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PÉROCHON Ernest (1885-1942): Conte du chevalier fol quivoulait faire le bonheur d’autrui(1926). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (07.XI.2017) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-62) du numéro 62 (juillet 1926) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Conte du chevalier fol qui voulait faire le bonheur d’autrui Nouvelle inédite PAR ERNEST PÉROCHON ~ * ~ Le roi avait eu déjà bien des enfants de bien des femmes quiconstituaient la parure de son palais, mais tous étaient nés sansfaçon, le plus communément du monde, la tête en avant et les mains dansles poches. Tandis que celui-ci, qui serait le premier né d’une princesse bellecomme le jour de gloire, semblait vouloir naître à reculons. - Quel insolent petit lascar ! s’écriait le roi. - Vous pourrez vous vanter, madame, disait-il à la princesse, dem’avoir donné un fils furieusement original ! Il affectait d’être choqué ; mais, tout au fond de son cœur de père, ily avait beaucoup de contentement et de fierté. Il ne pouvait s’empêcherde le laisser voir ni de poser aux matrones des questions ridicules. - Vous dites qu’il se cramponne ?... Alors, on peut crier au miracle!... Est-ce bien vrai qu’il agite les bras ?... Avouez que c’est toutde même un peu rigolo !... Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer, cepetit crapaud-là ? Les matrones, pour faire leur cour, riaient à chacun de ses propos.Quant à la princesse, elle eût souhaité que la chose se fît de façonbanale et se terminât promptement ; pour ne pas offenser son seigneur,elle ne disait pas tout ce qu’elle pensait. Aux premières lueurs du jour, alors que les matrones, fatiguées,songeaient à proposer le renvoi, le fils du roi naquit enfin. Pendant qu’on le plaçait dans un berceau, le roi appela son intendant,un ancien adjudant de la coloniale qui, ses quinze ans tirés, avaitobtenu le plus haut des emplois réservés (parce que c’était un brave àtrois poils). L’intendant fidèle était couché dans le corridor, en travers de laporte. Il entra aussitôt. - Cours chercher les fées ! lui dit le roi. Qu’elles viennent faireleurs dons comme de coutume, mais qu’elles viennent sans délai, car,cette fois, nous devons à la Providence un drôle de petit canard. Ilimporte de ne pas laisser à son tempérament le temps de s’enraciner. - Compris, Sire ! dit l’intendant. Ayant mis jugulaire au menton, il décrocha son sabre et partit au grandtrot. Bientôt il arriva chez les fées et se dirigea tout d’abord vers lequartier des jeunes. Il supposait qu’elles ne devaient pas encore êtrelevées, car, après des nuits consacrées à des tours pendables, ellesaimaient faire la grasse matinée. L’intendant trouva, en effet, les portes closes. Alors, il cria detoutes ses forces : - Debout ! là-dedans ! Comme personne ne bougeait, l’intendant courut à la première grotte etsecoua la porte avec violence. - Au nom du roi, ouvrez ! La porte ne s’ouvrit point, mais il y eut, à l’intérieur, deschuchotements et de petits rires. L’intendant, par discrétion,n’insista pas ; il dit simplement, par le judas grillagé : - Ordre du roi : Madame descendra immédiatement au palais avec un don. Puis il passa à la seconde porte qu’il secoua de la même façon : - Debout ! là-dedans !... Ordre du roi : Madame descendra au palaisimmédiatement !... mais oui Madame ! immédiatement ! Venez comme vousêtes ! - Penses-tu, chère âme ? dit une voix de cristal, je suis dans mon bain! A la troisième porte, personne ne répondit, mais par le pertuis dont legrillage était rompu, une eau bourbeuse jaillit soudain et vint frapperau visage le respectable intendant. Celui-ci ne connaissait que sa consigne ; brave à trois poils, commel’attestaient les nombreuses décorations dont sa poitrine étaitconstellée, il n’hésita point, malgré cet incident, à continuer satournée. - A la gare, le rengagé ! disait l’une de ces dames. - Je suis malade ! gémissait une autre. Ou bien : - Indisponible ! - De semaine au quartier ! - De nuit chez le Vieux de la Montagne ! Tout cela, entremêlé de ces injures très basses qu’un honnête hommen’entend même pas et qu’il se garderait bien, en tous les cas, derépéter devant la mère de ses enfants. Inflexible, l’intendant cria, sur un ton qui n’admettait plus deréplique : - Aucune exemption ! Tout le monde marche ! Puis, sous les huées, il se dirigea vers le quartier des vieilles. - Debout ! là-dedans ! La première porte céda immédiatement sous sa poussée. - Ordre du roi ! dit-il : descendre au palais avec un don, car nousavons hérité un extraordinaire petit canard et nous craignons… - Prenez donc la peine de vous asseoir, bel intendant ! interrompit unevoix chevrotante. Une horrible vieille avait saisi le malheureux par la main etl’entraînait vers le fond de la grotte. - Je te verserai un vin capiteux… chuchota la vieille. Et, comme l’intendant résistait à la tentation : - Viens toujours !... Si tu n’aimes pas ça, je te ferai monter de labière ! Mais l’intendant se dégagea soudain : - Morbleu, madame ! dit-il, vous ne voyez donc pas que j’ai lajugulaire ! Il sortit noblement ; une indignation sincère empourprait son front. Par malheur, toutes les vieilles avaient entendu sa voix. Debout sur le seuil de leur grotte, elles étalaient, avec un affreuxsourire aimable, des appas depuis longtemps périmés et fardésdésespérément. Vision infernale ! (Les fées ont le droit, à partir d’un certain âge, de se changer enchouettes, en punaises ou en vipères. Mais il y a une chose qu’elles nepeuvent point : c’est se changer en jolies filles. Cela leur estexpressément défendu.) Aucune de ces vieilles qui eût, d’ailleurs, le bon goût de se taire. - Écoute ici, bel intendant ! murmurait l’une. - C’est le printemps ! c’est l’éveil ! toussotait l’autre. Le bonnet sur l’oreille, une troisième, qui venait de prendre son marc,glapissait, marquant le saut du bout de sa béquille : « C’est un beau militaire, « Taire… taire…tairetairetairetaire… » L’homme n’avait jamais fui ; il n’osa plus cependant regarder devantlui… Saisissant son grand sabre au-dessous de la poignée, il prit le pasgymnastique et passa devant les grottes, en criant, éperdu d’horreur : - En tenue ! et en bas !... En tenue ! en bas !... En bas !... En bas!... Toutes les vieilles fées s’élancèrent derrière lui. Le temps de passer un peignoir et les jeunes suivirent. Comme elles allaient beaucoup plus vite que les vieilles, ellesrejoignirent celles-ci avant d’arriver chez le roi. Les fées se présentèrent donc, toutes à la fois, au palais. Le chef des muets, qui les attendait à la poterne, les conduisit prèsdu berceau. - Mesdames les fées, dit le roi, soyez les bienvenues !... Voici monfils dernier-né. Je voudrais qu’il devînt un prince digne de sesancêtres. Or, faites bien attention, car son cas ne laisse pas d’êtresingulier et je le soupçonne d’avoir déjà du vice dans la peau : sonpremier geste, en arrivant ici-bas, n’a-t-il point été de nous montrerson derrière ! Quelques fées se mirent à rire aux éclats, sans paraître se soucierautrement de la gravité de la situation. Les autres n’avaient rien écouté, occupées qu’elles étaient à examinerle mobilier et les tentures ; à présent, elles se faisaient part deleurs impressions. Le roi perdit patience. - Mesdames, reprit-il sèchement, remettez à plus tard ces bavardages.Vous êtes payées pour faire, aux lardons, des dons : donc, faites desdons ! Puis, craignant de les voir se mettre en grève, en un moment où ilavait si grand besoin de leurs services, il crut sage d’ajouter : - Pour vous récompenser de vos peines, vous trouverez, au buffet, duchampagne, des sandwiches et des cigarettes. A ces mots, les fées battirent des mains et se pressèrent, toutes à lafois, autour du berceau. Ayant hâte d’en finir, elles jetaient leurs dons au petit bonheur,comme on se débarrasse d’un paquet inutile. Les jeunes offraient les plus ordinaires vertus, sous prétexte