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XXX La Pédagogie àl'Ecole normale supérieure(1904).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.V.2005)
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphieconservées.
Texteétabli sur un exemplaire (BM Lisieux :nc) du numéro 4  de la Revue Le Penseur,4eannée, avril 1904.
 
LaPédagogie àl'Ecole normale supérieure
par
XXX

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Depuis quelques années,la pédagogie està lamode. Nous nous accoutumons, de jour en jour, àécrireson nom par un grand P, comme si par là nous ajoutionsquelquechose à sa dignité. Ecueil des majuscules ! LesAllemandss'en sont préservés, eux qui en imposentà tousleurs substantifs. C'est comme une sociétéoù toutle monde serait décoré. Quoi qu'il en soit,beaucoup degens, au sein même de l'Université, se battentactuellement pour ou contre la pédagogiethéorique. On ajugé, en haut lieu, qu'il lui fallait une retraitesûre,une citadelle inexpugnable, qui fût en même tempsun champd'exercices ; et voici qu'à cette fin on remanie, ontransformede fond en comble les programmes et les traditions del'Écolenormale. Désormais l'on prétend y enseigner,avant tout,à enseigner.

Les jeunes gens de l'école (j'entends ceux qui y sont depuisunan ou deux déjà) se sont-ils ostensiblementémusde cette innovation ? Ce serait mal les connaître. Ils ont,toutsimplement, mis la chose en couplets. Chaque année, il estderègle que l'on joue, en famille, une revue quirésumeles événements notables de la vie del'École.Cette fois, le scénario était toutindiqué. Surdes tréteaux improvisés, l'on vitparaître uneaccorte commère, fort appétissante, ma foi, etpoint dutout pimbêche. Dame Pédagogie est unemanière defée, ou de muse, très bonne fille. Elle habite«une île escarpée et sans bords », ainsiqu'ilconvient. Il s'agit de parvenir jusqu'à elle, et del'obtenir...en mariage. C'est à quoi vont s'exercer à l'envitous lesprofesseurs de l'École. Vous devinez ledéfilé deschansons obligatoires. Ces tentatives matrimoniales sesuccèdentsous l'oeil bienveillant de l'Administration, dont lerôle,dans la revue, n'est pas très nettement défini.Toutefois, comme le respect n'est point, en pareille occurrence, lanote dominante, je crois bien me rappeler que ce rôle n'estpasdes plus enviables.

Que la pédagogie se travestisse en muse, voire encommère, rien de mieux. Mais  la question demeurede savoirsi elle est vraiment une science, une science susceptible dêtreenseignée. J'ai peur que non. Une science sedéfinit,d'ordinaire, par son objet, ses lois et ses méthodes. Desméthodes, il n'en manque pas. C'est bien un peu ce quim'effraie. Faudra-t-il retenir les dix formes d'enseignement quedistingue M. Braun, savant belge, en son cours deMéthodologie? Sachez, peuples, que nous avons l'enseignement acroamatiqueérotématiquecatéchétiquesocratiqueeuristique, répétitoireexaminatoireanalytiquesynthétique et paralogique ! C'est beau,lascience ! Un autre, M. Daguet, auteur suisse d'un Manuel depédagogie, énumère lesméthodes éducativerationnellepratiqueprogressivesynthétiqueanalytiqueintensiveinventiveintuitive. Nous voilàrassurés (?) sur lenombre desméthodes, à défaut, de leur valeur.Mais les lois? J'entends bien que ce ne seraient jamais que des loisexpérimentales, fondées sur un certain nombre decasparticuliers. Encore, les sujets de ces observations sont sidifférents ! et les conditions de ces expériencestellement variables ! N'oublions pas non plus qu'enpréparantdes professeurs on neveut point former des précepteurs.L'éducation d'un seul par un seul peut, à larigueur, sefaire théoriquement, d'après une sériederègles idéales, pourvu qu'on aitpréalablementétudié, par une analyse psychologique suffisante,lesdéfauts, les qualités et les dispositions del'élève unique auquel je suppose qu'on aitaffaire. Quecet élève soit réel et vivant, commeles dauphinsqu'instruisirent Bossuet et Fénelon, qu'il soit purementimaginaire, comme l'Émilede Jean-Jacques, on acommencé par le définir exactement.Dès lors, ilest aisé de formuler des lois, même de lesappliquer.Encore est-il juste d'observer que tous les vraiséducateurs, endécrivant leurs méthodes, ont pris soin de seréserver l'éventualité demodifications ducaractère de l'élève, lesquellesamèneraient des transformations dans leur discipline.Réellement, je ne conçois de pédagogiethéorique qu'appliquée à un seulindividu àla fois ; en ce cas même, ce n'est plus de la science ; c'estdel'expérience.

