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BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Une passion dans le désert (1830)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale deLisieux (20.V.1999)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieuxcedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire de l'édition Calmann-Lévy, Paris 1892, des oeuvres complètes de Balzac dans la Nouvelle collection Michel Lévy.
 
Une passion dans le désert
par
Honoré de Balzac

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Ce spectacle est effrayant !s'écria-t-elle en sortant de la ménagerie de M.Martin.

Elle venait de contempler ce hardispéculateur travaillant avec son hyène, pourparler en style d'affiche.

- Par quels moyens, dit-elle en continuant,peut-il avoir apprivoisé ses animaux au point d'êtreassez certain de leur affection pour ... ?

- Ce fait, qui vous semble un problème,répondis-je en l'interrompant, est cependant une chosenaturelle.

- Oh ! s'écria-t-elle en laissant errersur ses lèvres un sourired'incrédulité.

- Vous croyez donc les bêtesentièrement dépourvues de passions ? lui demandai-je; apprenez que nous pouvons leur donner tous les vices dus ànotre état de civilisation.

Elle me regarda d'un airétonné.

- Mais, repris-je, en voyant M. Martin pour lapremière fois, j'avoue qu'il m'est échappé,comme à vous, une exclamation de surprise. Je me trouvaisalors près d'un ancien militaire amputé de la jambedroite, entré avec moi. Cette figure m'avait frappé.C'était une de ces têtes intrépides,marquées du sceau de la guerre et sur lesquelles sontécrites les batailles de Napoléon. Ce vieux soldatavait surtout un air de franchise et de gaieté qui meprévient toujours favorablement. C'était sans douteun de ces troupiers que rien ne surprend, qui trouventmatière à rire dans la dernière grimace d'uncamarade, l'ensevelissent ou le dépouillent gaiement,interpellent les boulets avec autorité, dont enfin lesdélibérations sont courtes, et qui fraterniseraientavec le diable. Après avoir regardé fortattentivement le propriétaire de la ménagerie aumoment où il sortait de la loge, mon compagnon plissa seslèvres de manière à formuler un dédainmoqueur par cette espèce de moue significative que sepermettent les hommes supérieurs pour se faire distinguerdes dupes. Aussi, quand je me récriai sur le courage de M.Martin, sourit-il et me dit-il d'un air capable, en hochant latête :

» - Connu !

» - Comment, connu ? luirépondis-je. Si vous voulez m'expliquer ce mystère,je vous serai très-obligé.

» Après quelques instants, pendantlesquels nous fîmes connaissance, nous allâmesdîner dans le premier restaurant qui s'offrit à nosregards. Au dessert, une bouteille de vin de Champagne rendit auxsouvenirs de ce curieux soldat toute leur clarté. Il meraconta son histoire, et je vis qu'il avait eu raison des'écrier : Connu !

Rentrée chez elle, elle me fit tantd'agaceries, tant de promesses, que je consentis à luirédiger la confidence du soldat. Le lendemain, ellereçut donc cet épisode d'une épopéequ'on pourrait intituler les Français enÉgypte.

 
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Lors de l'expédition entreprise dans lahaute Égypte par le général Desaix, un soldatprovençal, étant tombé au pouvoir desMaugrabins, fut emmené par ces Arabes dans lesdéserts situés au delà des cataractes du Nil.Afin de mettre entre eux et l'armée française unespace suffisant pour leur tranquillité, les Maugrabinsfirent une marche forcée, et ne s'arrêtèrentqu'à la nuit. Ils campèrent autour d'un puitsmasqué par des palmiers, auprès desquels ils avaientprécédemment enterré quelques provisions. Nesupposant pas que l'idée de fuir pût venir àleur prisonnier, ils se contentèrent de lui attacher lesmains, et s'endormirent tous, après avoir mangéquelques dattes et donné de l'orge à leurs chevaux.Quand le hardi Provençal vit ses ennemis hors d'étatde le surveiller, il se servit de ses dents pour s'emparer d'uncimeterre ; puis, s'aidant de ses genoux pour en fixer la lame, iltrancha les cordes qui lui ôtaient l'usage de ses mains et setrouva libre. Aussitôt, il se saisit d'une carabine et d'unpoignard, se précautionna d'une provision de dattessèches, d'un petit sac d'orge, de poudre et de balles ;ceignit un cimeterre, monta sur un cheval et piqua vivement dans ladirection où il supposa que devait être l'arméefrançaise. Impatient de revoir un bivac, il pressa tellementle coursier, déjà fatigué, que le pauvreanimal expira, les flancs déchirés, laissant lesFrançais au milieu du désert.

