PRÉFACE
Sur la façade de la maison qu'habitait, à Grenoble, Jean Pellerin,durant son service militaire, les amis du poète feront bientôt inscrireun nom qui leur est cher, graver deux dates commémoratives et apposerun médaillon... Cette maison est sise rue Saint-Jacques. Un mornecorridor, comme la province a le secret de les rendre froids,impersonnels, presque hostiles, conduit à des escaliers obscurs... Onles montait dans la ténèbres, la main tâtant les murs, puis, quand laporte de l'étage s'ouvrait, tout s'éclairait et Jean Pellerin, tenanttrès haut une lampe, vous accueillait joyeusement.
En ce temps-là, sous l'uniforme de secrétaire d'état-major, c'était ungrand garçon que Jean Pellerin, étroit de tout le corps et qui nes'asseyait jamais sans replier une de ses maigres jambes sous l'autrecomme par pudeur d'être si long... Et il vous regardait alors en face,il souriait, il allumait une cigarette... et ne semblait avoir decoquetterie avouée que pour ses mains très fines et très soignées qui,jusque dans la paperasserie militaire, prolongeaient un soucid'élégance, de netteté, de caractère aimable et châtié et de grâcenaturelle. Dès qu'on connaissait l'homme, on le retrouvait dans sonécriture. Elle vous parlait ; elle accusait la ressemblance, lasoulignait profondément. Hélas ! ces jeunes mains -- qui ne rédigeaientpoint (même en 1909) que des bordereaux de service — ont pour toujoursfini de tracer, ligne à ligne, ces phrases claires et ornées et cesstrophes qu'entre tous leur auteur s'appliquait à nourrir d'une cadencequ'il portait à la perfection ! Déjà, vers cette époque, de courtspoèmes, soigneusement recopiés sur un mince cahier d'écolier,affirmaient quel amour... et quelle singulière connaissance de son artpossédait Pellerin. Nous nous soumettions nos premières pages, nousébauchions d'immenses projets... Que sais-je ! Notre seule ambitionétait d'avoir, chaque jour, des vers nouveaux à nous communiquer, unlivre que l'autre n'avait pas lu, une anecdote qu'il ignorait... Tempscharmant, malgré la caserne et les difficultés que nous trouvions ànous faire imprimer. Cela nous décida à fonder une revue... Elle vit lejour. Je me souviens que Jean Pellerin m'en remit les épreuves dans laprison du 2e d'artillerie où je n'étais point mal... Mais cette fameuserevue — qui s'intitulait
Les Petites Feuilles — n'eut qu'un seul numéro.
Plus tard, quand il vint à Paris et logea, d'abord, rue Réaumur avantd'occuper, vers Montmartre, un appartement qui ne fut de tout tempsmeublé que d'un lit, d'une table, de trois chaises, d'une berceuse etd'un nombre incalculable de caisses de livres, Jean Pellerin demeura lemême. Il écrivait des vers légers, où il se montrait tel qu'il étaitvéritablement, insoucieux de vains succès, prompt à se moquer delui-même et pirouettant, pour son plaisir, au gré d'une charmantefantaisie.
... Je ne me suis pas fait la tête de Musset.
Je tartine des vers, je prépare un essai,
J'ai le quart d'un roman à sécher, dans l'armoire...
Mais que sont vos baisers, ô filles de mémoire !
Vous entendre dicter des mots après des mots...
Triste jeu !
Cette ironie devait bientôt prendre un ton moins enjoué... Au contactde la vie, dans la nécessité où il était de gagner, comme les autres,son bifteck, le poète apprit vite qu'il n'est pas suffisant au monded'avoir le culte des beaux vers. Jean Pellerin sut se prêter auxcirconstances. Sa plume ne pêcha plus dans l'encrier ces rimesimpertinentes qu'elle y trouvait toujours, mais, inlassablement, desmots et des mots qui finissaient par faire les dix lignes d'un écho oucelles d'un article de journal qui lui était payé. Jusqu'à la guerre,il signa, dans les feuilles, des « soirées parisiennes », des contes,des critiques, des notes, des interviews. Cela lui prenait tout sontemps, mais je savais qu'après minuit le brillant chroniqueur renonçaità la gloire des salles de rédaction pour se livrer à son démon.
Qu'aurait-il fait de mieux ? Jean Pellerin était d'abord poète et nevivait que pour la poésie. Que de fois, l'ai-je surpris à relireBaudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Guérin, Apollinaire,Jean-Marc, Toulet, Allard, Derème ! Il envoyait ses vers à de petitesrevues, n'en parlait à personne et nourrissait secrètement le désir deréunir en un volume ces stances exquises et désabusées que je n'étaispas seul à admirer.
Hélas ! Jean Pellerin n'aura pas vu de son vivant paraître ce volumeauquel il donnait tant de soins, ni cette nouvelle que les Amisd'Edouard publient et qu'il écrivit comme en se jouant.
La Romance du Retourne contenait qu'un poème, qu'un beau, qu'un déchirant poème... Lesautres, dispersés dans d'obscures publications, attendaient qu'on lesrassemblât. Il a fallu sa mort pour que, réalisant enfin l'ambition deJean Pellerin, j'entreprisse à sa place d'offrir au grand publicl'œuvre qu'il nous a laissée. Puisse-t-elle conserver longuement sescouleurs diaprées, son arome, son arrangement fier et tendre. Ce n'estpoint un bouquet de fête cueilli dans un parterre bourgeois, mais un debouquets que, seuls, achètent les camarades près d'un cimetière pour enorner une tombe devant laquelle ils se découvrent. Humbles fleursquoique brillantes et délicatement choisies, les vers de Jean Pellerin,ses contes sont de ceux que l'on n'oublie guère après qu'on les alus... Ils ont l'accent de la jeunesse, de sa jeunesse blessée par biendes abandons, de sa jeunesse toujours vivante, même si elle se désole àcompter ce qui reste, après deux longues années, des amours et destrahisons... Ce n'est pas moi, c'est lui qui a écrit :
Aujourd'hui, je reviens et tel
Qu'hier. La cloche sonne.
La même cloche au même hôtel.
Je ne revois personne.
Ah ! s'il pouvait revenir, comme il serait ému d'entendre tant d'admirateurs l'appeler par son nom !
Francis CARCO.
I
— Mon ami, cria M. Rougereau à l'employé, je n'aime pas beaucoup lesmises en demeure ! Vous menacez votre chef de bureau de vous fairerégler si on ne vous donne pas une permission. Et voilà ! Est-ce quevous appelez ça des façons convenables ?
L'homme eut un haut-le-corps. Il ébaucha un geste timide. L'industrielcontinuait, en pianotant sur son bureau.
— Si l'on n'était pas très content de votre travail, savez-vous ce queje vous dirais ? Eh bien ! je vous dirais : « Mon ami, passez y donctout de suite, à la caisse. Et bon voyage ! » ... Mais vous vous êtesfort bien tenu, jusqu’ici... Enfin, pourquoi êtes-vous devenu agressif,comme ça ? Je ne vous crois pas un mauvais esprit. Hein ?Expliquez-vous...
L'autre se mit à parler d'une voix étouffée. Il avait un besoin urgentde sa liberté pour l'après-midi. Et lorsque son chef avait allégué desécritures en retard...
— Voyons ! on ne vous l'a pas positivement refusée, cette autorisation,mon cher monsieur Duget. Alors ?
— Oui, mais je me suis imaginé... Et à la pensée qu'on pouvait nierépondre non, je me suis affolé, balbutia Duget. Ce que j'ai dit,monsieur, je le regrette.