Mais, dans l'espèce, vos futurs pédagogues sontdestinés à instruire une classe,c'est-à-dire uncomposé des éléments les plus divers,sous lerapport des origines, du tempérament, des aptitudesphysiques etmorales, des habitudes antérieures. Là, toutvarie,jusqu'aux âges. Car, dans une classe, vous rencontrezcommunément des élèves de deux outrois ans plusjeunes les uns que les autres ; et les plus âgésne sontpas toujours les plus forts. Dans ces conditions, le maîtreestchargé de tirer parti, pour un enseignement en commun, detoutesces intelligences inégales, dont nulle loi ne peutréglerd'avance la somme et la distribution. De quel secours, je vous prie,lui deviendra la pédagogie théorique ? Par quelboutcommencera-t-il ? J'estime qu'il sera bien embarrasséd'opterentre les diverses méthodesqu'on lui aurainculquées.A moins que sa science (et cela est à craindre) n'aboutisseà la mise en oeuvre, au petit bonheur, deprocédésmécaniques. Ainsi, la méthode Berlitz, qui estunepédagogie comme une autre, très utile etpratique,assurément, mais combien peu philosophique !

La vraie règle del'enseignement serait-elle donc l'habitudede l'enseignement ? et, dans cet ordre d'idées, la sciencedevrait-elle céder le pas à la routine ? Je neserais paséloigné de le penser. Naguère, onadmettait enaxiome que les jeunes normaliens, munis par leurs longuesétudesd'un savoir général, se trouvaient enétat pour laplupart, d'acquérir très vite, au contact deleursélèves, et en s'aidant de leurs souvenirspersonnels,l'expérience nécessaire, avec l'art de manier lesenfants. J'ose affirmer que la méthode n'étaitpointmauvaise, puisque, longtemps avant qu'on ne s'avisât derédiger des codes, elle a formé d'excellentsmaîtres, à commencer par ceux-làmêmes qui,aujourd'hui, aspirent à réduire en formules(j'allaisdire en pilules) les conclusions de leur expérience. Jecroisplus à cette éducation de chaque maîtreparlui-même, fût-ce au prix de quelquesécoles, qu'aurésultat de ces entretiens où l'on voudrait leurapprendre dogmatiquementà agir sur l'esprit des enfants.Oubien ces entretiens ne seront que des leçons de psychologie: ence cas, où est la nouveauté ? Oupeut-être,simplement, des exercices pratiques, des corrections de copies, parexemple. Mais ce n'est encore pas nouveau. Cette épreuveexistait, voilà une vingtaine d'années, auconcours pourl'agrégation. On la supprima, comme inutile. Vous verrezqu'onla rétablira. Les réformes ne sont, souvent,qu'un retourau passé.

J'entends dire que les jeunes normaliens ontécoutédéjà, ce semestre, deux conférencespédagogiques. La première concluait ainsi:« Sivous voulez vous spécialiseravec fruit (pardon pour lebarbarisme !) faites des étudesgénérales. »Et la seconde: « Si vous voulez faire de bonnesétudesgénérales, commencez par vousspécialiser. »A l'heure qu'il est, ils attendent la troisième, afin deprendreparti.