Après avoir marché pendant quelquetemps dans le sable avec tout le courage d'un forçat quis'évade, le soldat fut obligé de s'arrêter, lejour finissait. Malgré la beauté du ciel pendant lesnuits en Orient, il ne se sentit pas la force de continuer sonchemin. Il avait heureusement pu gagner une éminence sur lehaut de laquelle s'élançaient quelques palmiers, dontle feuillage, aperçu depuis longtemps, avaitréveillé dans son coeur les plus doucesespérances. Sa lassitude était si grande, qu'il secoucha sur une pierre de granit capricieusement taillée enlit de camp, et s'y endormit sans prendre aucune précautionpour sa défense pendant son sommeil. Il avait fait lesacrifice de sa vie. Sa dernière pensée futmême un regret. Il se repentait déjà d'avoirquitté les Maugrabins, dont la vie errante commençaità lui sourire depuis qu'il était loin d'eux et sanssecours. Il fut réveillé par le soleil, dont lesimpitoyables rayons, tombant d'aplomb sur le granit, y produisaientune chaleur intolérable. Or, le Provençal avait eu lamaladresse de se placer en sens inverse de l'ombre projetéepar les têtes verdoyantes et majestueuses des palmiers... Ilregarda ces arbres solitaires, et tressaillit ! ils luirappelèrent les fûts élégants etcouronnés de longues feuilles qui distinguent les colonnessarrasines de la cathédrale d'Arles. Mais, quand,après avoir compté les palmiers, il jeta les yeuxautour de lui, le plus affreux désespoir fondit sur sonâme. Il voyait un océan sans bornes. Les sablesnoirâtres du désert s'étendaient à pertede vue dans toutes les directions, et ils étincelaient commeune lame d'acier frappée par une vive lumière. Il nesavait pas si c'était une mer de glace ou des lacs uniscomme un miroir. Emportée par lames, une vapeur de feutourbillonnait au-dessus de cette terre mouvante. Le ciel avait unéclat oriental d'une puretédésespérante, car il ne laisse alors rien àdésirer à l'imagination. Le ciel et la terreétaient en feu. Le silence effrayait par sa majestésauvage et terrible. L'infini, l'immensité, pressaientl'âme de toutes parts : pas un nuage au ciel, pas un souffledans l'air, pas un accident au sein du sable agité parpetites vagues menues ; enfin, l'horizon finissait, comme en merquand il fait beau, par une ligne de lumière aussidéliée que le tranchant d'un sabre. LeProvençal serra le tronc d'un des palmiers, comme sic'eût été le corps d'un ami ; puis, àl'abri de l'ombre grêle et droite que l'arbre dessinait surle granit, il pleura, s'assit et resta là, contemplant avecune tristesse profonde la scène implacable qui s'offraità ses regards. Il cria comme pour tenter la solitude. Savoix, perdue dans les cavités de l'éminence, renditau loin un son maigre qui ne réveilla point d'écho ;l'écho était dans son coeur. Le Provençalavait vingt-deux ans, il arma sa carabine...

- Il sera toujours bien temps ! se dit-il enposant à terre l'arme libératrice.

