MONTET, Joseph (1852-1919) : L’aumône (1886). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.IX.2009) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Sixièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1886. L’aumône par Joseph Montet ~*~ ILfaut en finir, s’écria le gros Alcide Camparan. Voilà six mois que vousme faites jouer ici un rôle ridicule et stupide. Sous le prétexte quevous êtes une jolie fille et que j’ai eu la sottise de m’en apercevoir,vous abusez de la situation, parole d’honneur ! Voyons,qu’attendez-vous de moi ? Quelle condition dernière mettez-vous à votreconsentement ? Tout ce qu’une femme coquette et fantasque peut désirer,je vous l’ai offert, prêt à vous le donner sur un signe. Vous avezconstamment refusé, c’est vrai, mais c’est justement l’obstination dece refus qui me déconcerte. Pourquoi n’avez-vous pas accepté ? Pourquoisuis-je sûr, en vous suppliant une dernière fois, que vous n’accepterezpas encore ? Que diable, ma chère Louise, si vous n’étiez pas aussifranchement ce que vous êtes, si vous ne vous ameniez pas dans toutParis, au théâtre, au Bois, aux cabarets en vogue avec le tas degodelureaux que vous traînez après vos jupes, si tout le monde nesavait pas que vous êtes une fille d’humeur facile, leste en propos etplus leste encore en action, si vous n’étiez pas – comme vous n’ignorezpas que vous l’êtes – cotée en chiffres apparents sur le turf de lagalanterie, je pourrais supposer que vous voulez m’en faire accroire,jouer au plus fin avec moi, et me faire payer en une autre monnaie letriomphe de vos vertueuses résistances ! Mais non, vous ne dissimulezrien, si ce n’est l’étrange sentiment qui vous dicte votre conduiteenvers moi. Vous semblez tenir avec vous-même je ne sais quelle secrètegageure, dont je suis la victime, et vous être dit : « Je serai à toutle monde, excepté à celui-là ! » « C’est exaspérant, à la fin ! Vous faites de moi la risée de Parisqui, jaloux de mes millions, se rattrape en riant tout son soûl de mevoir jouer auprès de vous, à mon âge et avec ma fortune, ce personnagegrotesque d’amoureux transi. J’en ai assez. Je me révolte, et je suisvenu aujourd’hui vous dire que cela ne pouvait pas durer plus longtemps!... D’abord, je sens que j’y perdrais la tête, à ce métier. C’est queje vous aime pour de bon, Louise, le croiriez-vous ? Eh non, parbleu,vous ne le croyez pas ! Sans cela, vous ne prolongeriez pas aussicruellement ma torture ; car vous n’avez pas l’âme méchante, au fond,j’en suis certain... Eh bien, je veux vous parler franchement, essayerde vous toucher, de vous convaincre. Oui, je vous aime, absurdement,niaisement, comme un fou ! Tout le reste m’est indifférent. Tout lereste, c’est-à-dire mon argent qui m’est inutile puisque vous lerefusez, et les autres femmes, que je ne regarde seulement pas, et lesaffaires, qui ne m’intéressent plus. Je ne suis plus bon à rien qu’à merépéter que je vous aime, que je vous désire, que je vous veux, qu’endehors de votre ombre, je n’existe pas !... « Quand je pense qu’il vous suffirait d’un mot pour me rendre le plusheureux des hommes, et que ce mot, vous le prodiguerez à cent autresplutôt que de me l’adresser, et que cela est ainsi sans que je sachepourquoi, sans que j’aie au moins une raison à laquelle je puisse m’enprendre, un obstacle que je puisse tâcher de renverser ; il me passepar le cerveau des tentations furieuses d’en finir avec le supplice quechaque jour rend plus intolérable ! Comment ? Je ne sais. Je n’ose mêmepas me le demander avec trop d’insistance, de peur d’entendre mapassion me faire une de ces réponses dont je voudrais être sûr de rire,et dont je sens que je tremblerais. Aussi, je suis venu vers vous pleind’une douloureuse angoisse, Louise ! Tout à l’heure j’essayais deparler fort et de menacer. Maintenant je ne puis plus que m’humilier,et que murmurer à vos pieds une prière. Voyons, Louise, serez-vousimpitoyable au mendiant d’amour, qui vous demande l’aumône, à deuxgenoux ? » Louise, renversée dans un fauteuil où depuis une demi-heure ellepolissait nonchalamment ses ongles roses, leva les yeux et regarda legros homme, grisonnant et congestionné, qui se traînait piteusementdevant elle sur le tapis. Un sourire souleva légèrement le coin de salèvre finement railleuse. - Je ne vous savais pas tant d’éloquence, dit-elle enfin, monsieurCamparan. En vérité, vous venez de parler comme on parle au théâtre oudans les livres, et en fermant les yeux j’aurais pu me croire auGymnase, écoutant la déclaration d’un jeune premier, si tant est qu’ilse puisse encore trouver un jeune premier pour réciter des déclarationssur la scène du Gymnase ! Mais vous avez terminé par un mot malheureux.Oui, tout à la fin, quand vous avez parlé d’aumône. Vous ne comprenezsans doute pas pourquoi ce mot-là est plus malheureux qu’un autre ?Laissez-moi donc vous raconter une petite histoire. Vous comprendrezaprès. « Qui je suis, d’où je viens, vous ne vous en doutez nullement,n’est-ce pas, monsieur Camparan ? et cela vous est d’ailleursbien égal, comme à tous les autres ! Je suis belle fille, comme vousdisiez tout à l’heure, et je vous plais. C’est tout ce que vous savez,et vous n’en demandez pas davantage, – sur ce chapitre-là du moins.C’est justement un extrait de ce chapitre indifférent que je m’en vaisvous dire. « Je suis née à Paris, quelque part, dans un faubourg. Mon père étaitouvrier ; ma mère aussi travaillait, s’usant les yeux à broder du lingepour les gens riches. Un jour, mon père mourut. J’avais dix ans. Cefut, pour ma mère et pour moi, la misère noire. Au bout de trois moisde lutte, après le dernier drap porté au Mont-de-Piété, on nous jeta àla porte du taudis où nous logions, sous les toits, parce que nousn’avions pas un sou pour payer nos termes. La société, cette chose dontj’entends quelquefois parler dans mon boudoir par des gens graves,entre deux bouffées de havane, est ainsi faite que, dans une grandeville telle que Paris, une femme seule, sans autre ressource que sontravail, ne peut pas vivre honnête. Ma mère, naïvement, s’obstina à cecombat impossible. En moins d’un an, elle en mourut. « Voici comment. Un soir d’hiver, sans feu ni lieu depuis quelquesjours, nous étions dans la rue, sous les rafales d’un vent glacé.Depuis combien de temps ma mère n’avait-elle pas mangé ? Je ne sais.Elle se cachait de moi pour souffrir. Le matin, elle m’avait donné sondernier morceau de pain. Nous étions dans une grande avenue, bordée debelles maisons, presque déserte. Un rare passant à de longsintervalles. Timidement, le corps grelottant sous sa robe mince, mamère tendait la main. Rien n’y tombait. Collée à sa jupe pour meréchauffer et la réchauffer aussi un peu, je la sentais par instantdéfaillir sur ses jambes. Elle se redressait par un effort de plus enplus pénible, s’adossant au mur pour se soutenir. Je compris quec’était la fin, et que, si personne ne nous secourait sur l’heure,quelque chose d’atroce allait se passer. « En ce moment un homme passa devant nous, enveloppé dans un manteau defourrure. Il nous vit et pressa le pas, sourd au murmure suppliant dela pauvresse. Une révolte me secoua tout entière. Je m’échappai etcourus après lui. – Monsieur, lui dis-je, mon bon monsieur, faites-nousla charité, s’il vous plaît ! – Je n’ai pas de monnaie !répliqua-t-il d’un ton bourru, en se retournant comme un dogue. – Pasde monnaie ! pensai-je en moi-même, si celui-là n’a pas de monnaie, quidonc en a ? Et je m’accrochai au beau pardessus doublé de chaud duvet,désespérée, répétant ma plainte. – Monsieur, rien qu’un petit sou, jevous en supplie... Ma mère se meurt de faim ! – L’homme s’était arrêtédevant une porte à perron, levant la main vers la sonnette. Il mesaisit le bras de sa grosse main et le secoua, furieux. – Ah ! mais, tum’embêtes, toi, petite gueuse, avec ta fainéante de mère ! Puisque jete dis que je n’ai pas de monnaie ! » Un bec de gaz qui était àl’entrée éclairait son visage en plein. Il