Lucien V. Meunier
Cecy,
comme eût dit Montaigne, est ung livre de vérités.
L’auteurn’a point inventé, il a raconté. Ces histoires, il les a prises dans lavie réelle, sans rien ajouter, sans rien retrancher, les trouvant assezdramatiques. Ayant regardé autour de lui, presque toujours il a vu lafemme souffrir et l’homme, insouciant ou criminel, des plus noblessentiments faire un jeu, et CHAIR A PLAISIR de l’être faible etcharmant à qui toute vénération est due. Alors il a, simplement, sans effort d’imagination, recueilli quelquesfaits et les présente aujourd’hui au public. Heureux s’il pouvaitcommuniquer à quelqu’un l’émotion indignée qui l’a poussé à écrire !Car n’ont pas été perdues pour lui les paroles que de sa voixsouveraine Victor Hugo a adressées à tous ceux qui, de près ou de loinpeuvent se rattacher à la glorieuse phalange des poètes : – Servez àquelque chose !
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CONQUÊTE DE L’HOMME
D
EUX ou trois fois par semaine, elle prévenait son père qu’on veillaità l’atelier et, à six heures, quand le magasin fermait, venaitretrouver son amant. A onze heures, séparation et prompte réintégrationau domicile paternel. Le vieux mécanicien ne se doutait de rien ; iln’était pas homme à plaisanter sur semblables choses ; et souvent lajeune fille avait froid dans le dos en pensant à ce qui pourraitarriver s’il apprenait jamais.....
Mais pour le moment, tout marchait très bien. Nouvelle édition, revue,toujours avec plaisir – mais pas corrigée, – de l’éternel roman. Ilss’étaient rencontrés.... Où donc, déjà ? Bah ! cela n’importe guère.Toujours est qu’ils se virent, s’aimèrent, furent heureux. Amen. Librecomme l’air, mangeant à faire son droit une respectable pension que luienvoyaient ses parents, provinciaux endurcis, et, entre temps, brochantdes nouvelles aimables et des articles souriants qui passaientquelquefois, Edmond était un de ceux auxquels l’avenir sourirapeut-être un jour, pourquoi pas ? mais qui s’occupent surtout dedilapider le plus joyeusement du monde le capital représenté par leursvingt-deux ans. Spirituel, instruit, joli garçon, il avait du succès,plus pour le présent auprès des femmes qu’auprès des éditeurs. Cen’était donc pas chose bien extraordinaire pour lui qu’une nouvelleliaison ; mais celle-ci avait un charme tout particulier. Il était « lepremier » de Colinette ; avantage auquel nul n’est insensible. Posséderce que personne n’a encore eu, diable ! Ça peut faire naître desennuis, mais si l’on ne commettait jamais d’imprudence, la vie seraitbien plate. – Colinette était charmante : petite, mince, très brune,gracieuse, des lèvres ! des yeux ! et avec cela – vierge. – Une fleur.Edmond la cueillit. Avouez que s’il avait agi autrement vous l’aurieztraité d’imbécile.
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Une nuit, une froide nuit de décembre, Edmond sortit d’un de ces douxsommeils qui suivent volontiers les grandes dépenses de forces, etresta quelque temps immobile, bercé par la tiédeur émouvante de lacouche, sous l’impression d’une délicieuse fatigue ; puis soudain, –ses mains erraient sur la couverture, – poussa un cri ; il venait derencontrer un corps étendu à côté de lui. On voit d’ici la scène. Lajeune fille se réveille. Edmond se jette à bas du lit, frotteénergiquement une allumette, éclaire la situation et, en chemise,jambes nues, consulte sa montre, effaré ; – « Deux heures ! Et tu esencore là ! » – Colinette pleure : « Que vais-je dire à papa ? » – «Dépêche-toi ; va-t-en vite ! » Elle s’habille en sanglottant,l’embrasse bien fort et se sauve.
Resté seul, Edmond est perplexe. Mauvaise affaire. S’endormir ainsi. Ils’appelle animal, idiot, crétin. Pauvre petite. Que va-t-il lui arriver? Et n’y pouvoir rien. La garder jusqu’au lendemain ? L’accompagner ?Moyens d’aggraver la chose. Enfin elle trouvera peut-être quelqueblague à coller à son papa. Et comme ça ne sert à rien qu’il reste enchemise, jambes nues, en face de son lit, il se recouche et souffle sabougie. Bonsoir.
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Toute la soirée le père était demeuré tranquille, dans la petitechambre simplement meublée, assis sur une chaise, jambes croisées,lisant et fumant. Justement son livre l’intéressait, et il nes’interrompait guère que pour faire tomber les cendres de sa courtepipe en la frappant contre son soulier. De temps en temps aussi, ilposait le bouquin sur un coin de la table, et se baissant, remettaitdans le poële une pelletée de coke. Une lampe à pétrole éclairaitcruement le front large, implanté de cheveux grisonnants, du mécanicienet, à chaque bouffée qu’il tirait, la fumée s’échappant en grandsflocons bleuâtres, venait se grouper sous l’abat-jour où elle sedissolvait lentement. Quelques minutes avant minuit il jeta les yeuxsur le cartel appendu à la muraille et dont le monotone battementrésonnait, régulier, dans le silence : – « Que fait-elle donc ? sedit-il. » – Un instant plus tard il ferma le livre et se leva. Jamaissa fille n’avait été si en retard. Minuit sonna.
Agité, le mécanicien fit deux ou trois tours dans la chambre, puisouvrit la fenêtre. La paisible lumière de la lune prenait la rue enenfilade ; il faisait clair comme en plein jour. Le père se penchait,regardait. Maintenant une poignante émotion le dévorait. Il allait etvenait, touchant fiévreusement aux objets que rencontraient ses mains,changeant vingt fois la lampe de place, s’arrêtant pour prêterl’oreille au moindre bruit et toujours revenant à la croisée scruterd’un œil avide la rue déserte, blanche et glacée. – Au bout d’unedemi-heure il prit sa casquette et sortit. De chez lui au magasin oùtravaillait sa fille, la course était bonne. Il n’arriva que vers uneheure. Une des fenêtres de l’atelier brillait encore. Il monta, sonna.On fut longtemps à lui ouvrir. Enfin une servante vint, touteensommeillée, et à sa question anxieuse répondit nettement : – « Toutesles ouvrières sont parties à six heures ; votre fille comme les autres.» – Le mécanicien resta atterré : – « D’ailleurs, ajouta la domestique,vous devez bien savoir que dans cette saison-ci, où l’ouvrage ne donneguère, on ne veille pas. »
Le vieux père se retrouva dans la rue, tout méditatif. D’abord iln’avait pensé qu’à un accident ; puis comme il réfléchissait auxparoles de la bonne : – « On ne veille pas en cette saison, » une idéeplus terrible lui était venue. – C’était un homme du peuple, au cœurdroit, sachant ce que c’est que l’honneur.
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La lanterne rouge d’un poste de police s’offrit à sa vue. Il entra.Quelques gardiens de la paix dormaient pelotonnés sur les planchesinclinées du lit de camp ; d’autres jouaient aux cartes. Poliment, ildemanda au brigadier qui baillait dans sa main, s’il n’avait pasentendu dire qu’un malheur fût arrivé dans le quartier à une jeunefille. Point. Le père remercia et s’en alla.
Démarche lente, affaissée. Il mit sans doute un temps considérable àparcourir ce trajet que tout à l’heure il avait fait si vite. Devantchez lui il s’arrêta court, venant de voir, sur le seuil, une femme. Ilse rua en avant et, au moment où sa fille se glissait par la porteentrebaillée, la saisit, la retourna. Ils restèrent, les yeux fixés surles yeux, frissonnants :
« D’où viens-tu ? cria le père ; » – les mots râclaient son gosier ;puis, avec l’inconséquence de la fureur, il n’attendit pas de réponse :– « Ne mens pas ! » – Et, sans savoir ce qu’il faisait, entre sesdoigts robustes, crispés, serra le poignet de l’enfant. Des lèvres decelle-ci, courbée sous l’étreinte brutale, s’exhala un gémissementétouffé, le gémissement d’une terreur intense :
« C’est donc vrai ! reprit l’homme, sourdement. Ah ! misérable ! Perdue! tu es perdue ! »
L’attendrissement le prenait à la gorge ; il se raidit :
« Va-t-en ! cria-t-il. Je ne veux plus de toi ! Tu ne remettras jamaisles pieds ici, jamais ! jamais ! entends-tu bien ? Va où tu veux ; chezlui si ça te plaît ; crève, ça m’est égal. Tu n’es qu’une..... »
Il n’acheva pas, mais, debout sur le seuil, la main étendue, terrible :
– Jamais ! dit-il.
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La porte se referme. Et voilà Colinette, seule, à trois heures dumatin, dans la rue. Que vouliez-vous qu’elle fît ? On devine ce qu’ellea fait. Plusieurs coups frappés à sa porte éveillèrent de nouveauEdmond. Une voix qu’il reconnut, pleine de larmes, le suppliaitd’ouvrir. Nuit mouvementée, n’est-il pas vrai ? Colinette, au milieu desanglots convulsifs, lui raconta tout. Sincèrement touché, il laconsola le mieux possible, et, comme le froid était très vif, luioffrit sa place à côté de lui. – « Bah ! nous verrons demain, dit-il ense rendormant. »
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Le matin, comme l’on pense, n’apporta nul changement sensible à lasituation ; même la journée ne se passa pas sans aggravation nouvelle.Vers dix heures Edmond vit venir Colinette tout en larmes. Au magasinoù elle était allée comme d’habitude, on l’avait simplement mise à laporte. Cause : inconduite. La patronne, femme éminemment vertueuse, nevoulant que des demoiselles d’une respectabilité non douteuse : – «Voyons, ne pleure pas ; tu trouveras d’autre ouvrage, dit Edmond. » –Et il l’emmena déjeuner. L’après-midi se passe le mieux du monde, luitravaillant dans une chambre, elle s’occupant dans la pièce voisine. Lesoir, ils allèrent au théâtre, s’amusèrent énormément, restèrentensemble, etc.....
Le jour suivant, Colinette fut joyeuse d’apprendre à son amant unebonne nouvelle : elle était placée, irait en journée, mangerait là-bas: – « Par exemple, dit-elle en rougissant, tu serais bien gentil de mepermettre de venir passer la nuit ici. Vrai ! je ne saurais pas oùaller ; je ne gagne pas assez pour louer une chambre. Veux-tu, dis ? »– Il consentit. Que l’homme capable de résister à « veux-tu, dis ? »lui jette la première pierre. – Et d’ailleurs vous avouerez qu’il nepouvait guère faire autrement.
Cependant, le lendemain, il insinua : « Est-ce que tu ne songes pas àretourner chez ton père ? – « Oh ! jamais, répondit vivement Colinette.» – Une expression de terreur indicible se peignit sur ses traits. Puisaussitôt elle baissa la tête ; ayant compris que refuser de la sortec’était un peu s’imposer à lui.
Ils parlèrent d’autre chose.
Deux jours plus tard, elle le pria de prendre le produit de seséconomies : une belle pièce de cent sous, luisante. Il ne voulait pas,d’abord, un peu choqué même, mais comme il vit une larme trembler aubout des longs cils bruns de Colinette, il prit la pièce et la serrasoigneusement dans une petite cassette où depuis il en mit biend’autres, auxquelles, bien entendu, il ne toucha jamais.
Une quinzaine s’écoula , paisible. Peu à peu la jeunefille entrait dans l’existence d’Edmond. – Entre temps on avait eu desnouvelles du père. Une bonne femme, rencontrée par Colinette à sonnouveau magasin, fit une tentative de réconciliation. Elle se heurta àune volonté implacable : – « Elle est dans la boue, dit le vieuxmécanicien, qu’elle y reste ; jamais je ne la reverrai, je ne laconnais plus. » – Depuis, le bruit avait couru qu’il était parti.
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Cependant, vous comprenez, se trouver avoir une femme sur les brasquand on ne s’y attendait pas, c’est une aventure, et souvent Edmondréfléchissait. – Du résumé des pensées contradictoires quis’entre-choquaient dans son cerveau on pourrait faire un poème coupé àla mode grecque d’antan, eschylienne pour ainsi dire ; comme ceci parexemple :
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STROPHE : Non ! je la trouve mauvaise. Un collage ? je n’en veux pas.Ah ! si j’avais pu me douter que j’en arriverais là, c’est moi quil’aurais laissée tranquillement dormir seule, la belle enfant. Pourquoipas me marier tout de suite, alors ? A mon âge. Il ne manquerait plusqu’un moutard maintenant. Un plongeon, quoi ! Et puis qu’est-ce quedirait ma famille ? Si elle s’imagine que ça va durer longtemps commeça, la Colinette, elle se trompe. Renoncer aux amies, aux liaisonsfaciles nouées entre deux bocks, et qui font tant rire, à ma liberté ?Jamais de la vie ! Oh ! pas plus tard que demain je prends un partiénergique ; doucement mais résolûment, je lui dirai..... – Ah ! je m’endébarrasserai, peut-être.
ANTISTROPHE : Elle est pourtant bien gentille avec son diable de petitsourire, si franc et si doux. C’est qu’elle ne ressemble pas à tout lemonde. Je crois qu’elle m’aime, oui. Une femme à moi, bien à moi. Commema chambre me paraîtrait triste le matin si en ouvrant les yeux je nevoyais pas sa mignonne tête, toute rose, cheveux défaits, épiant monréveil. Et puis il n’y a pas à se le dissimuler : si elle a quitté sonpère, c’est ma faute. Rude bêtise que j’ai faite là ; mais le vin esttiré, mon garçon. Je sais bien que si ce n’avait pas été moi.....Mauvaise pensée. Oh ! ce n’est pas l’embarras, si jamais je la plantaislà, elle ne manquerait pas d’amateurs. Tiens, c’est drôle : cette idéem’agace. Pourtant vrai, ça : si elle me quittait, d’autres..... Ah !mais non !
EPODE : Sacrebleu ! est-ce que je l’aimerais par hasard ?
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N’aboutissant à rien avec de semblables alternatives, Edmond eut une deces idées comme il en vient souvent aux gens irrésolus : celle dedemander conseil. Chose fort commode, car on peut toujours, si ellevous a déplu, considérer la consultation comme non avenue. Or, Edmondavait un ami dont il respectait l’expérience et auquel dix années deplus et une superbe barbe donnaient une incontestable supériorité. Unbeau soir donc il s’en fut frapper à la porte dudit ami. Celui-ci,étalé dans un grand fauteuil, devant le feu, son chien à ses pieds, lepoint rouge de sa cigarette scintillant ainsi qu’une étoile au milieudu fouillis noir qui entourait sa bouche, écouta complaisamment lesconfidences du jeune homme, trouva l’aventure comique, et blaguad’abord : – « Eh ! mon cher, il fait froid. Gardez-la jusqu’auprintemps ; vous verrez ensuite, » – puis devint sérieux, dissertalonguement, mit au jour quelques aphorismes, finalement ne dit rien deprécis. – Que diable aurait-il pu dire de précis ?
Edmond sortit de là un peu plus perplexe qu’il n’y était entré.
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Une belle journée d’avril, pleine de cette lumière trouble et vaporeusedu printemps qui commence. Le pavé est gras. Les feuilles vertes desmarronniers, brisant leurs coques poissées, s’étalent joyeusement ausoleil. Dans l’atmosphère passe un souffle chaud. Les fenêtress’ouvrent. Un peu d’air. Ah ! on respire. Adieu, hiver.
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Debout à son petit balcon, tournant le dos à la rue où les passantsvont et viennent, crottés, mais tout joyeux de laisser flotter les pansde leurs pardessus, Edmond regarde Colinette qui travaille au crochet,assise, dans le fond de la chambre. Elle lui présente son joli profil.Sur le front revient un petit peigne de cheveux ébouriffés, le nez estfin, très légèrement retroussé, les lèvres fraîches s’entrouvrent, lementon est petit, l’oreille un vrai bijou, le cou se noie dans l’ombredélicate d’une ruche de dentelle, – et l’œil attendri du jeune homme nese détache pas de cette tête charmante sur laquelle il lui semble voirla trace de ses baisers.
Colinette a relevé son doux visage et rencontré le regard de son amant :
– A quoi penses-tu donc ?
– A toi.
C’est vrai. Il repasse dans sa mémoire les trois mois qui viennent des’écouler et, comme un gourmet, savoure. Il se sent calme et heureux.Une transformation s’est opérée en lui. Que s’est-il donc passé pendantces trois mois ? Oh ! rien que de très naturel. Lui, le littérateur, lelettré, il a appris quelque chose de cette simple enfant : il a apprisà aimer. Et maintenant, son cœur déborde. Ce qui devait n’être d’aborddans son esprit qu’une amourette, sans plus de consistance que lesautres, est devenu une affection vraie, durable, pure. Se séparer d’elle ? Il secoue la tête. Jamais. Insensiblement une force invinciblea lié leurs deux existences. Le jour où Colinette eut son premierabandon, le vainqueur se dit : – Elle est à moi ; – et il sentaujourd’hui qu’il lui appartient autant qu’elle à lui. En est-il fâché? Non. Au contraire. Une joie profonde, réfléchie, l’a envahi toutentier. Depuis longtemps Colinette ne va plus à l’atelier ; elle est làsans cesse, près de lui. Il travaille un peu plus, voilà tout, et leshonnêtes durillons, les piqûres qui ne déparaient pas, certes, lesmains laborieuses de la petite ouvrière, lentement se sont effacés. –Comme dans la rêverie il est toujours un point sur lequel la pensée sefixe, Edmond se rappelle ce jour, déjà ancien, où il lut à sa maîtresseune poésie, due à un ami, une pensée tendre et délicate enchâssée dansde douces rimes, sourire voilé de larmes, quelque chose d’exquis et depénétrant, une histoire d’amour, légèrement esquissée ; vers inéditsque l’impression, le grand jour, déflorerait, parce qu’ils ont en euxun si suave parfum d’intimité qu’un discret clair-obscur leur va mieux:
le Portrait. Quand il eut fini, elle pleurait. Quel lien est plusfort pour unir deux âmes qu’une émotion partagée ? – Et, depuis cejour-là, il n’avait plus résisté.
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Comme attiré par quelque fil invisible, il alla jusqu’à Colinette, ets’agenouilla. Elle pencha la tête sur son épaule : – « Mon adorée,disait-il à voix basse, n’est-ce pas que c’est bon notre vie ainsifaite ? Regrettes-tu quelque chose ? Es-tu heureuse ? Nous resteronstoujours ensemble ; veux-tu ? » – « Je t’aime, répondit lentementColinette. » – Doucement ses lèvres vinrent s’appuyer sur le cou dujeune homme, et lui, frissonnant sous le chaste baiser de sa maîtresse,eut une vision rapide ; les mots : péché, en dehors des lois, vieirrégulière, dansèrent un instant devant ses yeux ; il les chassa : – «Ah ! bah ! pensa-t-il ; le monde en dira ce qu’il voudra. Jeserais bien stupide et bien fou de laisser là le bonheur que j’aitrouvé. »
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UNE CONFESSION
L
E médecin l’avait dit : – « A la chute des feuilles... » – Le vent,âpre et vivifiant, les faisait se bousculer avec un monotonebruissement, jaunies, dans les ruisseaux à sec ; les branches noires sedressaient, hautes, dans le ciel clair ; – et, pour Elle, allons !c’était bien fini.
Un rayon du beau soleil des derniers jours d’octobre, entrant de biaisdans la chambre, caressait le pied du lit ; couchette étroite de fer,dont la couverture grise traînait sur le carreau. La jeune fillereposait, sans un mouvement, à plat sur le dos ; le drap remontéjusqu’à son menton laissait voir seulement sa tête, livide surl’oreiller blanc. Triste visage exsangue, aux yeux creux, aux jouescreuses, aux lèvres décolorées, aux narines amincies ; son front étaithumide de sueur ; parfois une toux éteinte, un rauque sifflement,secouait sa poitrine, et alors une légère rougeur montait auxpommettes. Ah ! la pauvre enfant !
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A peine l’œil pouvait-il suivre les contours de son petit corps émacié; les pieds seuls soulevaient un peu la lourde couverture. Et nulregard dans ces yeux caves, d’un bleu tendre, grands ouverts. – Pasencore tout à fait morte et déjà presque cadavre.
La chambre offrait l’aspect d’un désordre laid. Deux ou trois chaisesde paille étaient éparses ; sur une table ronde, poussée dans un coin,des assiettes sales, des verres où stagnait un reste de vin bleuâtre,un litre aux trois quarts vide, un plat au fond duquel se mêlaientcouteaux et fourchettes, un saladier d’où pendait une feuille grasse,montraient qu’on avait mangé là tout à l’heure.
La table de nuit, donc baillait la porte, était chargée de quelquesfioles débouchées, d’une tasse, d’un chandelier de cuivre sur lequel labougie s’était figée en longues stalactites d’un vert laiteux.
Murs propres et nus : un papier rugueux à petit treillis bleu sur fondgris. Au dessus de la cheminée, un miroir ; puis, çà et là, quelquespiètres gravures, un certificat d’études, pauvrement encadré, quesouvent – jadis – avait regardé avec une complaisance heureuse l’enfantqui se mourait à côté. Une branche de buis, effeuillée pendait à unclou, surplombant le crucifix noir. – Et malgré le feu qui brûlait dansl’âtre, malgré le soleil joyeux qui lançait au travers de la pièce uneéchappée de splendeur, tout était froid, d’une froideur blanche detombeau.