Il précipitait des excuses. Soudain, M. Rougereau, intrigué, fronça lessourcils, regarda le solliciteur en changeant d'expression. Où avait-ilvu ce grand corps un peu voûté, ces mouvements arrondis des bras, cenez courbé, à l'arête fine, ces yeux si longs ? Une vision lui revint.Il prit une voix aiguë
— Mais... il me semble... En tout cas, vous lui ressemblez bigrement.Il y avait un tsigane au
Princier Tango... C'était vous !
Duget commentait son aveu d'une grimace mélancolique.
— Ça n'est pas banal ! affirma le patron. Etre tsigane et devenircomptable... D'ailleurs là-bas vous ne vous appeliez pas Duget.
Il y avait sur une petite affiche rouge ...
Machin et son orchestre.
— Tortynn...
— ... C'est ça : Tortynn. Un drôle de nom.
— Oui, un nom idiot que l'on m'avait collé à mes débuts... N'empêcheque je n'aurais jamais dû le lâcher ! Et mon métier donc ! Quand ça iramieux dans la musique, peut-être que je reprendrai l'archet.
M. Rougereau éprouvait un sentiment bizarre où entraient la vaguesympathie que le mot d'artiste éveille chez les bourgeois et le méprisindulgent de la bohème. Puis, tout à coup, il devint curieux deconnaître les raisons qui avaient transformé un tsigane en comptabled'une maison de moteurs électriques. Il commença par octroyer à Dugetla permission demandée, le fit asseoir et bientôt après, mis à l'aisepar des compliments, des exclamations joviales, l'employé racontait sonhistoire.
— J'étais là où vous m'avez vu, monsieur, j'étais au
Princier Tangoet je gagnais bien ma vie. J'étais sérieux. Oui, oui, je sais ce qu'onraconte : les béguins, les femmes, Rigo... De tout ça il faut enlaisser plus qu'on n'en prend.
Quand elles sont au restaurant, qu'on les regarde, en penchant la tête,qu'elles entendent la musique, évidemment, les clientes, ça leur faitquelque chose ! Mais neuf fois sur dix, elles sont accompagnées. Ladixième fois, elles n'osent pas... Et puis, elles sortent, elles n'ypensent plus un quart d'heure après, ou, si elles en gardent unsouvenir, il y a tant d'obstacles : le mari, l'ami, la peur de secompromettre, la fierté, le quant-à-soi ! Du reste, je ne cherchais pasles aventures ! J'avais un gentil petit appartement, impasse de Guelma,à dix minutes de mon travail. Je prenais pension chez un marchand devins de la rue des Martyrs et comme je donnais des leçons de violon auxpetites filles, j'avais des prix spéciaux, des plats spéciaux aussi. Ily en a qui n'apprécient pas ces choses-là ! Moi je me rendais compte,j'avais dix ans de mouise et de mauvaise carne derrière moi, je savaisfaire la comparaison.
J'ai eu la bêtise de plaquer tout ça. Une nuit, voilà une femme quivient au
Princier, une drôle de créature. Blonde, un peu forte, l'aircommun et mal habillée. Elle avait un tailleur tout fait, en grosseétoffe bourrue, ces espèces d'étoffes anglaises qu'on emploie beaucouppour les manteaux de voyage. Avec ça, un chapeau qu'elle portait sur lesommet de la tête comme en province et des bottines à boutons, des basde fils. Rien de la clientèle d'habitude. L'idée qui vient tout desuite : « Encore une qui se trompe ! ». Tout le monde la regarde. Ellecommande une bouteille et n'a pas l'air de remarquer qu'on la tient àl'œil. Elle ne fait attention qu'à nous... Je dis nous... La voilàquise met à me fixer. Les camarades s'en amusent et me racontent toutce que vous pensez. Le lendemain, même exercice. Et les jours suivants.La bonne femme est toujours là, toujours avec son même tailleur, sesmêmes chaussures et son chapeau pas plus enfoncé. J'avais fini parfaire taire les autres qui m'énervaient en m'envoyant leurs allusions,mais je ne pouvais m'empêcher de rager, en remarquant que si on ne mecharriait plus, on n'y pensait pas moins.
Un soir, au moment où le rentre au
Princier, vers les dix heures, quiest-ce que je vois sur le trottoir ? La cliente. Elle était en pleindans la lumière de la grosse boule électrique. Je lui envoie un regardoù il n'y avait rien d'aimable et la voici qui se met à me faire sonplus beau sourire. Moi, ça me rend furieux. Je m'approche d'elle :
— Est-ce que vous en avez pour longtemps avec votre petite histoire ?
Ma bonne femme devient toute pâle. Elle essaie de parler et n'y arrivepas. Elle avale, elle avale. Enfin, elle me répond d'une voixtremblante :
— Quelle histoire ?
— Ces façons de venir tous les soirs en tenue de campagne et de meblairer jusqu'à la gauche. Si vous voulez que le personnel et lesclients se f…tent de moi, continuez, vous êtes dans le chemin...jusqu'au jour où je vous sortirai parce que je suis patient et bongarçon...
Je n'en ai pas dit plus. Vous savez que dans la rue si on prononce unmot moins bas qu'un autre, il y a tout de suite un public. Nous avionsdéjà cinq ou six personnes autour de nous... je coupe court, je rentresans même m'inquiéter de la tête que faisait mon numéro. On ne le revitpas cette nuit-là. J'en étais débarrassé ! Mais ça ne devait pas durerlongtemps.
Le lendemain, je prenais mon café à ma pension, sur les deux ou troisheures de l'après-midi. Je lisais le journal, j'avais la tête baisséelorsqu'une ombre s'interpose entre la rue et moi. Je lève les yeux. Mabonne femme est devant ma table. Debout et qui me regarde avec un airde reproche et deux grosses larmes au coin des paupières.
Ces larmes, ça me remue. Je dis « Allons ! allons ! », et,naturellement, je tire une chaise « Qu'est-ce que vous prenez ? — Rien.— Mais si, mais si, buvez quelque chose. — Non. — Une bénédictine ? unechartreuse ? » Elle fait signe que oui. Je commande. Elle s'assied. Etpuis, monsieur, avec une voix grave, bizarre et qui bouleversait, elleme dit ce qu'elle avait sur le cœur. Moi j'essaie de me rattraper, dela consoler. Plus je m'excuse, plus elle pleure. Elle finit parm'avouer qu'elle m'aimait. Rien qui m'embête autant que d'écouter ceschoses-là. Il semble qu'on doit avoir l'air idiot. Je lui fais entendreraison :
Comprenez-moi bien :
Le Princier, c'est mon usine. Ce n'est pas unerigolade que de jouer, de mener un orchestre dans la fumée, le raffût.Si on a un agacement par-dessus le marché... Et de sentir quelqu'un quine vous lâche pas d'un quart de cil, hein ?
— Oui, oui, j'ai eu tort, me répond-elle. Je ne savais pas... Mais sije pouvais vous revoir ailleurs ?
— Ailleurs... Enfin, j'ai ma sortie d'hier soir à me faire pardonner.Voulez-vous que nous fassions un petit souper demain matin quand jesortirai ?
Elle accepte. Mon travail fini, je la retrouve. Nous montons sur laButte, nous allons chez un bistro qui a fermé dans les premiers mois dela guerre — et c'est bien dommage car on y mangeait, ce qui s'appellemanger — Après... »
M. Rougereau lit une grimace narquoise et dont l'intention était sifacilement traduisible que Duget prit un autre ton pour confesser :
— Après, je l'emmenai chez moi, bien entendu !
II
— Ah ! si l'on savait, monsieur, continua Duget. Le pis est que même sil'on savait où elles vous entraînent, on les referait ces bêtises... Jevois encore Marcelle dans l'impasse de Guelma, Marcelle, serrée contremoi qui cherche ma clef. Elle entre, j'allume un feu de bois dans macheminée et elle reste longtemps, longtemps au bord d'un fauteuil, lescoudes aux genoux. Moi, je la laissais devant les bûches. Ce qu'ellevoulait, je le devinais bien. Que je m'installe installe près d'elle,que je lui raconte tous les boniments d'usage... Les mains que l'onprend, et la taille, et les baisers. Mais non J'avais fixé une durée àcette liaison : sept heures. Il était cinq heures du matin. Celadurerait jusqu'à midi, à l'heure de mon lever. Après, bonjour !
