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NOAILLES, Anna deBrancovan comtesse de (1876-1933)Parmiles Lettres qu'on n'envoie pas - 2 (1922).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.V.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671 /2) des Œuvreslibres, n°14, Août 1922 publiées à Paris par les éditionsFayard.


PARMI LES LETTRES QU'ON N'ENVOIE PAS

[2]
Nouvelle inédite
par
LA COMTESSE DE NOAILLES
_____

MADAME,

Je puis enfin vous offrir aujourd'hui mon amitié. Ces mots voussurprendront. Voilà bien des années, penserez-vous, qu'une tendreaffection nous lie. Il est vrai que je vous ai toujours aimée avec unempressement qui, bien que sincère, dépassait le naturel, et dont j'aisouffert avec orgueil et contrition. Vous-même avez ressenti pour moiune sympathie vigilante où je voyais s'agiter parfois le mystère de lacrainte, de brusques et légères révoltes, que dominait un instinctifenchaînement. Vous me recherchiez comme je vous recherchais. Si j'avaisété dans l'usage de pouvoir me plaindre, c'est près de vous quej'aurais apporté ma tristesse et cherché mon secours. Vous, plusfrémissante, bien qu'obscure, m'avez fait la grâce de me livrer àcertaines heures votre mélancolie, qui n'exposait pas de raisons. J'aisenti contre mon visage votre visage turbulent de cris retenus, deréserve palpitante, et je connais le goût de vos larmes dont se noyaitmon cœur, — car, dans ces moments de confiance, vous m'étiez plussacrée que ma vie, et que celle de l'être qu'en secret nous partagions.De toutes mes forces, j'ai essayé de vous dissimuler ma compassionrenseignée ; je soutenais votre orgueil, je vous dispensais une confusemais suffisante sécurité. Vous n'avez rien su de ce long amour qui aparcouru dans le même temps votre existence et la mienne. Quand vousétiez mariée depuis quelques années — et déjà je vous connaissais —j'ai rencontré votre mari. L'ai-je aimé du premier regard ? je le crois; du moins ai-je éprouvé aussitôt cette stupeur éblouie et l'annonce decette bonne nouvelle émanée du fond des âges que reçoit l'âmeconsentante, qui affronte son destin.

Je ne puis pas dire que j'ai lutté contre cette subite et décisivepassion. Si j'ai pu douter d'elle au début, ne point m'y intéresserimmédiatement, la laisser flotter et même languir, assoupie ; dans lesténèbres de men esprit actif, plein d'habitudes et d’occupations, je nedistinguais pas non plus les pensées de celui que mon regard avaitmarqué d’un rayon inconscient mais sûr. Je ne cherchais pas, à pénétrerses résolutions, je ne devançais pas les desseins de son cœur, jepensais à tout le reste des choses du monde, — en attendant.
 
— La circonstance vint, non recherchée, non prévue, subite et lente àla fois, contenant la nécessité dans sa calme préparation. Quand noussûmes silencieusement lui et moi que, nous, aimant, nous devions ne pasnous aimer, nous nous aimions déjà d'un amour qui peut tout, sauf derenoncer à soi. Que d'autres parlent des combats de la conscience, deshésitations en commun, de mutuelles et héroïques résolutions. Nous nefûmes pas de ces cœurs-là. Pas une seconde nous n'hésitâmes. Nousn'eûmes pas à nous le dire, nous le savions ; notre devoir désormaisn'était pas de nous fuir l'un l'autre, mais de nous réunir pour latâche auguste d'un grand secours, d'une grande ferveur réciproques, etde nous armer avec diligence et minutie pour que vous ne souffriez pas.
 
— Nul être n'a jamais pensé à un autre être avec plus d'assiduitédéférente et tendre que lui et moi nous n'avons, sans relâche, pensé àvous. Je puis vous dire ces mots à présent que cet unique ami adélaissé votre amour et le mien pour un attachement nouveau, fantasque,déraisonnable, incompréhensible à votre esprit comme au mien, dont noussouffrons toutes deux différemment, mais de manière que, dans toutl'univers, vous seule et moi soyons pareilles.
 