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Assis en face l’un de l’autre, contre le foyer, le père et le frèrecausaient bas avec de longues intermittences, durant lesquelles ilssemblaient réfléchir, l’air ennuyé, ayant tous deux ce froncement desourcils que donne l’attente d’un dénouement – douloureux, certes ! –mais prévu depuis trop longtemps, pour que son amertume cruellement sefasse sentir ; l’un, garçon de vingt-cinq ans, le front étroit, lesjambes perdues dans sa blouse blanche de peintre ; l’autre, gros, lescheveux rares, par mêches grises, mordillant son brûle-gueule éteint. –A droite et à gauche du lit, une grande et forte femme, qui était lamère, et une sœur de Saint-André, toute noire, penchées, parlaient baset vite à l’agonisante. - La mère n’était plus très bonne pour safille, non ; même les voisins lui avaient plus d’une fois reproché saconduite – « Voyons ! si les poitrinaires ont leurs exigences, c’est-yleur faute ? faut-y leur en vouloir ? » – Mais elle pensait que cesbeaux parleurs n’en feraient ni plus ni moins qu’elle à sa place ; etun tressaillement d’humeur concentrée secouait ses épaules.Franchement, ça avait trop duré. On se lasse du dévouement à la longue.Rien de fatiguant comme une maladie qui n’en finit pas. – La petiten’avait jamais été vigoureuse, et malgré ses joues bien roses et sesyeux bien brillants, son enfance avait toujours inspiré desinquiétudes. En grandissant, elle était restée si frêle, si délicate,qu’elle semblait d’une autre race que cette famille de gens quicrevaient de santé. Puis, la phthisie ; parties, les fraîches couleurs! Lentement, sa poitrine s’était creusée, et le mal avait toujours étéen empirant. Quand on s’en va par là, rien à faire, rien que se croiserles bras, et attendre. Ce qu’elle dépérissait, la pauvre petite chatte! L’hiver dernier, on la pensait perdue ; les grands froids passés, –un miracle, – elle s’était ranimée aux rayons du printemps ; répit d’uninstant ; bien vite ressaisie par l’inexorable maladie, dès août il luiavait fallu se recoucher. – « A la chute des feuilles, avait dit lemédecin. » – Octobre était venu, et ce superbe automne aux riches tonsdorés, c’était sa mort. – « Ah ! ça sera tant mieux pour elle, disaitla mère ; la pauvre a tant souffert. »
Et l’aspect de ces quatre visages, indifférents ou durs, était plusglacial encore que les murs arides, le carreau dépeint par places, etl’étroite couchette dont caressait la couverture grise, doucement, lagrande raie lumineuse.
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Ah ! la pauvre petite ! Les deux bouches de sa mère et de la sœur noireparlaient si près de son front que, sur ce front décoloré quelquesmèches de cheveux se soulevaient au souffle des paroles pressées. Carc’était ainsi qu’elle se coiffait autrefois, dans cet autrefois quiétait si loin : elle tordait les épaisses nattes blondes en un chignonrelevé, laissant voir la nuque fraîche, friande, puis ramenait sur lestempes le petit peigne, vous savez bien, à la mode. – Elle semblait nepas entendre, plongée dans la prostration de la mort commencée ; sonœil atone restait attaché, avec une fixité vague, sur le brouillardplein de lumière qui traversait diagonalement la chambre ; – peut-êtrevoyait-elle bien des choses dans cette poussière d’or.
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Je l’ai connue – autrefois – ; nous fûmes bons amis ; souvent j’aipressé dans ma main ses doigts fluets ; et je l’aimais, comme un frère.Elle n’était pas tout à fait la première venue ; parfois dans lelangage naïf, grossier souvent, de cette ignorante, un lambeau depensée apparaissait ; quelque chose comme la conscience de sa nuditémorale ; l’aspiration aussi, informe, à peine ébauchée, vers un idéaldont la compréhension était, à son intelligence inculte, à jamaisinaccessible. – Oh ! quelles ténèbres autour de ces pauvres âmes ! –Celle-ci, du moins, avait en elle une grandeur. Savez-vous qu’elleaimait ?
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Aimer, cela transfigure. La petite ouvrière passe, elle va à sonatelier, trottinant, légère, dans sa robe étroite ; rêveuse et gaie àla fois ; saluons : elle aime. Ah ! l’être méprisable qui ne compritpas cet amour et, le jour où son jouet fut brisé, courut, insouciant, àd’autres voluptés ! Pourquoi l’aimait-elle ? Est-ce qu’on sait ? Iln’était ni beau, ni riche, ni spirituel, ni de grande âme. On aime,voyez-vous, parce qu’on aime, et je ne crois pas qu’il faille chercherd’autre raison que celle-là.
N’est-ce pas que son regard vitreux, perdu dans le flot des arômesétincelants, voulait dire qu’elle pensait à lui ? Oh ! le premierbaiser ! les résistances douces qui trahissaient le désir de céder ! Lepremier abandon !... O souvenirs ! ô joies éteintes, à jamais disparues! La chaude jeunesse embrasait leurs deux cœurs, et tout souriaitautour d’eux lorsque leurs lèvres s’unissaient. – Plus rien : la mort.Adieu, adieu tout !
Le bal ! quand, assise à côté de sa mère, elle le voyait s’avancer,qu’il s’inclinait devant elle et que, bien vite, se levant, ellepassait son bras mince et rond sous le sien. Il avait alors une manièrede redresser sa haute taille, en regardant autour de lui, qui laremplissait de joie ; car il lui semblait que ce geste fier voulaitdire : – « Elle est à moi ! » – Et comme elle était heureuse d’être àlui ! – Combien elle avait affronté de dangers pour aller à sesrendez-vous, malade déjà, courant dans la rue, et après, touteessoufflée, se cachant dans ses bras, la poitrine déchirée par une touxcruelle. Et la bourse qu’elle lui avait faite au crochet, avec tant desoin. Et ce jour où il lui avait passé une bague au doigt ; elle avaitrougi : – « C’est seulement comme souvenir ? avait-elle dit, » –inquiète à l’idée que ce bijou pouvait être dans sa pensée, à lui, leprix de ses caresses. Et leurs signaux, leur manière de correspondre,même quand elle était avec ses parents ; ce mouchoir tiré de sa pocheau moment où il passait, l’air indifférent, et qui signifiait : – «Attends-moi ce soir. » – Oh ! tous ces riens, ces menus détails :miettes du bonheur. – Ce soir d’été encore où, sur la colline, ilsavaient rencontré deux de leurs amis ; ils s’aimaient bien aussi,ceux-là. La nuit était superbe, toute pleine d’étoiles, un tièdefrisson courait sur les hauts champs de blé. On n’avait pas eu l’air dese reconnaître, mais on s’était bien compris tout de même. – Oh ! oui,elle pensait à tout cela, l’agonisante. Hélas ! dire qu’elle aurait euvingt-deux ans au mois de mai prochain. Qu’avec bonheur elle se fûtréchauffée au gai soleil montrant sa large face entre deux averses. –Tout devint noir autour d’elle. – Ton âme se révolta, et jeune dans cecorps que la souffrance avait fait si vieux, voulut fuir, pauvre ange !la mort qui s’approchait de toi.
Le regret ne messied pas à celui dont la main a cueilli quelques-unesdes roses placées sur le chemin de tous, et devant lesquelles tant defaux sages passent sans les voir, haletant vers le but incertain. – Etpourtant que d’amertume mêlée à ces doux retours ! Que faisait-il, lui,tandis qu’elle sentait la vie lentement l’abandonner ? Qu’avait-il faitpendant ces longs mois de maladie ? Elle était peut-être déjà morte, lapauvrette : oubliée.
Et, comme les deux femmes, à côté d’elle, répétaient toujours les mêmesmots inexorables, sa tête eut un geste d’acquiescement résigné. La mèrese dressa : – « Hein ? tu veux bien ? Dis ! » – Peu s’en fallut qu’ellene la secouât de ses mains robustes : – « Oui ! oui ! exclama la sœurnoire ; elle consent ! elle l’a dit ! » – L’enfant fit encore le mêmesigne accablé et doucement ses paupières descendirent. La mère cria : –« Albert ! va vite chercher le curé ! Elle veut se confesser. Ellecommuniera. Vite ! Ah ! Dieu soit béni ! ma fille ne mourra pas commeune chienne ! »
Le frère partit en courant ; – mais s’arrêta au bas de l’escalier pourallumer une cigarette.
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La chambre prit tout de suite un autre air. Le père mit sa pipe dans sapoche, et vint, écartant le court rideau de grosse mousseline, regarderdans la rue à travers les carreaux de la fenêtre ; bientôt son haleineforma sur la vitre une épaisse buée que, de la paume de sa large patte,il effaça, et il resta là, maussade, battant avec ses ongles sales desfragments d’airs. La sœur s’était rassise, et maintenant, yeux baissés,remuait les lèvres en faisant glisser entre ses doigts les grains deson chapelet ; sur sa face replète, aux contours mollement accusés, selisait une expression de triomphe. La mère allait et venait, rangeantavec bruit ; le chandelier de cuivre disparut avec les fioles, elle miten tas les assiettes et les plats qu’elle porta dans la pièce voisine ;un second voyage fut pour les verres dans chacun desquels elle fourraun doigt de façon à les enlever tous trois à la fois, elle prit lelitre sous son bras, le saladier de la main gauche, et sortit ouvrantencore la porte d’un coup de genou ; le gond rouillé grinçait,lamentable. Elle revint cette fois armée d’un balai et, tandisqu’active, elle réunissait les ordures, du bout de son pied ellerepoussa quelque chose sous le lit. Elle roula ensuite au milieu de lachambre la table, étendit dessus une serviette blanche dont elle lissales plis avec son poing et, tout étant prêt, se redressa, promenantautour d’elle un regard de satisfaction. – Maintenant, le bon Dieupouvait venir.
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Quelque temps se passa encore. Enfin la porte s’ouvrit : un sonargentin de clochette annonça l’enfant de chœur. Le cierge qu’il tenaitéclairait en plein le visage du prêtre qui venait derrière, portant àdeux mains le ciboire. A leur suite entra le frère qui, avant de jetersa cigarette, en tira une dernière bouffée, et, vite, l’écrasa sous sonlourd soulier. Le père et la mère s’inclinèrent en faisant le signe dela croix. Dévotement la sœur s’agenouilla. La mourante avait rouvertles yeux. Le curé, gros vieux homme, tête insignifiante, s’était placéprès du lit, il parlait sans chaleur, presque bas, les mains jointes.On saisissait par ci, par là, un bout de phrase : – « Ma fille....,devoirs religieux..., éloignée du saint tribunal..., il y aura plus dejoie au ciel pour le visage en larmes..., nous tous, pauvrespêcheurs... » – Pieux marmottage, puis du latin. La mère, à genoux,pleurait pour de bon. Mais quand il dit : – « Confessez vos fautes.. »– l’expirante, avec effort :
– « Oui, dit-elle. » – Le prêtre alors se retourna, fit signe auxassistants de sortir, et il y eut un mouvement général de retraite. Lepère avait déjà la main vers le bouton de la porte ; la mère semouchait en se relevant ; mais la pauvrette redressa presque la tête :– « Non, » – accompagnant ce mot, à peine perceptible, d’un gesteébauché qui les cloua tous à leur place. De nouveau, ses lèvress’agitèrent ; elle voulait parler, ne pouvait pas. Délibérément, lasœur prit sur la cheminée une bouteille, c’était de l’eau-de-vie, dontelle approcha quelques gouttes, dans une cuiller, des lèvres del’agonisante qui, ranimée à ce contact, la remercia du regard. – «Restez, dit-elle plus distinctement, je veux parler... devant... voustous. »
*
* *
Ceci devenait solennel. Le prêtre inclina sa grosse tête et murmuraquelques paroles latines : – « Parlez, ma fille, dit-il. » – Il s’étaitplacé, par hasard, dans le rayon du soleil, et les molécules brillantesse jouaient sur ses cheveux blancs. Il était presque beau. Le cierge,placé sur la table, répandait autour de lui dans le plein jour de lachambre un peu de lumière que rendait blanche, diffuse, le verre dépolidu globe, une clarté trouble, désespérément triste. Tous écoutaient,surpris.
*
* *
Elle fut quelque temps sans prononcer un mot ; les forces luimanquaient ; les sons haletants expiraient sur ses lèvres. Enfin elleparla, mais que sa pauvre petite voix était entrecoupée et faible :
« – Voilà... j’ai eu un amant. C’est ma seule faute... C’est-y unefaute ?... J’n’ai jamais eu qu’lui... j’lai aimé. Oh ! bien aimé ?... »– Et un long frémissement parcourut tout son corps ; ses yeuxbrillèrent étrangement : – « J’voulais être aimée, moi. J’ai pas étéheureuse, ici... Tiens... si j’ai mal fait, c’est ta faute à toi,maman, et à toi aussi, p’pa. Vrai !... Qu’est-ce que vous avez faitpour que je vous aime ? Des claques, d’abord, et puis... » – La mèrefit un geste, voulut l’interrompre ; elle reprit plus vite : – «Laisse-moi parler ; tu vois bien que c’est la dernière fois quej’tembête... Dis donc, Albert, comment que ça se fait que tu parlestoujours de tes connaissances, et qu’jaurais pas eu l’droit d’aimeraussi, moi ?..... Et puis, tant pis.... j’ai manqué à mes devoirs, vousdites, allez dire ça à d’autres... Faire son devoir... c’est facile...quand on est heureux... J’aurais pas demandé mieux que d’vous aimer.Mais, bah !... Vous m’disiez toujours que j’étais laide, i’ me disait,lui, qu’j’étais jolie : v’là toute l’affaire... Tu sais, p’pa, quand tum’as gifflée, le jour où j’causais en bas... avec le p’tit, tu saisbien... ç’a m’a révolutionnée... j’avais... rien fait... et on mebattait... Oh ! pourtant je vous jure bien que je n’l’aurais pas...pris... si je n’l’avais pas aimé... Et puis, tu m’app’lais garcetoujours... Voilà tout, que j’vous dis... J’aurais p’t’êt été autrementsi on m’avait appris... Maintenant, quoi ?... j’suis perdue... vousm’maudissez... j’ai voulu être... un peu... heureuse... moi... j’enavais bien l’droit. »
Un silence ; sa voix se mourait, elle ajouta plus bas encore :
– « J’avais pas tant d’temps à vivre... »
Et par un suprême effort, ses poings maigres crispés sur la couverture :
– « Et puis, dis donc, maman, t’en as bien fait autant que moi, pasvrai ? Dis pas non ; on m’la dit. »
Ils se regardaient attérés ; la mère s’était reculée, les yeuxsaillants, injectés : – « En v’la une grue, dit le frère, entre sesdents. » – Et l’ecclésiastique se précipita vers la mourante,bouleversé :
– « Taisez-vous, malheureuse, ou je ne pourrai vous donner l’absolution! »
Défaillante, ayant usé le dernier reste de ses forces, elle se recouchalentement sur le lit en désordre, en murmurant d’une voix épuisée,douce :
– « J’m’en fiche. »
Et..... plus rien. Si : quelques tressaillements, profonds, des motspas articulés, des souffles espacés : son nom, son nom à lui ! quivenait encore mourir sur ses lèvres comme pour attester jusqu’à la finsa religion d’amour. – Oh ! la pauvre, la pauvre mignonne, morte seuleau milieu de six personnes ! – Puis, le calme s’établit, souverain,effrayant. Parfois, une respiration plus forte soulevait sa poitrine ;son corps se refroidissait ; le prêtre, en répandant l’huile sainte,priait, et sa voix, très basse, sonnait creux dans le silence hébétéqui régnait maintenant ; le battement du cœur devenait de plus en plusfaible. – Il était six heures ; les ouvriers sortant des fabriquesemplissaient la rue de bruit ; le soleil était couché depuis longtemps; la nuit froide descendait, la chambre n’était plus éclairée que parla lueur vacillante du cierge : des ombres fantastiques, indécises, seprofilaient çà et là ; – et ce fut la main banale de la sœur qui fermales yeux de l’humble martyre dont le corps repose maintenant dans lepetit cimetière, parmi les verts cyprès et les pierres blanches ; – latombe n’est pas finie encore, et c’est en regardant cette fosse à peinecomblée que, l’autre jour, longtemps, tête nue, et le sein gonflé delarmes amères, j’ai mélancoliquement rêvé.
~*~
POULETS
I
L boutonna sa redingote, et se cambrant un peu pour en harmoniser lesplis, prit, en jetant un dernier regard à la glace, son chapeau sur lebord duquel des gants jaunes pendaient.
Elle le regardait, assise, rêveuse. Il s’approcha : – « Le nœud de tacravate n’est pas bien ; baisse-toi que je l’arrange, » et pendant queles petites menottes blanches fourrageaient dans le satin de laLavallière, lui, se penchant, approchant sa figure de la sienne,promenait sur le visage rose les deux pointes de sa fine barbe blonde :– « Ludovic ? tu me chatouilles ! Veux-tu bien finir ! » – Et elle serenversait, riant, mais il la poursuivit et l’embrassa dans le cou,longtemps, aspirant avec délices le parfum jeune : – « Petite chérie. »– « Tu ne rentreras pas trop tard, dis ? » – « Dans deux heures auplus. » – « C’est long. » – « Je vais me dépêcher. » – « Adieu !monsieur le vilain, qui laissez toute seule votre petite femme ! » – «Au revoir, mignonne, à bientôt. » – Et lui, sur le seuil, elle, àl’autre bout de la chambre, font, du bout des doigts, voleter l’un versl’autre deux gracieux baisers.
Seule ! Elle attendait ce moment-là ! Une couple d’heures devant elle,bon. Elle sortit une petite clef de sa poche, alla au bureau, ouvrit letiroir « mystérieux », et son visage rayonna quand elle en tira un tasde lettres.
Depuis six mois qu’elle vivait avec Ludovic, elle avait toujours eubien envie de pénétrer les secrets de ce tiroir : – « Pas touche !disait-il. C’est la cage aux poulets. » – Vous avouerez que le plussimple était, pour satisfaire sa curiosité, de dérober la clef ; cequ’elle avait fait.
Elle s’assit, palpitante, sur le tapis et posa le tas à côté d’elle. –Bien jolie ainsi, accotée au grand fauteuil, un pied mignon dépassanttraîtreusement le bord du peignoir éployé ; ses grands yeux brillaient.
Que de lettres, mon Dieu ! que de lettres ! Billets doux parfumés surpapier teinté, missives semées d’horribles fautes d’orthographe,grosses écritures tremblées, aristocratiques pattes de mouches, lettrespassionnées, lettres dignes, rendez-vous, déclarations, reprochesamers, ruptures, tendres propos ; tohu-bohu, méli-mélo, tout un monded’amours emmêlés et se coudoyant : – « Eh bien ! merci, pensait-elle,lui qui m’a tant fait jurer qu’il était mon premier. »
Soudain son attention, déjà lassée, se ranima. Du tas qu’elle remuaitmaintenant d’une main négligente, molle, venait de s’échapper unepetite liasse nouée d’une faveur bleue. Toute une correspondance,rangée avec soin ; un souvenir précieux, sans doute. Ah ! ça allaitdonc devenir amusant ! Elle lut :
20 mars.
Oui, mon ami, j’irai au rendez-vous que vous me fixez. Pourquoi tant mesupplier ? Ne savez-vous pas que je vous aime ? Que vous faut-il deplus ?
21 mars.
Je vais peut-être vous paraître ridicule, mais il me semble, – je suisfolle, n’est-ce pas ? – que vous ne devez plus m’aimer autantaujourd’hui. Qu’ai-je fait, Ludovic ? que m’avez-vous fait faire ?Rassurez-moi. J’ai peur. Quand je pense qu’il y a un mois, je ne vousconnaissais pas, et que maintenant... Est-ce que vous ne me méprisezpas un peu ? Dame ! j’aurais dû sans doute, me faire désirer davantage,mais que voulez-vous ? Il faut me pardonner : je ne suis qu’une pauvrefille ignorante et qui vous aime.
Oh ! oui, je t’aime ! Non ! je ne veux plus avoir de ces mauvaisespensées-là. Je suis à toi. Tu m’aimeras toujours, dis. Oh ! je t’enprie. Moi tu sais, je me suis donnée, je ne me reprendrai pas. A toi, àtoi, pour la vie.
23 mars.
Merci ! merci, mon Ludovic chéri ! Elle est tombée de tes lèvres, cettepromesse que j’implorais. C’est donc vrai ! tu m’aimeras toujours ! Moncœur déborde de joie, et les larmes qui emplissent mes yeux m’empêchentde voir. Merci ! Oh ! ta bonne lettre, je l’ai bien embrassée, va ! Ademain. Reçois le plus doux baiser de ta maîtresse.
8 avril.
Quelle délicieuse promenade nous avons faite hier ? j’en suis encoredans le ravissement. Vrai ! il faisait chaud tout comme en été. C’estbien joli la campagne à ce moment de l’année. Il n’y a pas encorebeaucoup de feuilles, mais c’est si bon le soleil après le long hiver.Hein, comme ils filaient ces canotiers sur la Marne. Dis donc, terappelles-tu, au restaurant, cette grosse femme qui voulait à touteforce allumer son omelette au rhum et qui a fini par jurer ? Sais-tupourquoi je me souviens si bien de ça ? C’est qu’à ce moment-là tu t’espenché vers moi et j’ai senti ta voix qui frôlait mon cou. Tu me disais: – « Ma petite femme chérie. » – Oh ! j’ai frissonné longtemps et jen’ai plus vu bien clair. –
Je t’aime...
29 mai.
Je t’ai attendu en vain hier. Es-tu malade ? J’irai te voir demain, àneuf heures.
31 mai.
Dis, mon chéri, pardonne-moi. Je t’ai fait de la peine, mon Ludovic, jeme reproche bien ma méchanceté, va ! Sois gentil, toi, oublie-la. Monaimé, je suis une petite sotte, vois-tu, puisque je prends au sérieuxce que tu dis pour me faire rire. En un mot, je suis jalouse. – C’estbien vilain, n’est-ce pas ? mais encore une fois, pardonne-moi ; si tusavais comme je souffre quand je suis tourmentée par ces mauvaisesidées-là.
Je ne ressens aucune colère contre toi, au contraire ; ma douleur esttoute dans mon cœur ; à chaque instant je le sens se serrer et segonfler, et puis je pleure... Mais je te le répète, je ne t’en veuxpas, je t’aime toujours autant. Pour te le prouver, écoute : jesouffrirais affreusement si ma jalousie avait un motif, c’est-à-dire sij’étais sûre que je partage (sic) avec une autre, ton amour qui esttout mon bonheur ; eh bien ! je te jure, mon Ludovic, que jepréfèrerais encore cette souffrance, cette torture de tous les instantsque (sic) d’être séparée de toi. S’il me fallait choisir entre cepartage et cette séparation, je choisirais le premier. Est-ce mal ? Jen’en sais rien. Mais je te demanderais à genoux cette grâce, et tu neme la refuserais pas.
4 juin.
Mon Ludovic chéri,
Ta lettre si brève, les choses que tu me dis, m’inquiètent. Je ne saisvraiment que penser. J’ai hâte de recevoir d’autres explications. Ne mefais pas attendre bien longtemps, je souffre, si tu savais. Quoi ! ilm’a été refusé de te voir samedi, de t’embrasser. Je suis bientourmentée, va. Tu m’as dit que tu m’écrirais avant mercredi pour medésigner un endroit où je pourrais te voir ; n’y manque pas, je t’enprie. Mais jusqu’à ce jour-là, que dois-je penser hélas ?
(le reste au crayon.)