était horrible, non delaideur, mais de féroce égoïsme, gros et rouge, un énorme cigare auxdents. La porte s’était ouverte. Il s’engouffra dans la maison pleinede joyeuse lumière et de bonne chaleur. « Restée seule sur le seuil, je revins vers ma mère. Je la trouvai aupied du mur, étendue tout de son long sur le pavé. Je l’appelai, luisoulevai la main, elle ne me répondit pas. Alors, prise d’une terreurfolle, je courus à un poste de police, dont la lanterne rouge flambaità quelque distance. Deux agents revinrent avec moi, prirent ma mère parles épaules et par les jambes et la rapportèrent au poste, où onl’étala sur un matelas. Elle mourut là, sans avoir repris connaissance.Le lendemain, en l’enterra. « Ce que je devins après, toute seule, je ne vous le raconterai pas endétail. Je grandis comme je pus, nourrie par le hasard ; puis j’entraien apprentissage chez une blanchisseuse. Je devenais jolie, malgré lamisère. J’eus le sort qui m’attendait. Les bonnes amies ne memanquèrent pas pour me conseiller. J’appris à me vendre. Depuis, jen’ai pas changé de métier. Seulement, je me vends plus cher, voilà tout. « Tout cela ne vous apprend pas comment mon histoire vous intéresse,vous personnellement. C’est que j’ai négligé de vous dire une chose. Lejour où ma mère fut enterrée dans un coin de cimetière quelconque, jerevins voir l’endroit où elle était tombée. Puis, ayant reconnu lamaison où était entré l’homme qui m’avait refusée l’aumône, j’allai meposter sous la porte voisine, épiant sa rentrée ou sa sortie, prised’un besoin rageur de le revoir, de savoir qui il était, cet homme queles sanglots de ma voix n’avaient point ému et qui avait laissé ma mèremourir de faim, à dix pas de son seuil. Je le revis, en effet, envoiture cette fois. C’était bien là qu’il demeurait. Et je m’enquis deson nom auprès d’un boutiquier voisin, prétextant je ne sais quoi, unecommission dont j’étais chargée. Or, ce nom, monsieur Camparan, c’étaitle vôtre. « Comprenez-vous, maintenant ? « Comprenez-vous que, pendant dix ans, je me le sois rappelé, ce nom,pour le haïr et le maudire, et que, le jour où quelqu’un l’a prononcédevant moi, pour me dire le désir que vous aviez de me connaître, dem’être présenté, je me sois dit : C’est bon. Je tiens ma vengeance !Car je me connais, je sais mon pouvoir, et que je puis à mon gré faireramper les hommes comme avec la cravache d’une dompteuse, et pousserdevant moi le vil troupeau de leurs désirs comme avec la baguette d’uneCircé... Vous voyez que mon expérience, terriblement précoce, m’a toutdonné, même une teinte de littérature. « Aujourd’hui, ce que j’ai prévu est arrivé. Après dix ans, nous nousretrouvons face à face ; vous, devenu plus riche encore que vous nel’étiez jadis, gavé de tout l’argent que vous avez volé aux quatrecoins de la Bourse comme aux quatre coins d’un bois, puissant, redouté,arrogant ; moi, mûrie, en quelques années, de corps et d’esprit, commeces fruits que des jardiniers payés à prix d’or font pousser enquelques semaines dans vos serres, ayant déchiffré le mot de la vie,sachant ce que vous valez et ce que je vaux. Pour moi, vous êtesl’incarnation parfaite, absolue, de ce formidable égoïsme qui est laloi cynique de votre monde, sacrifiant tout, choses et êtres, à lasatisfaction de ses appétits. Vos appétits ? C’est votre faiblesseautant que votre force. Et la preuve, c’est que vous voilà devant moi,suppliant, les lèvres tremblantes de désir, ayant faim de moi commejadis ma mère avait faim de pain... « Vous souffrez, me dites-vous ? Je vous crois. Vous êtes malheureux aupoint que, sans moi, la vie vous devient insupportable ? C’est àmerveille ! Vous vous tuerez peut-être un de ces jours, dans un momentde désespoir ? Ce sera parfait. Notez bien ceci, gueux de millionnaireque vous êtes, c’est que je jouis de votre agonie comme d’une légitimerevanche, et que j’éprouve une joie féroce à vous dire à mon tour : –Passez votre chemin, mendiant, je n’ai pas de monnaie ! » |