Sans doute, cette contradiction est négligeable en soi.J'avouequ'il ne faudrait pas aller jusqu'au mépris de toutegénéralisation. Le paralogisme, pourêtreopposé, n'en serait pas moins dangereux. J'eus l'occasion derencontrer, un jour, un jeune philosophe assez content delui-même. Ayant appris que j'étais professeur, ilm'avouaque, lui aussi, il avait failli l'être, mais qu'ils'étaitaperçu ; tout d'un coup, qu'il lui manquait unedéfinition satisfaisante de l'enseignement. « Et,de fait,ajoutait-il, je ne conçois ni qu'on puisse, ni qu'on oseenseigner quoi que ce soit. » En vertu de cettepédagogieà rebours, il s'était orienté vers lapolitique,et faisait partie du cabinet d'un ministre. J'inférai que cejeune homme avait l'innocente intention de s'égayerà mesdépens. Pourtant, je ne suis pas sûr qu'iln'eûtpoint fini par se prendre au sérieux.

Mais, en dehors de mots vains et de théories creuses, quiapprendra, par desméthodes, à nos futursmaîtresl'art de se faire écouter et aimer de leurs disciples ? Or,voilà bien l'essentiel ! Je serais curieux deconnaîtrecelui qui trouvera la recette, inconnue jusqu'à ce jour,moyennant laquelle on évitera de se faireemboîter.(L'expression est triviale ; mais la chose est commune). Si donc (cedont les Dieux me gardent !) j'étais chargé deparlerà ces jeunes gens, voici à peu près ceque je leurdirais : « Mes chers amis, quand vous aurez fait la classedurantun an ou deux, vous vous apercevrez que la pédagogie n'ad'existence et de valeur que par l'application pratique; qu'elle n'estpoint une science compliquée, mais qu'elle consiste, dumoins ence qui concerne ses éléments essentiels, en deuxou troisobservations aisées et quelques précautionsélémentaires. Tout d'abord, il faut vous attacherà acquérir de l'autorité sur vosélèves : c'est le premier point. Vous savez tous,parexpérience, ce qu'on nomme, en argot scolaire, le chahut.Jevous le dis en vérité : si vosélèvesentreprennent de vous choisir comme victime, il est bien difficilequ'ils n'y réussissent pas. Rien ne les enempêchera, niles moyens de coercition dont vous ferez usage, ni l'intervention deschefs de la maison, intervention qui vous sera plus nuisible quesecourable ; ni rien au monde. On ne sait pas toujours pourquoi unprofesseur est ainsi désigné à lagaminerie desenfants. L'aspect, physique n'y est pour rien. Certains,chétifset petits, obtiennent une discipline parfaite. D'autres,bâtis enhercules, demeurent faibles et désarmés, enprésence de ces manifestations houleuses. Etceux-là sontperdus ; car la tradition confirme et propage ce que le hasard acommencé. Parmi eux, les uns s'y habituent, au point qu'ilsn'ensouffrent plus guère ; c'est le petit nombre. Les autres enmeurent, plus ou moins vite ; mais l'âge puérilest sanspitié. Les malins vont chercher ailleurs, quand ils lepeuvent,dans le silence des facultés, des auditeurs plusraisonnables oudes cours moins encombrés. Bien peu remontent le courant.Donc,pour éviter ces infortunes, dès vosdébuts, tendeztoutes les forces de votre volonté vers ce but unique :faire ensorte que les élèves n'aient pasl'idée de voustâter. En d'autres termes, inspirez-leur amitié,respectet confiance. Cela parait difficile au premier regard. Maisréfléchissez bien à ceci : vosélèves vous respecteront et vous aimeront s'ilssententque vous leur êtes utile. C'est la seule manièrede lesgagner. A cet effet, il est nécessaire que vous cherchiezà découvrir le fort et le faible de chacun. Nepas punircomme paresseux un enfant qui n'est qu'inintelligent ouarriéré ; il se buterait, et vous n'en sauriezplus rientirer. Connaître la force moyenne de chacun, pour ne pas luidemander plus qu'il ne peut. Eviter ou tempérer l'ironiedansvos corrections. Apporter le plus d'animation et degaîtépossible aux exercices de la classe, et ne pas craindre d'y introduire,de temps à autre, quelque digression sur une haute questiond'art ou de littérature. Cette petite fenêtre,entr'ouverte sur la vie, éclairera votre auditoire et luiouvrira l'esprit, plus que cent vers de Virgile. Par dessus tout,donnez à vos élèves l'impression que vous leurêtes utile et que leur intelligence se développeàvous écouter. Enfin ne cherchez jamais à lesétonner, à les éblouir, et ne leurparlez jamaisde vous. N'oubliez pas la mésaventure arrivéenaguère à l'un de vos anciens. Il vint un jourdans ungrand lycée de Paris, faire une suppléance d'unequinzaine. « Messieurs, dit-il en entrant, je vous avoue quej'hésite entre le professorat et la littérature.Je viensici tenter une expérience. C'est vous-même quim'indiquerez la route que je dois choisir. » - Ce ne fut paslongses élèves luidémontrèrent, en quelquesminutes, qu'il était fait pour le journalisme.