Aussi ne voulais-je être amené à rien dire qui pût lui laisser uneillusion. Je venais de liquider une situation embrouillée etembrouillée précisément parce que j'étais allé trop loin, parce que deschoses dites à certains moments m'avaient engagé. Je me tenais sur mesgardes. Vous voyez le tableau : elle, comme abandonnée au coin de sonfeu, moi, allant, venant, parlant pour ne rien dire, rangeant troisfois les mêmes objets... Au bout d'une heure, Marcelle pousse un grossoupir.
- Partir ! dit-elle. Voilà ce que je devrais faire...
Et ne recevant pas de démenti
— C'est bien ce que vous voudriez, n'est-ce pas ? que je m'en aille ?
— Vous plaisantez ! Nous allons dormir. Couchez-vous, je vous en prie,et permettez-moi d'en faire autant.
Elle ne bronche pas. Enfin, elle se lève, elle commence à sedéshabiller. Quelle superbe fille ! Tout ce que son chapeau, sontailleur, sa manière de s'attifer comportait de ridicule s'effaçait peuà peu. Je ne voyais plus que de belles épaules, rondes, grasses, desbras admirables légèrement duvetés de blond où la lumière de ma lampefaisait courir des frissons d'or. Quand ses cheveux étaient dénoués,l'expression commune de son visage disparaissait et il y avait presquede la noblesse sur sa figure et une espèce de... je ne sais pas commentvous expliquer cela. Le mot va vous sembler prétentieux. Je n'en trouvepas d'autres : une solennité.
La voilà, étendue, fermant les yeux. Et moi, très embarrassé. Je nevoulais pas traiter cette femme comme une femme quelconque, ramassée auhasard, payée au tarif. Je ne voulais pas non plus lui dire combien jela trouvais belle et de compliment en tendresse, de tendresse en amour,m'emballer, provoquer de nouveaux aveux qui m'auraient ému davantage,arriver à une liaison. Les choses s'arrangèrent d'elles-mêmes. Quand jeme trouvai près de Marcelle, nous eûmes une étreinte rapide,silencieuse. Puis, tandis que je cherchais une formule, une phrase aumoins de politesse mais qui fût sans danger, le sommeil me prit.
Quand je nie réveillai, j'étais seul. Marcelle s'était évadée. Ellem'avait laissé une lettre où elle me disait ceci, à peu près : « Je nepuis pas vous forcer à éprouver les sentiments que j'ai pour vous. Maisil m'est si pénible de vous sentir indifférent queje ne veux pas entendre le « au revoir » banal qui m'est réservé. Jem'en vais, Georges. N'ayez aucune inquiétude : je n'irai plus vousennuyer à votre
Princier Tango ou à votre pension. Si, par hasard,vous désiriez revoir Marcelle, voici mon adresse. »
J'ai honte de l'avouer. J'eus une minute d'angoisse. Ce départ sournoispendant que je dormais... Et puis, après tout, je ne la connaissais pascette femme ! J'allais vérifier mes tiroirs. Rien n'y manquait. Je mesouvins d'un comique de la Gaîté-Rochechouart dans une pièce où ildisait : « Décidément, c'est de l'amour ! » toutes les minutes. Jedéchirai la lettre et je me jurai bien de ne plus penser à Marcelle.
Huit jours se passèrent. Une autre lettre arriva. Marcelle me répétaitsa promesse. Elle ne voulait pas me relancer. Mais elle me suppliait delui accorder un rendez-vous. Elle disait que l'absence la rendaitmalade. Moi, je n'avais aucune envie de renouer l'aventure. Pourtant,sa lettre était si pressante que je répondis. J'alléguai beaucoup detravail, des leçons à donner. Je lui disais de prendre patience. Dansun mois, j'aurais quelque liberté, nous dînerions ensemble, et cætera.
Une chose va vous étonner, monsieur. C'est que, pour la première fois,en allant porter ma lettre à la poste, je me demandai de quel milieucette femme-là pouvait bien sortir. Des personnes qui ne savent pass'habiller, on en trouve dans toutes les classes. Et si vous aviez faitla boîte de nuit aussi longtemps que moi, vous sauriez que l'apparenceest encore plus trompeuse qu'on ne se l'imagine. Marcelle ne donnaitpas l'idée de ce que l'on appelait la fille du peuple ; néanmoins, cen'était pas la bourgeoise non plus. Elle écrivait correctement, elleparlait sans accent. Ses façons étaient simples. A un détail, on sedisait : « Elle a été bien élevée » et la minute d'après, un autredétail montrait une lacune. Il était bien difficile aussi de lire dansson passé. Femme mariée, entretenue, ou... Mais non, une veuve plutôtou une jeune femme quittée par un ami...
Ce problème me harcela jusqu'au bureau de poste. Là, mes préoccupationstombèrent avec ma lettre. Je rentrai pour dîner en pensant à autrechose. Trois jours après, récidive. Nouvelle prière : on voulait mevoir absolument. Je ne répondis pas. La semaine suivante, nouvel essai.Marcelle regrettait d'avoir donné sa promesse de ne plus revenir au
Princier ou à mon restaurant. Et cela continua jusqu'au mois dejuillet. Je reçus une dizaine de lettres, une tous les huit jours à peuprès. Je répondais une fois sur quatre, remettant l'entrevue à laquinzaine ou au mois suivant.
Cette année-là — en 1913 — j'étais engagé à Aix avec mon orchestre pourl'été. Une lettre de Marcelle me suivit là-bas, six pages fiévreuses,suppliantes. J'écrivis en fixant mon retour à septembre. En septembre,nous nous reverrions, c'était promis. Cette promesse me valut unegrande tartine plus longue que toutes les autres, folle d'enthousiasme.Et je ne quittai pas la Savoie sans en recevoir au moins une douzainedu même genre. Et quand je revins impasse de Guelma la première choseque me remit ma concierge...
— Une lettre de Marcelle ! fit M. Rougereau.
— Et quelle lettre ! Des « je vous attends », des « je t'attends » àchaque coin de ligne. Cette exaltation m'effraya un peu. J'envoyai unmot à Aix d'où un camarade le réexpédia. Je parlai de la prolongationde mon séjour là-bas. Et les affiches du
Princier ne pouvaient pas medémentir puisque la réouverture n'avait lieu que le quinze octobre.
A partir de ce moment, silence, et tranquillité. Marcelle n'écrivaitplus. Je ne puis pas vous dire à quel point j'en fus heureux. Je n'aipas mauvais cœur, monsieur. Et qu'une femme souffrît, se tourmentât àcause de moi, je vous jure que cela m'ennuyait. Quand trois semaines sefurent écoulées sans rien m'apporter, j'éprouvai un soulagement !...Vous ne pouvez pas savoir ! A ce moment, je me rendis compte du soucique m'avait causé cette histoire. Je n'évaluai exactement mespréoccupations à ce sujet que lorsqu'elles n'eurent plus aucune raisond'être.
Et la saison de Paris recommença pour moi. Le
Princier s'étaittransformé pendant les vacances. On nous avait aménagé de meilleuresplaces, à nous, les musiciens. Et, me trouvant là pour la secondeannée, j'étais de la maison, je connaissais tout le personnel, unebonne partie des clients. Des Argentins que j'avais connus à Aixm'amenèrent des amis. Les pourboires tombaient que c'en étaitvertigineux. A tel point que Paulot, mon cymbaliste, qui se faisaitdéjà du mauvais sang à la pensée d'envoyer sa grande fille à l'hôpital,Paulot put faire faire l'opération de son Emma dans l'une desmeilleures cliniques de Paris.
