MISTRAL, Frédéric (1830-1914) : Les Secrets des Bestes, (1896). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.III.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Huit Contes à Mariani publiés à Paris en 1900. Les Secrets des Bestes par Frédérics Mistral ~~~~![]() A mon ami Mariani EN faisant des recherches dans la bibliothèque de Carpentras, je mis la main sur un manuscrit, par très ancien, au plus de la première moitié du seizième siècle, où je trouvai un certain nombre dhistoriettes assez curieuses. Doù provient ce recueil, que jai tout lieu de croire inédit ? Probablement du fonds Peyresc, qui a contribué à enrichir la bibliothèque Inguimbertine (cest le nom de la célèbre bibliothèque de Carpentras). Parmi les contes ou fabliaux du manuscrit carpentrassien sen trouve un, chose singulière, qui ma paru se rapporter à ce fameux Vin de Coca, remis en vogue de nos jours par Mariani. Ce qui prouve une fois de plus que bien des choses considérées comme de belles découvertes ont été connues autrefois et jusquà en être légendaires. Voici du reste le fabliau de la Coca, il est intitulé : Les Secrets des Bestes. Un jeune bûcheron sen allait une fois couper du bois dans la forêt, lorsquil entendit, à distance, un formidable bris de gaulis et de branches produit, aurait-on dit, par quelque fauve énorme qui se serait ouvert une voie dans les fourrés. Le gars, tout effrayé, se mussa dans un arbre creux qui se trouvait à proximité, sur le bord dune mare, et apparurent, tout dun coup, sortant du bois lun après lautre, un lion, un léopard et un monstrueux reptile appelé cocadrille. Or, cette mare était lendroit où, paraît-il, journellement ces animaux venaient boire et, après boire, ils parlaient entre eux, se confiant ce quils savaient sur les secrets de la Nature. Le lion dit : - Si à Madrid ils avaient une source limpide, inépuisable comme celle-ci, nest-ce pas ? ils ne pâtiraient pas de soif, comme ils le font cette année, par lextraordinaire sécheresse qui règne. Et pourtant, sils savaient ! sur la Plaza Mayor il y a une grosse pierre qui en occupe le milieu : ils nauraient quà la soulever et une source merveilleuse en jaillirait, suffisante pour désaltérer tout Madrid et la Castille avec ! - Ah parbleu ! sils savaient ! dit le léopard, et la reine dEspagne, qui est au lit depuis neuf ans, qui mange, boit comme une personne en plein état de santé, et qui pourtant languit et se meurt de consomption, au point quelle en est blanche comme si elle navait plus une goutte de sang rouge ! On naurait cependant quà regarder sous son lit et, en soulevant un carreau, on aurait vite vu la cause, la cause épouvantable de son dépérissement. Le cocadrille à son tour dit : - Et linfante, cette belle et infortunée princesse dont lestomac tout débiffé ne peut plus supporter la moindre alimentation, au point quon ne la sustente quavec du bouillon de grenouilles, croyez-vous quelle ne serait pas bientôt ravigotée, si elle buvait de temps en temps quelque peu de cet élixir usité au Pérou sous le nom de Coca et dont jai pu me rendre compte, lors dun voyage que je fis autrefois en Amérique ? Et, ces confidences faites, les trois bêtes regagnèrent la profondeur du bois. Mais notre bûcheron, qui nétait pas sot, rentra aussitôt chez lui, prit son bissac de voyage et se dirigea vers lEspagne. Arrivé à Madrid, il alla se promener sur la Plaza Mayor et se mêla aux groupes qui en causant prenaient le frais sous les arcades de la place. Précisément ces pauvres gens étaient en train de geindre sur la disette deau qui affligeait le pays. Le bûcheron leur dit alors : - Eh bien ! que lon me donne cent mille réaux dargent et moi, seigneurs, je me fais fort de faire sourdre là, au milieu de cette place, une fontaine deau qui inondera Madrid. Tout de suite le gars est conduit au palais royal où, en présence du roi, il renouvelle son propos. - Tu auras cent mille réaux, lui dit le roi dEspagne, si tu fais ce que tu as dit. Mais prends bien garde, si tu mens, tu recevras cent coups de fouet. - Cest entendu, dit le bûcheron. Sire, si voulez de leau, faites donc enlever la pierre qui est plantée au milieu de la place. Le roi fait soulever le bloc, et voilà quune source dune puissance fabuleuse jaillit à linstant du sol, si abondante et vive que les ruisseaux des rues en sont à linstant inondés. Toute la cité est en liesse. Le peuple boit à même, à pleine écuelle et des deux mains ; et le roi, enchanté, fait compter au bûcheron les cent mille réaux promis et puis ajoute avec un soupir : - Si tu pouvais, mon brave, ragaillardir si aisément ma royale et chère épouse, qui se chême dans son lit ! - Sire, répondit le gars, rien ne mest plus facile, sil plaît à Votre Majesté de me bailler en récompense le titre de grand dEspagne. - Tu lauras, dit le roi : Vite, viens sauver la reine. On monte à la chambre royale. Le bûcheron regarde sous le lit de la reine et dit : - Enlevez-moi cette brique entrebaillée. On enlève la brique et, horreur ! accroupi dessous, apparaît un crapaud énorme. Cétait lui qui, invisible, aspirait le sang de la reine. Dun coup de hallebarde on perce le vampire et, à vue doeil, en quelques jours, la reine revient à la vie ; et le gars est fait grand dEspagne. Alors le roi lui dit encore : - Ami, tu es vraiment un homme extraordinaire ! Mais tu mettrais le comble à ma félicité, si tu savais quelque remède pour restaurer lestomac de notre pauvre et chère Infante, qui ne peut plus rien supporter, sinon le bouillon de grenouilles. - Sire, je sais fort bien, dit le gars, ce quil faut pour guérir aussi lInfante . Seulement cest dun très grand prix. - Demande, dit le roi, le prix que tu désires et, ma parole, tu lauras. - Eh bien ! fit le bûcheron, je veux si je la guéris, épouser votre fille. - Guéris ma fille, et je te laccorde Vite, que faut-il faire ? - Sire, envoyez au Pérou lune de vos caravelles. Quon sy procure un élixir appelé le « Vin de Coca », et vous men direz des nouvelles. Sitôt dit, sitôt fait. On va quérir au Pérou la précieuse liqueur. La jeune princesse en boit ; elle la trouve exquise ; lappétit lui revient et, peu de temps après, ma foi, se porte comme un charme. Très volontiers, achève le conte, elle donna sa main à lheureux bûcheron, qui, une fois marié, raconta comment il avait surpris «les secrets des bestes», et, en mémoire de la Coca, le saurien amphibie qui en avait appris lusage fut appelé Cocadrille (du mot péruvien coca et du vieux français driller, qui signifie « se bien porter »), doù par corruption, plus tard, nous avons fait « crocodile ». FRÉDÉRIC MISTRAL. |