quec’est toujours assez bon pour un prince ; et les vieilles, avec la mêmelégèreté coupable, laissaient tomber les médiocres défautscorrespondants, de sorte que le total donnait zéro. Quant aux fées spécialistes, chargées de faire ces dons saugrenus quisont d’une si grande utilité dans les contes, elles se contentaientégalement de ce qu’elles avaient sous la main : vieux dons si usagésqu’ils étaient devenus tout à fait inefficaces. Elles brouillaienttout, par surcroît, disant, par exemple, que le nouveau-né filerait àla quenouille pendant cent ans, que le Prince charmant désireraitl’épouser et le réveillerait en dansant avec des souliers de verre,qu’il allaiterait une licorne ou un ogre, dans une grotte, au bord dela mer… Elles vous lâchaient tout ça pêle-mêle, hardi petit ! car elles nesongeaient qu’au champagne et aux cigarettes. Le roi, voyant qu’il n’obtiendrait rien de plus, leur rendit laliberté. Et l’intendant, qui était couché en travers de la porte,s’éloigna d’un pied leste. Les fées se précipitèrent vers le buffet. Quand elles eurent bu etmangé avec excès, elles cherchèrent les gardes de service, les écuyerset les marmitons. Mais, pour éviter les racontars, l’intendant avaitconsigné tout le personnel actif. Et les fées durent regagner lapoterne entre deux rangées de muets. Après tout cela, le jeune prince demeurait avec son tempéramentoriginel intact ! Il se montrait à présent d’une sagesse intempestive qui étonnait fortson entourage. Quoi que les courtisans fissent pour cacher la vérité,le roi avait, de droit divin, assez de bon sens pour se rendre comptede la situation. Il n’en augurait rien de bon pour l’avenir. - Que faire à présent ? se disait-il. Je vais bien tâcher de luitrouver, pour parrain, un enchanteur, mais rien ne remplace un don bienchoisi. Il appela son intendant, qui parut aussitôt. - Je ne te fais pas compliment, lui dit-il, de tes fées ! Où diableas-tu pêché pareille fricassée ?... A présent, il faut préparer lesfêtes du baptême : tâche d’y apporter un peu plus de discernement ! - Sire, dit l’intendant, je cours chercher une marraine chez lesprinces, vos voisins. - Paix ! dit le roi. Ceci n’est point ton affaire. J’ai sous la mainune jeune bergère à qui je veux du bien : elle sera une très joliemarraine. Mais, c’est un parrain qu’il nous faut trouver, un homme sageet puissant, un enchanteur autant que possible, puisque tu n’as aboutiqu’à un résultat ridicule avec tes fées. - J’y songe… dit l’intendant en se grattant la tête… Il y a bien leVieux de la Montagne… - Soit ! dit le roi. Va chercher le Vieux de la Montagne. L’intendant ne se fit pas prier. Il aimait beaucoup aller chez le Vieuxde la Montagne, car c’était le seul endroit du royaume où l’on pûtencore boire de l’absinthe. - Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda le Vieux quand il le vit arrivertout joyeux. - Il y a, répondit l’intendant, que le roi vous prie d’être le parrainde son fils, parce que les fées n’ont offert que des niaiseries… - Elles n’en font jamais d’autres ! interrompit le Vieux de la Montagne. - …Et aussi parce que le petit canard semble furieusement original. - Ah !... Ah !... Tu dis que le canard est original ?... Comme l’intendant épongeait avec insistance la sueur de son front, leVieux de la Montagne fit signe à la fée de service qui apporta aussitôtde l’absinthe. L’intendant en but autant que le lui permit sa dignitéd’ancien colonial et de brave à trois poils ; après quoi, sans qu’ils’en rendît bien compte, il raconta tout ce qu’il savait. Aussi, le jour du baptême, le parrain garda-t-il son sang-froid. - O roi ! dit-il, la chose est un peu forte ; je ne sais si j’oserai ledire devant toi… - Parle toujours, Vieux de la Montagne ! - Ton fils, sans raison valable, a commencé par te montrer son derrière!... Il s’accrochait partout et il agitait les bras, comme s’il eûtpétri la pâte de pain dans la maie… Tu as mandé les fées, comme c’étaitton devoir ; mais les fées se sont moquées de ton auguste tête demonarque… Et ton fils, à présent, est d’une sagesse intempestive qui nefait rien présager de bon pour l’avenir. C’est pourquoi l’inquiétuderonge ton âme, ô roi ! - C’est exactement la vérité ! Où diable prends-tu tes renseignements,Vieux de la Montagne ? - Ne cherche pas à comprendre, ô roi ! Mais le roi désirait à toute force savoir exactement à quoi s’en tenir. - Pourquoi donc est-il né à reculons ? demanda-t-il. - Parce qu’il voulait être sûr de ne rien oublier en partant. - Pourquoi agitait-il ses bras, comme boulanger qui bat sa pâte ? - Parce qu’il avait à cœur de tout remettre en ordre avant de céder saplace à un autre. - Pourquoi est-il, à présent, d’une sagesse intempestive ? - Parce qu’il tient à sa réputation et qu’il ne veut pas causer depeine à ses nourrices. - De quoi se mêle-t-il ! s’écria le roi. Avec toutes ses façons, il afailli tuer sa pauvre mère et il fait maintenant tourner le lait de sesnourrices que l’inquiétude rend neurasthéniques ! Dis-moi donc, aujuste, ce qu’il a dans la peau, Vieux de la Montagne ? Le Vieux se recueillit, puis il prit un ton solennel. - O roi ! dit-il, c’est un garçon qui veut faire le bonheur d’autrui. A ces mots, le roi se laissa choir, accablé. - Hélas ! gémissait-il, pourquoi ce que les fées ont fait n’eut-ilaucun effet ? - Si tu n’avais pas parlé de champagne et de cigarettes, elles auraientpeut-être soulagé ton fils de ses plus encombrantes vertus et fait delui un prince comme les autres… Ce qui est arrivé est arrivé un peu parta faute, ô roi ! - Vieux de la Montagne ! dit le roi, je ne te demande pas de boniments ! Il eut aussitôt regret de sa vivacité et reprit sur un ton biendifférent : - Agis pour le mieux, afin que ton filleul ne me cause pas tropd’ennuis… Je m’en remets à ta sagesse, Vieux de la Montagne. - O roi ! ce que les fées ont fait est fait ! A mon âge un enchanteursait beaucoup mais ne peut guère. Cependant il ne faut jamaisdésespérer de l’avenir : la science n’a pas dit son dernier mot… Commele prince est mon filleul, il me reste quelques prérogatives dont jeveux user en sa faveur. J’agirai sur son caractère, lentement, hélas !mais sûrement. Il poursuivra donc avec rage le bonheur d’autrui,jusqu’au jour où, par la vertu de mes incantations secrètes, il sedécidera peu à peu à vivre comme les autres princes. C’est pourquoi jepropose de l’appeler Démophile, quitte à lui donner un surnom lorsque,par mes soins, il sera devenu normal… En attendant, s’il se présentequelque symptôme alarmant, tu sais où j’habite : envoie vers moi tonintendant fidèle. Le roi remercia avec effusion. - Je ne fais que mon devoir, ô roi ! D’ailleurs, je suis payé pour ça ! - C’est vrai ! dit le roi, mais si tous les fonctionnaires avaient taconscience, ça marcherait un peu mieux dans l’administration. Il appela son intendant. Celui-ci remit au Vieux de la Montagne dumiel, de la farine, des aromates et quantité d’autres présents. Comme le roi voulait, d’autre part, beaucoup de bien à la marraine, cefut un baptême qui revint plutôt cher. Le grand argentier pourvut à ladépense en donnant un tour de vis aux malheureux contribuables. Démophile, plus tard, devait faire, au roi son père et à l’argentier,de violents reproches à ce sujet. Car l’enchanteur avait vu juste : par la faute des fées, le jeuneprince gardait au cerveau cette folie, bien enracinée, de vouloir avecrage le bonheur d’autrui. Pendant assez longtemps, les dommages furent médiocres, ou, du moins,le souvenir n’en est pas resté très vif dans la mémoire des hommes.Seuls en pâtirent des gens de peu dont les historiographes du roieussent rougi d’écrire seulement les noms misérables. En effet, laprincesse, mère de Démophile, ayant failli mourir en lui donnant lejour, était restée languissante et avait dû prendre le voile dans uncouvent. Le roi, de son côté, était fort occupé à donner des fêtes à sabergère et à plusieurs autres dames de grande beauté. Quant auxministres