Regardant tour à tour l'espacenoirâtre et l'espace bleu, le soldat rêvait à laFrance. Il sentait avec délices les ruisseaux de Paris, ilse rappelait les villes par lesquelles il avait passé, lesfigures de ses camarades, et les plus légèrescirconstances de sa vie. Enfin, son imagination méridionalelui fit bientôt entrevoir les cailloux de sa chèreProvence dans les jeux de la chaleur qui ondoyait au-dessus de lanappe étendue dans le désert. Craignant tous lesdangers de ce cruel mirage, il descendit le revers opposéà celui par lequel il était monté, la veille,sur la colline. Sa joie fut grande en découvrant uneespèce de grotte, naturellement taillée dans lesimmenses fragments de granit qui formaient la base de ce monticule.Les débris d'une natte annonçaient que cet asileavait été jadis habité. Puis, àquelques pas, il aperçut des palmiers chargés dedattes. Alors, l'instinct qui nous attache à la vie seréveilla dans son coeur. Il espéra vivre assez pourattendre le passage de quelques Maugrabins, ou peut-êtreentendrait-il bientôt le bruit des canons ! car, en cemoment, Bonaparte parcourait l'Égypte. Ranimé parcette pensée, le Français abattit quelquesrégimes de fruits mûrs sous le poids desquels lesdattiers semblaient fléchir, et il s'assura, engoûtant cette manne inespérée, que l'habitantde la grotte avait cultivé les palmiers : la chairsavoureuse et fraîche de la datte accusait en effet les soinsde son prédécesseur. Le Provençal passasubitement d'un sombre désespoir à une joie presquefolle. Il remonta sur le haut de la colline, et s'occupa pendant lereste du jour à couper un des palmiers inféconds qui,la veille, lui avaient servi de toit. Un vague souvenir lui fitpenser aux animaux du désert, et, prévoyant qu'ilspourraient venir boire à la source perdue dans les sablesqui apparaissait au bas des quartiers de roche, il résolutde se garantir de leurs visites en mettant une barrièreà la porte de son ermitage. Malgré son ardeur,malgré les forces que lui donna la peur d'êtredévoré pendant son sommeil, il lui fut impossible decouper le palmier en plusieurs morceaux dans cette journée ;mais il réussit à l'abattre. Quand, vers le soir, ceroi du désert tomba, le bruit de sa chute retentit au loin,et il y eut une sorte de gémissement poussé par lasolitude ; le soldat en frémit comme s'il eût entenduquelque voix lui prédire un malheur. Mais, ainsi qu'unhéritier qui ne s'apitoie pas longtemps sur la mort d'unparent, il dépouilla ce bel arbre des larges et hautesfeuilles vertes qui en sont le poétique ornement, et s'enservit pour réparer la natte sur laquelle il allait secoucher. Fatigué par la chaleur et le travail, il s'endormitsous les lambris rouges de sa grotte humide. Au milieu de la nuit,son sommeil fut troublé par un bruit extraordinaire. Il sedressa sur son séant, et le silence profond quirégnait lui permit de reconnaître l'accent alternatifd'une respiration dont la sauvage énergie ne pouvaitappartenir à une créature humaine. Une profonde peur,encore augmentée par l'obscurité, par le silence etpar les fantaisies du réveil, lui glaça le coeur. Ilsentit même à peine la douloureuse contraction de sachevelure quand, à force de dilater les pupilles de sesyeux, il aperçut dans l'ombre deux lueurs faibles et jaunes.D'abord, il attribua ces lumières à quelque reflet deses prunelles ; mais bientôt, le vif éclat de la nuitl'aidant par degrés à distinguer les objets qui setrouvaient dans la grotte, il aperçut un énormeanimal couché à deux pas de lui. Était-ce unlion, un tigre, ou un crocodile ? Le Provençal n'avait pasassez d'instruction pour savoir dans quel sous-genre étaitclassé son ennemi ; mais son effroi fut d'autant plusviolent, que son ignorance lui fit supposer tous les malheursensemble. Il endura le cruel supplice d'écouter, de saisirles caprices de cette respiration, sans en rien perdre et sans oserse permettre le moindre mouvement. Une odeur aussi forte quel'odeur exhalée par les renards, mais pluspénétrante, plus grave, pour ainsi dire, remplissaitla grotte ; et, quand le Provençal l'eutdégustée du nez, sa terreur fut au comble, car il nepouvait plus révoquer en doute l'existence du terriblecompagnon dont l'antre royal lui servait de bivac. Bientôt,les reflets de la lune, qui se précipitait vers l'horizon,éclairant la tanière, firent insensiblementresplendir la peau tachetée d'une panthère. Ce liond'Égypte dormait, roulé comme un gros chien, paisiblepossesseur d'une niche somptueuse à la porte d'unhôtel ; ses yeux, ouverts pendant un moment, s'étaientrefermés. Il avait la face tournée vers leFrançais. Mille pensées confuses passèrentdans l'âme du prisonnier de la panthère ; d'abord, ilvoulut la tuer d'un coup de carabine, mais il s'aperçutqu'il n'y avait pas assez d'espace entre elle et lui pourl'ajuster, le canon aurait dépassé l'animal. Et s'ill'éveillait ?... Cette hypothèse le rendit immobile.En écoutant battre son coeur au milieu du silence, ilmaudissait les pulsations trop fortes que l'affluence du sang yproduisait, redoutant de troubler ce sommeil qui lui permettait dechercher un expédient salutaire. Il mit la main deux foissur son cimeterre, dans le dessein de trancher la têteà son ennemie ; mais la difficulté de couper un poilras et dur l'obligea de renoncer à ce hardiprojet.