Toute la nuit j’ai été éveillée, j’ai pleuré longtemps, beaucoup, et cematin j’en ai encore bien envie. Et dire que ce soir j’irai au bal.Comme je vais m’ennuyer. Ludovic, –
m’aimes-tu encore, dis ? Oh ! tu ne sais pas, moi qui voulais samedi te demander une des joliesroses que tu as pour mettre dans mes cheveux, ce soir. Je ne l’auraipas, mais à la place, je mettrai le nœud de ruban rose et bleu que tum’as donné. Ce sera bien joli aussi n’est-ce pas ? Je t’aime.
10 juin.
Chéri,
Tu dois être dans l’inquiétude au sujet de la lettre que tu as reçuehier. Elle était déjà partie quand j’ai reçu la tienne. Ce matin,chéri, c’est le cœur bien gros, que je t’écris celle-ci. Je voudrais lasavoir entre tes mains. J’envie le bonheur qu’elle aura, ma pauvrepetite lettre, elle sera près de toi, au moins, mais pas seule ; uncœur qui t’appartient tout entier l’accompagne. Embrasse-la, amantadoré, elle te porte tous mes baisers, elle te dit, peut-être un peutard pourtant : – Ludovic, sois tranquille et
heureux aujourd’hui, tamaîtresse ne viendra que lorsque tu le lui diras, t’apporter son corpset son âme qui sont à toi, et te demander une caresse.
(sans date, au crayon.)
Tiens, Ludovic, reprends ta lettre ; elle m’a bien fait du mal, va. Oh! que c’est triste de se sentir dédaignée, après avoir été tant chérie! Tiens, pardonne-moi, je vais te faire un reproche. Tu sais que jet’ai demandé un jour (le jour où j’ai senti que je n’étais plus seule àte rendre heureux) de partager ton amour, j’aurais accepté la pluspetite part.
Tu n’as pas voulu ; chaque fois que tu m’appelais près de toi, tu mejurais que tu m’étais revenu tout à fait ; pourquoi, dis, Ludovic ?J’ai pensé que tu avais peur de m’attrister en ayant l’air de me fairel’aumône d’un baiser. Aujourd’hui, hélas ! je n’ose plus croire que tum’aimes sérieusement. Mais, tu le sais, je suis ta maîtresse, ett’aimerai toujours. Mon cœur brisé par toi, ne bat que pour toi. Quelplaisir goûtes-tu donc avec ma rivale ? Il est donc plus doux que celuique je t’ai donné jusque là ? Je ne comprends rien, je suis folle. Necrains pas que j’aille te déranger mercredi ; non, je n’irai pas tecauser cet ennui. Je ne te renvoie pas ma photographie. – (Ah ! pauvrepetit portrait, tu gênais mon Ludovic, je te garde avec moi, puisque enretournant près de lui, tu serais relégué dans un coin). Je te lerendrai, Ludovic ; je t’aime, mais je souffre. Je ne sais pas si jesortirai cette semaine ; si tu désires me voir, dis-moi en quel endroitet j’accourrai.
Je dois bien t’ennuyer ; j’ai fini. Dors bien ; embrasse, dis, veux-tu? avant de t’endormir, le portrait que tu as encore, mais prends biengarde qu’on ne te voie.
17 juin.
Mon Ludovic bien-aimé et chéri,
Je reçois ta lettre à l’instant, j’ai le cœur brisé. Je souffre trop.La tête me tourne continuellement et me fait un mal horrible. Tu escruel, sais-tu. Je me soumets à tout ce que tu désires, mais tu ne saispas ce que j’endure, c’est affreux. Oh ! vois-tu, ne crains pas que jet’en (sic) fasse souffrir autant. je ne t’ai jamais fait de peine, moi,je ne t’en ferai jamais, je suis trop malheureuse ; par moments, jepense à mourir.
Je suis malade, tu le sais. Le médecin qui est déjà venu deux fois arecommandé à ma mère de me donner beaucoup de soins. Je ne sais pas ceque c’est, on m’a dit seulement que si je n’y faisais pas attention,dans trois mois, peut-être il ne serait plus temps.
Tiens, veux-tu reprendre mon portrait ? Il est à toi, j’ai tort de legarder. Pourquoi ne me l’as-tu pas redemandé, méchant ? c’est moi quiviens de te l’offrir, accepte-le, je l’ai tant couvert de baisers pourtoi.
Minuit ! Mon Dieu ! que fait en ce moment mon Ludovic ? Il dortpeut-être, je le voudrais ; mais n’est-il pas plutôt, ô penséedéchirante ! ivre de volupté entre d’autres bras que les miens. Il apeut-être sur son cœur un autre cœur qu’il presse ; il murmurepeut-être à une autre oreille ces douces paroles d’amour qui m’ontrendue si heureuse...
(le reste au crayon.)
Ingrat et infidèle, il a oublié ses serments ; il me dédaigne ; monamour l’ennuie. Cet amour est pourtant bien sincère. Pourquoidemande-t-il le plaisir à une autre qui ne l’aime pas ?
(sans date, au crayon.)
Un mot, je t’en supplie, un mot. Tout plutôt que ce silence qui me tue.Grâce ! Ludovic, grâce !
Bruyamment la porte s’ouvrit. Il entra, pimpant, coquet, le cigare auxlèvres, gai et disant d’une voix enjouée :
– « Comment se porte la petite mine-mine à son Lu-lu ? »
Et elle, debout, droite et frémissante, le visage pourpre, les yeuxinjectés, froissa dans sa main les lettres et les lui jeta en pleinefigure :
– « Tiens, cochon ! »
~*~
PURIFICATION
J
OIE générale. Fête de banlieue, s’il en fut. Et dans la partie la pluslaide de la banlieue. Pas un parisien ; pas une Parisienne. Il y a, auxalentours de la grande ville, un certain nombre d’endroits ignorés,livrés à eux-mêmes, maudits. Et, vous savez, si les Parisiens ne sontpas toujours drôles, oh non ! en faisant du chahut, les suburbains,eux, ne le sont jamais. Mais cela n’empêche pas la fête d’être fortanimée. Gaîté communale.
Avant déjeûner, messe solennelle. Puis sont venus les jeux avec prix ;les
Papillons pour les fillettes, l’
Artillerie hydraulique pour lesgarçons. Et, toute l’après-midi, l’emplacement « ous que s’tient lafête » a fourmillé de monde. Ç’a été, pendant six heures, sousl’écrasant soleil de juin, au milieu de la suffocante poussière, unefoule compacte, un atroce charivari. Les chevaux de bois n’ont paschômé un instant. Quel statisticien pourrait dire le nombre desmacarons et des pavés de pain d’épice absorbés ? Les marchands, heureuxde la recette, ont tremblé tout le temps qu’une main malencontreuse nerenversât le frêle échafaudage pyramidal des loteries tournantes. Lesmassacres ont exercé à plaisir la maladresse des indigènes. Le patrondu jeu des couteaux, bien que ses anneaux aient passé littéralement demain en main, ne s’est vu enlever que quatre canifs à cinq sous. Lesdébits de boisson n’ont pas désempli. On s’est amusé immensément.
Puis la nuit est descendue, sereine. L’affiche annonçait : embrasementgénéral de l’avenue, et de longues guirlandes de lampions multicoloresvont d’un arbre à l’autre. A peine si quelques fusées du feu d’artificeont raté ; dans la pièce montée, est apparue la République, coiffée dubonnet phrygien, à la satisfaction unanime. Entre les deux files debaraques, la fête, un moment apaisée à cause du dîner, a repris avecplus de rage. Les villageois, que de fréquentes libations ont mis engaîté, se débraillent, commencent à gueuler franchement. D’écœurantesodeurs de graisse flottent dans l’atmosphère. Sur la plate-forme ducirque, au bas de laquelle se pressent les badauds, le patron en vesterouge et un clown piteux, enfariné, échangent des lazzis bêtes, d’unevoix blanche, fatiguée. La journée a été productive, mais rude. Prèsd’eux, les trois écuyères, robes roses, culottes bouffantes, les brasnus croisés, regardent devant elles avec hébètement, blafardes,éreintées. – Par moments, un souffle d’air pur, agitant doucement lesfeuilles vertes, vient caresser de sa miséricordieuse haleine le frontsuant des misérables.
Là-bas, grosse lumière, bruit sauvage. Le bal. Déjà la vaste sallequ’entoure une muraille de toile, tremblotante, est pleine. Au milieu,juché sur une estrade, se démène l’orchestre grinçant. Tout autour del’espace réservé aux ébats chorégraphiques, sur des banquettes develours rouge fané, les mères potinent, rapprochant dans de traîtressesconfidences, leurs bonnets enrubanés. Ce qu’il se dit de scélératesses,sur ces banquettes rouges, de cancans perfides ! ce qu’il s’ydétruit de réputations ! Il faut en convenir : ce n’est guère amusantpour ces bonnes femmes de rester là de neuf heures du soir à trois ouquatre heures du matin, immobiles, pendant que se trémoussent leurshéritières ; si elles n’avaient pas la consolation de déchirer leursvoisines, elles s’ennuieraient à périr. – Danseurs et danseuses s’endonnent à jambes que voulez-vous.
*
* *
Grande affluence de filles des champs, robustes, visibles tous lesjours, que Dieu fait, accroupies dans les « pipinières », en sabots,jupon retroussé. Danseuses lourdes ; pieds majestueux. D’où vientqu’elles se donnent le mot pour revêtir uniformément de blanches robesdont la nuance virginale contraste le plus vilainement du monde avecleurs visages ensoleillés, leurs cous et leurs mains d’un rouge brique? A côté trônent les demoiselles de boutique ou d’atelier, gentilles.Du goût en général. Costumes sobres de ton, bien coupés. Çà et là dejolies têtes. Quelques-unes sont véritablement entourées. Elles nefrayent pas avec les campagnardes. Aristocratie d’aiguille, justifiéepar la différence d’allures. – Du reste, à ces deux catégories defemmes répondent deux catégories bien distinctes de cavaliers. Premièrestrate : les jeunes messieurs du commerce, petits employés, fils depatrons, visant à l’élégance, badine à la main, fleur à la boutonnière,le chapeau en arrière à l’instar des étudiants en liesse. Deuxième :les ouvriers et paysans, gênés par leurs paletots, le pantalon tropcourt, les mains calleuses, farceurs bruyants, levant la jambe avec unegrâce hippopotamesque et, à chaque instant, frappant très fort dutalon, sans doute pour épaissir encore la poussière.
Cependant un homme, porteur d’un entonnoir, trace des zigzags d’eau surle plancher, ce qui le rend, par endroits, glissant et occasionne deschutes, prétextes à de pesants accès d’hilarité. Le maître du baltraverse les quadrilles, sacoche baillant sur le ventre, réclame lesprix des danses : – « Vingt-cinq centimes, Messieurs, s’il vous plaît.» – Et dans l’espèce de couloir compris entre les banquettes et latoile de clôture se promènent les deux gommeux de l’endroit, l’un clercde notaire, l’autre employé à 2,200 francs, l’un brun, l’autre blond,bras dessus, bras dessous, bien mis, gantés, laissant tomber sur le balun sourire de dédaigneuse supériorité.
Ecoutez ; que signifie ce brouhaha ? ce mouvement ? ces têtes qui sehaussent ? ces regards qui convergent tous sur le même point ?quelqu’un vient d’entrer. – Une femme.
Serrée dans une robe de satin blanc à traine, un collier de perles aucou, grande, le corsage opulent, le teint mat, ses bandeaux blondsplaqués sur les tempes, des yeux bleus magnifiques, pleine de vie,éblouissante.
Par tout le bal court un long chuchotement : – « Quoi ! Roberte ? Oui,c’est elle. Je la croyais bien loin. » – Et, le premier étonnementpassé, presque tous se laissent aller à une admiration sincère : – «C’est une honte pour le pays, murmurent cependant quelques demoiselles.» – Bonne fille, montrant ses dents superbes dans un éclat de rirecontinu, la nouvelle venue distribue à droite et à gauche des poignéesde main ; on s’empresse autour d’elle ; en vain, par manière deprotestation, deux ou trois respectables familles désertent le bal, augrand désespoir de leurs jeunes membres féminins qui lancent dedésolées œillades à autant de blonds ou de bruns ; le succès monte,grandit, et Roberte, enivrée, danse, traînant insoucieusement la robede satin blanc sur le plancher sale.
– « Elle n’est pas fière. » – Tel est le sentiment généralement exprimé.
*
* *
Soudain, – aux accords de la plus populaire polka de Farbach répondaitle formidable : Ah ! ah ! ah ! des gars allumés ; – Roberte s’arrête ;une exclamation jaillit de ses lèvres : – « Marthe ! » – Sedébarrassant, d’un geste impérieux, du monde qui l’entoure, la bellefille s’élance vers son ancienne camarade. Embrassade, et les voicimaintenant toutes les deux assises, dans un coin du bal, sur une desbanquettes de velours rouge. Marthe, toute mignonne, écoute en souriantle bavardage de sa grande amie.
– « Hein ? y-a-t-il longtemps que nous nous sommes vues ? Tu vas bien ?Tu n’es pas changée. Mais moi, crois-tu que je me ressemble ? Dis donc,il est loin le temps où je balayais le cabaret de la mère Jacques, àquatre heures du matin, toute endormie, en camisole et en savates. J’enavais plein le dos, tu sais. Et puis c’est qu’on ne mangeait pas tousles jours à la baraque. C’est drôle que ça fasse toujours plaisir deparler du temps où l’on était malheureux. Nom d’un chien ! je suiscontente de me retrouver avec toi, tout de même ! Tu te souviens, àl’école, chez les sœurs, tu faisais mes devoirs. J’étais rien loupeuse! Et puis les pommes vertes que j’apportais et que nous allions mangerdans les lieux. On riait dans ce temps-là. Oui, mais après, quand il afallu s’échiner toute la sainte journée, et encore sans gagner assez degalette pour boulotter à sa faim. Tiens, zut ! en voilà assez. Tu sais; je suis à Lyon avec mon type. Oh ! il fait mon beurre. Il brasse desaffaires gros comme lui. Aussi je suis chic, hein ? Je suis venuepasser quinze jours à Paris. Ce que je rigole, vois-tu !...
– « Sans lui ? » demanda Marthe.
Roberte éclata de rire.
– « Bien sûr, sans lui. Pas amusant tous les jours, mon monsieur. Maisquoi ! il a le sac, c’est le principal. A Paris, j’ai trouvé des amiset je m’en paye une bosse, va ! Dimanche dernier, j’étais auGrand-Prix, le lendemain à l’Opéra, ce matin j’ai déjeuné chez Bignon.Tu connais pas ? Ah ! oui, j’en ai des amis ! »
Et elle souligna cette répétition d’un clignement d’yeuxsignificatif :
– « Mais alors, dit naïvement Marthe, tu le trompes ? »
– « Bien sûr, répondit Roberte en riant plus fort. Voyons, quand oncouche toutes les nuits avec son miché, qu’est-ce qu’il peut demanderde plus ? Si, par dessus le marché, il voulait qu’on ne lui fit pas detraits pendant les vacances, merci alors ! Tu te figures que je l’aime? Ça ne serait pas à faire, par exemple. Seulement, je le ménage,rapport au poignon. Si tu me voyais : je suis gentille tout plein. Oh !ce n’est pas pour dire que ça me gênerait d’en trouver un autre aubesoin. Mais, autant lui, pas vrai ? D’abord il est jeune ; ça medégoûterait, un vieux. »
Et changeant brusquement de conversation :
– « Eh bien ! et toi ? es-tu toujours avec ton Jules ? »
– « Oui, répondit Marthe. Je suis venue seule ici, pour faire plaisir àma sœur ; mais maintenant je demeure avec lui à Paris. Nous sommesensemble tout à fait. »
– « Et il n’est pas plus riche qu’autrefois ? »
– « Il travaille. Je travaille aussi. Nous ne nous voyons pas de lajournée, mais tous les soirs nous les passons ensemble. C’est bien bon.Le dimanche, on va se promener. Et pis, des fois, quand il a desbillets, nous allons au théâtre. »
– « Oui, la panne, murmura Roberte, en hochant la tête. Ça se voit dureste, ajouta-t-elle, en regardant le modeste costume de son amie. Ehbien, ma petite, c’est moi qui le lâcherais ton monsieur, et plus viteque ça. Trop de veine, ce type-là : une femme gratis ! Jolie comme tul’es ! En voilà une chose qui dépasse, par exemple : rester avec unhomme qui n’a pas le rond ! »
Vivement Marthe l’interrompit, émue, les mains jointes, par un gestemachinal :
– « Oh ! tais-toi ! Si tu savais. Je l’aime tant ! »
Il y eut un silence, Roberte réfléchissait, sourcils froncés. Soudainelle tressaillit ; une voix avait prononcé derrière elle ces deux mots :
– « Bonsoir, Roberte. »
*
* *
Elle se retourna, s’écria, joyeuse : – « Tiens ! Auguste ! »
Et ses deux mains tombèrent dans les mains d’un jeune homme qui venaitde s’approcher.
– « Tu reconnais donc encore tes vieux amis, Roberte ? dit celui-ci ensouriant. »
– « Cette bêtise ! répondit la belle fille. A tout à l’heure, Marthe.Ce pauvre Auguste ! M’a-t-il fait assez la cour, dans le temps, ceserin-là ! Mais c’est oublié, pas vrai ? »
– « Oh ! tout à fait oublié. »
Les voilà partis, se tenant par le bras, à travers le bal. Croyant àune bonne fortune, les camarades d’Auguste lui jetaient des regardsd’envie et lâchaient, sur son passage, de méchantes plaisanteries, àdemi-voix.
Roberte, épanouie, bavardait, bavardait. Couple mal assorti. Augusten’était qu’un tout petit employé dans une fabrique et, du produit deses minimes appointements, nourrissait sa vieille mère infirme. La robede satin faisait étrange effet, frôlant le paletot noir, aux couturespâlies. Les physionomies ne contrastaient pas moins. Exubérance desanté d’un côté, maigreur maladive de l’autre ; cet aspect chlorotiquesi commun aux malheureux courbés du matin au soir sur leurs chiffres.Roberte voulut danser ; et, après le galop, s’écria, essoufflée :
– « Oh ! qu’il fait chaud ! »
Timidement, Auguste proposa de se rafraîchir. Elle accepta, l’entraînahors du bal. La nuit s’avançait ; déjà le bruit décroissant, le moinsgrand nombre des lumières, le public clairsemé annonçaient la fin desréjouissances populaires. A une table, en plein air, – non loin d’eux –quelques ivrognes enterraient la fête à leur manière, buvant beaucoup,d’un air lugubre, avec des éclats de voix pâteux, – ils prirent unbock, puis, pas pressés de rentrer dans la fade et chaude atmosphère dubal, s’éloignèrent, causant tranquillement, par une rue déserte etnoire, loin du bruit, de la foule, des émanations nauséeuses.
*
* *
Cent pas plus loin, brusquement, les deux murs parallèles de la ruecessèrent. La campagne était là, toute plate. Des champs, un cheminbordé de noyers espacés aux troncs lisses, au feuillage à peine aperçudans l’obscurité. Un souffle tiède courait dans l’air pur, apportantpar bouffées le tintamarre du bal. Ils marchaient lentement. Roberte,avec ce besoin d’étalage qui la tourmentait, refaisait l’histoire deson luxe, parlait de la fortune de son amant, de ses plaisirs, etAuguste, par un brusque mouvement du bras, l’arrêtait, étonnée :
– « Quoi donc, Auguste ? »
Et lui, alors :
– « Te rappelles-tu, Roberte, autrefois ? Oh ! tu n’as pas mauvais cœur; malgré ta richesse d’aujourd’hui, on peut sans t’offenser, te parlerdu temps où tu étais comme moi, pauvre. Te rappelles-tu, quand, toutejeune encore, tu allais vendre des légumes au marché ? Et plus tard,lorsque je passais devant le cabaret de la mère Jacques ? tous lesjours tu cognais à la vitre pour me faire retourner et, gentille, tum’envoyais un sourire. Oh ! tu étais très aimable. Tu me prenaissouvent pour cavalier. Je t’amusais, quoi ! Tant qu’il ne s’agissaitque de danser avec moi, ça allait bien. Je n’avais pas le sac, n’est-cepas ? Et puis, un jour..... »
Elle l’interrompit : – « Ah ! tu sais, si tu m’as emmenée dans leschamps pour me faire du sentiment, je la trouve mauvaise. J’ai déjàtrop chaud, et tu me fais suer. Eh bien, tu me la donnes belle, parexemple. Fallait-il pas aimer monsieur, par hasard ? Et après ? Ça nousaurait joliment avancés. Pas le radis ni l’un ni l’autre. Beau couple.Il aurait toujours fallu filer tôt ou tard, mon pauvre garçon. Tupenses bien que je ne pouvais pas rester toute ma vie bonne à vingtfrancs par mois chez la mère Jacques. »
– « Je t’aurais épousée, moi, Roberte, » s’écria nerveusement Auguste.
– « Des bêtises, reprit la jeune fille. Pas vrai, d’abord. Est-ce qu’onépouse les femmes comme moi ? Après le potin des cascades de ma sœur,jamais tu n’aurais pu. Et puis se marier, fameuse sottise encore. Lamisère à deux. Crever de faim en face l’un de l’autre, comme deuxtoutous de faïence. Merci. Une chaumière et son cœur. Oh ! la ! la !L’amour et l’eau fraîche. Avec quoi l’aurais-tu fait vivre, ton épouse? Et des gosses, dis donc, s’il en était venu ? Toqué, va ! Tiens, jecausais tout à l’heure avec la petite Marthe ; eux encore, ça va. Sontype gagne de l’argent, c’est un homme d’avenir, puis elle a un état ;ils peuvent attendre. Mais nous, qu’est-ce que nous aurions faitensemble, si je t’avais écouté ? Un peu de rigolade, et voilà tout. Pasla peine. J’aurais peut-être raté l’occasion de mon miché. – Eh bien !qu’est-ce que tu as donc ? Parole ! On dirait que tu pleures. »
Et, maternelle :
– « Grosse bête. A quoi ça sert de se faire de la bile ? Cesmachines-là arrivent tous les jours. Faut en prendre son parti. Ah ! sion n’avait qu’à se laisser vivre, on s’aimerait, pardi ! onroucoulerait. Oui, mais il y a le sacré ventre qui veut qu’on s’occupede lui. Si tu crois que c’est toujours comique d’appartenir à quelqu’unqui vous paye. Pas plus que d’écrire toute la journée, au fond d’unsale bureau, pour avoir, à la fin du mois, juste cent balles à partageravec maman. – Allons, du courage ! Ah ! ça, voyons : tu m’aimais doncbien ? »
– « Oh ! oui, je t’aimais bien, dit Auguste, sourdement ; » et ilajouta : – « Tiens, ne me parle plus de ton amant ! »
– « Ça t’ennuie ? » fit-elle.