et aux courtisans, ils avaient leur fortune à arrondir, leursneveux à pourvoir et encore bien d’autres chats à fouetter. Démophilen’avait affaire qu’aux nourrices et aux précepteurs. Ceux-là, par exemple, en voyaient de toutes les couleurs. Démophile commençait par affecter une sagesse intempestive etsurnaturelle. Si bien, qu’à de certains moments, on eût pu le croiremort. Comme leur vie répondait de la sienne, nourrices et précepteursétaient toujours aux cent coups ; ils ne tardaient pas à devenir, lesnourrices, neurasthéniques, les précepteurs, complètement chauves. Lejeune prince, dès qu’il s’en apercevait, s’adressait les plus grandsreproches. Mais, hélas ! il est plus facile à un innocent enfant detarir le lait d’une nourrice que de le faire revenir. Neurasthéniques, les malheureuses nourrices restaient bel et bienneurasthéniques. De même pour les précepteurs : leurs cheveux une foisabattus ne repoussaient plus. Voyant cela, le jeune Démophile, pour éviter, à l’avenir, de pareilsmalheurs, pensait bien faire en se livrant brutalement aux excèsopposés. Alors tous ceux qui prenaient soin de lui devenaient enragés. Bien entendu, aussitôt qu’il constatait la chose, il retombait à lasagesse la plus sinistre ; et ainsi de suite. Cela, en toute bonne foi, n’ayant jamais en vue que le bonheur d’autruiqu’il poursuivait avec rage. A l’âge de treize ans, lorsqu’on vint, après la mort du cinquièmeprécepteur, demander à Démophile à qui l’on devait s’adresser désormaispour sa gouverne : - A moi-même ! répondit-il. A partir de ce jour, en effet, bien que la majorité, à la cour du roison père, fut fixée à quinze ans pour les princes, Démophile se dirigeaseul sur le chemin de la vie. Rigoureusement seul, car sa premièredécision fut de refuser avec horreur un riche mariage avec la fillelégitime d’un roi voisin ; mariage manigancé de longue main par lesdiplomates. - Je veux, dit-il, le bonheur de la princesse ; or, présentement, je neme crois pas en état de le lui procurer. C’était fort bien dit, mais cela amena de graves complications. Uneguerre éclata, au cours de laquelle perdirent la vie quelques braveschevaliers et de nombreux mercenaires, gens de pied. Et, avantl’incorporation des nouvelles levées, beaucoup de cantinières firentfaillite. Démophile comprit qu’il avait, en cette affaire, assez mal calculé. - Certes, se disait-il, je dois faire le bonheur d’autrui, mais c’estle bonheur du plus grand nombre qu’il faut chercher. Ne perdons jamaisde vue l’intérêt général et faisons-le toujours passer avant l’intérêtparticulier. Il était un peu fier d’avoir trouvé cela tout seul. Aussi avait-il hâted’en arriver à la pratique. Autour de lui, les seigneurs de la cour,ses demi-frères les princes du sang, les ministres, le roi lui-même,semblaient trouver leur plaisir à prendre à rebours le bon principe. Démophile résolut d’éclairer ces gens-là. D’abord, les princes du sang,qui avaient grand équipage, ce qui faisait augmenter les impôts etaggravait les périls de l’inflation fiduciaire. Les princes du sang se moquèrent des remontrances et des conseils. Au lieu d’appeler Démophile par son nom, comme c’était leur devoir, ilsne le désignaient que sous le sobriquet de Prince Fol. Puis ilsfinirent par le renier, et l’appelèrent le Fol, tout simplement. Les ministres furent aussi inattentifs et à peine plus polis. Alors, Démophile n’hésita pas : en une interview retentissante, ildénonça au peuple la gabegie dont il était le témoin indigné, maisimpuissant. Or, le peuple, depuis longtemps, savait à quoi s’en tenir là-dessus. Ilfeignait pourtant de tout ignorer, afin de s’épargner le tintouin d’unerévolution. Une fois la chose ébruitée, l’honneur commandait au peuplede marcher. Le pauvre peuple fit donc une révolution et les soldatsmercenaires vous l’étrillèrent proprement. Quant à Démophile, le roi, dans son courroux, pensa d’abord le fairepourrir dans un cul de basse-fosse ou le livrer aux vieilles fées. Enconsidération de sa jeunesse, il se contenta pourtant de le mettre ausecret dans un monastère en attendant qu’il eût l’âge d’être tondu.Apprenant cela, la pauvre mère de Démophile vint se jeter aux pieds duroi en implorant sa clémence. Le roi, à la fin, se laissa fléchir.Mais, craignant de nouvelles frasques, il consulta le parrain du jeuneprince. - Que faire de ce fils, puisqu’il ne sera pas tondu ?... Toi quiconnais ses aptitudes, vers quelle carrière le dirigerais-tu, Vieux dela Montagne ? - O roi ! il faut en faire un chevalier errant. - Errant, soit ! mais hors du royaume… - C’est bien ce que j’ai voulu dire, ô roi ! - Vieux de la Montagne, s’écria le roi, je ne sais comment cela sefait, mais tes idées sont souvent en concordance avec les miennes ! - C’est que tu es la sagesse même, ô roi ! Le roi ne put cacher sa joie. Mais, au bout d’un instant, il repoussa sa couronne sur sa nuque et semit à se gratter la tête, ce qui ne lui arrivait pas souvent, carc’était, chez lui, signe de réflexion. - C’est bien joli, tout ça, dit-il, mais mon fils n’a que treize anset, d’ici qu’il soit chevalier errant… - Écarte de ton front ces noirs soucis, ô roi ! je ferai desincantations… D’ailleurs, s’il se produisait quelque incident alarmant,tu sais où j’habite ! envoie vers moi ton intendant fidèle. Le roi fit remettre au Vieux de la Montagne de l’huile de noisettes, dela toile de lin, un couple d’oiseaux rares et quantité d’autresprésents. La consultation lui revint, en somme, assez cher. Mais il ne leregretta fichtre point, car il avait le cœur soulagé. Démophile apprit donc le métier de chevalier errant, qui est bien plusdifficile mais bien plus beau que celui de chevalier ordinaire. Commeson apprentissage l’occupait tout entier, il n’avait guère le loisir des’inquiéter de ce qui ne le regardait pas. De temps en temps,néanmoins, le naturel reprenait le dessus. Alors, on faisait signe auVieux de la Montagne qui envoyait une fée doyenne. Celle-ci seprésentait au jeune prince sous sa forme humaine, mais avec soncaractère de chouette, de vipère ou de punaise. Et cela suffisait pourcalmer momentanément le zèle altruiste de Démophile. A vingt ans, ses classes terminées, il passa brillamment ses examens dechevalier et de chevalier errant. Après une nuit consacrée à la prière, il fut armé au petit jour ; puisil vint dans la cour d’honneur où il fit des tours de force. Plus d’uneprincesse souhaitait qu’il prît ses couleurs ; mais lui, songeant àl’intérêt général et plein d’enthousiasme à l’entrée de la carrière quis’ouvrait devant son cheval, ne regardait aucune dame ni damoiselle. Ses demi-frères, les princes du sang qui, durant la nuit, s’étaientlivrés à diverses orgies, se riaient de lui et lui appliquaient, bienentendu, le surnom de Chevalier Fol. Le roi vint pour lui donner l’accolade. Il le trouva si avenant et sifier que son cœur de père s’émut. - Beau fils, dit-il, te voilà donc chevalier errant !... Il faut bienque tu quittes le royaume, puisque nous ne pouvons nous entendre. Mais,à la première rencontre, tu vas te faire moucher : je vois ça à ton airconvaincu… et ça me taquine un peu ! Remets donc à demain ton départ,afin que je puisse consulter ton parrain. Pendant qu’il parlait ainsi, le Vieux de la Montagne se présentaitjustement au palais. - O roi ! dit-il, j’avais prévu ton émoi ; c’est pourquoi tu me vois. Puis se tournant vers Démophile, il lui présenta une toute petitelance, longue à peine comme le doigt d’un naissant. - Beau filleul, dit-il, voici une arme magique. Dès l’an passé, jel’avais commandée aux fées, pour toi. Elle a macéré longtemps dans lesphiltres et les poisons ; aussi est-elle enchantée. Je la livre commetelle et je la garantis. Lorsque tu seras en danger de mort, tourne-lavers tes adversaires : aussitôt, tu les auras à merci. Démophile mit la lance dans sa poche et le Vieux dit encore : - Va, beau filleul ! Et sois sans crainte : tu reverras ta pauvre mère ! Démophile s’éloigna, suivi de