Une nuit, on nous amena un riche de Buenos-Ayres, un grand diable secavec des cheveux blancs en brosse, une petite moustache en brosse, desdents en or. Ce bonhomme était à Paris depuis quinze jours, ilvadrouillait toutes les nuits et dans chaque boîte qu'il faisait, ildemandait aux tsiganes de lui jouer une petite chanson espagnole : «
Pipa pipa... » Personne ne la savait. Or, moi je l'avais entendue àla Villa des Fleurs à Aix, je l'avais fait apprendre à mon orchestreet, juste au moment où mon type entre, qu'est-ce qu'il entend ? Sa
Pipa-pipa ! Il est fou ! Il me fait recommencer trois fois cetterengaine et, après, il a fallu envoyer tous les airs d'Espagne de notrerépertoire, ceux en vogue, et d'autres qu'on ne jouait plus depuis laSaint-Machin
Clavelitos,
La Garrotine,
Te quiero,
Confidencias,et toute la séquelle. Mais quelle recette ! Je n'avais pas assez depoches pour y fourrer les louis des quêtes.
Je partis du
Princier, enchanté comme vous pensez bien ! ... Cettenuit-là, je la revois, je la sens autour de moi rien qu'à parlerd'elle, tout de suite : une magnifique nuit d'automne, un brouillardléger dont on ne se rendait compte qu'en voyant les lumières et un ventd'est coupant, sec, régulier qui poussait toujours les feuilles de lachaussée à la même vitesse. Je marchais vite, joyeusement, mais monplaisir ne m'empêchait pas de sentir le froid, le premier froid del'année. Je me promis de faire du feu dans ma chambre en rentrant.
III
Nous sommes chez moi. Je lève le rideau de ma cheminée, je place meschenets et je retrouve dans une vieille caisse du petit bois et cinq ousix bûches.
J'obtiens vite une belle flambée. Je tire mon fauteuil pour mechauffer. J'allume un bon cigare. Et, tout à coup, un souvenir que jecroyais bien loin, m'arrive. Je revois cette Marcelle amenée un soir etdont j'étais si embarrassé. « Marcelle ! » Ce nom m'échappe, sans queje m'en rende compte, je le prononce tout haut. Et je me représente ladame au tailleur bourru du
Princier. Ensuite, c'est au tour de lapauvre fille qui s'assied en face de moi au restaurant, qui pétrit sonmouchoir.
Enfin, c'est une autre Marcelle qui se lève, et dans le décor que j'aisous les yeux. La Marcelle dont les cheveux tombent sur les épaules,dont le corsage s'ouvre, glisse le long des bras, ces beaux brascharnus, dorés de leur duvet... Alors, monsieur, il se produit unechose qui m'étonnera toujours, non pas en elle-même, mais par sabrusquerie et son intensité : un désir me prend de cette femme, undésir incroyable. Et si fort qu'il dépasse la sorte de volupté que l'onressent à souhaiter le corps d'une femme ! Un désir qui va jusqu'à ladouleur... Je résiste, je me raisonne. Il faut expliquer cela ! Il n'ya pas à chercher longtemps. Je viens de passer une soirée agitée avecmes types de Buenos-Ayres. Les compliments du bonhomme, le gain, toutcela m'a excité. D'un autre côté, voyant qu'il avait à faire à desclients de marque, le patron a fait monter du bon champagne et je suishabitué à la bibine des autres soirs. Je dis « Ça va se passer ! » jeme confectionne une camomille à quatre têtes, je mets un bon filet defleurs d'oranger dedans et je me fourre au lit. A peine étendu, jem'endors.
Mais une heure après, je me réveille. Et la première chose quej'éprouve avant même d'avoir les yeux ouverts, c'est un sentiment dedétresse atroce. Marcelle n'est pas là ! Cette femme qui m'a tantfatigué de ses prières, de ses lettres, que je n'ai jamais évoquée,sauf pour déplorer son obstination ou pour me réjouir de son silence,cette femme me manque. Je veux son corps et non seulement son corps, savoix, sa voix que je n'ai jamais cherché à me rappeler et dont jem'irrite à demander les intonations au souvenir de cette nuit — silointaine. Impossible de retrouver le sommeil ! Le calmant ne m'ayantpas réussi, j'essaie d'un autre remède : l'assommoir. Je me verse ungrand verre à vin de sherry, plus un autre demi-verre afin d'avoir labonne dose. Un quart d'heure après, l'estomac me brûle, mon cœur batplus vite mais ma tête reste froide. Je ne m'endors pas, je n'apaise nin'augmente mon obsession : il me faut Marcelle.
Que faire ? Je me lève. Il est sept heures du matin, notez bien, et ence temps-là je me levais toujours après-midi. J'écris un pneumatique àMarcelle, je l'invite à dîner pour le soir. Je cours glisser le papierà la poste et je reviens me coucher, tout heureux. Je n'ai pas lemoindre doute. Ce soir à sept heures, à mon restaurant, Marcelle seralà. Et cette certitude me permet de me reposer.
Le soir, à sept heures pas de Marcelle. A sept heures et demie, jel'attends encore. Il y a sans doute un pneumatique chez moi. Je fais unsaut impasse de Guelma. Rien. Je cours à mon restaurant. La dame n'estpas encore venue. Huit heures. Huit heures et demie. Je me décide àdîner seul. Si on peut appeler ça dîner ! Ma gorge est serrée à telpoint que ce m'est un supplice d'avaler une bouchée de pain.
Avant d'aller au
Princier, je retourne encore une fois chez moi. Pasde pneumatique. Au
Princier, à chaque ouverture de porte, j'ai uncoup au cœur. Elle ne vient pas. Ce qui vient, c'est la fermeture, lemoment de rentrer à la maison. Or, rentrer seul, retrouver ma chambresans elle, cela m'apparaît comme une épreuve insupportable, je luttecontre cette idée, je fais trois fois le tour de la place Pigalle et jefinis par décider : « Je vais chez Noémi. »
— Un clou chasse l'autre ! fit observer M. Rougereau.
— Il ne faudrait pas se tromper sur Noémi, poursuivit Duget avec uneinflexion respectueuse. Noémi n'était pas ma maîtresse. Je crois mêmequ'elle n'était la maîtresse de personne. C'était une danseuse de cheznous. Mais pas une femme à la côte. Elle avait de l'argent à elle et cequ'elle gagnait au
Princier, c'était pour son opium. Je savais qu'àcette heure elle était en train de fumer, qu'elle me recevraitgentiment... Je file avenue Frochot. Je frappe à la porte de l'atelierselon une certaine consigne et Noémi vient m'ouvrir... Dans cettegrande pièce, les tapis, les soies de Chine, la petite lampe — etNoémi, accueillante... tout cela compose une atmosphère si douce quemes nerfs se détendent : je me mets à pleurer comme un enfant.
— Voyons ! racontez-moi votre histoire ! » dit Noémi. Je raconte tout.Noémi m'enveloppe dans un kimono, me fait une pipe. J'avais unerépugnance difficile à dire pour cette drogue noire. J'étais sidésemparé, toutefois, que j'aurais dominé une aversion encore plusgrande et je ne laissai rien voir de mon dégoût. Je m'appliquai àfumer. Noémi tenait le bambou au-dessus de la flamme, activait lacombustion d'une aiguille et me donnait des conseils, patiemment. Mesdeux premiers essais ne furent pas heureux. Mais le troisième eut unplein succès ; je continuai, éprouvant un bien-être surprenant, unesensation exquise de délassement complet qui détendait mes jambes,faisait de mon corps une chose heureuse, délicieusement repue, rompue.L'image de Marcelle s'effaçait, se perdait dans mille autres images.
