez !

- Mais tout le monde le sait, mon bon monsieur.

- L’ange de Trianon ! Oh ! qu’elle est belle !.. Que fait-elle ici ?...

- Elle vient de se marier…

- Se marier !... Et avec qui ?

- Mais d’où sortez-vous, mon cher Monsieur ?

- Avec qui ?...

- Avec le roi des Belges.

Adrien poussa un cri lugubre et tomba la face contre terre.

- Mais il n’en est pas mort. Dieu et sa mère lui sont venus en aide.Adrien est aujourd’hui un excellent époux, à Batavia ; il a épousé lanièce du gouverneur, et il enseigne le catéchisme aux esclaves malais.


FIN D’UN AMOUR DE SÉMINAIRE.