ses écuyers et d’une nombreuse escortequi devait s’arrêter à la frontière du royaume. Les princes du sang, que tant d’honneurs rendus à leur demi-frèrefinissaient par offusquer, criaient : - Hou !... Hou !... Bon voyage !... Bon vent, Chevalier Fol ! Mais le roi, beaucoup plus troublé que sa grandeur ne lui permettait dele laisser paraître, bredouillait à l’oreille de l’enchanteur : - Ce beau fils reverra sa pauvre mère puisque tu l’as dit… mais moi quiprends de l’âge, sans doute ne me reverra-t-il point ?... Car s’ilveut, à toute force, faire le bonheur des gens qu’il rencontrera sur saroute, il n’est pas à la veille de revenir !... Quel terrible penchantlui ont donc laissé tes fées maudites, ô Vieux de la Montagne ! - Ne pleure plus à cause de ce penchant, ô roi !... Ça lâchera ton filsavant que ça nous reprenne. Et tu le verras revenir longtemps avant quetout le monde soit content !... D’ailleurs, si quelque chose t’alarmaitoutre mesure, tu sais où j’habite… Ayant consolé le roi, le Vieux de la Montagne s’en retourna chez lui,suivi, à courte distance, par l’intendant qui portait de l’ivoire delicorne, de la poudre d’or, des parfums précieux et quantité d’autresprésents. * * * Démophile ayant franchi la frontière avec ses écuyers, les gens del’escorte se tinrent les côtes un moment, en se tordant sur leur selle; puis ils tournèrent bride et revinrent au palais, ne s’interrompantde chanter les vieux airs du pays que pour deviser joyeusement au sujetdu Chevalier Fol. Aussi longtemps qu’ils furent en vue, Démophile poussa son cheval droitdevant lui, car il ne voulait pas avoir l’air d’hésiter sur le chemin àsuivre. Mais quand ils eurent disparu derrière les collines de lapatrie, il siffla ses écuyers afin de tenir le premier conseil deguerre. Les écuyers, qui suivaient à distance respectueuse,approchèrent au grand trot de leurs montures. Ils étaient trois. Lepremier, le seul qui fut réglementaire, devait s’occuper des chevaux etdes armes ; le second préparait le vivre et le couvert ; le troisièmeétait écuyer de détail et de renseignement. Tous les trois, jeunesseigneurs de grande famille, forts, brillants, pleins d’allégresse etde feu. - Nous voici, dit Démophile, à une croisée de chemins. Je vois bien quecette route mène à droite et celle-ci à gauche, mais on ne m’en ajamais appris davantage et j’ignore quels pays sont au bout… Tu es payépour le savoir, toi ! continua-t-il en donnant de l’éperon dans leflanc du troisième écuyer. Renseigne-nous, écuyer de renseignement ! L’écuyer étudia sa carte et répondit : - Nous avons, à droite, la république de Cocagne. On y voit des valléesfleuries, des campagnes plantureuses d’où le paupérisme a depuislongtemps disparu. Les habitants ne se jalousent point les uns lesautres et remercient sincèrement le Créateur. Ils passent leur temps enfêtes, en festins, en pieuses oraisons. Je dois vous dire, en outre,ajouta l’écuyer en montrant du doigt, sur la carte, la république deCocagne, en outre, je dois vous dire que les femmes sont belles, ici!... - Qu’y a-t-il vers la gauche ? demanda sévèrement Démophile. - Vers la gauche ? Ah ! c’est du joli vers la gauche ! Nous y trouvonsla sale contrée des Montagnes Pelées. La terre : fauve et chauve… Leprince : un pendard de soudard… La population : hargneuse, rogneuse,livide et sordide… Vers la gauche ?... Ah ! Dieu nous garde d’allervers la gauche ! - D’aller vers la gauche, Dieu nous garde ! dirent ensemble les deuxautres écuyers. Lors, Démophile : - Il faut faire le bonheur d’autrui. Mais, attention ! Il compta sur ses doigts. - En allant vers la droite, je fais le bonheur de… un… deux... troisécuyers. En allant vers la gauche, je rencontre des milliers demalheureux dont le sort ne peut manquer de s’améliorer par mes soins.Faisons passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier. Vers lagauche, marche ! Les écuyers le suivirent en ronchonnant. Ils lui donnaient entre euxdes surnoms qu’un gentleman à jeun ne saurait répéter. Cela ne l’empêcha point d’arriver aux Montagnes Pelées. Il y avait làtant et tant de misérables que Démophile sentit son cœur bouillonnerd’enthousiasme. Selon les rapports de l’écuyer de renseignement, le mal venait dupendard de tyran qui avait une façon bien à lui de comprendrel’administration. L’affaire se présentait donc d’une façon toute classique. Aussi Démophile courut-il sans retard au palais du soudard. - Misérable bâtard ! dit le chevalier, je ne demanderais pas mieux quede faire ton bonheur, mais l’intérêt général doit passer avantl’intérêt particulier. Abdique sans espoir de retour, afin que tonpeuple connaisse la félicité à laquelle il a droit et que ton paysfauve devienne semblable à la république de Cocagne ! Le soudard éclata de rire si bruyamment qu’il fit s’envoler tous lesvautours des montagnes chauves. Puis il appela les infants, lesmajordomes et les cent coupe-jarrets de sa suite. Pendant que l’unjetai le lasso, un autre balançait une fronde, un troisième bondissait,deux haches aux deux poings… Ce ne fut pas long ! Du premier coup,Démophile et les écuyers mordirent la poussière. Et cela menaçait definir fort mal pour eux, lorsque Démophile se souvint de la lancemagique. Il se releva en rugissant : - Chiens de salopards ! Je vais vous montrer ce que vous n’avez jamaisvu ! Tirant de sa poche l’arme enchantée, il la pointa vers ses assaillants.Aussitôt, ils tombèrent à la renverse. Ceux qui ne moururent pas sur lecoup demeurèrent immobiles et abrutis. Les écuyers les ligotèrent sanspeine avec leurs propres bretelles, puis ils les livrèrent au peuple. - Ce n’est pas pour votre bonheur et je le regrette sincèrement,expliqua Démophile, mais c’est pour le bonheur d’une foule innombrable. Et, en effet, la foule écharpa les vaincus en poussant de grands crisde joie. - Maintenant, dit Démophile, puisque tout est bien par ici,dirigeons-nous vers d’autres contrées. Ils chevauchèrent donc pour quitter les Montagnes Pelées. Mais,bientôt, il leur fallut reconnaître qu’ils ne sortiraient pas de cetterégion aussi aisément qu’ils y étaient entrés. Depuis qu’ils avaientrenversé le tyran, le pays n’était pas moins chauve ni la populationmoins sordide, mais, en outre, la guerre civile faisait rage. Un trèsgrand nombre de lascars se trouvaient soudain des dispositions pour lemétier de tyran. Comme ils étaient assez malins pour faire combattre àleur place de pauvres nigauds de partisans, la confusion étaitgénérale. L’écuyer de renseignement lui-même n’y comprenait goutte etn’arrivait pas à débrouiller les rapports des espions. - Que faire ? demandait Démophile. Le bonheur des uns serait, je crois,le malheur des autres. Et, d’ailleurs, où est l’intérêt général ? Si,du moins, nous pouvions savoir quel est le parti le plus nombreux, nousvolerions à son secours… Qu’en pense notre écuyer réglementaire, quin’a pas encore parlé ? L’écuyer répondit brièvement et avec énergie, car il était habitué aulangage des camps. - Je pense que nous devons trier nos grègues hors d’ici, le plus vitepossible. Quant à tous ces clients-là, ils peuvent bien crever surleurs Montagnes Pelées. - Allons donc plus loin ! dit Démophile. Après tout, nous avons faitnotre devoir : le reste regarde les dieux ! Il n’est pas dit qu’unchevalier errant doive toujours et toujours réussir dans sesentreprises. Ils sortirent des Montagnes Pelées, mais ce fut avec beaucoup de peine,car la situation se gâtait à mesure qu’ils approchaient de lafrontière. Certains partisans voulurent les enrôler de force. Comme lalance enchantée ne pouvait servir que dans les circonstancesvéritablement tragiques, Démophile et ses écuyers, malgré leur vigueuret leur courage, se firent secouer en plus d’une rencontre. - Chaque métier a ses inconvénients, disait Démophile pour consoler lesécuyers et pour s’encourager lui-même. Mais les écuyers, entre eux, le traitaient de fol avec une entièreconviction et ils regrettaient bien d’être partis