— C'est assez pour un début ! murmura Noémi. Allongez-vous bien, calezvotre tête et demeurez immobile, autant que possible.
Je me laissai dorloter, entourer de coussins. Ma béatitude était siparfaite que j'avais besoin de l'extérioriser, de bavarder. Ma compagnemit un doigt sur mes lèvres et me regarda de telle façon que je gardaile silence. Quelle gratitude je vouais à cette gentille amie ! Je nesouffrais plus. J'étais engourdi de bonheur, d'un bonheur lucide. Mais,de quelle atroce perfidie ! Lorsque mes pensées se renouèrent, ce futpour me montrer un avenir charmant dont, bien entendu, le charmeprincipal, que dis-je, unique ? était la présence, l'amour de Marcelle.Je la voyais chez moi. Elle venait m'attendre à ma sortie du
Princier, elle m'y conduisait. Sa voix que j'avais cherché vainementà me rappeler se nuançait à mes oreilles. Ses gestes, ses beautés queje m'étais obscurément suggérés, se dessinaient, se multipliaient sanscesse. Au bout d'un temps que je ne puis déterminer l'enchantementdécrut. Je voulus le retrouver aussi vif qu'auparavant, fumer encore.Noémi s'effara.
— Ce n'est pas raisonnable, vous savez ! Une première fois !
J'insistai. Pour le coup, je fus pris, ayant aspiré trois nouvellespipées, d'une exaltation qui ne me donnait plus le loisir de resterétendu. Je me persuadai qu'il y avait une lettre de Marcelle chez moi.Une force irrésistible m'attirait impasse de Guelma et je dus me lever.Noémi avait beau parler d'imprudence. Je ne pouvais pas attendre,monsieur. Je laissai tomber mon kimono sur les coussins, je repris monpardessus, je courus dans la nuit.
... Au seuil de ma chambre, vite, je grattai une allumette. Maconcierge plaçait toujours les lettres distribuées le soir sur macheminée contre un petit vase de Chine. La lueur me montra uneenveloppe jaune, semblable à toutes les enveloppes dont Marcelles'était servie pour m'écrire. Je poussai un cri de joie, oui, sanssonger qu'on pouvait m'entendre. Je me dépêchai d'allumer ma lampe, jesaisis le papier. Ce n'était pas l'écriture de Marcelle. C'était unprospectus pour des vins de Bordeaux.
Fût-ce la déception ? Ou Noémi avait-elle sagement calculé ? Mais jefus pris d'étourdissements, de nausées. Un mal de cœur me précipita surma table de toilette... Une demi-heure après l'estomac vide, le frontserré de migraine, frissonnant, je me couchai. Tous les bienfaits del'opium s'étaient retirés de moi. Cependant, je gardais ce mensongedont il m'avait ensorcelé, je continuais de revoir Marcelle avec lanetteté obtenue par cette baguette de bambou, cette précisionmaintenant torturante. Je n'avais pas endormi ma douleur, je l'avaisdécuplée... »
IV
Duget fit sonner ce « décuplée » avec rage. Il serra les poings. M.Rougereau pencha le buste vers le conteur :
— Et, naturellement, quelques heures après! Un taxi ! Et en chasse !
— Non, monsieur, j'étais trop malade, poursuivit l'employé de quil'exaltation avait décru. Toute ma journée et ma nuit se passèrent aulit où j'étais prostré comme une pauvre bête sans forces. Vers le soir,j'obtins une sorte de torpeur, d'hébétude, puis, dans cette fatigueabsolue de mon corps, cette impuissance totale à me mouvoir, et àsouffrir, je sentis mon intelligence se ranimer par degrés. La raisonqui m'avait abandonné la veille me reprit, me calma, me démontra mastupidité. Je me traitai de tous les noms. Moi, l'homme pondéré, jevenais de me comporter comme un gamin. Un artiste qui se flattaitd'être consciencieux, manquait une soirée — et dans l'une desmeilleures passes de la saison — pour une bêtise. Je me mis à haïrcette Marcelle, à me la montrer telle que je l'avais estimée au
Princier : une fille dépourvue de goût, de chic. Tout ce qui merevenait de forces au cerveau, je l'utilisai à combattre mon engouementsi peu explicable, à me guérir de ma folie, à m'assainir l'esprit.J'eus à ce moment-là quelques minutes de satisfaction intense,monsieur. Le sommeil me prenait et, encore à demi-conscient,j'ébauchais un rêve où Marcelle redevenait la cliente gauche etennuyeuse. Je me promettais la délivrance au réveil.
Je dormis d'un sommeil de brute. Je me levai sans pouvoir coordonnermes idées, je m'habillai lentement. En reprenant possession demoi-même, je n'osai plus discuter avec mes principes ainsi que jel'avais fait. Je comprenais l'inutilité de me regimber. J'étais vaincu.Il ne me restait qu'à obéir à la décision que la nuit venait dem'imposer. Il fallait que j'aille à la recherche de Marcelle. C'étaitun ordre. Il me semblait que tout ce qui soutient l'amour, quel'espoir, l'enthousiasme ne pourraient plus me réconforter désormais,que j'étais simplement l'esclave d'une destinée. Et mon cœur ne battitpas plus vite lorsque j'arrivai devant ce 163 de la rue Cardinet oùMarcelle avait toujours fixé son adresse.
C'était un hôtel, l'
Hôtel du Lac Majeur. Une maison étroite, deuxfusains roussis à la porte, deux tristes plantes enfoncées dans uneterre lézardée et couverte de mégots, un paillasson déchiqueté, untapis galeux. Au bureau, une grosse, grande et laide vieille femmetriait le courrier sur une table en désordre. Je demandai Madame Bonval.
— Bonval ? ronchonna l'autre. Bonval ?... Ah ! oui, le 30, Partie
— Pour la journée ?
— Je ne dis pas sortie, je dis partie...
— J'ai envoyé un pneumatique.
— Je me souviens. On l'a fait suivre
Et le vieux monstre déplaça sa chaise pour me tourner le dos et couperla conversation. Je m'inquiétai de la nouvelle adresse. La patronne seleva en hurlant qu'on ne devait pas poser des questions de ce genre,qu'elle ne disait jamais où les gens étaient allés, et je vous passetous les boniments que vous devinez. Ils ne m'intimidaient pas. J'aitrop usé mes valises pour m'arrêter arrêter à ces histoires. Je tiraitranquillement de ma poche un billet de cinquante francs.
— Bon, j'admets que vous ne puissiez pas me la dire cette adresse.Puisque vous avez donné votre parole. Mais écrivez-la sur un bout depapier.
Je secouai le billet. La vieille siffla.
— Toi, mon vieux, tu te démerdes
Elle consulta son bouquin et écrivit 44, rue Desbordes-Valmore. Elleajouta d'autres renseignements, de vive voix. Marcelle avait quittél'
Hôtel du Lac Majeur depuis exactement quinze jours. Elle n'avaitjamais amené qui que ce fût dans sa chambre. Personne n'était jamaisvenu la demander. La patronne, une fois lancée, ne s'arrêtait plus.Elle ignorait quelles pouvaient être les ressources, l'existence decette Bonval.
— Une qui ne doit pas être bien à la page. C'est brave fille, c'estpéquenaud...
Je m'en allai sur cette appréciation. Rue Desbordes-Valmore, le décordifférait. Un hôtel encore, mais un hôtel privé avec une grille, unpetit jardin tarabiscoté, une allée à graviers roses, un perron.Comment la Marcelle que j'avais connue, celle que dénigrait la mégèredes Batignolles pouvait-elle habiter là ! Une pensée me vint :domestique, sans doute. Je sonnai. J'entendis des pas. Peut-êtreallait-elle m'ouvrir. Je vis une jeune femme de chambre, une joliebrune à col blanc, à régate noire glissant sous la dentelle d'untablier.