- La manquer ? ce serait mourir sûrement,pensa-t-il.

Il préféra les chances d'uncombat, et résolut d'attendre le jour. Et le jour ne se fitpas longtemps désirer. Le Français put alors examinerla panthère ; elle avait le museau teint de sang.

- Elle a bien mangé !... pensa-t-il, sanss'inquiéter si le festin avait étécomposé de chair humaine ; elle n'aura pas faim à sonréveil.

C'était une femelle. La fourrure duventre et des cuisses étincelait de blancheur. Plusieurspetites taches, semblables à du velours, formaient de jolisbracelets autour des pattes. La queue musculeuse étaitégalement blanche, mais terminée par des anneauxnoirs. Le dessus de la robe, jaune comme de l'or mat, mais bienlisse et doux, portait ces mouchetures caractéristiques,nuancées en forme de roses, qui servent à distinguerles panthères des autres espèces de felis.Cette tranquille et redoutable hôtesse ronflait dans une poseaussi gracieuse que celle d'une chatte couchée sur lecoussin d'une ottomane. Ses sanglantes pattes, nerveuses et bienarmées, étaient en avant de sa tête, quireposait dessus et de laquelle partaient ces barbes rares etdroites, semblables à des fils d'argent. Si elle avaitété ainsi dans une cage, le Provençal auraitcertes admiré la grâce de cette bête et lesvigoureux contrastes des couleurs vives qui donnaient à sasimarre un éclat impérial ; mais, en ce moment, ilsentait sa vue troublée par cet aspect sinistre. Laprésence de la panthère, même endormie, luifaisait éprouver l'effet que les yeux magnétiques duserpent produisent, dit-on, sur le rossignol. Le courage du soldatfinit par s'évanouir un instant devant ce danger, tandisqu'il se serait sans doute exalté sous la bouche des canonsvomissant la mitraille. Cependant, une penséeintrépide se fit jour en son âme, et tarit dans sasource la sueur froide qui lui découlait du front. Agissantcomme les hommes qui, poussés à bout par le malheur,arrivent à défier la mort et s'offrent à sescoups, il vit sans s'en rendre compte une tragédie danscette aventure, et résolut d'y jouer son rôle avechonneur jusqu'à la dernière scène.

- Avant-hier, les Arabes m'auraientpeut-être tué !... se dit-il.

Se considérant comme mort, il attenditbravement et avec une inquiète curiosité leréveil de son ennemie. Quand le soleil parut, lapanthère ouvrit subitement les yeux ; puis elleétendit violemment ses pattes, comme pour lesdégourdir et dissiper des crampes. Enfin elle bâilla,montrant ainsi l'épouvantable appareil de ses dents et salangue fourchue, aussi dure qu'une râpe.

- C'est comme une petite-maîtresse !...pensa le Français en la voyant se rouler et faire lesmouvements les plus doux et les plus coquets.

Elle lécha le sang qui teignait sespattes, son museau, et se gratta la tête par des gestesréitérés pleins de gentillesse.

- Bien !... fais un petit bout de toilette,...dit en lui-même le Français, qui retrouva sagaieté en reprenant du courage ; nous allons nous souhaiterle bonjour.

Et il saisit le petit poignard court dont ilavait débarrassé les Maugrabins.