à sa suite. Quand ils sortirent enfin des Montagnes Pelées, fourbus, rompus,moulus, ils firent halte dans une auberge, et Démophile envoya unmessager vers le roi son père et vers le Vieux de la Montagne, sonparrain, pour leur faire savoir qu’il avait trois dents cassées. - Continue mon fils ! répondit le roi. Continue, hors de mon royaume, àfaire le bonheur d’autrui. Et le Vieux de la Montagne répondit également. - Continue, mon filleul ! j’ai l’œil sur toi. Démophile se leva plein d’enthousiasme bien qu’il fût encore meurtri.Et il demanda : - Écuyer de renseignement, qu’y a-t-il à droite ? qu’y a-t-il à gauche? Qu’y a-t-il devant nous ? L’écuyer déplia sa carte et répondit : - Devant nous s’étend une grande vallée où le fabricateur souverain mitbeaucoup de belles et bonnes choses pour la félicité des habitants. Parmalheur, les dalles y sont communément en pente ; c’est pourquoi cettevallée porte le nom de Vallée des Ivrognes. En ce pays, les futaillesse vident avec une rapidité qui tient du prodige. Les gens, quand ilsne se répandent pas en discours confus et bruyants, se plaignent denévralgies du cuir chevelu. En bref, la population s’avilit et déchoit. - J’en sais assez ! dit Démophile. Portons-nous au secours de cesmalheureux ! Aussitôt, il mit son cheval au galop, tant il avait hâte d’atteindre laVallée des Ivrognes. Et l’écuyer du vivre et du couvert dut, lui, mettre son cheval au grandgalop afin d’aller encore plus vite et de découvrir une hôtellerieconfortable, digne d’abriter un chevalier errant. Au soir venu, Démophile et ses écuyers s’arrêtèrent donc à unehôtellerie de la Vallée des Ivrognes, mais ils y passèrent une trèsmauvaise nuit. En effet, des citoyens du pays y menèrent grand bruitjusqu’à l’aube, défonçant les fûts, choquant les verres et chantant deschansons de moins en moins compréhensibles, dont il valait mieux,d’ailleurs, ne pas retenir les paroles. Au point du jour, le spectacle était lamentable : les citoyenschanteurs gisaient, silencieux, immobiles, comme foudroyés. Démophile et les écuyers, laissant provisoirement ces malheureux à leurtriste sort, continuèrent leur chemin vers la capitale. La campagne, à présent, était assez fleurie ; sur les coteaux duSeigneur, le pampre joyeux rougissait aux feux de l’aurore. Il s’enfallait d’un rien que ce ne fût là un paradis terrestre. Mais lapopulation, non contente de boire avec avidité les vins indigènes,faisait venir de l’étranger toutes sortes de liquides funestes, ce quiinfluait désastreusement sur le change. Le temps manquait aux citoyens pour cultiver leurs champs et seprocurer une nombreuse famille. Ceux qui, par hasard, avaient beaucoupd’enfants les élevaient fort mal, car ils leur donnaient, dès l’âge leplus tendre, la fâcheuse habitude de se frotter la bouche avec de l’ailet de boire ensuite un grand coup de vin de Jurançon, ce qui faitqu’ils sentaient plutôt mauvais en société. Les moralistes, les légistes, les pédants, les hyper-chlorhydriques etles clergymen faisaient feu des quatre fers. Ils disaient pis quependre des bouilleurs de cru qui ne versaient rien dans les caisses del’État et empoisonnaient la race jusqu’à la septième génération. Ils mettaient dans le même sac les vendeurs et les buveurs debistouille, parmi lesquels se recrutaient tous les fous dignes de cenom et tous les gibiers de potence. Moralistes et autres clergymen parlaient fort bien. Hélas ! ils eussentaussi bien fait de se taper le derrière par terre ou de se tourner lespouces en attendant le sommeil ! Car, les bouilleurs de cru, lesvendeurs et buveurs de bistouille avaient une voix bien plus forteencore et à laquelle l’accent du terroir donnait une force depersuasion incomparable. Si bien que cela menaçait de finir tristement, d’abord pour lesmoralistes et autres clergymen, ensuite pour la population tout entièrequi perdait peu à peu les fortes vertus des ancêtres. Le mal, d’ailleurs, était contagieux. L’écuyer réglementaire, qui avaitlongtemps vécu de la vie de garnison, donnait déjà des signesd’intoxication. Lorsqu’il rencontrait tel citoyen sur le point dedéchoir ou même déjà déchu, un souci déplacé de son honneur d’ancientroupier le poussait à tenir tête au dit citoyen, à lui prouver qu’ilpouvait faire aussi bien, sinon mieux. Démophile comprit qu’il devait agir. - Prépare les armes ! dit-il sévèrement au premier écuyer ; car tu esincapable, en ce moment, de prendre la parole au conseil. Le premier écuyer se prosterna dans la poussière et se mit à préparerles armes, pendant que ses camarades tenaient conseil de guerre avec lechevalier errant. A l’issue de ce conseil, Démophile se rendit à un congrès où étaientréunis les premiers d’entre les brouilleurs de cru et les principauxamateurs de bistouille. - Bouac ! fit le bon chevalier en pénétrant dans la salle. Je sens uneodeur de panthère… approcherions-nous donc des montagnes de Tunis ? - C’est l’ail, tout simplement ! expliqua l’écuyer de renseignement. Démophile prit aussitôt la parole. - Citoyens ! s’écria-t-il, je n’ai en vue que l’intérêt général… Pourvotre bonheur, pour le bonheur de vos épouses et de vos descendants,pour la gloire et la prospérité de votre patrie, il convient derenoncer, vous, bouilleurs de cru, à votre privilège, vous, amateurs debistouille, à vos détestables habitudes. Il n’avait pas achevé ces mots qu’une clameur épouvantable s’éleva.Toutes les bouches hurlaient, tous les yeux jetaient des flammes, tousles poings se crispaient. Des torrents d’invectives se croisaient, quel’accent du terroir rendait plus effrayants encore. Les écuyerstremblaient de peur. Mais Démophile, sans se troubler, reprit sondiscours. - Je ne connais que mon devoir ! Citoyens, vous cesserez sur-le-champde faire bouillir le cru ! Je vous l’ordonne !... Et, avec la mêmeénergie indomptable, je proscris la bistouille et tous ses succédanés.Telle est la loi ! la loi, avec laquelle il n’est pas d’accommodementspossibles ! A ces mots, tous les citoyens congressistes se précipitèrent surDémophile et sur les écuyers. Ils les rossèrent pour commencer. Puisils leur entonnèrent de force quantité d’eau additionnée d’huile dericin. Contre de pareils sévices, la lance magique n’était d’aucunsecours. Mais les citoyens ivrognes crurent de bonne guerre d’allerplus loin. Ils annoncèrent à leurs malheureuses victimes qu’ilsallaient les placer dans de grands bocaux, remplis préalablementd’alcool impropre à la consommation, afin de les conserver intacts dansleur musée national. « Oh !... Oh !... Cela devient sérieux ! » pensa Démophile. Tirant de sa poche la lance magique, il s’écria : - Chiens de pochards ! je vais vous faire voir ce que vous n’avezjamais vu ! Et il pointa sa lance contre ses adversaires. Aussitôt, les plusacharnés tombèrent à la renverse. Dégrisés, les autres se précipitèrentà ses genoux et lui firent sans balancer tous les serments qu’il luiplut d’exiger. Le plus fort fut que, tous ces serments d’ivrognes, il fallut les tenir! Démophile et ses écuyers parcoururent le pays. Sous leurs yeux, onarracha les vignes des coteaux du Seigneur et on répandit la bistouilledans les rues, jusqu’à la dernière goutte. Ils renversèrent etbrisèrent eux-mêmes les marmites où l’on faisait bouillir le cru. Quand tout fut terminé : - Buvons, maintenant ! dit Démophile, car l’affaire était chaude ! Au pied d’un rocher, sur lequel une petite cascade chantait d’une voixcristalline, ils lappèrent l’eau pure d’une vasque. C’était d’un très bon exemple pour la population ; seul, l’écuyerréglementaire, à qui cela ne convenait pas beaucoup, rechigna. Quand, ils furent reposés, ils s’en allèrent et Démophile était contentde ce qu’il avait fait. Mais à mesure qu’ils s’éloignaient de lacapitale, l’air de la vallée leur semblait maussade, pesant, difficileà respirer. Plus de chansons dans l’air ; des bruits dequerelles, des grognements, des bâillements. Les terres n’étaient pasmieux cultivées et les femmes