Au nom de Mme Bonval, la jeune femme s'inclina.
— Madame est restée trois jours ici. Mais maintenant Madame ne vientplus...
— Mais son courrier. On a dû faire suivre un pneumatique...
— Je l'ai remis à la personne qui vient prendre le courrier de Madame...
— Mais son adresse.
La femme de chambre eut un sourire qui signifiait : « Vous ne la saurezpas ! » Je sortis une pincée d'or de mon gousset. La porte se refermatout doucement, j'entendis s'enfuir la femme de chambre. J'étaisfurieux, je sonnais. Enfin je me rendis compte que mon insistance neservirait de rien. Et je m'en fus chez un client du
Princier, M.Vignelat qui avait une agence de police privée.
Deux jours après, j'étais fixé. Mme Bonval habitait un petit entresol,112 rue de l'Assomption. L'appartement était loué depuis sept ans parM. de Laugrie, un ingénieur qui habitait 44 rue Desbordes-Valmore. Etil n'y avait pas eu cession de bail. Tous les renseignements prouvaientque Marcelle était la maîtresse de ce Laugrie. L'ingénieur la faisaitservir par une bonne, venait déjeuner quelquefois avec elle et passaitdeux ou trois nuits par semaine, rue de l'Assomption... Vous dites,monsieur ? Du chagrin ? Non. Je n'éprouvai pas la jalousie que voussupposez. Marcelle avait un amant. Qu'est-ce que vous voulez ? C'étaitla vie ! Je ne pensais qu'à une chose qui me paraissait la plus faciledu monde : obtenir que Marcelle quittât son amant. Voilà tout.
Je vis sur le Bottin que ce M. de Laugrie dirigeait une grosse maisond'ascenseurs. Je téléphonai à son bureau. A l'appareil, j'étais Machin,architecte, chargé de construire un palace aux Champs-Elysées et jevoulais avoir un entretien avec M. de Laugrie ? Serait-il à son bureaucet après-midi ? Oui, de trois à six. Pouvais-je compter absolument levoir à ces heures ? Absolument ! Vous pensez bien qu'à trois heures etdemie je sonnai rue de l'Assomption. .
Madame était sortie. Le lendemain, je n'osai pas reprendre monsubterfuge avec le bonhomme. Je ne voulais pas d'un soupçon dontMarcelle eut risqué de subir l'ennui. Lui écrire ? Et si la lettretombait sous les yeux de Laugrie. Non. Je résolus de guetter Marcelle,de l'aborder quand elle sortirait. Les rues de Passy ne conviennentguère à ce genre de sport. Les petits cafés où l'on peut attendre ysont rares et sur le parcours que je devais surveiller, il ne s'entrouvait aucun. Je me risquai tout de même. Ma promenade étonna lesgens du quartier. On me prit pour un mouchard et j'ai certainementdérangé, pendant cinq jours, les plans de quelques personnes. Car ildura cinq jours, ce guet idiot, inutile, cinq jours qui ne memontrèrent pas une seule fois Marcelle, au bout desquels je medécourageai... Je dis mal. Ma déconvenue m'encouragea plutôt àredevenir un homme, à ne plus quitter Montmartre, à prendre sur moi. Jerésolus d'oublier cette femme, de lutter…
… Et je luttai. Ce temps d'exil, de contrainte, c'est le plus pénibleque je me rappelle vécu ! J'étais devenu machine à jouer du violon, àmanger, machine à lire le journal. Ce qu'il y avait de lucide en moi sefaisait un âpre plaisir à m'empoisonner l'existence, à me montrerodieux les gens qui m'entouraient. Il n'était pas un inconnu parmi tousles gens que m'offraient les hasards de la rue, non, il n'y en avaitpas un seul qui me croisât suffisamment vite pour se soustraire à monantipathie. Les femmes, surtout, de quel regard méprisant je lessuivais... Un samedi, à la nuit tombante, je marche boulevard de Clichyderrière une passante à manteau de fourrure, un manteau somptueux et jericane en pensant à ceux qui sont assez poires pour mettre une petitefortune sur le dos d'un de ces êtres... compréhensible encore lorsquele numéro est d'une beauté rare !... Mais je parie que celle-ci estlaide comme un fiacre, je tiens à vérifier, je presse le pas, la femmese retourne. Je reconnais Marcelle.
V
Il y a des gens qui savent ce qu'ils disent, ce qu'ils entendent aupremier moment, dans des circonstances analogues. Moi, je ne mesouviens que d'une sorte de vertige. Lorsque je repris conscience, jevis simplement, d'après le visage de Marcelle, que nous n'avionséchangé que des banalités. Je fis un effort pour parler, j'avais agorge sèche.
— Je vous ai envoyé un mot...
Elle prit un petit air enjoué et évasif.
— Mais oui, parfaitement... Je l'ai reçu. Je voulais vous répondre.D'abord, j'ai eu des empêchements. Ensuite, une longue, longuegrippe... C'est ma première sortie aujourd'hui.
Une sorte de colère me prenait, colère contre elle et contre moi.J'avais souhaité de retrouver, en revoyant Marcelle, une impressionaussi fâcheuse que celle du début, de la première visite au
Princier,et je m'étais promis d'exagérer pour me défendre le moindre ridiculeque je surprendrais. Or, je voyais une belle jeune femme sobrement,parfaitement habillée. Sa voix que j'avais connue saccadée, âpre, étaitd'une douceur atroce. Je répétai :
— Oui, je vous ai envoyé un mot. Vous n'étiez pas malade quand vousl'avez reçu...
Elle m'interrompit d'un rire clair où j'aurais voulu de l'amertume, oùil n'y avait qu'une gentille gaîté :
— Oh ! entre nous ! dit-elle. Et vos réponses à vous, souvenez-vousdonc !... Je ne veux pas m'arrêter, j'aurais froid -- elle trépignait —je vais vous dire au revoir, acheva-t-elle, d'une voix indifférente, enme tendant la main de la manière la plus banale.
— Vous ne me permettez pas de vous accompagner un peu ?...
— Oh ! si vous voulez ! murmura-t-elle, avec une politesse quim'effraya.
Nous redescendîmes vers la place Clichy. Je commençai par dire desbanalités et brusquement, avec une fureur que j'essayais de retenirmais qui me dominait, qui me secouait la poitrine, je lui avouai tout,tout. Elle m'écoutait, silencieuse, sans que rien sur ses traitsmarquât l'impression que mon récit pouvait lui faire. Je guettais unclignement, un éclair dans les yeux, une de ces petites contractionsnerveuses au coin des lèvres qu'elle avait eues au restaurant quandelle était venue m'y relancer.
Je n'obtins pas le moindre indice. Lorsque j'eus terminé, elle se mit àparler à son tour, sur un ton monotone que je ne lui connaissais pas :
— Voyez-vous, il y a des choses qui ne doivent jamais s'arranger. Il nefaut pas essayer de les contraindre ; le mieux est d'oublier,croyez-moi... A cause de vous, j'ai souffert !... Maintenant, c'estfini, j'ai épuisé tout ce que je pouvais vous consacrer d'amour, dedésir, vous n'existez plus pour moi... C'est drôle l'impression quej'avais en vous écoutant ! Il me semblait entendre une lecture, unpassage pris dans un roman auquel on ne peut plus s'intéresser parcequ'on a oublié les personnages, et ce qui leur arrive...
Je la suppliai.
— Je ne suis pas une méchante femme, dit Marcelle. Et cela m'ennuie devous tourmenter. Je n'ai pas l'intention de vous faire payer ce quej'ai enduré, non, cela vous coûterait trop cher !... Bah ! je suistranquille. Vous allez encore passer quelques mauvais jours et puis,tout sera fini. Et vous verrez comme vous l'apprécierez votre repos,après...