En ce moment, la panthère retourna latête vers les Français et le regarda fixement sansavancer. La rigidité de ses yeux métalliques et leurinsupportable clarté firent tressaillir le Provençal,surtout quand la bête marcha vers lui ; mais il la contemplad'un air caressant, et, la guignant comme pour lamagnétiser, il la laissa venir près de lui ; puis,par un mouvement aussi doux, aussi amoureux que s'il avait voulucaresser la plus jolie femme, il lui passa la main sur tout lecorps, de la tête à la queue, en irritant avec sesongles les flexibles vertèbres qui partageaient le dos jaunede la panthère. La bête redressa voluptueusement saqueue, ses yeux s'adoucirent ; et, quand, pour la troisièmefois, le Français accomplit cette flatterieintéressée, elle fit entendre un de ces ronron par lesquels nos chats expriment leur plaisir ; mais cemurmure partait d'un gosier si puissant et si profond, qu'ilretentit dans la grotte comme les derniers ronflements des orguesdans une église. Le Provençal, comprenantl'importance de ses caresses, les redoubla de manièreà étourdir, à stupéfier cettecourtisane impérieuse. Quand il se crut sûr d'avoiréteint la férocité de sa capricieuse compagne,dont la faim avait été si heureusement assouvie laveille, il se leva et voulut sortir de la grotte ; lapanthère le laissa bien partir, mais, quand il eut gravi lacolline, elle bondit avec la légèreté desmoineaux sautant d'une branche à une autre, et vint sefrotter contre les jambes du soldat en faisant le gros dos àla manière des chattes ; puis, regardant son hôte d'unoeil dont l'éclat était devenu moins inflexible, ellejeta ce cri sauvage que les naturalistes comparent au bruit d'unescie.

- Elle est exigeante ! s'écria leFrançais en souriant.

Il essaya de jouer avec les oreilles, de luicaresser le ventre et de lui gratter fortement la tête avecses ongles ; et, s'apercevant de ses succès, il luichatouilla le crâne avec la pointe de poignard, enépiant l'heure de la tuer ; mais la dureté des os lefit trembler de ne pas réussir.

La sultane du désert agréa lestalents de son esclave en levant la tête, en tendant le cou,en accusant son ivresse par la tranquillité de son attitude.Le Français songea soudain que, pour assassiner d'un seulcoup cette farouche princesse, il fallait la poignarder dans lagorge, et il levait la lame, quand la panthère,rassasiée sans doute, se coucha gracieusement à sespieds en lui jetant de temps en temps des regards où,malgré une rigueur native, se peignait confusément dela bienveillance. Le pauvre Provençal mangea ses dattes, ens'appuyant sur un des palmiers ; mais il lançait tourà tour un oeil investigateur sur le désert pour ychercher des libérateurs, et sur sa terrible compagne pouren épier la clémence incertaine. La panthèreregardait l'endroit où les noyaux de dattes tombaient,chaque fois qu'il en jetait un, et ses yeux exprimaient alors uneincroyable méfiance. Elle examinait le Français avecune prudence commerciale ; mais cet examen lui fut favorable, car,lorsqu'il eut achevé son maigre repas, elle lui léchases souliers, et, d'une langue rude et forte, elle en enlevamiraculeusement la poussière incrustée dans lesplis.

- Mais quand elle aura faim ?... pensa leProvençal.