– « Ça me fait mal, ça me déchire. »
Puis, plus bas :
– « Rappelle-toi, Roberte, le soir où je t’ai embrassée, sur l’avenue.La veille, tu m’avais promis une rose, et comme je te rencontrai, je tela demandai. Tu me répondis que tu n’en avais pas. Alors, je te dis quej’en voyais deux sur tes joues, que j’allais les cueillir. Et je t’aiembrassée. Tu riais en te dégageant de mes bras. Moi, je ne voyais plusclair. Tu ne sais pas : je croyais que c’était un engagement, cebaiser, une promesse. Niais. Est-ce que j’avais de l’argent à tedonner, moi ? Comme tu m’as envoyé promener le lendemain ! Oh ! jesouffrais tant quand tu faisais l’aimable avec d’autres. Et dire quemaintenant il y en a un qui t’a achetée ! – O mon Dieu ! mon Dieu !puisqu’il faut être riche pour aimer, pourquoi suis-je donc si pauvre ?»
Sa voix s’étrangla. Rauque sanglot
Comme ils avaient toujours marché en parlant, les rumeurs de la fête neleur arrivaient plus. Autour d’eux le silence. La brise était tombée.Les épis des champs de blé n’avaient pas une ondulation. Rien netroublait le calme de la nuit solennelle. Là haut, s’étendait, sanslimites, la bleue immensité trouée de points scintillants. Et Roberte,émue, laissa tomber de ses lèvres, presque à son insu, cette parole decommisération :
– « Le malheureux ! »
– « Oui, bien malheureux, » dit-il amèrement.
*
* *
Quelques pas encore, et puis se penchant vers lui, rapidement, toutbas, comme si quelqu’un eût pu l’entendre :
– « Veux-tu ? » dit-elle.
*
* *
Un grand frémissement secoua le jeune homme, tremblant, il la serradans ses bras, contre lui, l’embrassa éperdument sur les lèvres rosestant convoitées jadis, puis l’entraîna vers le talus qui bordait lechemin.
Et là, ces deux misérables, sur le gazon épais semé de petitespâquerettes closes, sous la tranquillité sereine du grand ciel pleind’étoiles, – s’aimèrent.
Se reverront-ils ? Qui le sait ? N’importe ! cette union désintéressée,pure, c’était leur protestation contre les iniquités qui les avaientséparés. Ils auraient pu s’aimer, vivre l’un à côté de l’autre, l’unpour l’autre ; la misère ne l’avais pas voulu. Mais par ce défi jeté àla vie mauvaise, ils venaient de prouver qu’en dépit de tout l’amourexiste : consolateur pour ceux-ci, purificateur pour celles-là. Etcette fille destinée à chahuter de lit en lit, ce pauvre employé vouéau labeur sans espoir du bureaucrate infime, devaient conserver de cebaiser, échangé en face de la clémente nature, comme une lueuréclairant à jamais leurs deux existences, si dissemblables, et sipareilles, l’une brillante, l’autre obscure, – désespérément sombrestoutes les deux.
~*~
UN CRIME D’HONNÊTES GENS
P
OURQUOI ne l’eût-elle point aimé ? Lui, jeune et beau garçon ; elle,jeune et jolie. Il parla de sainte affection, d’engagement éternel,d’âmes sœurs. Elle se donna ; sans remords, sans frayeur, confiante.
Ils se marieraient, oui ; mais plus tard. Pour l’instant de grandesprécautions devaient être prises, surtout à cause des parents d’Hector,marchands de nouveautés à leur aise, et jouissant de la plus hauteconsidération dans le petit bourg de la banlieue où ils vivaient. Lamère de Marguerite n’était qu’une pauvre laveuse ; son humblesalaire, joint aux quelques sous que gagnait la jeune fille à lafaïencerie de l’endroit, suffisait bien juste à les nourrir. – Le pèreétait mort ; – et le vieil ouvrier dont le labeur sans trève avait uséles forces, lorsque vint pour lui l’heure du grand repos, appelant lapetite près de son lit, avait, d’une voix cassée, pendant que sa maintremblante cherchait à se poser sur le front de seize ans, avait dit :– « Ma fille, sois honnête. »
Honnête ! O pères imprévoyants qui procréez des filles et n’avez à leurdonner, pour seul viatique, au moment où elles entrent dans la vie, queces mots : sois honnête ! – Qu’appelez-vous être honnête ? Est-cen’être ni jeune, ni femme ? se déclarer morte avant d’être née ? serefuser aux plus douces émotions ? n’avoir point d’âme ? Est-ce vivretoujours courbée sur la tâche quotidienne, monotone, chaque heureramenant le même accablement, sans éprouver une velléité d’espoir ?Est-ce porter sans rougeur au front la robe rapiécée et déchirée ?Est-ce dire : tu mens ! au miroir qui montre les lèvres fraîches, lecou blanc, les grands yeux ? Est-ce ne pas regarder jalousement lesheureuses ? Est-ce ignorer le désir ? ne jamais songer ? Est-ce ne pasgrelotter devant la cheminée sans feu ? Est-ce manger avec plaisir lasoupe innommable où nagent des croûtes graisseuses ? Est-ce, commecette ruine à peine encore debout, la mère au cœur flétri, résignée,souffrir, et cela quand la joue est rose et que la nature s’éveille etparle ?... Si c’est là votre honnêteté, hommes, elle est au-dessus desforces de vos filles ; et fou qui oserait l’exiger.
Donc, amour. L’amour vrai, le grand consolateur. – Ce fut une tendressemutuelle, pleine de foi et d’abandon. A quoi bon raconter à nouveau lavieille histoire du genre humain ? Rendez-vous, promenades dans lacampagne, à travers les petits taillis, le soir. Sur le visage deMarguerite un doux sourire rayonnait. Seize ans, joie, éblouissement. –D’ailleurs Hector l’épouserait. Chose jurée. Et, disons-le, il étaitsincère. Lui, un misérable ? non : rien qu’une de ces âmes indécises,molles, capables de tout, même d’une généreuse pensée, mais qu’unevolonté plus ferme ploie et tord avec facilité.
Un coup de tête. Une fuite à Paris. Envolés. – Rue écartée, hôtelpauvre, chambre étroite et sombre ; eux là dedans, effarés, heureux.
Ceci dura quelques temps.
Le peu d’argent qu’Hector avait emporté s’en alla vite : menus fraisd’installation, vêtements indispensables à Marguerite, le théâtre unefois. Il y eut un moment difficile. Force fut d’avoir recours à cettetriste providence : le mont de piété. La montre de l’un, les quelquespetits bijoux de l’autre y passèrent. Les reconnaissances même durentêtre vendues. Puis, grâce au nom de son père, le jeune homme avaittrouvé à se caser dans un de ces grands bazars d’étoffes qui sont lesLouvre et les Bon-Marché des quartiers excentriques. Ils vivaient,tirant bien un peu le diable par la queue, mais à quoi servirait unejeunesse partagée, si ce n’était se contenter de tout pourvu qu’on soitensemble ? Leur chambrette, un vrai boyau, mal carrelée, meublée àpeine, avec un vieux papier gris à grandes fleurs balafrées çà et là derayures d’allumettes, ne prenait jour que sur un puits décoré du nom decour où flottaient de vagues émanations graillonnées, et la lumière n’ypénétrait que de biais, furtivement ; – mais est-ce que leur gaîté neremplaçait pas le soleil ? Oh ! la superbe gaîté !
Le présent était trop plein de voluptés intimes pour ne pas accaparertout à fait les deux amants. Dans le but de prévenir de trop grandesinquiétudes, chacun avait écrit à sa famille, sans donner d’adresse,bien entendu ; cela leur suffisait. – Trop peu résolu cependant pourvouloir se tirer d’affaires, seul, réduit à ses propres forces, Hectorse plaisait à considérer, comme issue très probable, un raccommodementavec ses parents et, rempli de bonnes intentions, bien déterminé à nepas céder sur le point capital du mariage promis par lui, se préparaitd’avance à la lutte. Marguerite ne regardait pas si loin ; les penséesde bien-être, de luxe, qui forcément lui étaient venues autrefois, etcertes n’avaient pas peu contribué à la pousser dans les bras d’unhomme, maintenant, absorbée par l’amour, elle ne les avait plus, nedésirait plus rien. Elle pour lui, lui pour elle : c’était le monde,qu’importait le reste ?
Tout le jour il était au magasin, le plus souvent « faisant l’étalage», débout à la porte, correctement pommadé, et répondant avec unsourire aux commères du quartier qui, le panier au bras, venaientpalper les pièces de madapolam ou d’oxford pendues le long de ladevanture. Elle, après avoir fait le ménage et les commissions, restaitdans la chambre, lisait quelques volumes de romans qu’Hector lui avaitapportés, s’accoudait pendant des heures à la croisée, au dessus de lacour profonde et sale, parfois causait avec une voisine, ne s’ennuyaitjamais. Quelques minutes après neuf heures, Hector rentrait et le repasvite expédié, repas que son extrême simplicité n’empêchait pas d’êtredes plus joyeux, c’étaient de bonnes promenades le long des boulevardsextérieurs, poussiéreux, dans la tiédeur tranquille des beaux soirsd’été ; on prenait un bock et on rentrait. Au bout de la petite rue, lalanterne de l’hôtel se voyait de loin ; instinctivement ils pressaientle pas ; montaient à tâtons l’escalier glissant ; la clef grinçait dansla serrure ; les voilà chez eux. Instant délicieux. Impatience,attendant à peine que la bougie fût allumée, Marguerite s’approchait etde ses petits bras entourait le cou d’Hector ; elle y arrivait bienjuste, étant toute mignonne....
On l’eût bien étonnée en lui disant qu’elle vivait dans le plusabominable péché ; si quelqu’un lui avait prédit une fin prochaine àtant de joies, – elle n’aurait pas compris.
*
* *
Evénement – Un soir Hector n’était pas encore rentré quand donna lademie après neuf heures. Marguerite fut tout de suite inquiète. Souventce sentiment-là n’a pas de gradation. Dès que la confiance cesse on esttorturé. Elle tenta de lutter, avança l’hypothèse, après tout trèsvraisemblable, d’un surcroît de travail au magasin, se la répétaplusieurs fois, n’en fut pas soulagée. Elle essaya de lire et dut yrenoncer. Une anxiété croissante l’étreignait, ses tempes battaientavec force. D’abord elle avait résolu de ne pas dîner sans Hector, puiselle voulut manger pour se distraire, ne put, étouffa dès les premièresbouchées. S’imaginant peut-être que cela le ferait venir, – qui n’a paseu de ces idées-là ? – elle arrangea le lit, tapota l’oreiller, lissales draps. Un pas d’homme se fit entendre dans le corridor, elle seprécipita, ouvrit la porte, quelqu’un passa.
Onze tintements, envolés d’un clocher voisin, traversèrent le silencede la nuit, pareils aux croassements mélancoliques de corbeaux perdusdans l’opacité des brumes neigeuses. Hector aurait dû être rentrédepuis deux heures, et Marguerite trembla de la tête aux pieds. A peinel’eût-on reconnue alors. Bouleversée, les yeux hagards, elles’efforçait de réfléchir, et toutes sortes d’incohérences se pressaientdans son cerveau. Etait-il malade ? avait-il été écrasé ? ou forcé deretourner chez son père ? Pourtant, si profonde était sa foi que lapensée d’une trahison ne lui vint pas. Aux âmes blanches, l’idée ducrime ne se présente pas tout d’abord. Elle voulut sortir, aller voir,quoi ? elle n’en savait rien. De fait, elle ne pouvait plus tenir enplace. Sur un bout de papier, avec un crayon, elle griffonna ces mots :« Chéri, je suis très inquiète. Je vais revenir. Attends-moi. Je t’aime; » posa ce papier sous le pied du chandelier, souffla la bougie ets’enfuit. La porte de l’hôtel était fermée ; elle cria : « Cordon, s’ilvous plaît ! » d’une voix étranglée. La voici dans la rue, nu-tête, lescheveux soulevés par le vent de sa marche rapide ; elle devait faire unsingulier effet aux passants dont quelques-uns se retournèrentpour suivre du regard cette ombre sautillante. Elle arriva devant lemagasin où travaillait Hector ; il était clos, naturellement ; depesantes barres de fer assujettissaient les volets. Frapper ? demander? à qui ? Elle resta stupide, – un frisson glaçait le long de son dosla sueur, – contemplant avec fixité les lettres d’or de l’enseigne,haute d’un pied, et plus bas, continué d’une vitrine à l’autre, lalongue inscription :
Fermé les dimanches et fêtes.
Un jeune monsieur qui passait, cigare aux lèvres, s’arrêta un instant àla considérer curieusement, même sembla se demander s’il l’accosteraitou non. Elle ne s’en aperçut pas, l’idée lui venant qu’Hector pouvaitêtre rentré. Nouvelle couse à travers les rues. Elle dut trois foissonner à la porte de l’hôtel, attente qui donna à son exaltation letemps de se calmer. Elle gravit les quatre étages pensant : Non, il n’yest pas, – puis, à la dernière marche se dit tout à coup : s’il y était! – bondit follement, ouvrit la porte, et ce fut terrible : tout étaitnoir. – Quelle chose est plus enracinée au cœur humain que l’espoir ? –Courbée, elle appela deux fois : Hector ! – Se figurait-elle qu’ilétait là, dans l’ombre, couché ? Qui sait ? Peut-être. Rien ne luirépondit. – Elle alla au lit, le tâta, et ses mains ne rencontrèrentque la couverture rugueuse, le drap, l’oreiller, tout cela froid.
Elle ralluma la bougie, et la faible lueur éclaira d’abord, sur latable, le petit mot laissé pour avertir Hector ; machinalement ellerelut : « Chéri, je suis très inquiète. Je vais revenir. Attends-moi.Je t’aime. » – Et son cœur alors creva ; de longs sanglots déchirèrentsa poitrine, tous ses nerfs surexcités se détendirent. Invincibleaffaissement ; sans savoir comment, elle se trouva à genoux contre sonlit, mains jointes. – Hélas ! le doute était déjà entré dans le cœur deMarguerite. – Ame déchirée ne reste pas longtemps confiante – « MonDieu ! disait-elle, dans son naïf langage, faites qu’il ne m’aime plus; faites qu’il me trompe ; mais faites qu’il ne lui soit pas arrivémalheur ! » – Les heures passaient, avec une lenteur cruelle ; labougie continuait à brûler, et bientôt la mèche, tombée dansl’intérieur du chandelier, n’eut plus que de vagues lueurs, collée à laparoi vert-de-grisée, ramassant un peu d’aliment, jetant par ci par làune clarté plus large, et finissant par s’éteindre tout à fait, comme àbout de forces. – La jeune fille pleurait ; le haut de son corpsreposant sur le lit, les pieds traînant à terre ; une prostrationléthargique engourdissait ses membres. – L’aube se levait, blafarde ;puis le soleil parut, éblouissant ; et, accablement produit par l’excèsde souffrances, un lourd sommeil ferma les paupières de la misérable.
Le joyeux mouvement qui remplissait l’hôtel la réveilla. La matinées’avançait déjà. Le ciel était d’un bleu cru. Fatiguée, abêtie, ellesentait dans la tête de sourdes douleurs. Les larmes avaient tracé delongs sillons sur ses joues. L’eau fraîche où elle trempa sa figure luifit du bien. – Puis, elle examina la situation. Evidemment un malheurétait arrivé à Hector ; il fallait donc, avant tout, aller au magasin,s’enquérir. Elle remit un peu d’ordre dans sa toilette, lissa sescheveux. – On frappa. La porte s’ouvrit. Un homme, grand et gros,entra. – Marguerite reconnut le père d’Hector.
Elle chancela. Ses deux mains pressèrent sa poitrine comme pour arrêterle cri qui vint mourir sur ses lèvres.
Attitude mêlée de condescendance et d’autorité : voilà l’homme. Iltenait d’une main son chapeau de feutre dur, et son autre main,enfoncée jusqu’au poignet dans la poche de son pantalon, relevait legilet, faisait saillir la grosse montre. – D’abord, un instant desilence ; léger embarras d’un côté, terreur profonde de l’autre. Lenouvel arrivant ne savait trop comment débuter. Il ne lui vint qu’unephrase niaise : – « Ce n’était pas moi que vous attendiez, n’est-ce pas? » – « Hector ! » cria la malheureuse enfant qui tremblaconvulsivement. – « Parti, dit l’homme, d’un accent assez rude ; il estloin maintenant et ne reviendra plus. »
– « Là, là, – continua-t-il plus doucement, effrayé peut-être par lapâleur subite de la jeune fille. – Voyons. Soyez raisonnable. Ça nepouvait pas durer comme ça. Vous pensez quel chagrin le départ d’Hectornous a causé à sa mère et à moi. Son patron a fait ce qu’il devaitfaire, il m’a prévenu. J’ai vu mon fils hier et je l’ai déterminé àpartir immédiatement pour Toulouse où il est attendu, où il va semarier. – Vous voyez bien qu’il ne faut plus y penser. »
Rien au monde ne saurait rendre l’accent de bonhomie voulue avec lequelétaient prononcées ces paroles. En discourant, le gros père examinaitMarguerite, et un pli d’inquiétude se dessinait au dessus de son nez.Il s’était sans doute attendu à des pleurs et des cris, et, comme il lavoyait glacée, anéantie, la prunelle sans regard, les mains étendues,les doigts raidis, – « Allons, pensa-t-il, elle ne prend pas trop malla chose. » – Cela pourtant le gênait un peu ; il s’était cuirasséd’avance contre une explosion de désespoir, et ce mutisme le déroutait.Sentant le besoin d’ajouter quelque chose, il ne trouvait plus rien.Sottement il crut, ainsi que beaucoup l’auraient fait à sa place,atténuer la gravité du coup qu’il portait en prenant un ton léger.
– « Je comprends bien. Quand on est jeune, – j’ai été jeune aussi, moi,parbleu ! – on se dit qu’on s’aimera toujours ; on se fait desserments. Mais la vie est plus sérieuse que cela. Non, voyez-vous, pourle bonheur, pour l’avenir d’Hector, il vaut mille fois mieux qu’il vousquitte. Si vous l’aimez vraiment, vous penserez de même. Réfléchissezdonc : pouvait-il vous épouser ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien !alors.... – Les plus courtes folies sont les meilleures. Je suis bonhomme au fond. J’ai voulu vous voir moi-même pour que vous ne fussiezpas trop inquiète ; et puis, je me ferais conscience... Tenez, voicicinquante francs. »
Et sa main émergea de sa poche. Entre les doigts brillaient troispièces d’or qu’il aligna sur la table, courbant sa haute taille obèse.– Chaque mot avait porté. Sous le poids de cette ironie, d’autant plusépouvantable, qu’elle s’ignorait elle-même. Marguerite succombait,défaillait. Hébétée, regardant l’or, elle avait peine à comprendre : –« Pour vos premiers besoins, continuait le père ; ça vous donnera letemps de vous retourner, de trouver de l’ouvrage. Que diable ! nous nesommes pas sans entrailles. » – Sur sa bouche lippue flottait lesourire de l’homme satisfait de sa munificence. Marguerite cria : – «Non ! » – d’une voix rauque, en étendant le bras vers lui. Il restastupéfait. Haletante, elle répéta : – « Non ! Je ne veux pas de votreargent ! Laissez-moi ! Laissez-moi ! » – Les sourcils surélevés,l’homme réfléchit quelques minutes, puis il se pencha, de ses grosdoigts velus ratissa les trois pièces et, correct, avec une inclinationde tête pleine de morgue, sortit.
Un quart d’heure après, on frappait encore à la porte, et la servantede l’hôtel, petite, louche et rousse, replaçait sur la table lescinquante francs : – « De la part du monsieur qui sort d’ici ; il aaussi payé votre chambre pour huit jours. » – Un mauvais souriregrimaçait sur sa face couperosée et avec l’intuition des personnes quivivent en plein vice, elle susurrait entre ses dents gâtées : – « Un deperdu, un de retrouvé. »
*
* *
Marguerite poussa le verrou. Puis, bien seule, elle rugit. Ce fut, pourainsi dire, une éruption. Allées et venues dans la chambre ; gestesdésordonnés ; meurtrissures au front que battaient les poings crispés ;terribles sanglots, et sans larmes ; hurlements sourds étouffés dansl’oreiller ; rage folle.
Un mot, toujours le même, revenait sans cesse sur ses lèvres écumantes: Canaille. – Canaille ! cet Hector qui l’avait emmenée et qui laplantait là ! Canaille ! ce père qui payait – bon marché – les foliesde son fils ! Canaille ! elle-même ! s’être livrée, avoir tout donnépour en arriver là ! Oh ! tous ! et le ciel aussi qui laissaits’accomplir des choses comme ça ! – Canaille !
L’or, sur la table, brillait. – Epuisée maintenant, Margueritesongeait. – Que faire ? Retourner au bourg ? Mais s’il est vrai quel’on puisse attendre toute miséricorde d’un cœur de mère, lepropriétaire de la fabrique, homme vertueux, ne consentirait jamais àla reprendre parmi les ouvrières, c’était sûr ; elle n’eût pas été lapremière chassée pour inconduite. Quels moyens d’existence ? Et puis,reparaître au milieu de tous ces gens qui savaient son histoire et, enla revoyant, riraient d’elle, devant elle, d’un rire de mépris. Subirla froideur de ses anciennes camarades. Entendre dire, quand ellepasserait dans la rue : – « C’est la petite que M. Hector avait prise,et qu’il a lâchée, quand il en a eu assez. » – Oh ! tout plutôt quecela ! – Alors, il restait deux partis à prendre : se jeter à l’eau, oubien...
Ou bien vivre, pardieu ! comme peuvent vivre les déshonorées. – Pasd’état. Ce qu’elle gagnait autrefois eût été insuffisant pour luidonner du pain ; et puis, où retrouver le même ouvrage ? ne connaissantpersonne, isolée ? Impossible. – Mourir ? Elle n’aurait jamais cecourage là. – Donc ces cinquante francs, qu’elle serait bien forcéed’accepter, cette aumône, mangés, il faudrait..... Horreur ! Eh bien ?Pourquoi pas ?