Jamais une femme n'a pu comprendre l'homme qu'elle aime comme peuventse comprendre les deux femmes attachées à un même homme ; quesavions-nous de lui, vous et moi, sinon chacune l'amour dont nousl'aimions ? Par ce que je lui donnais d'excessif il m'était étranger ;comme il était étranger à votre plus austère tendresse. Mais vous etmoi nous avions pour lui le même attrait, contre lui les mêmes griefs,et si nous nous étions liguées pour flatter tous ses goûts, ou liguéespour lui nuire, nous aurions, sans nous concerter, accompli les mêmesactes. Ainsi, lorsque chacune de nous était séparée de lui par sonamour pour lui, il établissait en l'une et l'autre une image de luiégalement exacte et tyrannique, qui nous rendait semblables.

Les lettres de moi que vous avez arrachées, dans votre surprise etvotre détresse, aux ténèbres d'un tiroir secret, vous ont révélé latendresse qui me liait à votre époux, et que j'avais espéré vouslaisser ignorer toujours. Je ne puis pas vous consoler, Madame, il yfaudrait aujourd'hui trop d'efforts et trop d'hypocrisie, mais je puisvous dire enfin combien vous me fûtes chère. Je m'autorise à vousparler avec cette franchise douloureuse parce que, de nous deux, jesuis la plus accablée. Vous n'étiez pas attachée à cet homme comme jel'étais ; il n'était plus votre idée fixe, nourricière, votre climat,et, contre tous les maux, ce tampon de chloroforme que l'on faitrespirer aux mourants. Vous l'aimiez encore, c'est-bien peu de chose ;moi je l'aimais.

Vos enfants, qui ne sont désormais plus qu'à vous, fortifient votreorgueil d'avoir raison et mettent autour de vous la preuve de votrenoblesse sans reproche et de votre dignité. Le trouble voilé,mystérieux, dans lequel, inconsciemment, mais avec un regard à la foisconfiant et anxieux, vous avez vécu toutes ces années, se dissipeenfin. Vous respirez un air assaini, vous appartenez à des divinitésfamilières qui préparent votre avenir plus heureux : la solitude, lesilence, la clairvoyance, la fierté. Vous redevenez la jeune fille qued'autres hommes ont souhaitée violemment, ont implorée en mariage, etqui est restée pour eux le rêve matinal, obscurci soudain d'un nuage,qui, disparaissant par l'absence de l'intrus, vous rend votre primitivefigure désirée.

Mais moi, Madame, j'ai connu l'amour que je vous volais. Ce fut làtoute mon histoire, je n'en veux point d'autre, et si je ne dis pas queje vais me tuer, c'est que cette brusque mort dépend de notre volonté,qui ne dépend pas d'elle-même, — mais j'espère, et même je prévois demourir peu à peu, sans beaucoup tarder. — A qui parlerai-je désormais,sinon une fois encore à vous, par cette lettre sans secret ? Laviolence que suscite l'amour trahi, ces bonds de l'âme qui soulèvent lecorps et le précipitent sur des abîmes d'horreur où l'on restesuspendu, sans qu'aucune force naturelle ne nous entraîne hors de cettechambre hideuse et sans péril jusqu'au repos de la tombe, il est, Dieumerci, des médicaments qui les apaisent, qui les endorment, et l'onpeut connaître la torpeur. Mais je vais vous dire le mot le plusprofond de la douleur humaine, si l'on y met l'accent de lassitude etd'infini qu'il comporte : — Je m'ennuie.

— Depuis que j'ai cessé d'aimer celui que nous aimions, — et l'abandonnous fait croire que nous n'aimons plus quand nous mourons de cettepassion même, — je m'ennuie. Rien ne me semble nécessaire, niacceptable, ni possible. Si ce transfuge entrait en ce moment chez moi,il me semble qu'au lieu de me soulever vers sa présence, par une loid'ascension éblouie que j'ai tant connue, je resterais engourdie surmes oreillers, pareille à ces enfants endormis à qui leurs parentsviennent souhaiter un tardif bonsoir, et qui, mal réveillés, opposentun grondement hostile aux baisers qu'avec assurance on applique dansleurs cheveux. Mais ce que je voulais vous dire, ce n'est pas monmalheur, bien qu'il me semblerait noble et doux que par l'aveu de sonexcès et par son fardeau il pût vous révéler le poids plus léger duvôtre ; — ce que je veux vous dire, c'est ce que fut mon sentiment pourvous. Quelle femme l'a exprimé à celle qu'elle lésait en secret ?Laquelle a eu cette tendresse et cette audace, où tout est vérité ?

— Oui, je vous ai aimée, d'une amitié parfaite ; rien ne la pouvaittroubler, je n'étais pas jalouse de vous. Votre personne charmantem'émouvait par tous ses détails de grâce, et parfois de beauté, que,dans la sincérité de son âme, un homme que j'aimais dédaignait. J'ai eupour vous cette affection plénière d'une femme qui n'en craint pointune autre.