Voilà, si je ne m'abuse, tout l'essentiel de lapédagogie. Car je ne voudrais pas insister sur la routineproprement dite, sur ce qu'on appelait jadis : la manière defaire la classe. Encore une fois, tout cela ne s'apprend pas dans leslivres. L'expérience personnelle est indispensable, et vientvite. Le véritable enseignement pédagogique estdansl'exemple, et point ailleurs ; ceux qui se sentent la vocationobservent et retiennent. Rien n'est plus utile, à ce pointdevue, que d'avoir connu de bons professeurs, sinon peut-êtred'enavoir eu de mauvais.

D'ailleurs, est-il bien sûr qu'on n'apprit point,dèslongtemps, la pédagogie à l'écolenormale ? On enfaisait au moins sans le savoir, ce qui n'est pas la pireméthode. Je ne suis pas encore à l'âgeoùl'on rédige de la copie avec ce qu'un écrivain,gai parprofession, appelait ses « souvenirs d'enfance, dematurité et de décrépitude». Je m'excusedonc de rappeler ici un bon maître que j'avais, de qui laparesseétait proverbiale. Un jour, expliquant du Virgile, ils'enferra,à fond, sur une note d'une édition critiquerenvoyant lelecteur à un passage des Eglogues ; Ecl. Il avait cru quec'était une citation de l'Ecclésiaste. Cejour-là,nous pûmes tous apprendre qu'il est prudent depréparerses textes. - Un autre, légèrement engourdi,somnolaitdepuis trois mois sur des fragments du moyen âge,cantilènes, gestes et fableaux ; très fort, maissansaction, et l'air de s'ennuyer lui-même. Soudain, il estremplacé par un jeune critique, ardent, batailleur, qui nousjette en pleine histoire littéraire dudix-huitièmesiècle et nous initie avec verve à l'esprit decettemerveilleuse époque. Et se chargea, je vous assure, de nousréveiller. Et ce fut une belle leçon depédagogie,que nul de nous n'a oubliée. - Enfin (il est bon que lesexemples aillent par trois) je revois encore celui de nosmaîtresqui avait su, de propos délibéré,donner le tourle plus jovial à ces expériences. Quand, devantlui, l'unde nous s'exerçait à parler, lui-mêmeprenait placesur les bancs, « Je vais faire l'élève»,disait-il. La leçon était-elle biencomposée,nourrie de faits, élégante de forme ? Il setenaità merveille, et prenait des notes. L'orateurdéfaillait-il ? Il se mettait àbâiller, s'agitait,causait avec son voisin. « Si j'avais desélèvescomme vous (interrompit un jour le conférencier d'occasion)jeles mettrais à la porte. » Et le bonhomme derépliquer, avec un air contrit : « Il vaudraitmieux lesintéresser. »

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En résumé,j'estime que la tentative actuelle estun peubien théorique et formelle, et qu'elle risque, au pis aller,dene pas aboutir. La pédagogie restera ce qu'elle a toujoursété : un intéressantprétexte àobservations psychologiques (voilà pour la partiescientifique); une série d'expériences personnelles etjournalières (voilà la part de la pratique). Jesais bienqu'elle a fait, par surcroît, la réputation et lasituation d'un certain nombre de personnes. C'est pourquoi je m'entiendrais volontiers à la définition qu'enproposait unspirituel philosophe de nos jours : « Lapédagogie, unescience ? - Tout au plus une carrière! »

XXX.