Elle s'arrêta brusquement. Elle se rendait compte de la folie où cesconsolations pouvaient m'égarer. Ces encouragements maladroits — ouperfides — c'est l'eau destinée à éteindre la flamme et qui l'avive.
— Ne m'abandonnez pas ! lui dis-je.
J'étais prêt à la saisir, à l'entraîner. La rue, les passants, rien necomptait plus. Elle dût se rendre compte du danger. Ses cils battirentplusieurs fois très vite et elle murmura :
— Et si j'allais chez vous, demain ?
Je ne savais où j'en étais dans ce mélange de détresse et de bonheur.Je lui balbutiai je ne sais quoi, une suite de phrases incohérentes.Elle promit. Le lendemain à deux heures après-midi, elle serait impasseGuelma, elle frapperait à la porte de ma chambre.
Je ne vous raconte pas la nuit que je passai. Je vais vous montrerMarcelle entrant chez moi, exacte, à deux heures précises. J'essaie dela prendre dans mes bras, de rappeler cette nuit où elle est venue.Elle se dégagea, elle s'assit. Elle me fit asseoir à bonne distance deson siège et elle se mit à parler. Un vrai discours de notaire. Elleavait une situation. Elle voulait bien la quitter si vraimentj'estimais sa présence indispensable à ma vie. Mais que pouvais-jeproposer qui compensât la perte qu'elle allait subir ?
Cette préoccupation ne me choquait pas. J'ai horreur de cessentimentaux niais ou hypocrites à qui les problèmes matériels nedoivent jamais s'imposer. La question de Marcelle me mettait aucontraire tout à fait à mon aise. Je fis un tableau de ma situation.
- Eh bien ! dit-elle, cela s'arrange très bien. Vous allez quittervotre
Princier et votre violon. On peut, quand on est folle comme jeviens de l'être, devenir la maîtresse d'un tsigane. Aujourd'hui quej'ai retrouvé mon aplomb, je ne veux pas pour mari d'un monsieurTartine... Tortynn... oui, moi je voyais toujours Tartine quand jepensais à vous. Pas de madame Tartine, madame Duget.
Elle continua :
— Vous avez trente mille francs d'économies. J'ai un placement touttrouvé. Une amie à moi veut céder son commerce de bonneterie, un gentilpetit magasin de la rue d'Amsterdam. Ce sera pour m'occuper. Lorsquenous aurons pris et arrangé la boutique à votre guise, vous vouschercherez une place. Et quand vous aurez une place, nous nousmarierons. Jusque-là... jusque-là, mon ami, vous prendrez patience !Vous considérerez votre Marcelle respectueusement, comme une fiancée...
Moi j'essayai de l'attendrir, de retrouver par un baiser, une étreinte,un peu de cette beauté charnelle qui m'avait torturé. Elle me rappelasèchement ses exigences. Je ne voulais pas me plaindre, j'étaisenchanté de trop d'espoir! Et je suivis le programme. Elle écrivitséance tenante une lettre de rupture à son de Laugrie. Et le soir même,je priai le gérant du
Princier de chercher un autre violon-chefd'orchestre. Trois semaines après tout s'arrangeait. Je repris maliberté. Et Marcelle était sur le point de signer l'acte de vente dumagasin. J'avais insisté pour que les pièces fussent établies à sonnom. Et, un beau mardi, l'affaire allait se conclure. Les papiersdevaient s'échanger à quatre heures chez le notaire. Nous noustrouvions Marcelle et moi dans ma chambre où je comptais encore unefois les trente billets de mille que j'avais pris à la banque le matin.Je venais de vérifier la dernière liasse quand Marcelle s'approcha demoi ; elle crispa ses mains à mes épaules et fit, d'une voix grave, metutoyant pour la première fois.
— Merci ! Tu n'as pas craint d'engager tout ce que tu possédais pournotre bonheur... Je veux t'en récompenser mon ami... Quand nous seronsmariés, t'avais-je dit. Tu n'attendras pas si longtemps.
Elle se pencha, mit ses seins tièdes contre ma poitrine et me chuchota,tout bas :
— Ce soir... cette nuit, je rentrerai ici... avec toi, tu m'entends !Je serai à toi...
Vous devinez à quel point ces mots pouvaient me griser et, de fait, jeme levai en titubant, ivre de joie. Je regardai ma chambre en désordre,ma chambre indigne de la recevoir.
— Ecoute, répondis-je à Marcelle. Tu n'as pas besoin de moi chez lenotaire. Vas-y sans moi. Voilà l'argent, tu n'auras qu'à le donnercontre l'acte. Moi, je veux tout préparer ici pour te recevoir.
— Tu plaisantes ! me dit-elle. C'est très bien, comme ça.
— Mais non, mais non, laisse-moi faire ! Et reviens entre six et sept.Nous irons dîner ensemble. Et puis...
Je la serrai dans mes bras. Elle partit et je courus chez la conciergequi s'occupait de mon ménage. Cette bonne femme ne voulait pas monter,elle n'avait pas le temps de faire la chambre à fond mais je lui collaideux pièces de cent sous et si vous l'aviez vu grimpant mon escalieravec son balai, son plumeau et ses torchons. Pendant qu'elle nettoyait,je courais en taxi jusqu'à un magasin. Je rapportai une carpette neuve,des parfums. J'installai mes emplettes, je redescendis chez unfleuriste et je revins avec des roses, des œillets, je parai la chambreavec amour.
A sept heures, pas de Marcelle. A sept heures et demie, j'attendaisencore. A huit heures, bouleversé d'angoisse, je me hâtai vers la rued'Amsterdam.
Le magasin était fermé. Je vis de la lumière dans l'arrière-boutique.Je frappai, j'entrai comme un fou. Je vis la bonne femme qui nouscédait son fonds, une grande chèvre maigre et brune. Elle me reçut avecson air le plus pincé. Je bégayais :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Il y a, me répondit la bonne femme, que quand on fait des affaires,on les fait...
— ... Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— On ne promet pas, comme Madame Bonval — jusqu'au dernier moment ! Onn'envoie pas les personnes chez le notaire pour téléphoner quedécidément on n'achète pas, que d'ailleurs on part en Amérique lelendemain...
Je n'entendis plus rien. Je tombai — raide — sur le plancher.
VI
Je me réveillai à l'hôpital un bon mois après. Je venais d'échapper aucabanon grâce à une fièvre cérébrale et je me rétablis assez vite dèsque j'eus recouvré l'esprit. Mais dans quel état rentrai-je chez moi !Amaigri, faible, sans un sou et dans l'impossibilité de reprendre monarchet. je gardais de ma maladie un tremblement nerveux dont je ne suispas encore délivré.
Chez moi, je trouvai une lettre... »
Duget sortit son portefeuille, en tira quelques feuillets fatigués.
— Lisez-la, tenez, monsieur.
M. Rougereau lut :
— Mon cher ami, nous sommes quittes. Je me suis vengée, vous avez payépour vous et vous avez payé pour les autres aussi.
Il faut que je vous explique mon cas. La fille Marcelle Bonval étaitune jeune fille avant d'être une fille. Mon père était médecin enSologne. Lui et ma mère, une femme dévote, me donnèrent une éducationbourgeoise, stupide. Moi, j'étais vigoureuse, imaginative, sensuelle.Un jeune homme du pays s'en aperçut. Quand il hérita une cinquantainede mille francs après la mort de son père, son premier désir fut de lesmanger à Paris avec moi. Il m'enleva. Il avait dix-neuf ans et j'enavais dix-huit.