— Que des femmes aient combattu l'épouse, aient voulu lui nuire,l'aient traitée sans égards, ne l'aient pas choyée, respectée, voilàqui est fréquent, me dit-on, mais pour moi incroyable.

Comment n'être pas reconnaissante à celle qui limite notre jalousie ;qui nous garde de l’inconnue redoutable ; qui veille à notre place surl'égarement et la diversité du désir, et qui, en nous permettant de lacontempler en la simplicité de sa vie sans éclat, nous offre lespectacle d'une rivale ignorante, amicale, soigneuse, et dont souventl'aspect nous rassure ?
 
Nous vous aimions. Vous étiez entre nous comme le troisième état decette passion qui, pour se rejoindre, était sans cesse contrainte devous traverser. J'observais en vous la part de la vie de votrecompagnon qui m'échappait : — part secrète, similaire à la mienne etdont je n'ai jamais connu l'aveu. — Je plains les femmes qui, voyantreposer sur leur cœur celui qui à travers les difficultés du mensonge,des précautions hardies et de la dissimulation est venu s'abattre dansleurs bras, ne lui octroient pas le paisible halètement, le droit àl'oubli de leur méfait commun, et la salubrité du silence. Nous vousaimions. Je n'ai rien su de vous que sa silencieuse préférence pour moi.
 
— Dans ces rapides rencontres de l'hiver, où ceux qui se rejoignent parpassion étreignent sur eux une saison ruisselante de soleils et delaves ; dans ces belles heures longues et chaudes de l'été, où lesêtres réunis se reposent comme Eve et Adam, dans un état de force et depaix, qui établit pour chaque couple, au fond des chambres, la richessetranquille du. Paradis terrestre ; dans cette liberté enfantine del'allégresse où chacun parlant pour soi-même épand la source pure desconfidences plénières, j'ai pu éviter la tentation de connaître vossecrets, et ma victoire sur vous. — Vous m'apparaissiez comme une sœuroccupée, distraite, débonnaire, qui ne sait pas garder tout son avoir.Votre existence, loin de m'irriter, me soutenait de sa lointaine etménagère poésie. Que veulent tant de maîtresses exigeantes ? Il mesuffisait que celui qui vivait à vos côtés vous eût laissée quelquesinstants auparavant, et qu'il fût venu. Toute la passion de l'hommetient dans cette résolution, simple, provisoire, difficile, dans cetrajet du devoir au bonheur. — Nous n'avions pas de remords, notreinnocence absolue et méritoire ce ne pouvait être de renoncer ànous-mêmes, mais c'était de vous aimer.
 
— Si vous, Madame, à présent que vous êtes libre, rencontrez un de cescouples humains, où le mariage semble lié à la quiétude heureuse, etque soudain vous vous aperceviez, avec une amère surprise mais uneinvincible nécessité, que cet homme et vous-même êtes destinés l'un àl'autre, n'exercez pas sur lui votre jalousie, ne faites peser nullecontrainte sur le cœur de l'homme, qui craint toujours instinctivementsa compagne soumise. Veillez au bonheur de la femme tranquille ethabituée.
 
— Certes, elle nous fait souffrir, elle nous apparaît trop privilégiée,celle qui dort auprès de celui dont nous ne connaissons que brièvementle contact tumultueux et la calme forme allongée ; nous lui envions cesheures d'habitude, d'indifférence, de sommeil, qui lui permettent des'abreuver et de se baigner constamment aux saveurs, aux senteurs, auxmoiteurs qui nous enivrent. Nous l'envions de pouvoir adhérer sanscesse à cette émanation de molécules tièdes et dorées quitourbillonnent autour d'un être, animent et étendent son contour, etconstituent le charme inévitable et le divin maléfice.
 
Mais de quelle force aussi, compensant le temps trop bref accordé àl'expansion délirante, nous exerçons la turbulence et la voracité, nousimplantons dans notre cœur l'éphémère, nous prenons possession dupalpable, du délectable, du visible et de l'invisible, comme un mouleurrapide et passionné qui voudrait garder toute l'empreinte d'un cadavre! La passion des amantes a quelque chose de sacré par sa communicationimmédiate avec les périls et la mort. Pourquoi est-ce vous que j'eussecrainte, moi qui aimais dans un affamement continuel et sans mesure ?Le triomphe véritable c'est d'aimer plus que ne le fait la rivale, nond'être aimée davantage.
 