n’avaient pas davantage d’enfants.Beaucoup de citoyens ne pouvaient se résoudre à boire toujours l’eau duciel. Les chameliers eux-mêmes, lorsqu’ils passaient sous les platanes,ne cachaient ni leur mépris ni leur fureur en emplissant les outres. Faute de bistouille, des malheureux que la passion diaboliquetenaillait en venaient à absorber des liquides méprisables, réservés àl’usage externe et, comme tels, marqués au rouge. D’autres, qui ne doutaient de rien, cherchaient des vices nouveaux. Ilsn’en trouvaient point, mais alors, au lieu de s’en tenir à la vertu,ils revenaient purement et simplement à des vices anciens que l’onaurait pu croire emportés sans retour sur l’océan des âges. Et les moralistes, légistes et clergymen s’en donnaient toujours à cœurjoie. Démophile, cependant, avait envoyé un messager au roi son père et à sonparrain pour les tenir au courant de ses dernières aventures. Enattendant qu’il revînt, Démophile décida de rester sur place afind’observer les événements. Mal lui en prit ! Ceux dont il venaitd’assurer le bonheur ne lui en savaient aucun gré. N’eût été la lancemagique, la Vallée des Ivrognes eût peut-être servi de sépulture auchevalier errant et à ses pauvres écuyers. Parmi ces derniers, l’écuyer réglementaire faisait peine à voir. Chaquematin, il pressait son maître de quitter cette vallée inhospitalière.Il donnait cet avis alors même que personne ne lui demandait rien. Le messager revint enfin. - Continue, mon fils ! disait le roi. Et le Vieux de la Montagne disait pareillement : - Continue, mon filleul ! Alors l’écuyer réglementaire se mit à hurler de joie et à faire lediable à quatre, sous les yeux attristés de ses camarades. Démophile pensa : « Voici un malheureux qui a été touché par la contagion. S’il vient àerrer avec nous en un pays d’où la bistouille ne soit point bannie, sonmal se réveillera avec virulence. Je vais donc l’abandonner en cettevallée afin qu’il vive très vieux et qu’il laisse une réputation desagesse. » - Écuyer ! dit-il, tu resteras ici jusqu’à notre retour : ton bonheurl’exige. Je m’occuperai moi-même de mon cheval et de mes armes ; toi,je te nomme gouverneur de la vallée. Tu feras ce que bon te semblera ;dans les limites tracées par la Constitution, bien entendu ! A cette nouvelle, l’écuyer réglementaire tomba de son cheval, comme unemasse, et il demeura évanoui sur le sol. Démophile, ayant sifflé les deux autres écuyers, partit au petit trotsans se préoccuper outre mesure du sort de cet infortuné. Il rencontra bientôt une troupe de mécontents qui prétendaient luibarrer la route ; sans hésiter, il leur passa sur le ventre, car iln’était pas très sûr d’avoir parfaitement réussi encore cette fois etcela le rendait d’humeur noire. Mais les mécontents avaient pris soind’empoisonner les puits. Démophile eut la pépie. A la frontière, il vit que d’assez nombreux citoyens filaient versl’étranger. Cela ne fit qu’augmenter son courroux. - Quels sont ces mauvais patriotes ? demanda-t-il sévèrement. Descontrebandiers ?... des criminels ?... Et, d’abord, où vont-ils ? Fort troublé par la colère de son maître, l’écuyer de renseignementbalbutia bêtement : - Droit devant eux… il me semble ! - Cornebleu ! s’écria Démophile. Est-ce de la sorte que doit répondreun bon écuyer ?... Ils vont droit devant eux : mais qu’y a-t-il devant eux ? L’écuyer avait eu le temps de déplier sa carte ; il répondit : - Devant eux !... Ah ! c’est du propre, devant eux !... A la cour duroi votre père – Dieu veuille que nous y revenions un jour ! –n’avez-vous jamais ouï parler des Nymphes Égarées ?... C’est dans cettedirection qu’elles se rassemblent, en attendant de retrouver le bonchemin. Leur troupe, nombreuse, se recrute facilement, bien qu’ellesn’aient point d’enfants. C’est une honte pour le pays ; et c’est unfléau presque aussi terrible que la tuberculose et l’alcoolisme. - A cheval ! commanda Démophile. Il partit au galop. Et l’écuyer chargé du vivre et du couvert dut, lui,partir au triple galop afin de trouver au pays des Nymphes Égarées unehôtellerie confortable, digne d’abriter un chevalier errant. Le soir venu, Démophile et ses compagnons s’arrêtèrent donc à unehôtellerie, mais ils y passèrent une très mauvaise nuit. Il y avait là,en effet, des Nymphes Égarées qui ne recherchaient nullement le bonchemin. Et des citoyens peu scrupuleux, quittant le toit qui abritait leur mèreou leur épouse, étaient venus leur tenir compagnie. Démophile, au milieu de la nuit, envoya vers les Nymphes l’écuyer duvivre et du couvert avec mission de les inviter au sommeil. Maisl’écuyer n’obtint aucun succès ; le misérable ne revint qu’au petitjour près de son maître. - Écuyer du vivre et du couvert ! s’écria Démophile courroucé, quit’avait chargé de t’occuper du reste ? L’écuyer, tombant à genoux, se mit à bredouiller des excuses fortpiteuses. Et Démophile continua, sans montrer une indulgence coupable : - Retire-toi ! car dans l’état où je te vois, tu es indigne de prendreplace au conseil de guerre ! Brisé par tant d’émotions, le pauvre écuyer ne put se relever. Ilglissa dans la poussière et s’endormit profondément. Au conseil de guerre, l’écuyer de renseignement expliquait à Démophileles rapports des espions, car Démophile, de lui-même, n’y comprenaitrien, étant d’intelligence un peu obtuse comme la plupart deschevaliers errants. - La corporation indigne des Nymphes Égarées, disait le malin écuyer,se recrute exclusivement par enrôlements volontaires. En effet – j’aidéjà eu le plaisir de vous l’exposer – on ne voit point les Nymphesoccupées aux soins de leur progéniture, ni d’ailleurs à aucun travailsusceptible d’accroître la richesse du pays. Autre caractère : on nereçoit pas les Nymphes dans la bonne société ; en revanche, ellesreçoivent beaucoup. Je dois vous dire encore que leur vie active estsurtout nocturne. - D’après ce que tu racontes, observa Démophile, ces oiseaux-là sont àpeu près semblables aux fées de chez nous. C’est peut-être une occasion! Qui sait si elles ne consentiraient pas à me faire les dons quimanquèrent à ma naissance ? L’écuyer brandit un rapport et s’écria : - Dieu vous garde des dons des Nymphes ! le moindre bureau de tabacpourrait vous coûter cher ! En vérité, je ne saurais vous prévenir avecassez d’insistance : n’attendez rien des Nymphes ! Elles reçoivent maisne donnent pas. Et c’est là un point très sensible… L’écuyer subtil leva l’index et répéta : - Et c’est là un point très sensible… Le samedi soir, en effet, aprèsla paye, de nombreux habitants de ces régions, au lieu de rapporterhonnêtement à leur famille l’argent qu’ils se sont procuré par unlabeur persévérant, courent déposer cet argent aux pieds des Nymphes,afin de se les rendre favorables. Et, quand ils reviennent chez eux,l’oreille basse, au lieu de la bonne odeur de soupe fumante, c’est leroussi qu’ils sentent, car le torchon brûle… On voit se rompre lesliens des mariages les plus solides ; les hôpitaux regorgent, lepaupérisme croît, et la monnaie nationale enfin, la monnaie nationalebaisse ! - Mais, dit Démophile, qui était toujours en retard d’une idée pour lemoins, puisque chacun, en ce pays de fous, offre aux Nymphes l’argentde sa paye, elles doivent être très riches ! - Pas du tout ! répondit l’écuyer, car ce sont des paniers percés.Aussi ne les laisse-t-on pas gérer elles-mêmes leurs biens. Et c’est làun point délicat… L’écuyer leva l’index et répéta : - Et c’est là un point délicat… En effet, les biens des Nymphes passententièrement aux mains sales d’individus, dont le moins qu’on puissedire est qu’ils méritent le nom de managers, sauf votre respect. Et cesmanagers, gras, riches, influents, ont constitué un syndicat toutpuissant dans le malheureux pays que vous honorez de votre visite. D’oùle mal. - Aux armes ! s’écria Démophile d’une voix si terrible qu’il réveillaen sursaut l’écuyer endormi. Aux armes ! ils verront les poils de monbras, ces managers ! Il se dirigea sans hésiter vers