Malheureuses enfants du pauvre peuple ! Qui s’étonnerait de leurdéfaillance, et de voir que des pensées infâmes peuvent ne pas êtreloin de leur esprit ? Elles n’ont pas même cette arme suprême :l’innocence. Toutes jeunes elles apprennent à envisager leséventualités les plus ignobles. C’est une rude école de vice que lamisère. – A demi-couchée sur le lit, s’appuyant sur ses mains écartées,les jambes pendantes, les yeux démesurément dilatés, fixés sur le murd’en face que caressait un pur rayon, Marguerite sentait la morsured’une flamme dévorante. Le désespoir, la rage, la jalousie se ruantdans son cœur, s’y condensaient en quelque chose d’informe encore, maisdéjà d’affreusement cynique. – Pourquoi pas ? Redevenir honnête ? Bah !qui la croirait ? Pas la peine d’essayer. A quoi bon reculer devant laculbute inévitable ? Une ! deux ! dans le gouffre ! Il te faut desfilles, Paris ! pour tes jeunes gens riches et désœuvrés, des filles !en voici une qui t’arrive ! Ah ! on la méprisait ! eh bien ! ellemépriserait les autres ! Amour, vertu, elle cracherait dessus, voilà !Dans la boue, soit ! Elle s’y remuerait si bien que des éclaboussuresviendraient fouetter la face des honnêtes gens ! En avant le chahut !l’oubli à plein baiser ! zut ! et qu’on ne l’embête plus ! – Et puis,au bout, tout au bout – il sera marié lui, riche, honorable, – crève,grue !
~*~
PETITE COUSINE
C
ONNAISSEZ-VOUS mon ami Marnet ? C’est un aimable jeune homme. Ausurplus rien d’extraordinaire : taille moyenne, élancé sans êtremaigre, pas joli, joli, pas laid non plus ; enfin, vous voyez ça d’ici.L’autre jour, il m’avait invité à dîner ; vous savez, entre voisins decampagne ça ne tire pas à conséquence ; on dîne chez l’un, chez l’autre; on y va en chapeau de paille. Donc ce soir-là, après notre promenadequotidienne, nous nous dirigeâmes vers sa demeure située sur le bord dufleuve ; notez que c’était la première fois que j’en franchissais leseuil ; nous y fûmes reçus par son père, homme d’une soixantained’années, mal conservé, par ses deux sœurs qui, étant dans l’âgeingrat, attirèrent médiocrement mon attention ; et par un petit garçonqui se jeta dans les jambes de mon ami Marnet, en criant : « Bonzoupapa ! »
J’ai toujours aimé à me rendre compte des choses ; ce bambin piqua macuriosité. Marnet ne m’en avait pas parlé, et certes, je ne le croyaispas, à vingt-deux ans, père de famille. On se mit à table. J’étaisdistrait, et pendant que le vieux papa m’entreprenait sur la politiqueintérieure, je ne cessais de regarder le mioche, qui me fit l’effetd’être horriblement gâté ; ses deux tantes, puisque tantes il y avait,s’empressaient autour de lui ; il interrompait les raisonnements de sonaïeul, ce à quoi, du reste, je ne voyais pas grand mal, et le bonhomme,un peu sourd, s’arrêtant au milieu d’une période, penchait docilementl’oreille vers le petit.
Ah ! ça, d’où diable sortait ce moucheron ? Et je calculais : lemoutard a bien quatre ou cinq ans, il faudrait donc que mon ami se fûtmarié à seize, dix-sept au plus ; eh bien ! et la loi ? Je sais qu’on ades dispenses ; c’est égal.... – J’étais très intrigué, car la présencedu gamin dans la maison de M. Marnet père ne me permettait pas desuppositions deshonnêtes. Il fallait pourtant bien expliquer.....
Après le café, mon ami me proposa d’aller fumer un cigare au bord del’eau, j’acceptai ; le grand père avait l’habitude, sa chartreuseprise, de faire un somme, et les deux petites filles étaient accaparéespar le môme. Nous voici donc tous les deux, londrès aux lèvres,marchant lentement sur la berge. Doux crépuscule d’été, temps calme,ciel serein ; tout était silencieux ; par moment la brise du soircaressait mollement nos fronts. Nous causions de choses et d’autres,théâtre s’il m’en souvient, oui, Marnet me chantonnait un refrain del’opérette en vogue, quand je me décidai à lui parler de ce qui metaquinait l’esprit :
– Mon cher, lui dis-je, excusez mon indiscrétion, mais je ne peux pastenir ma langue plus longtemps. Qui diantre est ce petit gosse qui vousappelle papa ? - Il ne sembla ni surpris, ni fâché : – Je m’attendais àcette question murmura-t-il ; puis, plus haut : – C’est une tristehistoire, mais peut-être vous intéressera-t-elle, et j’aime mieux vousla raconter qu’à tout autre, sûr d’avance d’avoir votre sympathie. – Jerestai tout interdit par ce grave début ; d’ailleurs, il n’attendit pasde réponse, et commença aussitôt : – « Vous vous êtes déjà demandécomment, à mon âge, je pouvais avoir un enfant de cinq ans ; le faitest réel cependant. Comme bien vous l’avez pensé, ce mioche n’est pasle fruit d’un mariage. Enfin, voici la chose.
J’avais seize ans, et piochais le bachot, quand un de mes oncles,négociant de Toulouse, veuf et accablé d’affaires, confia sa filleunique à mon père, afin que celui-ci, libre de toute occupation,pourvût aux soins que réclamait l’éducation de sa nièce. Elle et moifîmes bientôt connaissance. A quinze ans, c’était la plus délicieusepetite créature qu’on puisse imaginer, insouciante, folle, une vraieenfant ; moi-même, plus innocent que de raison, ne voyais rien de maldans les témoignages d’affection que nous échangions. Vous souriez ;que voulez-vous ? c’était comme ça.
Maintenant comment, fraternels d’abord, prirent-ils un tout autrecaractère ; voilà ce qu’il me serait impossible de dire. Cela s’estfait tout seul. Nous nous embrassions beaucoup, mais non plus de mêmequ’autrefois... Souvent quand nous étions assis l’un à côté de l’autre,la main dans la main, il nous montait au visage des bouffées de chaleuret, rouges tous les deux, nous n’osions plus nous regarder. Puis,l’habitude aidant, nous devinmes plus expansifs..... Quoique biencandide, je n’étais pas, ai-je besoin de vous le dire, sans avoirquelques notions au moins théoriques... Je fis le professeur,professeur bien peu érudit, et quoique mon élève, dont l’ignorance necherchait pas, comme la mienne, à se déguiser, se prêtât à tout ce queje demandais et m’aidât même autant qu’il était en son pouvoir, nousn’arrivions pas, malgré nos efforts, à un résultat satisfaisant. –Daphnis et Chloé ? dis-je en souriant. – Tout à fait, répondit-il. – Ilreprit :
– Un matin nous recommencions des essais infructueux. Désolés, nousdoutions, elle d’être femme, moi d’être homme. Ayant maintes foisentendu des camarades faire grand bruit de leurs exploits, le sentimentde mon infériorité me remplissait de rage. D’un commun accord, unedernière tentative fut faite ; le succès dépassa nos espérances..... –Vous réussîtes trop bien ? interrompis-je. – Justement. Vous imaginezfacilement ce qui s’ensuivit.
Nous fûmes terrifiés, je crus l’avoir blessée dangereusement et m’êtremoi-même estropié pour le reste de ma vie. Nous agitâmes la question desavoir s’il ne fallait pas tout dire à nos parents, mais comme de partet d’autre les symptômes disparurent vite, nous résolûmes d’attendre.De fait mon malaise, vous le supposez bien, n’eut aucune suite :malheureusement il n’en fut pas de même pour ma cousine ; sa santéparut avoir reçu une atteinte grave, inexplicable pour nous alors ;elle avait des maux de cœur ; elle si gaie auparavant, se sentit prised’un engourdissement et d’une mélancolie invincibles ; ses yeuxs’injectèrent ; elle pâlit ; eut des vertiges soudains. J’étais trèstourmenté de ces accidents que je ne pouvais attribuer qu’à nosexpériences. Un livre de médecine qui me tomba entre les mains m’appritun jour la vérité. Jugez de ma consternation. Sans hésiter je courus àmon père et lui avouai tout. Notre faute remontait alors à six mois etses résultats n’allaient plus être un secret pour personne.
Mon père fut d’abord épouvanté ; puis il prit des mesures pour cacher àtous le dénouement de l’aventure. Ma cousine partit immédiatement pourla campagne, à peine me fut-il permis de l’embrasser. Pendant troislongs mois, je restai sans la voir, sans même avoir de ses nouvelles ;enfin, on m’annonça qu’il m’était né un fils. C’est l’enfant que vousavez vu ce soir. – Il s’arrêta comme oppressé :
– Mais, comment se fait-il ?.... m’écriai-je ; – et je m’arrêtai aumoment où j’allais lui demander pourquoi il n’avait pas épousé sacousine ; la vérité venait de m’apparaître, et je frémis de ma bêtise.Il leva sur moi ses yeux :
– En même temps qu’on m’apprit cette nouvelle, dit-il, on leva laconsigne qui pesait sur moi. L’œuvre avait été longue et difficile ;une péritonite s’était déclarée, et le médecin n’espérait plus. Jepartis comme un fou, furieux et me maudissant moi-même. J’arrivai.Toujours je me rappellerai cette chambre de souffrance ; il était nuit; une lampe dans un coin répandait sa clarté jaune ; un homme vêtu denoir était assis près du lit où ma cousine agonisait. Je me précipitaisur elle, la saisis ; elle me vit, me reconnut, et jetant ses brasautour de mon cou, eut un grand cri inarticulé.
La garde qui sommeillait sur une chaise accourut ; le médecin s’étaitdressé. Mes larmes qui ne pouvaient sortir m’étouffaient. Du regard, lamourante me désigna un berceau noyé dans la pénombre : – Aime-le bien,– pour moi, dit-elle, mais d’une voix si basse que ce n’était plusqu’un souffle. – Puis ses bras se desserrèrent, sa figure se contracta,et sa tête retomba, inerte, sur l’oreiller blanc que couvrirent seslongs cheveux noirs éparpillés.
La voix de mon ami s’éteignit ; il avait parlé sur un ton uniforme etcreux, comme s’il eût vu en dedans de lui la scène qu’il me racontait.Je n’essayai pas de lui répondre, qu’aurais-je pu lui dire ? Nousmarchâmes encore un peu, tout méditatifs ; sans doute les souvenirsaffluaient à son esprit, et moi je repassais dans ma tête toutes lescirconstances de ce récit.
La nuit était presque entièrement venue ; au couchant entre des nuagesgris allongés, filtraient quelques lueurs sanglantes, au dessus le cielviolacé prenait une nuance verdâtre avant de se fondre insensiblementdans l’immensité bleue qui devenait de plus en plus obscure. Debrillantes étoiles s’allumaient clairsemées et, à l’est, le disqueroussâtre de la lune émergeait des collines. Le vent était tombé. L’eaunoire, sinistre, coulait sans un murmure à nos pieds. Sur l’autre rive,je voyais les lumières du village et, parallèlement au fleuve, la fileinterminable des fanaux rouges du chemin de fer. Un grillon caché dansles herbes jetait son cri perçant ; une chauve-souris passait etrepassait au dessus de nos têtes. Soudain le sifflet d’une locomotivedéchira l’air, et tout près de nous un oiseau s’envola avec un brusquefroissement d’ailes. Marnet alors, comme secouant sa rêverie :
– J’ai fait élever cet enfant, me dit-il, et maintenant je le gardeavec moi. Pauvre moutard, il ressemble à sa mère, et je l’aime autantque j’eusse aimé celle-ci. Lorsque ma pensée me reporte à cette funesteépoque, je me fais l’effet d’un assassin ; hélas, je n’étais qu’unenfant. Je veux qu’il soit heureux, mon fils. La morte sera contente demoi. Oh ! le secret a été fidèlement gardé. Mes deux sœurs savent quel’enfant qu’elles adorent est mon fils, pas davantage. Mon oncle, quin’est plus maintenant, a toujours cru sa fille morte vierge et pure ;la révélation de cette faute lui eût porté un coup terrible. Quant àmon fils, j’attendrai qu’il ait âge d’homme pour lui apprendre le nomde sa mère. Cher petit être, il me semble qu’elle revit en lui, lesmêmes traits, la même gaieté, le même sourire... Pardonnez ; mais toutceci m’accable. »
Sa tête s’inclina sur sa poitrine ; sans qu’elles se fussent cherchées,nos mains se rencontrèrent et s’unirent. – Voilà l’histoire de mon amiMarnet.
~*~
VERTUEUSE
A
H ! mes enfants, s’écria Paul, quelle femme c’était ! Je me larappellerai toujours celle-là, par exemple. Toute jeune, grande,blonde, des mains ! des pieds ! une taille ! Et avec ça du caractère !et de la vertu ! Ah ! sacrebleu, mes enfants, si vous l’aviez connue ! »
Et Paul alluma son cigare. – Nous étions quatre réunis dans ma chambre; la croisée ouverte laissait voir le ciel, d’un bleu tout noir, pleind’étoiles ; en face quelques fenêtres brillaient, le reste était sombre; par bouffées nous parvenaient les bruits de la rue, la corne destramways, le roulement des voitures. Georges, les pieds sur le marbrede la cheminée, roulait une cigarette ; Maurice, serviable, refaisaitdes grogs, coupant les tranches de citron et, pour puiser dans lesucrier, remplaçant la pince absente, et d’ailleurs parfaitementinutile – entre camarades ! – par ses doigts. Nous fumions comme desenragés, et la « vapeur blonde » stagnait dans l’air calme autour denos têtes. On avait causé art, littérature, politique, et on commençaitmême à s’animer, car parmi nous quatre – quatre républicains bienentendu, – se trouvaient un intransigeant, un radical, un opportunisteet un indépendant. – Oui, la discussion allait s’échauffer, maisMaurice toujours conciliateur, intervenant avait déclaré que rien nelui semblait moins « opportun » que semblable thème de conversation.Puis nous avions disserté sur les femmes, car vit-on jamais quatrejeunes gens, dont les âges varient entre vingt et vingt-quatre ans,omettre de raconter leurs plus ou moins bonnes fortunes ? Dans quellesmeilleures dispositions pouvions-nous donc être pour écouter l’histoireque Paul, à cheval sur une chaise, au milieu de nous, se préparait ànous conter ? – Un brave garçon, ce Paul, franc comme l’or ; un peugros peut-être pour son âge, mais si cordial, si joyeux ; bon vivant etpas vilain garçon après tout, avec ses petites moustaches noires encrocs sur ses joues roses et rebondies.
– Quelle femme ! répéta-t-il. – J’avais fait sa connaissance au bal dela fête de M. – sur la ligne de Lyon, l’été dernier. A cette époque,trois bons copains et moi nous avions la manie d’aller tous lesdimanches courir les fêtes des environs de Paris, et nous en étionsarrivés de fil en aiguille, à pousser d’assez longues pointes.Savez-vous que M... est à plus de trente kilomètres de Paris ? Audiable, quoi ! Nous partions le dimanche matin, dinions là-bas, allionsà la fête et – ceci dépendait de la distance – revenions le soir oucouchions à l’endroit même, pour regagner nos domiciles le lendemain,fatigués, mais ayant rigolé pas mal et rapportant parfois des souvenirs– amusants. Parole ! vous en croirez ce que vous voudrez, mais nousavons déniché des petites... de vrais morceaux de chanoine ! – A cebal-là donc, je remarquai la jeune fille en question, assise à côté desa mère ; sa beauté me frappa ; nous dansâmes, et plus je la regardais,plus je la trouvai de mon goût ; elle avait une sorte de grâcedistinguée qui me séduisit ; réservée, mais aimable. Chose rare,extrêmement rare. Dans ces sacrés pays, les jeunes filles dont laconduite est régulière s’étudient à ne ressembler en rien à celles quise laissent « fréquenter », et de peur de paraître trop libres, sontdésespérément guindées. – Que Dieu nous garde, ô mes frères, desemblables rencontres ! – Tu connais ça, toi, mon vieux (c’était à moiqu’il s’adressait). Nous en avons vu quelques-unes comme ça, de vraisbâtons, pas moyen de leur extirper une parole, autant vaudrait fairedanser une chaise. Zut ! n’est-ce pas ? Eh bien Flore, – elles’appelait Flore ; à la campagne ils ont de ces noms ! – n’était pas dece numéro-là. Quoi de plus sciant qu’une danseuse qui ne cause pas ? Etle pire c’est qu’on sent, au contact de cet être assommant, quesoi-même on devient outrageusement bête ; on veut lier la conversationquand même, et on ne trouve que des – : Il fait bien chaud, – ou des –: La mauvaise musique, – ou encore des – : Joli bal, – d’une platitudeà désespérer les punaises, comme dit Balzac ; phrases auxquellesl’objet interpellé répond par des : Oui – et des : – Non, Monsieur –navrants. – J’avais donc eu cette inestimable chance de mettre la mainsur une jeune fille qui causait. Je l’emmenai « rafraîchir » – avec samère. Nous redansâmes. Nous recausâmes. Elle daigna plusieurs foissourire à mes reparties, drôles ou pas ; elle m’enchantait, dansaitmerveilleusement, souple comme un roseau, légère. Le moment vint de sequitter ; un serrement de main et adieu. – Non ! au revoir.
J’étais pincé. – Huit jours après, je fus à M. – Prétexte : deuxièmedimanche de la fête. Il y avait encore bal, et j’y retrouvai ma blondedanseuse. Elle sembla me revoir avec plaisir, j’en fus ravi. Nous nousentretinmes plus longuement, plus familièrement : – Pouvais-je espérerla revoir après la fête ? – Cela lui semblait bien difficile. –Venait-elle quelquefois à Paris ? – Oh ! bien rarement. – Seule ? –Toujours avec sa mère. – Diable ! – Et de nouveau un discret *shakehand* termina la conférence. – Le samedi suivant elle ne fut pas peuétonnée de me voir à la sortie de son atelier, à la nuit tombante : –Comment vous, Monsieur ? – Oui, j’avais besoin de vous parler. – Et jedevins plus hardi, pressant, ma main se glissa autour de sa taille, jela suppliai de venir à Paris, de venir – chez moi. Oui, je risquai lemot, en l’accompagnant d’une légère étreinte, et, se dégageantdoucement, elle dirigea sur moi un lent regard qui m’impressionnabeaucoup, probablement parce qu’alors je fus incapable d’en deviner levéritable sens.
A mes copains qui m’avaient accompagné dans ma première excursion àM....., j’annonçai que tout allait bien, sans trop m’avancer, nevoulant pas apprêter à rire. Je ne savais que penser. Un succès meparaissait fort problématique ; j’avais peur aussi d’avoir été bienvite, de l’avoir froissée. Enfin, au petit bonheur. N’importe je fusrudement épaté quand, à quelques jours de là, ma portière me remit unelettre, – écriture féminine inconnue, – portant le timbre de M... – Ah! je vous l’avoue, je palpitai, « de joie et d’espérance, » ça sechante dans les opéras-comiques. Elle me donnait un rendez-vous, pas àParis, à la fête d’un petit village qui s’appelait... qui s’appelait...mille bombes ! voilà que j’ai oublié son nom. Ça finissait en
ine.Vous ne connaissez pas ça, vous autres ? A six kilomètres de M... ; ças’appelait... sacrebleu ! Je suis sûr que ça finissait en
ine. –Enfin, le dimanche arrivé, je pris le train et quatre heures plus tarddébarquai à M... – Je n’avais pu partir de bonne heure et l’après-midiétait déjà très avancée. J’étais d’un frais, d’un séduisant ! Unpantalon gris perle, un galurin neuf, des bottines vernies, parole, jereluisais. Seulement, le ciel se couvrait et parfois, tout en rêvant aubonheur qui m’attendait, je pensais que j’avais joliment bien fait deme munir d’un parapluie. A la gare, je trouve une patache qui doit meconduire à deux kilomètres seulement de ma destination ; je me faisvoiturer, et le diable m’emporte si, quand je lui demandai la route dece satané village, le conducteur n’eut pas un air narquois. Mais, bah !dûment renseigné, je partis, marchant allègrement dans le chemin bordéde hauts talus, le cigare à la bouche et faisant tournoyer monparapluie. Je me rappelle que j’étais dans une disposition d’esprit desplus folâtres, le chapeau en arrière à cause de la grande chaleur, jechantonnais et sifflais. La nuit cependant était déjà presque tout àfait venue, et ce qui ajoutait encore à l’obscurité, c’étaient de grosnuages noirs, aux reflets cuivrés, qui s’étendaient dans le ciel.Diable ! diable ! ça sentait l’orage à plein nez. – J’arrivai à unesorte de carrefour, là je fus perplexe. Le conducteur m’avait bien dit: – Toujours tout droit, – oui, mais voilà, il n’y avait rien « toutdroit », pas de chemin en face, deux routes faisant avec celle quej’avais suivie un Y, c’est-à-dire s’écartant, l’une à droite, l’autre àgauche. Laquelle prendre ? L’ombre s’épaississait et, prélude ducataclysme, le vent s’élevait, l’épaisse poussière montant entourbillons, suffocante. Les champs à droite et à gauche étaientdéserts ; déjà les objets environnant ne présentaient plus que desformes indécises. Ma foi ! je me demandai alors s’il ne serait pasinfiniment plus sage de revenir en arrière, et fis même quelques pasdans cette direction, mais, m’arrêtant bientôt, je rêvai aux félicitésqui m’étaient promises, et me faisant honte de mon peu de persévérance,je me décidai à poursuivre coûte que coûte. Mais encore fallait-ilsavoir de quel côté me diriger. Je pensai à tirer au sort, à lancer unepièce de monnaie en l’air, pile pour l’un des chemins, face pourl’autre, à jeter mon canif pour suivre la voie que sa pointe, enretombant, m’indiquerait.
Puis me souvenant de Bas de cuir et de Ruban Rawlings, je pris un partiplus rationnel, celui d’examiner les deux routes ; l’une était viergede toute empreinte indiquant un passage quelconque, sur l’autre, aucontraire, se voyait distinctement la trace des roues d’une charrette.Il n’y avait donc pas à hésiter. Ce chemin menait à un lieu habité, etsi ce n’était pas... Non ! je ne me rappellerai pas le nom de cevillage ! – du moins trouverais-je assurément au bout de ma course unabri et un lit. – A la grâce de Dieu ! J’enfilai la route en question.