Pourtant, l'habitude qui lie les époux est un trésor dont parfois lamasse nous fascine, nous hante, nous affole, quand nous concevonsqu'elle livre tout l'être que nous aimons, en sa quotidienne etconstante vie animale, et par là peut conduire l'amour à la satiété :but inconscient de notre excessif désir ; vindicative, poignante etinconcevable espérance !
 
Mais nous savons bien aussi que jamais plus la femme perpétuellementpromise et accordée ne provoquera la stupeur et l'enchantement ; jamaisplus elle ne peut obliger, même par l'absence et les intervalles, lamémoire haletante, terrassée par le souvenir, à refaire ce continueltrajet vers l'ébahissement du désir anxieux, assouvi, — vers la divineincrédibilité du bonheur !

C'est, l'apanage oppressant du bonheur de ne pouvoir pas être cru, dese maintenir dans une atmosphère d'annonciation. La satisfactionhabituelle et facile jamais plus n'amène ce recul déraisonnable del'intelligence qui fait douter du passé et de l'absolu. Cettesuppression du temps et de la précision n'est naturelle qu'à la passionseule, qui, mécanisme impérieux et décevant de l'appétit le plusexigeant, constate que jamais n'est suffisamment ingéré et absorbél'être convoité, — de sorte que l'amour est un inlassable besoin, quis'accroit par le goût que nous recevons de ce repas de l'âme et del'être, et qui crée un vertige de désir ascendant, de connaissancerapide et de privation immédiate, par quoi l'attraction, le plaisir etsa cessation même sont toujours situés dans la nécessité de la mort.
 
— Peut-être penserez-vous, Madame, que vous aimant comme je le faisaisquand je connus celui qui fut ma destinée, j'aurais dû abandonner monbut. Vous objecterez que la pitié m'a toujours semblé le plus naturel,le plus indiscutable des sentiments humains. Il est vrai. Mais sigrande que fût ma pitié pour vous, j'eus de moi une pitié plus grandeencore. Dès que j'aimai cet homme, j'ai eu pitié de moi, pitié de mondénuement, de ma pauvreté, de ma tristesse, pitié grande et juste d'uneâme qui, jusqu'alors triomphante, mesure par ce qu'elle vient d'obtenirce qu'elle peut perdre, et qui, confrontant l'univers avec un homme, atrouvé cet homme supérieur au monde.
 
Et qui peut fuir ce qu'il aime ? Quels sont ceux qui, ayant soudainconstaté la fascination d'un visage, et repéré dans l'enchantement, laconsternation, l'inutile effort de dénigrement, les parcelles de labeauté, se sont détournés d'elle, ont renoncé à s'incorporer ce quidonne à l'âme son extension infinie et au corps la juste mesure de sonexigence fraternelle ?

Où sont-ils ceux qui, s'arrachant à la tentation, sont partis, ontvoyagé, parcouru des paysages, le cœur broyé par l'acceptation durenoncement ? Que devenaient-ils quand ils voyaient les noblesses del'univers, l'implacable obstination des cieux à ignorer les faiblesdécrets humains, le palais du Vent dans l'Inde monumentale, les jardinsde bambous dans l'île de Candie, la force des printemps sur l'antiqueSicile, ou mieux encore, dans la plus pauvre auberge du plus pauvrevillage bâti de chaux et de boue, une humble chambre avec son morne litle maussade et humide silence semble appeler la transfiguration duplaisir ? — A quoi ont-ils songé en tout lieu, sinon qu'en ce pointmême, dans le faste inutile ou la pire misère, eût pu leur être révéléela raison de leur existence éphémère et vaine, que là ils eussentdéchiffré leur confus destin, possédé l'expérience de leur nécessité ?
 
Ceux qui se désistent des privilèges du risque, à quel tribunal secretde leur conscience ont-ils décrété leur déchéance de la joie, admisleur condamnation, prononcé pour eux cette peine de mort durenoncement, plus cruelle que la mort même ? De quel droit ont-ils faitéchouer une des suaves combinaisons du sort ? Quelle paix espèrent-ilsobtenir de la mort, amicale aux seuls bons travailleurs du rêve, ceuxqui n'ont pas, soulevés au-dessus de leurs chétifs scrupules, et dansun sentiment d'innocence démoniaque, commis une fois dans la vie lecrime dangereux du bonheur ?

COMTESSEDE NOAILLES.