le siège social du syndicat. Lesmanagers y tenaient justement une assemblée générale. C’étaient desmessieurs distingués. Leurs discours, de ton fort courtois, n’enétaient pas moins très fermes, quant au fond. Les managers nes’excusaient pas d’être au monde, comme on aurait pu le croire. Bien au contraire ! Ils sommaient les pouvoirs publics d’avoir à faire respecter leursprivilèges et les privilèges des Nymphes. Ils dénonçaient, sans mettrede mitaines, la concurrence déloyale et illicite que faisaient auxÉgarées d’innombrables citoyennes, d’autant moins excusables qu’elleseussent elles-mêmes pâli d’indignation puis trépigné de fureur, siquelqu’un les eût accusées de n’être plus dans le droit chemin. - Si l’exécutif est impuissant, disaient froidement les managers, qu’ildemande des armes ! Nous exigeons la stricte application et au besoinla revision des lois organiques. Démophile, un peu intimidé au premier abord, prit la parole avec uneprudence qui ne lui était pas habituelle. - Messieurs, dit-il, pardonnez-moi si je vous dérange ! Je ne veux quevotre bonheur, à vous comme aux autres ; mais l’intérêt général doitpasser avant tout. Or, si j’en crois mes espions, il y a dans ce payscertains individus, nommés managers, qui vivent des Nymphes. Et lebonheur du peuple est incompatible avec l’existence de pareilssaligauds. Si, par hasard, vous les connaissez, dites-leur ça de mapart ! Si vous ne les connaissez pas, parlons d’autre chose ! Tant de précautions furent inutiles. Les managers, avec leur petit airdistingué, étaient de très sales, très sinistres, très dangereuxindividus, beaucoup plus à craindre que ces bonnes bêtes de bouilleursde cru. Écartant le pan de leur manteau, sans prévenir le moins du monde, ilssortirent les lames empoisonnées. Mais Démophile vit aussitôt le danger. - Chiens de charognards ! s’écria-t-il, je vais vous montrer ce quevous n’avez jamais vu ! Il tira de sa poche la lance magique et la pointa contre sesadversaires. Ceux qui ne succombèrent pas sur le coup furent à sa merci; il les fit ligoter sans miséricorde. Ayant ainsi délivré le pays de ses pires ennemis, il se dirigea vers lacapitale. Les pouvoirs publics revisèrent les lois organiques, mais cefut suivant les indications du chevalier errant. - Que chacun, disait-il, ait sa chacune et demeure en sa chacunière…Plus de Nymphes dans les hôtelleries ! plus de torchons qui brûlent !Comme il faut bien pourtant que les Nymphes soient quelque part, ellesseront unies, par les doux liens du mariage, aux citoyens en âge defaire des folies et néanmoins dépourvus de ménagère. Après cela, s’ilreste encore quelques-unes de ces malheureuses, leur attribution feral’objet d’une tombola gratuite, mais obligatoire. Il fut décidé comme il avait dit. On désinfecta les hôtelleries ; les orfèvres vendirent quantité debagues et d’anneaux ; enfin, le tirage de la tombola fut l’occasiond’une immense affluence de peuple. Et jamais Démophile n’avait été plus content de lui. Ayant envoyé un messager vers le roi son père et vers le Vieux de laMontagne, son parrain, il chemina avec ses écuyers afin de gagner lafrontière. Tous les trois voyageaient sans jamais s’occuper du reste. Aussi l’écuyer du vivre et du couvert donnait-il les signes de la pluscomplète affliction. Il avait tellement hâte de quitter ce paysinhospitalier qu’il lui arrivait de passer devant Démophile, au lieu dele suivre au pied, comme l’exigeaient sa consigne et la plusélémentaire correction. A quelques lieues de la capitale, l’écuyer de renseignement commença designaler une odeur de roussi. Démophile, qui n’avait pas le nez des plus fins, surtout depuis sapépie, haussa les épaules. Mais l’odeur devint bientôt insupportable etil fallut se rendre à la triste évidence : à la ville comme aux champs,dans la chaumière aussi bien que dans la maison bourgeoise, le torchonbrûlait comme il n’avait jamais brûlé. Les espions rapportèrent des nouvelles désolantes. Tout allait mal, aupays des Nymphes Égarées, beaucoup plus mal qu’avant la réforme. Condamnés par la loi au petit tran-tran de la plus ordinaire vertu,beaucoup de citoyens dépérissaient d’ennui. D’autres devenaient trèshargneux et cherchaient querelle aux voyageurs. Certains, quivoulaient, malgré tout, vivre leur vie, s’efforçaient de découvrir desvices nouveaux. Comme ils n’avaient point l’imagination prodigieuse quieût été nécessaire pour cela, ils devaient se contenter deturpitudes démodées, honte des siècles de misère et d’obscurantisme.C’est ainsi qu’ils trompaient l’ennui de leurs veilles désolées enformant des associations secrètes, en tramant de noirs complots contrele Gouvernement. Ou bien, plus simplement encore, ils s’adonnaient auxjeux de hasard et s’enivraient comme des porcs. - En vérité, disait l’écuyer subtil, c’est désespérant ! Voilà qu’ilsse soûlent, à présent ! Ce n’est pas encore ça qui fera remonter lamonnaie nationale… Démophile, silencieux, continuait son chemin, ne voulant pasapprofondir la question. Quand les citoyens hargneux lui cherchaientquerelle au passage, il les foulait, sans pitié, aux pieds de soncheval, car tout cela commençait à lui porter sur les nerfs. Comme il arrivait enfin à la frontière, il remarqua l’absence du secondécuyer. Courroucé, il se retourna ; alors il vit, derrière une haie,son homme aux prises avec une dame d’un certain âge, qui lui réclamaitun don. Démophile chevaucha jusqu’à la haie ; et, là il fallut s’expliquer. Ladame, une ancienne Nymphe Egarée, prétendait avoir, de nouveau, perduson chemin. Elle avait déjà étranglé le mari qu’elle devait à la générosité del’Etat, parce qu’il lui refusait les dons auxquels sa vie de Nymphel’avait habituée, et elle menaçait d’en user de même à l’égard dumalheureux écuyer. Démophile ne comprit pas tout ça du premier coup. Il dit, pour sedonner le temps de la réflexion : - Je ne veux que votre bonheur à tous les deux ; mais, d’autre part,l’intérêt général… La dame, à ces mots, tourna vers lui sa fureur. - Toi, dit-elle, grand niquedouille, on ne te demande pas l’âge de tabelle-sœur ! Saisissant Démophile par une jambe, elle le poussa si rudement qu’ilfût désarçonné et qu’il alla à terre comme un paquet. Avant qu’il fûtrevenu de sa surprise, la dame sauta sur lui, griffes en avant. Ilpointa bien sa lance magique mais, comme il n’était pas en danger demort, l’arme n’eut aucun effet. Terrifiés, les deux écuyers ne sehâtaient pas d’accourir au secours de leur maître. Quand ils s’ydécidèrent enfin, il était un peu tard : Démophile avait l’œil gauchecrevé. Dans le premier moment, ayant tiré son épée, il pensa pourfendre ladame jusqu’à l’âme. Mais comme le sang l’aveuglait, il lui fallutremettre à plus tard sa vengeance. Or, pendant qu’on le soignait, son naturel bienfaisant et dévouéreprenait peu à peu le dessus. Il finit par dire : - Je veux faire le bonheur de tous… Ecuyer du vivre et du couvert, jete dispense de me suivre en mes errances. Car tu me sembles doué pourla débauche et le voyage finirait mal pour toi. Je serais peut-êtreobligé de te renvoyer parmi les muets du roi mon père. Reste donc en cepays où la vertu règne par mes soins : je te nomme gouverneur et c’estdéjà beau… L’écuyer leva des mains suppliantes, mais Démophile poursuivit : - C’est déjà beau, mais c’est encore insuffisant. Car ton salut mepréoccupe par-dessus tout. Pour te guérir à jamais de ton défautfuneste, reçois dans ton palais cette dame qui vient de me crever unœil. Je te la donne ; qu’elle soit ton épouse ! Ayant ainsi parlé, il leur flanqua sa bénédiction. L’écuyer poussait des cris d’effroi qui eussent attendri les pierresles plus dures. La dame faisait tournoyer un bâton et fredonnait entreses dents un air de gavotte ; ses yeux lançaient des éclairs. Démophile siffla son dernier écuyer et s’éloigna, le chef balancémollement à l’amble de son cheval. Quant à ce qui se passait derrièrelui, il ne voulait pas le savoir. Près de la frontière le messager