Un grondement sourd, lointain, majestueux, me fit presser le pas. Ilfaisait maintenant noir comme dans un four ; décrivant dans l’obscuritédes zigzags dignes d’un homme ému, à chaque instant je mettais le pieddans une ornière. Ça allait se gâter, c’était imminent. Une largerafale passa ; quelques gouttes d’eau tombaient déjà larges, espacées.Puis une lueur livide illumina brusquement le ciel, un coup de tonnerresuivit, bref, sec, et, comme si elle n’eût attendu que ce signal, lapluie se mit à dégringoler avec rage. Je me dépêchai d’ouvrir monparapluie, de relever le col de mon paletot et le bas de mon pantalon,et, courbé en deux, je galopai énergiquement. Dire qu’alors je ne merepentais pas un peu d’être venu, serait mentir.
Fais-moi voir de près le flacon, Georges, j’ai mis trop d’eau dans mongrog. Là. Ah ! ah ! pas mauvais. Voyez-vous, quand je pense à cettenuit-là, je frissonne malgré moi, et il faut que je me réchauffe. –Diantre ! la situation devint tout à fait mauvaise, la pluie persistaitavec la même intensité ; mon pantalon me gênait collé à mes jambes, monbeau pantalon gris perle ! Un coup de vent retourna mon parapluie. Mevoyez-vous d’ici, trempé en cinq minutes de la tête aux pieds, sentantruisseler sur ma tête le coquet Bravard dont tout à l’heure encore moncoude lustrait complaisamment la soie, furieux, jurant, luttant contrela bourrasque, essayant, mais sans succès, de rhabiller mon parapluiequi n’avait plus forme descriptible ? Et par dessus le marché, je nesavais plus du tout où j’allais. Le chemin ? Plus de chemin. Autant queje pouvais le voir, j’étais maintenant en plaine. Nul moyen dem’orienter, parbleu ! je ne distinguais rien à deux pas devant moi. Oùétais-je ?
Donne-moi le sucrier, Maurice, je crois que ce grog est décidément unpeu fort. – Ah ! mes enfants, quelle aventure ! quelle nuit ! L’orageredoublait de violence ; mes restes infortunés de parapluie n’étaientplus dans ma main qu’un meuble inutile ; l’abondante poussière étaitdevenue une boue liquide où je pataugeais, cela faisait
fgi, fgi, etje pensais amèrement : – Je dois être propre maintenant. – Puissoudain, sans savoir comment j’y étais arrivé, je me trouvai dans unterrain horriblement vague ; une terre argileuse dont à chaque pas jesoulevais de pesantes mottes. Le sol changeait à chaque instant ;tantôt je gravissais un monticule, tantôt je descendais plus vite queje l’eusse voulu dans un bas fond. Je me heurtai à un grand tas decailloux et, en tâtonnant je reconnus qu’ils étaient symétriquementrangés. Allons, bon ! une carrière ! il ne manquait plus que cela.J’allai me cogner à un tamis et, m’en dégageant, je m’embarrassai lesjambes dans une brouette ; finalement une pente fut plus rude que lesautres, je fis une glissade de deux ou trois mètres, et me trouvai lespieds dans une sorte de mare dont l’eau bourbeuse me montait plus hautque les chevilles.
Vous riez ; j’aurais voulu vous y voir. Je vous assure que, dans cettechienne de position-là, je ne pensais guère à Flore et à sonrendez-vous ; j’aurais de bon cœur donné toutes les beautés blondes dela terre pour un lit. A force de persévérance, enfin, je parvins à metirer de ce mauvais pas, et, sorti de la carrière, me trouvant sur unterrain plus élevé, je tâchai de scruter l’obscurité ; mais rien, pasune lumière, à mes pieds la plaine nue et boueuse. L’orage s’éloignait; quelques roulements sourds se faisaient encore entendre ; la pluietombait toujours.
Résigné, morne, je repris mon chemin, et quand je dis mon chemin,c’est-à-dire que je m’efforçai de marcher droit devant moi, maissavais-je seulement si j’y arrivais ? Combien de temps dura cettepérégrination à l’aveuglette ? Regarder ma montre dans ce noir !...J’atteignis mes allumettes, elles étaient trempées comme moi-même. –Enfin il me sembla voir à quelques pas de mon nez la silhouette d’unarbre ; j’avançai ; à droite et à gauche de semblables ombres sedessinaient confusément. Mais alors, c’était une route ! O bonheur !Ragaillardi, le cœur palpitant je marchai plus vite et mon pied butantcontre quelque chose, je m’étalai tout à plat dans un fossé.
N’importe ; une mésaventure de plus ou de moins, je n’étais plus à lescompter. Je me relevai assez philosophiquement, – dans quel étatdevais-je être, Dieu bon ! – et, le talus une fois gravi, non sanspeine, car l’herbe qui le tapissait était glissante en diable, j’eus lajoie de fouler le terrain caillouteux d’une route. J’étais sur uneroute, grand point ; elle menait quelque part, c’est sûr ; où ? çam’était bien égal ; mais, dans quelle direction fallait-il la suivrepour trouver le plus vite possible un gîte ? voilà ce que j’auraisdonné beaucoup pour savoir. Enfin, il fallait me passer de cettenotion, et j’allais me mettre en marche en me fiant encore une fois auhasard, quand il me sembla voir au loin sur le chemin une sorte defalot, comme qui dirait une lumière pâle et tremblante qui s’avançaiten cahotant. Une voiture ! j’étais sauvé ! Vrai, je fus bien plus émuque lorsque je reçus la lettre de Flore. La lumière grandissaittoujours, devenait plus vive ; je percevais le bruit des roues, etaussi par moments, des cris inarticulés, sauvages, comme jamais gosierhumain n’en proféra, inexplicables, et qui, à n’en pas douter,sortaient du véhicule. Mais je n’avais pas le temps de m’inquiéter : –« Halte ! halte ! » – Et je me jette presque à la tête du cheval quis’arrête court, tandis que des profondeurs de la voiture émerge unmenaçant : – Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
C’était un brave homme de paysan rendu jovial par quelques libations,cause sans doute de son tardif passage sur cette route déserte, etqu’attendrit le récit de mes malheurs ; tout à fait compatissant, il meproposa de me conduire chez lui, offre que j’acceptai, comme bien vouspensez, avec reconnaissance. Et nous voilà partis. Tout en faisantclaquer son fouet le bonhomme causait ; quand je lui eus dit le nom del’endroit où je me rendais primitivement : – « Ah ! ben, ah ! ben,s’écria-t-il avec un gros rire, vous avez de la chance ; vous êtes nécoiffé, vous. C’est justement là que je reste. Nous y allons. Hue ! » –« Quoi ! fis-je confondu, c’est là que... Mais dites-moi, c’est la fêteaujourd’hui chez vous, n’est-il pas vrai ! » Je crus que mon paysanallait éclater ; il se renversa en arrière, non plus en riant, maisrugissant : « Ah ! ben, dit-il d’une voix entrecoupée, la fête ? cheznous ? En voilà une forte. Sont-y assez farceurs ces Parisiens ! Lafête ! Ah ! ben. Il n’y a jamais eu de fête chez nous. Mais vous savezdonc pas ce que c’est que chez nous ? Il y a deux fermes, la mienne etcelle à chose, l’auberge et le poste des gendarmes. Ah ! oui, une fête! » – Dès lors je vis clair. Flore... c’est triste à dire, c’est unaveu pénible ; mais j’aurai le courage de poursuivre. Eh bien, mesamis, Flore s’était moquée, outrageusement moquée de moi. Oh ! sonintention était bien évidente ; blessée par mes poursuites, elle avaitvoulu me donner une leçon – une leçon à moi ! – et sans doute avaittrouvé plaisant de me faire passer une mauvaise nuit.
Quant à l’orage et à tout ce qui s’ensuivit, ce fut la faute de laProvidence qui servit singulièrement les projets de cette traîtresse. –Ah ! mes pauvres vieux ! des réflexions, j’en fis là, je vous assure ;en un instant je sentis sur mon dos le froid de mes vêtements mouillés,et je frissonnai. Puis l’idée du tour abominable que cette petitem’avait joué me remplit d’indignation ; je me la représentaim’écrivant, se disant : – Il viendra. – Et j’étais venu. Ah ! triplesot ! je devais être pâle de dépit. Pendant quelques instants jeméditai une vengeance terrible. – Tout à coup les mêmes crisdiscordants que j’avais déjà entendus éclatèrent derrière moi, jesursautai : « Faites pas attention, dit le bonhomme en cinglantl’oreille de son cheval, c’est mes gorêts. »
A quoi bon vous narrer la suite ? Certainement je pourrais vous peindremon arrivée à la ferme du jovial voiturier, l’effet que je produisissur sa famille ; souillé, crotté, épouvantable ; la joie avec laquelleje m’attablai devant une plantureuse omelette au lard ; la volupté nonmoins grande que j’eus à m’étendre entre les gros draps du lit qu’onm’attribua. Je pourrais vous dire les inquiétudes de la fermière à monégard ; elle me prenait pour un vagabond, un rôdeur, un voleur de grandchemin, que sais-je ? puis, l’arrivée du bon gendarme qu’elle allaquérir pour éclaircir ses doutes et qui me surprit au moment oùj’abandonnais mon dernier voile ; vous sténographier le colloque ; vousreprésenter la satisfaction du représentant de l’autorité lorsque,l’ayant tranquillisé, je lui offris un verre. Je pourrais aussi vousconter mon retour et la manière judaïque avec laquelle je répondis auxinterrogations de mes copains : – « Oh ! très chic ! très chic ! » Rienne m’empêcherait non plus de vous attendrir au récit du rhumeabominable que je colligeai dans mes nocturnes et pluvieuses aventures.– Oui, mais à quoi bon ? – J’aime mieux laisser dans l’ombre qui leurconvient ces incidents vulgaires, et me montrer à vous, le samedisuivant, à M. – non loin de l’atelier où travaillait Flore, debout etruminant. – Ruminant, quoi ? – Ma mauvaise humeur d’abord, et aussi laphrase foudroyante avec laquelle j’allais l’aborder, la coquine.
Peut-être êtes-vous quelque peu étonnés de me revoir à cette place ?vous vous dites sans doute qu’il eût été plus digne de moi de merenfermer dans un dédaigneux silence ? Oui, toutes les réflexions quevous faites maintenant, je les avais faites aussi. Je m’étais dit qu’enme taisant je pouvais lui persuader que sa ruse avait fait long feu,que, si elle me parlait de sa lettre, rien ne m’était plus facile quede jouer l’ignorance comme si celle-ci ne me fût pas parvenue ou bienqu’il serait peut-être préférable de lui écrire que je n’avais pu, àmon grand regret, aller à son rendez-vous. Enfin un tas de plans plusmachiavéliques les uns que les autres. Et puis, au bout du compte,qu’est-ce qui me forçait à retourner dans cet endroit où je n’avais quefaire ? Mais la colère l’avait emporté, et j’étais revenu pour luidire... Que lui dirai-je bien ? Ma foi ! je ne le savais pas, et c’estpourquoi je ruminais.
J’attendis longtemps ; enfin elle parut. Dieu me pardonne ! elle mesembla encore plus jolie qu’avant de s’être bien fichue de moi, laperfide. Je sentis un grand trouble. Au contraire, elle, en me voyant,ne changea pas de visage, même ne baissa pas les yeux. Je marchai droitvers elle ; elle ne se détourna point, n’accéléra pas son allure ; et,sans lui dire bonjour, droit devant elle, la forçant à s’arrêter, lesbras croisés :
« Eh bien ! lui dis-je, d’un ton de reproche amer, à la fois poignantet railleur ; – c’est gentil ce que vous m’avez fait là ? »
Alors elle, fixant sur moi son clair regard, bien calme, me réponditsimplement :
– « Etait-ce beaucoup plus gentil, ce que vous vouliez me faire ? »
~*~
MÈRE POUR VIVRE
C
OMMENT, encore ?
– Mais oui, Madame, encore.
Et pendant que la patronne, réprimant un geste de répulsion, dépliaitle paquet de gants et les passait en revue, la femme qui venait derépondre ainsi, d’une voix creuse, s’appuyait, comme accablée, sur lecomptoir, passant la manche de sa camisole sur son front trempé desueur. Toutes les ouvrières de l’atelier, museaux roses, éveillés,penchées l’une vers l’autre, chuchotaient avec de petits riresétouffés. La femme, le haut du corps jeté en arrière, le ventreproéminent, n’entendait rien ; visage flétri, œil terne.
Elle était bien jolie, autrefois, Louisette, la fille unique du vieuxfossoyeur. Toute petite elle ravissait chacun par sa gentillesse. Sitôtrentrée de l’école, elle prenait sa volée à travers le cimetière, pleinde fleurs, sur la falaise, en criant : – « Papa ! papa ! où es-tu ? » –Alors émergeait de quelque fosse une tête grise, un visage hâlé,illuminé par un bon sourire ; sans quitter son ouvrage, le pèreredressait son torse qui s’entrevoyait, velu, par l’entrebaillement dela chemise, piquait sa bêche dans la terre, tendait ses bras bruns, nusjusqu’aux coudes, et la fillette s’y précipitait toute essoufflée. Oh !le bon baiser ! Puis la petite apportait sa grammaire ou son histoiresainte, et venait apprendre sa leçon près du bonhomme qui travaillait,assise dans un minuscule fauteuil d’osier, bien sage, répétant tout basce qu’elle venait de lire, et parfois regardant distraitement autourd’elle les croix, nettement découpées sur les cyprès aux feuillesnoires dans lesquelles bruissait le vent de mer, et, là-bas, l’océanimmense, bleu, piqueté çà et là de points blancs : des voiles.
Quelques années plus tard ce n’était plus la petite Louisette, mais labelle Louison, la plus jolie fille du pays. Et quoique sa dot neconsistât surtout qu’en un visage rose, deux yeux noirs pleins d’éclatet du cœur à l’ouvrage, les épouseurs ne manquaient pas. Un l’emportasur tous. Un dessinateur pour le commerce, un Parisien.
Le cœur du vieux fossoyeur saigna. Veuf depuis longtemps, ç’avait étéson rêve le plus cher de voir sa « demoiselle » s’épanouir, devenirépouse et mère, là, sous ses yeux. Mais quand l’amour s’est levé dansl’âme d’une jeune fille, il faut bien que les têtes chenues secourbent. Le mariage eut lieu, et le soir même des noces le bonhommevit partir pour la capitale les heureux époux. Moins d’un an après ils’éteignait, sans souffrance.
Juste en ce moment sa fille se trouvait frappée par le contre-coup d’unde ces poignants drames comme les journaux racontent tous les jours.Son mari était un brave garçon, mais bambocheur ; mot terrible, malgrésa joviale apparence. Le viveur pauvre peut tout devenir. Sa moraliténe dépend que des circonstances. La soif de plaisirs fait commettreplus de crimes que la détresse réelle. – La salle des assises, unmalheureux succombant sous le poids de ses aveux, sur la table despièces à conviction les faux billets de banque ; puis, la condamnation; – et Louise toute seule dans Paris.
Une épouvante indicible l’étreignit. Sans état, sans nul moyen honnêted’échapper à la misère béante, elle saisit pour ne pas tomber dans legouffre, la première main venue.
Celle d’un ouvrier cordonnier. Il y a douze années de cela. Le mari,sans doute, est sorti du bagne ; mais est-il vivant ? On ne sait. Lanuit s’est faite sur cet homme ; sur cette femme aussi. Deux âmes àvau-l’eau dans les ténèbres.
Villette, le cordonnier, se trouva être un mauvais drôle, une « gouape.» Mais, une fois liée à lui, elle ne le quitta plus. L’aimait-elle ?Supposition inadmissible. Elle avait entrevu l’abîme de la basseprostitution ; la police lui était apparue avec les aspects formidablesqu’elle revêt aux yeux des infortunées. A vivre de tous elle préféraitmanger le pain d’un seul, si amer fût-il. Du reste, au bout de peu detemps, il fut facile de constater sur le visage de la belle Louise dessignes, non équivoques, d’affaiblissement intellectuel. Villette, sorted’être mal équilibré, détraqué, possédait dans ses membres trapus, unerare vigueur qu’absorbait une révoltante aidoiomanie. Louise avaitd’abord résisté, puis s’était passivement soumise, et, depuis douzeannées, supportait le poids écrasant d’une maternité perpétuelle. –Elle travaillait bien un peu, venait deux fois par mois au magasinrecevoir les seize ou dix-sept francs, péniblement gagnés dans laquinzaine en cousant des gants à la main, seule chose qu’elle sûtfaire. Talonnée toujours par sa terreur d’isolement, ne voyant, en casd’abandon, que misère et que faim, elle se cramponnait à l’homme chezqui elle avait au moins la soupe et le lit, encore qu’elle dût y subird’épouvantables caresses. Pervertie moralement et physiquement,dégradée, avilie par les malsaines exigences de la brute libidineuse,son amant, elle s’abrutit, ne fut bientôt plus, selon la cyniqueexpression de Villette, qu’un inerte « moule à gosses. » Douze à lafile, douze petits êtres, semés n’importe où, portés aux Enfantsassistés, recueillis par de braves gens, jetés au coin des bornes,crevés. Cet atroce couple n’avait plus aucun sentiment humain. Leursexcès occasionnaient d’effroyables désordres moraux.
L’homme buvait ; ils s’enivrèrent de compagnie.
Ce furent des scènes ignobles, des batteries pendant lesquellesVillette tombait à coups de poing et de pied, comme une bête fauve, sursa femme, jusqu’à ce qu’elle perdît connaissance ; et sur le corpsinanimé il assouvissait son odieuse passion.
– L’enfant qu’elle portant dans son sein, et qui lui avait valul’exclamation pleine de dégoût de la patronne, avait été conçu entredeux soûleries, à la suite d’une trépignée abominable ; – le treizième.
– Et morts étaient aujourd’hui, à jamais éteints, les beaux yeux deLouise, la jolie fille dont tous les gars se disputaient la main,là-bas, dans le village perché sur la falaise crayeuse, dominantl’Océan majestueux, loin des miasmes empoisonnés que dégagent lesgrandes agglomérations d’hommes.
~*~
UNE FILLE MODÈLE
P
ARTIE ! Laché ! Eh bien ! c’est gentil, ça !
D’abord, cela va de soi, insouciance superbe, bock dédaigneux pris aucafé d’en face avec l’intime, et causerie méprisante sur les femmes engénéral. Puis, le soir, revirement, contemplation de la chambre vide,du lit froid, grattage de tête, rêverie, finalement soupir ; – oh !mais là un soupir, je ne vous dis que ça. Colère ? oui, si vous voulez; pas bien terrible. Regrets, surtout. Enfin, dernier période de lamaladie, nostalgie : de ses yeux bleus, de ses cheveux blonds, de sagorge blanche, d’elle.
Et me voilà parti !..... Où ça ? A sa recherche, parbleu ! - Oh !faiblesse indigne, et comme vous devez me mépriser. Tenez ! je voile maface dans mes mains. Mais, écoutez : je l’aimais. Entendons-nous : d’unamour léger, souriant, facile. C’était une si bonne fille. Un beau soirelle avait planté là son magasin, non qu’elle y fût trop gênée auxentournures, mais La Fontaine l’a dit : Lorsque les chèvres ont brouté,certain esprit de liberté,..... et, dame ! depuis sept ou huit moisqu’on était ensemble, l’habitude..... Ma crainte, je dois l’avouer,était qu’elle ne se fût point envolée seule, et je ne me dissimulaispas qu’alors de mes pérégrinations je pourrais bien ne rapporter qu’uneveste. Mais, au bout du compte, mes appréhensions devaient êtreexagérées. Un pressentiment – y croyez-vous ? non, n’est-ce pas ? moinon plus, ça ne fait rien - me disait qu’elle avait été simplementfaire un tour au bercail paternel. Histoire de faire passer dans laretraite une bouderie un peu plus longue que les autres. Après tout, dequoi s’agissait-il ? De rien ; de moins que rien. Discussion tournée àl’aigre, mauvaise humeur, temps orageux. Que je la retrouvasseseulement et rien, à mon sens, n’était plus certain qu’unraccommodement.
Ayant toujours trouvé chez la patronne du magasin où Elle travaillait,une longanimité qui confinait à l’indifférence pour les faits et gestesde la jouvencelle confiée à ses soins, jamais je ne m’étais préoccupédes parents. Ils habitaient Courbevoie ; voilà tout ce que je savais.Donc en voiture ! Vous savez, la patache, la carriole de l’avenueVictoria ; c’est charmant, l’été, sur l’impériale, quand il ne pleutpas ; en se bouchant les oreilles on entend presque le cor dupostillon, absent du reste ; une vraie diligence, surtout pour lalenteur. J’arrive. Il était midi ; heure où l’on a faim. J’avise unrestaurant, le premier venu. Le patron accourt, obèse, en bras dechemise, serviette à la main, et, complaisamment étendu sur une chaise,j’écoute la nomenclature des plats du jour qui dégringole de sesgrosses lèvres rouges et charnues.
Dois-je avouer le faible, peut-être honteux, que j’ai pour les grasvisages bêtes ? Il y a toujours quelque chose à gagner dans uneconversation avec un de ces visages-là. C’est bien rare si, au bout depeu d’instants, votre oreille n’est pas frappée par quelque bonnesottise, quelque ânerie magistrale, caressante et récréative, qui,longtemps après, vient encore frôler votre mémoire et faire éclore unlarge sourire sur vos lèvres ; semblable à ces produits du Périgordqui, pendant la quiète digestion, vous envoient, on ne sait d’où, desubtils rappels d’odorat.