Malgré le frisson que lui causa sonidée, le soldat se mit à mesurer curieusement lesproportions de la panthère, certainement un des plus beauxindividus de l'espèce, car elle avait trois pieds de hauteuret quatre pieds de longueur, sans y comprendre la queue. Cette armepuissante, ronde comme un gourdin, était haute deprès de trois pieds. La tête, aussi grosse que celled'une lionne, se distinguait par une rare expression de finesse ;la froide cruauté des tigres y dominait bien, mais il yavait aussi une vague ressemblance avec la physionomie d'une femmeartificieuse. Enfin, la figure de cette reine solitairerévélait en ce moment une sorte de gaietésemblable à celle de Néron ivre : elle s'étaitdésaltérée dans le sang et voulait jouer. Lesoldat essaya d'aller et de venir, la panthère le laissalibre, se contentant de le suivre des yeux, ressemblant ainsi moinsà un chien fidèle qu'à un gros angora inquietde tout, même des mouvements de son maître. Quand il seretourna, il aperçut du côté de la fontaine lesrestes de son cheval, la panthère en avaittraîné jusque-là le cadavre. Les deux tiersenviron étaient dévorés. Ce spectacle rassurale Français. Il lui fut facile alors d'expliquer l'absencede la panthère, et le respect qu'elle avait eu pour luipendant son sommeil. Ce premier bonheur l'enhardissant àtenter l'avenir, il conçut le fol espoir de faire bonménage avec la panthère pendant toute lajournée, en ne négligeant aucun moyen del'apprivoiser et de se concilier ses bonnes grâces. Il revintprès d'elle et eut l'ineffable bonheur de lui voir remuer laqueue par un mouvement presque insensible. Il s'assit alors sanscrainte auprès d'elle, et ils se mirent à jouer tousles deux : il lui prit les pattes, le museau, lui tournilla lesoreilles, la renversa sur le dos, et gratta fortement ses flancschauds et soyeux. Elle se laissa faire, et, quand le soldat essayade lui lisser le poil des pattes, elle rentra soigneusement sesongles recourbés comme des damas. Le Français, quigardait une main sur son poignard, pensait encore à leplonger dans le ventre de la trop confiante panthère ; maisil craignit d'être immédiatementétranglé dans la dernière convulsion quil'agiterait. Et, d'ailleurs, il entendit dans son coeur une sortede remords qui lui criait de respecter une créatureinoffensive. Il lui semblait avoir trouvé une amie dans cedésert sans bornes. Il songea involontairement à sapremière maîtresse, qu'il avait surnommée*Mignonne*, par antiphrase, parce qu'elle était d'une siatroce jalousie, que, pendant tout le temps que dura leur passion,il eut à craindre le couteau dont elle l'avait toujoursmenacé. Ce souvenir de son jeune âge luisuggéra d'essayer de faire répondre à ce nomla jeune panthère, de laquelle il admirait, maintenant avecmoins d'effroi, l'agilité, la grâce et lamollesse.

Vers la fin de la journée, ils'était familiarisé avec sa situationpérilleuse, et il en aimait presque les angoisses. Enfin, sacompagne avait fini par prendre l'habitude de le regarder quand ilcriait en voix de fausset : Mignonne ! Au coucher dusoleil, Mignonne fit entendre à plusieurs reprises un criprofond et mélancolique.

- Elle est bien élevée !... pensale gai soldat ; elle dit ses prières.

Mais cette plaisanterie mentale ne lui vint enl'esprit que quand il eut remarqué l'attitude pacifique danslaquelle restait sa camarade.

- Va, ma petite blonde, je te laisserai coucherla première, lui dit-il en comptant bien surl'activité de ses jambes pour s'évader au plus vitequand elle serait endormie, afin d'aller chercher un autregîte pendant la nuit.

Le soldat attendit avec impatience l'heure de safuite, et, quand elle fut arrivée, il marcha rapidement dansla direction du Nil ; mais à peine eut-il fait un quart delieue dans les sables, qu'il entendit la panthère bondissantderrière lui, et jetant par intervalles ce cri de scie, pluseffrayant encore que le bruit lourd de ses bonds.>

- Allons, se dit-il, elle m'a pris enamitié !... Cette jeune panthère n'a peut-êtreencore rencontré personne, il est flatteur d'avoir sonpremier amour !

En ce moment, le Français tomba dans unde ces sables mouvants si redoutables pour les voyageurs, etd'où il est impossible de se sauver. En se sentant pris, ilpoussa un cri d'alarme ; la panthère le saisit avec sesdents par le collet, et, sautant vigoureusement en arrière,elle le tira du gouffre comme par magie.

- Ah ! Mignonne, s'écria le soldat en lacaressant avec enthousiasme, c'est entre nous maintenant àla vie et à la mort... Mais pas de farces !

Et il revint sur ses pas.