Mon ami était joueur. Il ne fallut pas davantage de six semaines pourle nettoyer, comme on dit. Alors, sans s'inquiéter de moi, il prit unbeau matin le tramway qui le déposa devant un bureau de recrutement,s'engagea dans l'infanterie coloniale.
Et dès lors une vie lamentable commença pour moi. Qu'étais-je dansParis, malheureuse petite provinciale enthousiaste, naïve, sinon uneadmirable proie offerte à tous les saligauds qui disposent d'unecertaine facilité pour bavarder et pour séduire ? Plus de dix fois, onm'ensorcela de promesses — et l'aventure me rejetait à chaque coup surle pavé. Je n'étais pas assez rouée, je ne savais pas m'habiller, jeremplissais toutes les conditions exigées pour perpétuer la victime.Enfin, je trouvai un emploi qui m'empêcha de mourir.
Mais je vous l'avoue sans aucune honte. Le travail ne me plaisaitguère. Tandis que je recopiais des adresses pour un journal, je merappelais des heures délicieuses, des journées entières de paresse aulit. Et je regrettais un amant musicien comme vous (meilleur musicienque vous) un jeune Italien qui me régalait de chansons napolitaines aupiano, pendant des heures. J'adore la musique. Et ce fut la musique quime conduisit au
Princier.
Une vieille parente venait de mourir, en me léguant une petite somme.Cet argent, je voulus l'augmenter, je le jouai aux courses, je leperdis, sauf trois billets de cent francs que je voulus consacrer à «faire la fête ». Faire la fête pour moi c'était aller dans unrestaurant de nuit, et écouter les tsiganes. Je choisis votre boîte. Etje m'en réjouis tout de suite...
... Tenez-vous bien, une désillusion vous attend. Ce n'est pas vous queje remarquai. C'est un monsieur assis en face de moi, un monsieur seul,aux yeux pétillants d'intelligence. Quarante ans environ. Je me rendiscompte au bout de cinq minutes que je l'intéressais, que je luiplaisais. Bien plus : je sentais qu’il devinait mon origine, qu'ilsavait pourquoi j'étais mal habillée et qu'il ne demandait qu'àm'habiller mieux. Je commençais à posséder quelque stratégie. Pourpiquer davantage le désir et la curiosité de mon bonhomme, je m'abstinsde le regarder, je feignis d'être hypnotisée par votre laideur etvos ronds de bras. Le lendemain, même manège. Enfin, une nuit, jedevinais que ma tactique allait donner un excellent résultat. Je me dis« Ce sera pour demain ! » Et le lendemain, en effet, comme j'étais àune minute du Princier, au bout de la rue, j'aperçus mon monsieur quime reconnut lui aussi, qui pressa le pas afin de m'attendre devant laporte. Vous étiez là, malheureusement... Fidèle à ma méthode, je vousdécoche une œillade et voici que vous m'attrapez. Je pense que monmonsieur va intervenir. C'était un homme qui avait horreur del'esclandre. Je le vois tourner les talons, disparaître...
Alors, rentrée chez moi, je fus prise d'une rage indicible. Je résolusde me venger, de me venger sur vous. Je voulus devenir votre maîtresseet me faire aimer, et faire payer ensuite à un homme tout ce que leshommes m'avaient fait souffrir. J'éprouvais et je n'ai cessé d'éprouveren vous voyant, en vous touchant, un réel dégoût physique. Mais, lecroiriez-vous, cette particularité m'enrageait encore davantage. Etpuis j'avais la certitude obscure mais absolue que je devais réussir.
Ah ! il fallait bien cette conviction pour venir à bout de marépugnance. Ainsi, la nuit que nous avons passée ensemble, pourquoi mondépart précéda-t-il votre réveil ? Parce que vraiment l'épreuve avaitété trop rude et qu'il m'était impossible de la mener plus avant, à cepremier essai.
Je venais de vous envoyer ma dernière prière de rendez-vous, lorsque,dans le métro, à la station Rome, je fis une rencontre. Le monsieur du
Princier ! Ce bon monsieur de Laugrie se hâta vers moi en homme quine m'avait pas oubliée, qui me cherchait depuis longtemps. Quatre joursplus tard, j'étais installée rue de l'Assomption où je reçus votrepneumatique.
Ce fut un beau jour, ce jour-là, mon cher monsieur Tartine ! Un jour detriomphe ! Tous mes désirs matériels et moraux étaient comblés. Etquelle magnifique jouissance, lorsque je vous vis faire le guet dans marue, attendre ma sortie ! Ah ! certes, non, je n'étais pas malade ! Onprétend que les plats froids ne conviennent guère à la santé maisaucune nourriture ne m'a fait le teint plus rose, le corps plus alerte,les cheveux et les ongles plus brillants comme ce plat froid devengeance dégusté à m'en lécher les lèvres !
Après cette histoire de guet, j'aurais dû vous laisser tranquille. Jene le pouvais pas car je dois vous l'avouer : tant que dura ma misèreje n'éprouvais qu'une rancune un peu lasse et intermittente pour tousceux qui m'avaient trompée, bafouée et dont vous, le moins coupable,vous vous trouviez, comme dernier détenteur du rôle, être en quelquesorte le syndic. Mon avènement à une vie facile aurait dû ruiner tousles mauvais souvenirs, disperser mes griefs. Mais non. Plus mecomblaient les bontés de M. de Laugrie, plus âprement je me rappelailes mauvais jours, les trahisons, les sarcasmes. Mon ressentimentn'était pas assouvi.
Je pris comme lieu de promenade habituel, cette bande de boulevard quiest comprise entre le Delta et la statue de Fourier. Notre rencontre seproduisit. Et, rappelez-vous notre premier entretien. C'est placeClichy, à la hauteur de l'avenue, que vous avez émis votre propositionde m'épouser et parlé de vos petites économies. Eh bien ! cher monsieurTartine, nous n'avions pas encore atteint le boulevard des Batignolles,que déjà vous étiez virtuellement ruiné. Quatre pas plus loin, jedécidai que la mesure pouvait contenir un surcroît de malheur et dedéchéance et je résolus de vous faire perdre votre place... Attendez,je n'ai pas fini !
Vous souvenez-vous du jeune peintre qui habitait votre maison et dontl'atelier était au premier, juste au-dessus de votre chambre ? M.Justin Cléray. Pour couronner ma réussite, il importait que j'entrasseen relations avec lui. Cela n'offrit aucune difficulté. Savourez macombinaison : vous me donnez les trente billets, je descends, jetraverse la cour où votre regard attendri me poursuit. Je sors del'impasse. Je rentre dans votre maison par derrière et un quart d'heureaprès je suis dans l'atelier de M. Justin Cléray — et dans son lit.Inutile d'ajouter que mon peintre s'y couche près de moi. Nous veillonsà ne pas faire de bruit, je tiens à entendre le remue-ménage d'en bas,vos préparatifs. Merci pour les fleurs. Je ne les ai pas vues, maisleur parfum a charmé notre crépuscule voluptueux.
Je voulais rester toute la nuit chez M. Cléray. L'entresol demeurantsilencieux, je devins inquiète. Je redoutais un suicide, je craignaisque vous n'eussiez brusquement aboli toutes vos possibilités desouffrir. Heureusement, cette peur n'était pas fondée. Vous avez étémalade, mais vous voici guéri et en excellente voie pour uneréintoxication par la douleur.
Adieu, mon cher monsieur 'Tartine. Je vous plains, mais oui,sincèrement, car si je ne vous plaignais pas cela m'ôterait un bontiers de mon plaisir. Ne tentez pas de me revoir. Vous n'êtes pas deforce à la guerre que je vous fais, pour laquelle bien avant de ladéclarer, j'étais déjà ainsi que vous l'avez constatée vous-même « entenue de campagne ».
Agréez ma considération apitoyée.
Marcelle BONVAL.