Mon hôte avait tout ce qu’il fallait pour me séduire : menton glabre etdont la rose triplicité faisait penser à trois saucisses cruessuperposées, pas de cou, face rougeaude, apoplectique, petits yeuxégarés dans la graisse, sourcils à peine marqués, cheveux ras, et, sedressant de chaque côté de la tête, grandes oreilles violacées. Unventre phénoménal. – Je lui offris « un verre. »
– « Vous êtes Parisien ? me dit-il, assis en face de moi, appuyant sagrosse patte sur sa cuisse monumentale. Vous êtes venu respirer un peul’air de la campagne, pas vrai ? Et tout seul ? Un dimanche ! par un sibeau temps ! Oh ! ces étudiants d’aujourd’hui ! De mon temps ce n’étaitpas comme ça. Eh ! eh ! eh ! On batifolait. Dame ! Et, pour le sûr, onne serait pas venu folâtrer sous les lilas sans avoir une jeunesse àson bras. Vous ne me faites pas pourtant l’effet d’un homme qui vitcomme un ermite. Tenez, jadis, moi qui vous parle, je tenais unebrasserie en plein quartier latin, rue Monsieur le Prince, et, Dieumerci ! j’en voyais des étudiants ! j’en avais une clientèle !Savez-vous qu’ils sont plusieurs très haut placés dans l’État, quivenaient autrefois tous les soirs chez moi prendre leur demi-tasse enjouant aux dominos ou faire une partie de billard en causant politique.Allez leur parler à ces gaillards-là, et vous verrez s’ils s’ensouviennent. Ah ! le bon temps ! Quelquefois, c’est vrai, il y avait unpeu trop de tapage, mais jamais du sérieux ; et puis, vous savez, lajeunesse. Ils sont devenus sages mes anciens habitués. – Hein ? Vousdites ? Ah ! pourquoi ai-je quitté cette situation-là ? Je vais vousexpliquer. C’est rapport à ma demoiselle. Quand elle a pris sept, huitans, j’ai réfléchi que ce n’était guère un milieu convenable pour elleque ma brasserie. C’est qu’ils amenaient leurs femmes avec eux, mesétudiants, des grisettes, et dame ! on en disait de raides. Vousentendez ça d’ici. Au moins, si ma pauvre défunte avait encore été là.Alors j’ai vendu mon fonds, et suis venu m’établir ici pour finir toutdoucettement mon existence. Ah ! bon sang ! s’il avait fallu que mafille devînt pareille à vos cocottes du quartier ! – Mais pas dedanger. Je l’ai élevée, moi-même, ainsi..... Si vous la voyiez,seulement. C’est gentil, c’est propret, et honnête ! Vous souriez ? Ah! bien, tout joli garçon que vous êtes, vous useriez vos ongleslà-dessus. Ça a des principes. – Elle travaille à Paris, dans un grandmagasin. La patronne est une femme sûre qui m’en répond. Je suistranquille. Elle demeure au magasin et ne sort jamais seule. C’estqu’il y en a tant à Paris des enjôleurs, prêts à croquer toutes vivesles petites demoiselles. Je prends des précautions, allez ; sans enavoir l’air, s’entend ; je veux qu’elle m’aime, ma fillette. Et tenez,pas plus tard qu’avant-hier, elle m’est tombée sur le dos, sans criergare, histoire d’embrasser son vieux papa. Ah ! quel plaisir pour unpère de voir sa fille si fraîche, si jolie ! – Chut ! la voilà !..... »
Un léger bruit de pas avait interrompu le prolixe cafetier et, uninstant après, je vis apparaître, au bas de l’escalier tournant quitenait un des coins de lasalle..........................................................................
Eh bien ! sincèrement ! je fus épaté. Jamais je ne lui aurais supposétant d’aplomb. Croiriez-vous qu’elle dirigea vers moi tranquillementses yeux, sans pâlir, sans rougir, sans qu’un muscle de son visagetressaillit ? Ma foi ! je fis comme elle ; domptant mon émotion, je lasaluai, aussi froidement que possible. Qu’elle était donc mignonne !J’avais une envie folle de lui sauter au cou.
Nous étions seuls tous les trois dans le café. Elle, gracieusementpenchée, butinait dans quelques pots de fleurs posés sur la fenêtre,nous tournant le dos ; moi, assez mal à mon aise, les deux coudes surla table, j’émiettais entre mes doigts une croûte de pain, tout rêveur; et lui, le père, debout, un gigantesque sourire rayonnant sur laface, me désignait sa fille d’un clignement d’yeux, attendri, les mainscroisées sur sa bedaine qui galopait d’aise.
Soudain une voix, sortie des profondeurs de la cuisine, l’appela.S’arrachant à sa contemplation, il traversa la salle aussi vite que lelui permettaient ses courtes jambes, – et, profitant de cet instant,elle se glissa jusqu’à moi, comme une couleuvre, et rapidement, bas,tout contre mon oreille :
– « Ne dis rien..... »
Hein ! Quoi ? Que j’achève ? Mais, doux Jésus ! est-ce que par hasardla fin de l’histoire ne vous apparaît pas d’une façon asseztransparente ? Tant pis. J’aurais voulu m’arrêter ici. Glissez, mortels! D’autant plus que le dénouement pourra bien n’être pas tout à fait devotre goût. Dame ! c’est un péché de jeunesse que je vous raconte là.Mais que voulez-vous ? Vrai ! je ne l’avais jamais tant aimée ! Etpuis, nous trouvâmes moyen d’échanger quelques mots ; elle se montra sitouchée de ma démarche ;...... bref, le soir même, mon Dieu ! oui, lesoir même, – nous étions chez nous. – Voilà.
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TROP CHER
J
OHANN, le vieux domestique de confiance, donnait les détails les pluscirconstanciés. – A six heures du soir, la veille, M. le chevalier,après être resté fort longtemps étendu sur un sofa, les pieds plus hautque la tête, s’était fait habiller. Puis, pendant qu’on attelait savictoria, il avait pris dans son secrétaire et introduit dans la pochegauche de sa redingote, un portefeuille contenant les 6,000 francs quiconstituaient le trimestre de sa pension touché le jour même. Ensuite,après avoir, comme M. le baron et Madame la baronne pouvaient se lerappeler, fait prévenir M. le baron et Madame la baronne qu’unecirconstance imprévue le privait de l’honneur de prendre le repas dusoir en leur compagnie, il s’était fait conduire chez Bignon, avenue del’Opéra, où il avait dîné seul ; – dîné très longtemps, disait lecocher. A la suite d’une nouvelle station au café Frontin, boulevardPoissonnière, il avait donné ordre de le descendre aux Folies-Bergère,rue Richer. Au bout d’une heure il était sorti de cet établissement,ayant au bras une femme, – éblouissante, disait le cocher, – avaitalors renvoyé la voiture et s’était éloigné à pied avec la femme. Onignorait les événements de la nuit. Finalement M. le chevalier étaitrentré ce matin, à onze heures, et dans un état que lui, Johann, malgrétout son respect, ne pouvait s’empêcher de qualifier de déplorable : lafigure tirée, les yeux bouffis, les vêtements en désordre, se trainantà peine. On l’avait couché. Mais, et voilà le point capital, lui,Johann, qui se souvenait de la grosse somme emportée la veille, ayanteu l’extrême audace de visiter les habits de M. le chevalier, n’avaitplus retrouvé le portefeuille. Nulle trace des 6,000 francs.
Et le vieux valet de chambre, plié en deux, se retira à reculons.
Le père et la mère se regardèrent dans le blanc des yeux, sans riendire, d’abord. Six mille francs ! Un vol ? N’était-ce pas plutôt une deces prodigalités folles auxquelles Francis (le chevalier) avaitaccoutumé ses parents ? Ce Francis était inouï, véritablement.N’avait-il pas déjà fallu, – chose humiliante, – annoncer partout queses dettes ne seraient point payées par sa famille ? Ne pouvoir, àvingt-deux ans, se contenter de deux mille francs par mois ! Une jolievieillesse que leur préparait un fils comme celui-ci. – Extorsion, sansaucun doute. Francis était si faible, c’était une proie si commode auxescrocs, aux femmes perdues. – Et, remués jusqu’au fond des entrailles,les deux aristocratiques personnages s’épanchèrent en un torrentd’injures. – Ces filles ! ces drôlesses ! Quelle honte ! Laisser ainsivaguer dans Paris de telles créatures ! Infamie ! Non ! le gouvernementne faisait pas son devoir. Tout cela ne devrait-il pas être balayé, misen prison, expédié à Nouméa ? Les Folies-Bergère, qu’était-ce encoreque cela ? – Le baron le savait très personnellement, mais il ne jugeapas nécessaire d’en instruire son épouse. – Un repaire. Un de cesépouvantables lieux de débauche où se corrompent dans l’impureatmosphère du vice les descendants des grandes maisons. – Cette phraseest toute entière de la baronne. – Immonde République ! Pourtant ellequi pervertissait ainsi les âmes nobles ! – Et, sur cette imprécationfinale, pendant que le baron annonçait, en tapant très fort de sonpoing sur la table, son intention de déposer une plainte au parquet, labaronne, tremblante de rage, sortit en faisant claquer la portederrière elle.
Sitôt dit, sitôt fait. Le baron n’est pas de ces hommes indécis quiréfléchissent avant de prendre une résolution. Il sonne. Johann paraît.
– Une dame est là qui désire parler à M. le baron.
– Au diable, grommelle le vieux gentilhomme, je suis occupé. Quelle estcette dame ?
– Elle dit que son nom n’apprendrait rien à M. le baron, mais qu’ellevient pour affaire capitale, et qui presse.
– Ah !.... voyons, faites entrer.
Une jeune femme est introduite ; bien mise, toute en noir, voilée.
Le baron s’incline.
– Veuillez prendre la peine de vous asseoir, Madame.
– Merci, Monsieur, ça n’est pas nécessaire. Je n’ai que deux mots àvous dire. Je.....
Elle paraît fort embarrassée, la visiteuse.
– Je vous écoute, Madame ; de grâce, prenez un siège.
– Non, merci ; ce n’est pas la peine. Je suis.... je viens vous parlerde votre fils.
Le baron est surpris.
– De mon fils ? Comment ? Je suis tout oreilles, Madame. Mais, je vousen supplie, ayez la bonté de vouloir bien....
– Non, je vous dis que je vous remercie..... Je ne sais pas tropcomment vous dire ça.
– Plaît-il ?
– Enfin !... je suis la femme avec qui votre fils a passé la nuit.
A cette phrase lancée tout d’un trait, résolument, le baron bondit.
– Hein ?
– Dame, oui, voilà, ajoute avec simplicité la visiteuse.
Et le baron, bras croisés, majestueux :
– Que venez-vous faire ici ? tonne-t-il ! Abomination ! Votre présencesouille ma maison. Vous..... vous..... votre conduite est ignoble !Ignorez-vous qu’il y ait des lois ? Je.... je veux vous livrer moi-mêmeà la justice !
Mais la jeune femme s’est redressée, et les bras croisés aussi,regardant son interlocuteur en face, la voix changée :
– C’est comme ça qu’on me reçoit ! Dis donc, vieux bécan, tiens talangue. J’ai l’habitude qu’on soit poli avec moi. Essaye pas dem’épater. Ton fils ? Dirait-on pas que tu me l’as confié en sevrage ?En voilà un vanné ! Mince de perte quand il sortira d’ici les pieds enavant. Et toi, miché, moins d’bouzin, hein ! Si tu n’avais pas cascadéétant jeune, tu n’aurais pas un rejeton si déjeté. Mais j’en voudraispas pour collage, de ton fils. Tiens, les voilà, tes six mille francs !et je te dis zut !
Et, jetant le portefeuille au nez du baron ébahi, elle s’en vas,balayant le tapis d’un grand coup de jupe, laissant tomber derrièreelle cette exclamation dégoûtée :
– Eh bien ! quand on m’y reprendra à être honnête, il fera tiède !
~*~
UNE FEMME CHIC
M
A femme ?... Eh ben quoi ? ma femme ? – D’abord, j’veux pas qu’on disedu mal de ma femme devant moi. Ah ! mais.
« J’vas vous dire. Pour une femme chic, c’est une femme chic. Sacré nom!.... Ça fait trois ans qu’nous étions ensemble quand j’y ai proposél’conjungo. Dame ! écoutez donc : une épouse comme ça, ça n’se trouvepas entre les deux pattes d’un âne boiteux. D’abord, – et puis vous laconnaissez bien, au reste, – comme plastique, c’est ça ! De quoi ? Y apas grand monde aux avant-scènes ? après ? Ah ! malheur ! moi, lesnourrices n’en faut pas. Et puis, quand j’vous dis qu’c’est ça.... Jel’sais bien, p’t-êt’....
« En v’la z’une qui boude pas à l’ouvrage. Ah ! mais non. Quand j’veuxpas fiche l’coup, c’est elle qui turbine, et, y a pas, on bouffe toutd’même. Des fois, j’suis resté 4, 5mois à louper, – la flemme, quoi ! -et toujours la popote servie. C’est-y ça une femme chic, nom de nom ?..Oh ! j’y viens ben en aide ; pas plus tard que la s’maine dernière j’yai encore aboulé une roue de derrière. S’faire entret’nir ? malheur !pas capab’e. C’t’égal, v’la l’été qui rapplique, – c’est la saisonousque son ouvrage donne, – et je n’vous dis qu’ça que j’m’en vasm’payer une bosse d’rigolade. En avant, les bons zigs ! Vous comprenezbien qu’puisque la marmite bouille sans moi, ça s’rait pas à faire quej’mesquinte l’tempérament. – Ah ! vous voudriez bien avoir une femmesur c’patron-là, vous autres. Mais voilà. N, I, ni. C’est fini. L’mouleest fondu, on n’en fait p’us.
« Et complaisante ! et patiente ! et douce ! chic, enfin ! quoi ! crénom ! quand j’rentre paf, vous croyez qu’a m’engueûle. P’us souvent !On n’la fait pas à Bibi, par exemple. Mais pas besoin d’s’emporter.C’est elle qui m’couche. Oh ! la, la, bassinez-moi donc l’pieu dum’sieur qu’a mal aux douilles. Do, do, fais dodo.
« Et puis, c’est pas pour dire, mais pas gêneuse, mon épouse. Uneempêcheuse de danser en rond, elle ? Ah ! non, alorsse. D’abord, n’enfaudrait pas ; zut ! C’est pas une de ces femmes tocs qui viennentchercher leu’s hommes chez l’mastroq’, ou faire du boucan par c’qu’ilspincent un chahut au bastringue avec une gonzesse de l’endroit. Moi,j’abomine les scènes. On peut bien rigoler un peu, pas vrai ? L’préfetd’police l’a pas défendu. J’suis libre, moi, crédieu ! Eh ben ! ças’rait du prop’ ! J’voudrais voir ça. Attenter à mon intégrité, malheur! Mais, pas d’danger. A chigne des fois par exemple ; quoi qu’vousvoulez ? Faut ben y passer quèqu’ chose. Et puis, les femmes, si an’pleuraient pas, a d’viendraient enragées,
illico. Mince d’fontainesVallace !
« Voyez-vous, les p’tits pères, l’mariage y n’y a qu’ça. Des drôles depistolets encore ceusse qui déclament contre la sainte union légitime.Que j’vous dise : tous, tant qu’vous êtes, vous m’faites transpirer,avec vos maîtresses. Ah ! oui, du joli. Ça d’la liberté, misère du bonDieu ! toujours des mistoufes, toujours emmiellés ; tandis qu’avec unebonne femme légitime, surtout quand y a pas d’gosses à la clef, c’estbath ! c’est rupinskoff ! Ça vous soigne, ça vous dorlote ; p’tit maridans d’la ouate. Et puis y a ben moins d’danger qu’ça vous fasse destraits. Eh ben ! et le Code, y s’rait donc en bois ? J’ai la Loi pourmoi, ainsi....
« Hein ? quoi qu’y jaspine, c’ui-là ? Ça vous épate que j’aie dénichéune femme ça ? En v’la des esbrouffés. Pas la peine de tant riboullerdes calots, dites donc, les amoches. Mais r’luquez-moi donc un peu ;pigez-moi c’te désinvolture. Merci, alorsse, si Bibi manquait d’femmes; c’a s’rait du gentil. A m’gobe, c’t’enfant. C’est y à moi d’l’enempêcher ? De quoi ? Si a m’trouve joli garçon, y a des p’us mauvaisgoûts. Ah ! misère !
« Ecoutez-moi ben, les camaros : les femmes, voyez-vous, c’est faitpour ça, c’est pour ça que l’bon Dieu les a créées et mises au monde :
Gober les hommes et les laisser pioncer quand l’pive leur y joue uncoquin d’tour.
Sans ça est-ce que je m’serais marié, moi ?...
Et vos sales Républicains qui font des tartines sur le divorce et surl’affranchissement des femmes, zut ! On leur fait ça.
Moi d’abord, j’les ai quelque part.
L’mariage indissolub’e, y a qu’ça, et l’homme est l’patron.
J’suis d’accord avec les députés, bon sang ! c’est moral.
La morale !... La morale ?... Mais j’en suis pourri, moi, d’morale.J’suis du Cercle catholique. Alors, m’embêtez pas, ou mille noms de....– C’est égal, vous savez, pour une femme chic, c’est une femme chic. –J’l’aime ! »
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VICTIME DU CHIFFON
T
U sais bien ? La petite Maria ? Maria Montplaisir ? Comment, vrai, tune te le rappelles pas ? Elle est gentille. De beaux yeux. Un joliteint aussi ; blanche comme du lait. Ah ! par exemple, une bouche, unebouche grande comme ça ! Après tout, tu peux bien ne pas l’avoirconnue. Ça m’étonne tout de même. Enfin. Elle est orpheline, tu sais.Toute petite elle a perdu son père et sa mère. Des parents éloignésl’ont élevée, par charité. Aussi, tu comprends, dès qu’elle a été enâge de travailler, elle a filé. Il y a six mois, elle était dans unmagasin de ganterie. Tu sais combien on est payé dans cesétablissements-là, quand on ne travaille pas à ses pièces : 100 francspar mois si on loge dehors, 60 francs si on couche. Maria couchait. Ehbien ! tu ne devinerais jamais. Avec 60 francs, n’est-ce pas, on peutvivre ? Tu fais la grimace. Ah ! dame, il n’y a pas de quoi se payersouvent le théâtre, mais en allant aux bouillons à bon marché, enfaisant durer ses robes, on arrive. Faut te dire, Maria était sage.Vrai ! on ne lui a jamais connu personne. Et puis, d’abord, commentveux-tu ? Elle ne sortait jamais ; des fois, le dimanche, avec sapatronne qui l’aimait beaucoup. Tout le monde l’aimait. Malgré ça, elleavait son vice ; tu sais, tu me disais l’autre jour que tout le monde ale sien. Toute jeune, figure-toi, elle adorait les beaux habits, et tucomprends, devenue grande et belle fille, elle n’aimait pas à être malarrangée. A chaque instant c’étaient des chapeaux, des robes, est-ceque je sais, moi ? Quand on veut des rubans, des fleurs, des chiffons,être bien mise, quoi ! 60 francs ça passe vite ; il n’en reste pasbeaucoup pour becqueter. Eh bien, Maria ; non, tu ne devinerais jamais; sais-tu comment elle faisait ? Elle ne mangeait pas. Elle se privaitde tout en fait de nourriture. Elle vivait une journée entière d’unetablette de chocolat et d’un petit pain. Hein ! faut joliment êtrecoquette pour s’habiller comme ça avec son manger ? Seulement, voilà cequi est arrivé. Elle s’est démoli l’estomac à ce truc-là. Si tu l’avaisvue, pâle et maigre. Et elle continuait toujours.... Dis, est-ce assezbête ? Sais-tu où ça l’a menée ? A l’hôpital ; et encore elle a eurudement de la peine pour en revenir. Ce que le médecin et les internesétaient épatés ; ils n’avaient jamais rêvé chose pareille. Alors,vois-tu, quand elle est sortie, elle s’est dit sans doute qu’elle leferait encore ; et puis elle était si faible. Songe donc, elle avaitvécu comme ça longtemps, longtemps. – Alors, elle s’est mise avec unhomme ; oh ! maintenant elle est très heureuse. »
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MARIAGE D’INCLINATION
P
OUR le marié, Horace, c’est un être assez nul. Le rencontrant dans larue, vous ne lui accorderiez pas même un regard. Même sa laideur estcommune. Il a 25 ans, est seul au monde et gagne 300 francs par moisdans une administration quelconque. Je vous assure que de lui, portraitplus détaillé ne saurait se faire.
Elle, son histoire est vieille.... dirai-je : comme le vice ? Lacomparaison est bien rebattue. Orpheline, ou à peu près, fleuriste, àquinze ans débauchée par un vieux, et depuis lors roulant un peupartout, avec ces alternatives qui sont la vie même des joyeusesdu bas de l’échelle ; aujourd’hui humant des huîtres chez Baratte, etdemain ramassant sa robe de soie pour se glisser par la porte étroited’un ignoble caboulot.
Jolie comme un portrait de Greuze, les cheveux d’un brun clair, leteint mat, mince, mignonne, toujours gaie, l’âme et le corps salis,deux grands yeux bleus, dix-neuf ans.
Il y a un an et demi, la connaissance se fit à Bullier, et, depuis cetemps-là ils sont ensemble.
Elle ne l’aime pas. Non. J’en sais quelque chose, peut-être ; oh ! moi,comme bien d’autres, allez. Imaginez-vous qu’il faisait semblant de nerien voir. Et comment aurait-il pu ignorer ? Elle ne s’en cachait pas.Bien sûr, elle ne lui disait pas en face la chose, crûment. Maisc’était bien juste. A vrai dire, elle ne se donnait pas la peine de letromper gentiment, comme on trompe quelqu’un pour qui on a des égards.Elle rééditait à son usage de vieilles bourdes usées, ayant déjà tropservi, montrant la ficelle ; la tante, par exemple, malade, et auchevet de laquelle il fallait passer la nuit. Et il gobait ça ; ilavait du moins l’air de le gober, le pauvre garçon. Quand l’heurevenait pour lui d’aller au bureau, et qu’il la laissait, demi nue, larobe étalée sur le lit, prêtre à mettre, il ne lui demandait pas oùelle allait, il l’embrassait longuement, et partait, chancelant un peu,comme un homme ivre, le regard fixe, navré. Lorsqu’il descendait,l’ayant à son bras, le boulevard Michel, il surprenait des salutsdiscrets, des sourires d’intelligence, à elle adressés, qui luimordaient le cœur. Il l’adorait, acceptait tout, lâche, sans avoir mêmeune velléité de rompre son ignoble esclavage. Sa terreur était qu’ellene le quittât un jour, et, vil, il se faisait petit, n’osant hasarderun reproche, tremblant à l’idée seule d’une séparation. Et, « presque »chaque soir, ce malheureux avait un moment de bonheur immense. La portefermée, sûr qu’elle ne lui échapperait pas, il la saisissait dans sesgrands bras, et la serrait à l’étouffer, fou, ivre de passion. Un râlesourd s’échappait de sa poitrine, quand le souffle chaud de la femmepassait sur son visage, et lorsqu’elle s’endormait paisiblement toutcontre lui qui, la tenant à bras-le-corps, sentait contre sa jouebrûlante le battement égal du cœur de sa maîtresse, il était payé deses souffrances.
Notez que si elle restait avec lui, c’était parce que là, du moins,elle était sûre d’avoir la pâtée et la niche. Elle était coquette etgourmande ; il mangeait à peine, faisait durer ses vêtements, seprivait de tout pour qu’elle eût assez.