Le désert fut dès lors commepeuplé. Il renfermait un être auquel leFrançais pouvait parler, et dont la férocités'était adoucie pour lui, sans qu'il s'expliquât lesraisons de cette incroyable amitié. Quelque puissant quefût le désir du soldat de rester debout et sur sesgardes, il dormit. A son réveil, il ne vit plus Mignonne ;il monta sur la colline, et, dans le lointain, il l'aperçutaccourant par bonds, suivant l'habitude de ces animaux, auxquels lacourse est interdite par l'extrême flexibilité de leurcolonne vertébrale. Mignonne arriva les babines sanglantes ;elle reçut les caresses nécessaires que lui fit soncompagnon, en témoignant même par plusieurs ronrongraves combien elle en était heureuse. Ses yeux, pleins demollesse, se tournèrent avec encore plus de douceur que laveille sur le Provençal, qui lui parlait comme à unanimal domestique :

- Ah ! ah ! mademoiselle, car vous êtesune honnête fille, n'est-ce pas ? Voyez-vous ça !...nous aimons à être câlinée. N'avez-vouspas honte ! Vous avez mangé quelque Maugrabin ?... Bien !C'est pourtant des animaux comme vous !... Mais n'allez pas grugerles Français, au moins... Je ne vous aimerais plus!

Elle joua comme un jeune chien joue avec sonmaître, se laissant rouler, battre et flatter tour àtour ; et parfois elle provoquait le soldat en avançant lapatte sur lui, par un geste de solliciteur.

Quelques jours se passèrent ainsi. Cettecompagnie permit au Provençal d'admirer les sublimesbeautés du désert. Du moment qu'il y trouvait desheures de crainte et de tranquillité, des aliments, et unecréature à laquelle il pensait, il eut l'âmeagitée par des contrastes... C'était une vie pleined'oppositions. La solitude lui révéla tous sessecrets, l'enveloppa de ses charmes. Il découvrit dans lelever et le coucher du soleil des spectacles inconnus au monde. Ilsut tressaillir en entendant au-dessus de sa tête le douxsifflement des ailes d'un oiseau, - rare passager ! - en voyant lesnuages se confondre, - voyageurs changeants et colorés ! Ilétudia pendant la nuit les effets de la lune surl'océan des sables, où le simoun produisait desvagues, des ondulations et de rapides changements. Il vécutavec le jour de l'Orient, il en admira les pompes merveilleuses ;et souvent, après avoir joui du terrible spectacle d'unouragan dans cette plaine où les sables soulevésproduisaient des brouillards rouges et secs, des nuéesmortelles, il voyait venir la nuit avec délices, car alorstombait la bienfaisante fraîcheur des étoiles. Ilécouta des musiques imaginaires dans les cieux. Puis lasolitude lui apprit à déployer les trésors dela rêverie. Il passait des heures entières à serappeler des riens, à comparer sa vie passée àsa vie présente. Enfin, il se passionna pour sapanthère, car il lui fallait bien une affection. Soit que savolonté, puissamment projetée, eûtmodifié le caractère de sa compagne, soit qu'elletrouvât une nourriture abondante grâce aux combats quise livraient alors dans ces déserts, elle respecta la vie duFrançais, qui finit par ne plus s'en défier en lavoyant si bien apprivoisée. Il employait la plus grandepartie du temps à dormir ; mais il étaitobligé de veiller, comme une araignée au sein de satoile, pour ne pas laisser échapper le moment de sadélivrance, si quelqu'un passait dans la sphèredécrite par l'horizon. Il avait sacrifié sa chemisepour en faire un drapeau, arboré sur le haut d'un palmierdépouillé de feuillage. Conseillé par lanécessité, il sut trouver le moyen de le garderdéployé en le tendant avec des baguettes, car le ventaurait pu ne pas l'agiter au moment où le voyageur attenduregarderait dans le désert...

C'était pendant les longues heuresoù l'abandonnait l'espérance qu'il s'amusait avec lapanthère. Il avait fini par connaître lesdifférentes inflexions de sa voix, l'expression de sesregards, il avait étudié les caprices de toutes lestaches qui nuançaient l'or de sa robe. Mignonne ne grondaitmême plus quand il lui prenait la touffe par laquelle saredoutable queue était terminée, pour en compter lesanneaux noirs et blancs, ornement gracieux, qui brillait de loin ausoleil comme des pierreries. Il avait du plaisir àcontempler les lignes moelleuses et fines des contours, lablancheur du ventre, la grâce de la tête. Maisc'était surtout quand elle folâtrait qu'il laregardait complaisamment, et l'agilité, la jeunesse de sesmouvements, le surprenaient toujours ; il admirait sa souplessequand elle se mettait à bondir, à ramper, à seglisser, à se fourrer, à s'accrocher, se rouler, seblottir, s'élancer partout. Quelque rapide que fût sonélan, quelque glissant que fût un bloc de granit, elles'y arrêtait tout court au mot de «Mignonne!»

Un jour, par un soleil éclatant, unimmense oiseau plana dans les airs. Le Provençal quitta sapanthère pour examiner ce nouvel hôte ; mais,après un moment d'attente, la sultanedélaissée gronda sourdement.

- Je crois, Dieu m'emporte, qu'elle est jalouse! s'écria-t-il en voyant ses yeux redevenus rigides.L'âme de Virginie aura passé dans ce corps-là,c'est sûr !...

L'aigle disparut dans les airs pendant que lesoldat admirait la croupe rebondie de la panthère. Mais il yavait tant de grâce et de jeunesse dans ses contours !C'était joli comme une femme. La blonde fourrure de la robese mariait par des teintes fines aux tons du blanc mat quidistinguait les cuisses. La lumière profusémentjetée par le soleil faisait briller cet or vivant, cestaches brunes, de manière à leur donnerd'indéfinissables attraits. Le Provençal et lapanthère se regardèrent l'un et l'autre d'un airintelligent ; la coquette tressaillit quand elle sentit les onglesde son ami lui gratter le crâne, ses yeux brillèrentcomme deux éclairs, puis elle les fermafortement.

- Elle a une âme ! dit-il enétudiant la tranquillité de cette reine des sables,dorée comme eux, blanche comme eux, solitaire etbrûlante comme eux...

- Eh bien, me dit-elle, j'ai lu votre plaidoyeren faveur des bêtes ; mais comment deux personnes si bienfaites pour se comprendre ont-elles fini ?

- Ah ! voilà !... Elles ont fini commefinissent toutes les grandes passions, par un malentendu. On croit,de part et d'autre, à quelque trahison, l'on ne s'expliquepoint par fierté, l'on se brouille parentêtement.

- Et quelquefois dans les plus beaux moments,dit-elle ; un regard, une exclamation, suffisent... Eh bien, alors,achevez l'histoire.

- C'est horriblement difficile, mais vouscomprendrez ce que m'avait déjà confié levieux grognard quand, en finissant sa bouteille de vin deChampagne, il s'est écrié :

- Je ne sais pas quel mal je lui ai fait, maiselle se retourna comme si elle eût étéenragée, et, de ses dents aiguës, elle m'entama lacuisse, faiblement sans doute. Moi, croyant qu'elle voulait medévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou. Elleroula en jetant un cri qui me glaça le coeur, je la vis sedébattant en me regardant sans colère. J'aurais voulupour tout au monde, pour ma croix, que je n'avais pas encore, larendre à la vie. C'était comme si j'eusseassassiné une personne véritable. Et les soldats quiavaient vu mon drapeau, et qui accoururent à mon secours, metrouvèrent tout en larmes...

- Eh bien, monsieur, reprit-il après unmoment de silence, j'ai fait depuis la guerre en Allemagne, enEspagne, en Russie, en France ; j'ai bien promené moncadavre, je n'ai rien vu de semblable au désert... Ah !c'est que cela est bien beau !

- Qu'y sentiez-vous ? lui ai-jedemandé.

- Oh ! cela ne se dit pas, jeune homme.D'ailleurs, je ne regrette pas toujours mon bouquet de palmiers etma panthère,... il faut que je sois triste pour cela. Dansle désert, voyez-vous, il y a tout, et il n'y arien...

- Mais encore, expliquez-moi...

- Eh bien, reprit-il en laissant échapperun geste d'impatience, c'est Dieu sans les hommes.

 

Paris, 1832.[?]

 
FIN

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