Elle voulut se mettre en brasserie, une idée de femme qui s’ennuie, etlui, vous le devinez bien, consentit. La voici dans l’âcre atmosphèrechargée de bière et de tabac, le tablier blanc serrant les cuisses, lapochette en cuir de Russie sur le ventre, allant et venant, servant lesclients, acceptant des bocks, blaguant, fumant avec eux, tutoyée pareux. Toutes les nuits, quand l’établissement fermait, il venait lachercher, ayant trop peur qu’elle ne rentrât pas ; et longtemps avantl’heure, on voyait sa grande ombre maigre aller et venir devant lesvitres flambantes de la brasserie. Parfois, n’y pouvant plus tenir, ilentrait, et c’était pitié de le voir, assis dans un coin, la dévorantdu regard, cachant sous un plat sourire ses effroyables douleursmorales. Les autres filles de l’endroit le connaissaient et ne segênaient pas pour rire :
Un jaloux ! Faut-il être assez bête !
Dire qu’on l’embrassait, elle, devant lui !
Et pendant ces dix-huit mois, une seule plainte lui est échappée, uncri de désespoir qui fit peur à ceux qui l’entendirent :
« Elle me tuera ! »
Il prit la résolution de l’épouser. Peut-être s’imaginant obtenir plusde respect de celle qui porterait son nom.
Et, dernière des misères, elle refusait, le trouvait embêtant.
C’était atroce.
Lui jeune, de bonne famille, plein d’avenir, il se roulait aux pieds decette grue, suppliant, sanglottant.
Elle a fini par dire oui.
Je viens de les voir sortant de l’église.
Pour la première fois depuis longtemps, la face commune d’Horacerayonnait ; il serrait bien fort contre lui le bras de « sa femme. »Elle, relevant le front sous le blanc bouquet dont elle avait eul’impudeur de se parer, cherchait du regard, dans l’ombre d’un pilier,un jeune homme qui lui souriait, et « elle lui faisait de l’œil. »
~*~
LA MARCHANDE DE FRITES
A moitié de l’avenue à peu près, se trouve une bicoque en planches,d’où s’exhale une âcre odeur de graisse ; là se tient la marchande enquestion, assise derrière sa poêle, les pieds sur une chaufferette, sonvieux visage entouré d’un fichu quelconque. Rien de plus misérable.
Elle a une fille, – je devrais dire : elle avait ; – car la petite n’apas attendu d’être bien grande pour s’envoler. Toujours la mêmehistoire. Que voulez-vous ? Est-ce sa faute à cette enfant, si poursortir d’une épouvantable détresse elle n’a trouvé qu’un seul moyen ?D’abord, savait-elle distinguer le bien du mal ? Où l’eût-elle appris ?Voyez-la, comme elle est belle fille, riche nature, dix-sept ans ;comptez les mots tentateurs glissés dans son oreille ; – condamnez-lasi vous l’osez.
Elle partit et ne revint plus. Honteuse de sa pauvreté d’hier, ellen’eût voulu pour rien au monde reparaître, brillante et parée, devantla boutique maternelle. Dans le commencement, la bonne femme allaitembrasser sa « demoiselle » de temps en temps ; mais un jour, elleavait entendu, à travers la porte, une voix disant : – « Ah ! elle nousennuie, ta mère ! Tâche de la mettre dehors, vite ! » – Ça lui avaitdonné un coup. – Et puis la jeune fille changeait si souvent d’adresse.– Une fois, elle la rencontra, superbe, épanouie, en voiture, avec deuxmessieurs élégants ; elle fut bien heureuse et pleura tout bas. – Desmois se passèrent sans nouvelles.
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* *
Or, l’autre matin, une fillette, bonnet et tabliers blancs, tenant unpaquet qui n’était autre qu’un enfant emmaillotté, s’arrêtait devant lacahute et tendait un papier plié en quatre à la vieille qui, étonnée,disait : Je ne sais pas lire ; – une acheteuse offrait de déchiffrer lalettre, d’ailleurs courte : – « Maman, je pars pour l’Amérique avecArthur, je t’envoie la petite que j’ai eue, il y a huit jours ; Arthurdit que je ne peux pas l’emmener. Ta fille, Léontine. » – La bonne dela sage-femme déposait son fardeau dans les bras de la grand’mèreimprovisée et s’en allait, riant, trouvant l’aventure réussie.
Oh ! très réussie, ma foi ! – La vieille fut quelque temps à comprendre; puis quand on lui eut tout expliqué, un frisson nerveux agita soncorps, et de ses lèvres jaillit ce cri douloureux :
- Qu’est-ce que je vais en faire, moi ?
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Plusieurs voisines s’étaient approchées et mises au fait del’événement, ne tarissaient pas ; tour à tour s’indignant ous’apitoyant : – Pauvre bonne femme, disait l’une, est-ce assezmalheureux d’avoir une fille comme ça ? – Elle ne pourra pas garder lemioche, disait l’autre. – Faudra-t-il donc le mettre à l’hospice ? –A-t-on jamais vu ! – La marchande, serrant le bébé contre elle par ungeste machinal, sanglotait doucement.
La petite fille dormait, paisible, rose et blanche, avec cette laideuradorable des nouveaux-nés ; sous son béguin passaient quelques mèchesde cheveux d’un blond pâle ; au-dessus des yeux, une légère ombremarquait la place des sourcils ; sa bouche entr’ouverte laissait voirses gencives. – « Elle est grasse : elle a l’air de se bien porter,disaient les voisines. » – Cette remarque est faite à haute voix : Elleressemble à sa coquine de mère.
*
* *
Par phrases entrecoupées la vieille expliquait la situation : – Commentfaire ? La mettre à l’hospice ? Ah ! le pauvre chou ! La garder ? Paspossible. C’est si mal joint ici. Elle aurait froid. Et puis, pas lesou !
Et cette exclamation lugubre revient à chaque instant : – Faudrait lavêtir ; pas le sou ! Lui acheter du lait ; pas le sou ! – Elle pleure.– Les voisines se regardent ; il semble qu’une même pensée leur vient àtoutes :
– Tenez, la mère, passez-moi l’enfant, dit l’une, jeune, à poitrinerebondie : – j’ai du lait, moi.
Elle dit cela simplement, et simplement aussi la vieille, toutetremblante, lui donne le précieux paquet : – Seulement, dame !reprend-elle ; je ne suis pas riche ; je ne sais pas trop comment jevais m’en tirer. – Voulez-vous, dit une autre, la layette de mon pauvremignon qui est mort ? – Parbleu ! nous vous aiderons toutes, s’exclamela grosse charbonnière. C’est bien ce que vous faites-là, ma petite !Je vais vous monter du coke, et tout de suite : il faut qu’elle aitchaud, la minette ! – Et toutes s’ingénient. Une projette de fairepasser quelques provisions à la mère adoptive dont le mari, un maçon,chôme plus qu’il ne faudrait. Une autre offre un vieux drap pour enfaire des couches. La marchande balbutie : – Vous êtes bonnes. Ah !elle ne mourra donc pas de faim, la chérie ! – Vous me l’amènerezsouvent, dit-elle encore. – Et c’est tout. Le groupe se disperse. Lavieille, – sur ses joues flétries roulent de grosses larmes, – suit desyeux la femme qui s’éloigne, l’enfant dans ses bras, abaissant sur levisage rose de la petite fille endormie un doux regard maternel.
~*~
LA RECLUSE
A cette époque, toute récente, mes meubles et moi-même occupionsquelques pieds carrés dans les hauteurs d’une grande maison. J’avais untas de voisins, bons enfants pour la plupart, et, parmi eux, un êtreétrange.
C’était une jeune fille, – 21, 22 ans, – aux longues mains fainéantes.Est-il nécessaire d’en dire plus long ? De même qu’un trait suffitparfois à faire comprendre tout un caractère, un seul détail ne peut-ilrendre visible toute une physionomie ? De longues mains fainéantes ;vous les voyez : blanches, la peau souple, les doigts en fuseaux, lesongles roses, transparents, taillés en amande, le poignet délicat. Ettoute la personne n’apparaît-elle pas ? Grande, blonde, mince, épaulestombantes, trop « de jambes », les traits assez réguliers, un peu mous,la figure plus allongée que de raison, le nez droit, les yeux pâlessans éclat. Ajoutez, répandu dans tout l’ensemble, l’air d’ineffablebêtise qu’annonçaient si bien ces longues mains fainéantes, pendant aubout de deux bras frêles.
Ajoutez encore cette particularité : sa jupe, excessivement étroite,remontait sous l’effort d’un soulèvement intérieur de plus en plusprononcé.
A coup sûr, il y avait un drame sous cette robe.
Jugez-en :
Voici une jeune fille qui vit absolument seule ; dans le couloir ellemarche sans bruit, les yeux baissés et, des pas se font-ils entendre audevant des siens, elle opère une retraite digne des généraux du siège.Depuis qu’elle est dans la maison, son pied n’a pas touché la plushaute marche de l’escalier. Sa chambre, où j’ai pu glisser une fois unrapide coup d’œil, est nue et froide. – Elle ne fait rien. Pour seuledistraction, deux canaris bien agaçants à s’égosiller dès qu’un rayonde soleil, trouant le ciel brumeux, vient dorer les vitres. Tous lesmatins une femme grimpe les six étages, avec un panier plein etredescend, peu après, le panier vide. Que contenait-il ? La nourriturede la jeune fille, évidemment. – Parfois aussi j’ai rencontré, sortantde chez elle ou y entrant, un homme gros, grisonnant, dont les visitesétaient moins courtes. Jamais elle ne le reconduisait plus loin que leseuil de sa chambre. Un jour je les vis tous deux à la fenêtre ouverte; l’homme parlait d’abord, bas, puis il se tut et, accoudé à la barred’appui, resta longtemps le regard fixé sur le pavé ; elle, redressantsa longue taille, l’œil vague, chiffonnait un brin de mouron entre sesdoigts effilés.
Ayant remarqué tout cela, je flairais bien un mystère, une tragédiedomestique quelconque ; mais quoi au juste ? J’errais.
Utilité des portières !
C’est la mienne qui, dans la cour, interrompant le va-et-vient du joncqu’elle faisait retomber à intervalles pressés sur de nombreuxpaillassons étalés autour d’elle, m’a donné l’explication de l’énigme.– En deux mots, voici la chose.
Dans sa première moitié, la vie de cette demoiselle est celle de biend’autres. On ne la connaît que trop l’éternelle histoire de la jeunefille séduite et abandonnée. Puis les suites, toujours possibles, de lafaute ; les signes de plus en plus évidents de la grossesse. – Ah !dame...
Ici nous sortons de l’ordinaire.
Ce fut un coup terrible pour les parents, pour le père surtout.D’abord, un accès de rage. Son honneur ! son honneur perdu ! Oh ! s’ilavait tenu le misérable, l’amant qui riait sans doute maintenant,joyeux vainqueur d’une lutte facile ! S’en prendre à sa fille ? Hélas !la pauvre créature. Eût-ce été raisonnable ? juste ? – Donc, pas devengeance, une douleur muette, digne. – Le nom du moins resteraitintact. Personne ne saurait la chute et la honte. – Un voyage futprétexté, un séjour à la campagne, chez une parente ; et l’enfantcoupable quitta la maison paternelle. – Paris est un monde ; d’un boutà l’autre de la grande ville, qui se connaît ? – On loua cette chambresur mon pallier ; le père n’y faisait que de rares apparitions et, tousles matins, la mère venait, le long des rues interminables, apporterses repas à la recluse.
Celle-ci, morne, a subi le sacrifice. Combien le désespoir des parentsdut être terrible pour que cette grande fille, dont le corps ne paraîtdevoir s’animer qu’aux chatouillements du plaisir, acceptât semblableexistence ! Vrai ! l’on eût dit que sa tête inclinée se courbait sousle poids de sa faute. – Décidément en retard sur leur époque, cesgens-là ! Un jour, la proscription prit fin. Ma voisine a reparu chezson père ; nul n’aura rien su de l’événement, les précautions ont étébien prises, et si les parents, les amis, les voisins, ont trouvé en larevoyant un peu pâle et affaiblie, que l’air de la campagne ne luiavait pas été salutaire, on aura expliqué cela par une maladiecontractée là-bas.
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PREMIER AMOUR
V
RAIMENT ! Vous ne voulez pas ? Voyez-vous çà ! Et il faudrait que pourun caprice.... Ah ! mais non. Mademoiselle, respect au travailleur. Letravail, c’est la liberté. – Sur ce, je m’installe.
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Oh ! vous avez beaurire et cacher vos mains derrière votre dos. Je ne plaisante pas. Vousm’avez pris ma plume, vous me rendrez ma plume. – voyons, minette,regarde ce beau papier blanc, et sois attendrie. Songe que mon cerveaubout ; littéralement, il bout. – Mademoiselle, vous allez me mettredans la dure nécessité de recourir à la force. Une fois, deux fois,trois fois : voulez-vous me rendre ma plume ? Ah ! ne boude pas,surtout.
Tiens, je suis lâche, je capitule. Ça t’ennuie que je travaille ; audiable les paperasses. Suis-je assez obéissant, dis ? Seulement commel’histoire est là, dans les cellules de mon écorce cérébrale, pour m’endébarrasser, je vais te la raconter. Sois paisible, je hais laprolixité. Allons, venez sur mes genoux, petite fille. Tout bienconsidéré, cela vaut mieux. Le public est si étrange ; sait-on jamaisce qui l’amuse ? Tandis que vous.... Allumons nos cigarettes, et jecommence. – Je prie instamment Mademoiselle de ne pas me tirer la barbe.
Je commence. – Il fut un temps où moi qui vous parle j’étaisabominablement naïf. – Auditoire, pas de marques d’incrédulité. – Maisne sais-tu donc pas, mignonne, que les jeunes gens bien élevés le sonttous plus ou moins longtemps, naïfs. Brisée la chrysalide que figurentassez bien les étriqués habits du collégien, ils voudraient avoir desbras assez grands pour tout embrasser. Brûlent de mettre en pratiqueles théories apprises Dieu sait comme. La timidité les engonce. Têtebourrée de récits voluptueux, cœur battant la charge à la vue dupremier chien coiffé, ils restent auprès des femmes muets, rougissant,l’air prodigieusement bête. – Tu souris. Tu connais çà. Très bien, jebrise. – Du reste il n’y a rien de stupide comme les généralités. Parcequ’elles ne signifient absolument rien. J’ai vu des lycéens dépourvusde toute naïveté.
Mais j’en avais, moi, et j’avais aussi autre chose qui me gênait fort.Il me répugnait cependant de laisser le plus doux souvenir de ma primejeunesse entre des bras quelconques. Déjà s’étaient offertesd’excellentes occasions dont ma gaucherie m’avait seule empêché desaisir la tignasse. De toutes mes aventureuses excursions à larecherche du bonheur j’étais revenu piteux, le même qu’au départ. Lourdfardeau, une robe d’innocence. – N’est-ce pas ? – J’enrageais ; car,possédant un estompage follet sur la lèvre supérieure, et venant pourla seconde fois de me faire retoquer à l’ès-lettres, je pouvais à bondroit me dire : homme.
Or, j’entre dans le récit, il plut alors à un vieil ami de mon père, uncolonel en retraite et comme perdu dans le fond du Poitou, de m’inviterà passer une quinzaine chez lui. La chasse devait être de la partie.Juge de ma joie et permets-moi de passer sur le trajet, privéd’intérêt. Et pourtant il aurait pu en avoir. Je fis le voyage entieren compagnie d’une jeune brune, charmante, d’aspect point tropfarouche. Hélas ! en arrivant à Poitiers, je cherchais encore lamanière d’engager la conversation.
Il était trois heures du matin, et de toute la maison endormie je nevis, à part le colonel, madras sur la tête, bougeoir en main, qu’un litou je dormis du plus innocent des sommeils.
Mais, – attention ! – lorsque je descendis déjeuner, quelle surprise !Je savais bien que le colonel était marié, mais j’avais établimentalement une concordance entre l’âge de sa compagne et le sien. Ilavait soixante-cinq ans. Aussi fus-je renversé. – Se trouvaientégalement autour de la table quatre neveux, de jeunes gars robustesqui, les guêtres tout humides de la rosée matinale et la bouche pleine,avaient le cœur de parler chasse, gibier, armes, pendant qu’elle étaitlà !
Maintenant, le portait obligé. Hum ! c’est qu’il y a bien longtemps decela. Je me rappelle seulement qu’elle jouissait d’un certainembonpoint et était blonde. Tu peux partir de là pour inférer que sesyeux réfléchissaient l’azur du firmament, mais n’avance qu’avecprécaution dans le champ, fertile en erreurs, des hypothèses. Sacheaussi qu’elle frisait la trentaine, ce qui est « la bel âge » pour unamoureux de dix-huit-ans.
Car tout de suite j’en devins amoureux. Ah ! ce n’était plus la bonnede ma mère, la couturière d’en face, ni la demoiselle de la brasseriede la Porte Saint-Martin pour lesquelles mon cœur avait successivementbrûlé. Ce n’était même plus la dame du wagon. C’était une vraie femme !
Et me voilà dressant mes batteries, de loin, tressaillant dans lamoëlle de mes os quand par hasard son regard rencontrait le mien, et nepensant qu’à la déclaration. Difficile. La colonelle était fortimposante.
Les quatre neveux chassaient avec rage, j’étais naturellement leurcompagnon obligé. Mais, hanté par mes idées de conquête, je rêvassaisen battant les buissons, et plusieurs fois il m’arriva de rentrer sansavoir tiré un coup de fusil. Le soir, quand tout le monde était couché,je m’accoudais à ma croisée ouverte et contemplais la lune avecpersistance. Un amoureux de dix-huit ans manquerait à tous les usagesreçus s’il n’était pas excessivement poétique.
Une fois je me trouvai seul avec elle. Elle lisait. Je me tournais lespouces. A part moi, j’estimais le colonel assez imprudent de nouslaisser ainsi en tête à tête. Le silence qui régnait autour de nous, lanuit tombante m’enhardirent. Je me décidai à brûler mes vaisseaux. – «Madame, dis-je avec effort. » – Elle n’entendit pas. C’était àrecommencer. Que de courage il me fallut pour réitérer : – « Madame. »– Elle leva la tête : – « Plaît-il ? » – Mais au son de sa voix toutema résolution s’évanouit. Je ne pus que balbutier d’une voix rauque : –« Je crois que le temps est à l’orage. » – « Vous trouvez ? dit elle.C’est bien possible. » – La conversation s’arrêta là.
Dans ma chambre, toutes portes closes, en sérieuse discussion avecmoi-même, je reconnus que l’éloquence indispensable me ferait à toutjamais défaut. Ecrire valait mieux. Des vers ? Ce fut ma premièrepensée ; vite abandonnée ; pour cause. Trois heures plus tard, aprèsmaints essais infructueux, j’avais accouché d’une lettre passionnée. –Te dire que je ne pus fermer l’œil de toute la nuit est au moinssuperflu.
Sans doute. Ne fallait-il pas m’ingénier maintenant pour remettre à sonadresse le poulet si laborieusement composé ? Un moyen m’avait étépréconisé par un « grand » ami. Aborder soudain une femme en luimontrant une lettre tombée de sa poche, s’esquiver la lui laissantentre les mains. Joli ; mais demandant beaucoup d’aplomb, – beaucoupd’aplomb.
Nous partions pour la chasse, carnier au dos, fusil sur l’épaule. Lascène représente un rond-point du parc affectionné par la colonelle, etoù elle passait ses après-dînées à faire de la tapisserie. Mon œiltombe sur la corbeille à ouvrage. Oh ! quelle idée ! La colonelle nousreconduit jusqu’à la grille. Feignant d’avoir oublié mon mouchoir, jereviens sur mes pas ; léger, rapide, je glisse ma lettre dans lacorbeille sous un amas de laines multicolores.
Une émotion indescriptible. C’est peut-être à elle que je dois d’avoirfoudroyé l’infortuné lapin qui détala entre mes jambes au moment où mondoigt pressait nerveusement la gachette. Songe que la colonelle n’étaitpas un instant sans bouleverser de fond en comble sa corbeille. Nousrentrâmes. Le visage de mon adorée n’exprimait rien du tout, mais ayanttoujours entendu beaucoup parler de la dissimulation féminine, jen’attachai à cela nulle importance. Du reste, il me semble bientôt quesa voix en me parlant était plus douce que de coutume. Son regard, -était-ce une illusion ? – s’arrêtait souvent, avec persistance, surmoi. Enfin, au sortir de table, ce fut mon bras qu’elle choisit, et jecrus sentir plusieurs légères pressions qui m’allèrent droit au cœur. –Ne te figure pas que je nageais dans l’ivresse. J’étais beaucoup plusgêné qu’heureux.
Mais que devins-je, chère amie, lorsque peu après, - nous prenions lecafé en plein air devant la maison, – elle s’écria : – « Ah ! j’aioublié mon panier au rond-point. Monsieur Ernest, seriez-vous assezaimable pour aller me le chercher ? »
Je répondis : – « Comment donc, Madame ! » - M’élançai. Mais à peineengagé dans l’obscure allée de marronniers, un éclair me traversa lecerveau. Abasourdissement. Tu saisis ? Tout à l’heure, sous un prétextequelconque, elle allait s’échapper, venir me rejoindre. Cettecommission, c’était un rendez-vous. – Niais qui ne l’eût pas compris.
Un rendez-vous ! Eh bien ! pensai-je, en voilà une qui ne se fait pasbeaucoup prier. Plus de difficultés m’eussent peu étonné. Ma lettreétait fort bien, il est vrai ; mais c’est égal.... – Ainsi, là, sousces arbres, dans l’obscurité, seuls tous deux ! Soudain la sueurm’inonda.
Qu’allais-je lui dire ?
Puis, quoi ? Devenir son amant ? Porter le déshonneur dans unehonorable famille. Brouiller de vieux amis.
Que faire ? chaque minute rapprochait l’instant fatal de l’entrevue. Jerésolus de passer pour un imbécile, tant pis ! de paraître n’avoir riencompris. Me voici galopant à travers l’ombre épaisse. J’arrive. Jesaisis la corbeille. Dans ma précipitation, je la renverse..... Etd’entre les flots de laine s’échappe, tombe sur le sol, un petit carréblanc. Ma lettre !
A ce moment je me rappelai que la colonelle avait parlé d’une visitequi l’avait tenue toute l’après-midi dans son salon.
Ouf ! je respirai, largement. Délibérement je frottai une allumette....
Et le reste de mon séjour à la campagne se passa bien mieux que lecommencement. Je chassai, mangeai, bus, dormis, m’amusai, sous l’œil dela colonelle qui décidément me confondait avec ses quatre neveux dansune sollicitude toute maternelle.
Voilà l’histoire. Nos cigarettes sont finies, et tu ne m’as pas tiré labarbe. Embrassons-nous.