le rejoignit ; - Qu’a dit le roi, mon père, en apprenant mon dernier tour ? et qu’adit mon parrain, le Vieux de la Montagne ? - Ils ont dit : « Continue, mon fils !... Continue, mon filleul ! » - Hum !... fit Démophile. Ils ne savent pas que j’ai un œil crevé… - Non ! Mais ils savent que vous avez trois dent cassées, la languepelée par suite de la pépie et des bleus sur tout le corps. - Et cela ne les alarme point ?... Parle sans crainte, messager ! - Non seulement cela ne les alarme point, mais ils se claquent lescuisses et rient à se tordre les côtes. - Hum !... Hum !... fit Démophile, se moqueraient-ils de moi par hasard? Cela ne serait pas charitable !... - Si l’on retournait au pays, insinua l’écuyer, on en aurait le cœurnet… - Silence ! dit sévèrement Démophile. Pour chasser les idées noires, il mit son cheval au triple galop. Etl’écuyer, lui, crut devoir partir ventre à terre afin d’aller retenirune place dans une hôtellerie. Mais instruit par l’expérience,Démophile l’arrêta en lui criant : - Derrière ! Et Démophile chemina en véritable errant, raide, lugubre, ténébreux,sur son haut palefroi. A chaque croisée de chemins, il n’hésitait plus comme naguère. L’écuyerde renseignement, qui était fort bavard, ne pouvait se tenir demurmurer : - Maître, il y a deux directions… Et si j’en crois ma carte, le cheminde gauche… D’un coup d’œil féroce, Démophile lui coupait la parole. Et avec le calme que donne une conviction sincère, il s’engageaitrésolument sur le chemin de droite, car il n’en apercevait pointd’autre, à cause de son œil gauche crevé. Au crépuscule, il mit pied à terre et entra dans une hôtellerie qui luisemblait digne d’abriter ses infortunes. Il y passa une très mauvaise nuit. Après journée faite, en effet, denombreux citoyens s’étaient réunis dans la grande salle pour discuterdes intérêts de la République. Car Démophile, sans y prendre garde,avait pénétré dans le pays des Elections Perpétuelles où la périodeélectorale se confondait avec l’année solaire. Comme on ne comptait pasmoins de sept partis fondamentaux, correspondant aux couleurs del’arc-en-ciel, la discussion était toujours très longue, très confuseet très bruyante. Vers le milieu de la nuit, Démophile envoya son écuyer chez lesorateurs avec mission de les inviter au silence. Mais l’écuyer, bavard et subtil, se laissa prendre aux charmes del’éloquence. Il but de l’eau sucrée avec les orateurs et ne revintqu’au point du jour, avec une belle extinction de voix qu’il n’avait,certes, point volée ! - Ecuyer de renseignement ! dit Démophile avec une sévérité mêlée detristesse, je croyais pouvoir compter sur ton dévouement, sur ta vertuinflexible… et voilà que, toi aussi, tu as trahi ma confiance ! L’écuyer ne put faire entendre que des sons rauques et inarticulés. Iljoignit les mains pour implorer son pardon et versa des larmesabondantes. Démophile sut demeurer insensible. - Retire-toi ! dit-il, car de quelle utilité serais-tu au conseil deguerre ? L’écuyer se retira, la tête basse. Il n’y eut pas de conseil de guerre.Démophile s’avança vers l’intérieur du pays, tenant toujours sa droite. Cependant, à mesure qu’il retrouvait sa voix, l’écuyer bavard nepouvait s’empêcher de donner quelques explications. Au reste, lasituation était fort claire, même pour un chevalier errant. Lescitoyens du pays perdaient en discours inutiles un temps précieux,qu’il eût été plus sage de consacrer à quelque travail rémunérateur età la lutte contre le paupérisme. En outre, tant de discussionsdétraquaient à la longue les plus calmes. Tôt ou tard, les malheureuxétaient atteints de maladies nerveuses. Les uns en perdaient lesommeil, les autres en bavaient ; il y en avait même qui devenaientenragés. Tel était le sort des électeurs. Le sort de leur entourage n’était pasbeaucoup plus digne d’envie : toute la population finissait par perdrele nord et devenait de plus en plus misérable. Cela n’échappait point à Démophile. Il remarquait aussi que son écuyeravait été touché par la contagion. Aussitôt que le malheureux sentaitson mal de gorge décroître, il se précipitait à la tribune. Et il avaitbeau avaler de l’eau sucrée, quand il en redescendait, il étaittoujours pâle d’émotion, suffoqué de colère, avec une voix de coquâtreécrêté qui faisait peine à entendre. Démophile comprit qu’il fallait porter le fer dans la plaie. Dès qu’il eût atteint la capitale, il se dirigea courageusement vers leprincipal meeting du jour. Ayant franchi à cheval les degrés de latribune, il prit, de sa propre autorité, la parole : - Citoyens ! dit-il, je suis, bien que vous n’ayez pas l’air de vous endouter, chevalier errant. Je viens de si loin que j’en suis terrible.Néanmoins, je voudrais essayer de vous prendre par la douceur. Car jesouhaite passionnément le bonheur d’autrui… Citoyens ! Foulant auxpieds les égoïsmes particuliers, je dresse haut, d’un poing ganté defer, la bannière de l’intérêt général !... - Bravo ! crièrent les bleus. - A la porte ! hurlèrent les jaunes. Car il y avait là des bleus et des jaunes. Quand le silence fut un peu rétabli, un orateur posa, de sa place, sansavoir l’air d’y toucher, une simple question. - Or ça, dit-il, citoyen chevalier, dites-nous donc, avant tout,quelles sont au juste vos attaches politiques ?... En un mot comme encent, tenez-vous pour la rue Washington, pour la rue Cambronne, ou pourla Galerie-aux-Belles ? - Ma foi, camarade, répondit Démophile, pour peu que l’on ait de goûtnaturel, il semble que l’on doive passer par la Galerie-aux-Belles ! Il avait prononcé ces mots d’un petit air gai, en frisant sa moustache. Or, la Galerie-aux-Belles était le lieu de rassemblement des chefsrouges et il n’y avait en présence, à ce meeting, que des bleus et desjaunes… Ce fut un beau vacarme ! Les adversaires, pour un instantréconciliés, demandèrent à Démophile combien il avait reçu pour cettesale besogne ; ils l’appelèrent vendu, espion sordide, stipendié desextrémistes provocateurs, pourceau sectaire. Et ils ne parlèrent derien moins que de l’étriper, de tanner sa peau, de faire gicler sonpauvre sang, voire même de lui manger gloutonnement le foie… Il tint bon cependant, essaya de faire entendre encore la voix de laraison. Par malheur, il y avait là beaucoup de fanatiques détraqués. Lamoutarde leur monta au nez. Passant des paroles aux actes, ilstombèrent sur Démophile. Le brave chevalier se défendait assez bien dela main droite. Mais l’écuyer avait beau lui crier de loin : - Maître ! gardez-vous à gauche ! Il recevait de ce côté tous les horions qui lui étaient destinés. Comme les citoyens avaient hâte de terminer cette affaire et dereprendre la discussion, ils braquèrent des armes, chargées demitraille jusqu’à la gueule. Démophile les attendait à ce détour. - Chiens de bavards ! s’écria-t-il, vous allez voir ce que vous n’avezjamais vu ! Tirant de sa poche la lance magique, il la pointa contre ses ennemis.Tous tombèrent aussitôt sur le derrière. Ceux qui ne succombèrent pointdemeurèrent complètement abrutis. Démophile les fit ligoter sansmiséricorde. De meeting en meeting, le bruit de cette victoire se répandit comme lefeu d’une traînée de poudre. Personne ne songea plus à résister auchevalier errant. Aussi, put-il refondre les lois constitutionnelles sans avoir lamoindre difficulté avec l’opposition. Quelle que fût sa couleur préférée, chacun dut passer au rouge vif etfréquenter la Galerie-aux-Belles, où toutes les discussions politiqueset religieuses furent rigoureusement interdites. Démophile avait choisile rouge parce que c’est une riche couleur et la Galerie-aux-Bellesparce que l’endroit portait un joli nom. Il se croyait malin et ilétait assez satisfait de son coup. Aussi envoya-t-il un messager au roison père et au Vieux de la Montagne, son parrain. Mais le rouge n’est une couleur vraiment belle que s’il y a du vert àcôté, pour en faire ressortir l’éclat, et du jaune, et du bleu, et duviolet… Un arc-en-ciel rouge serait bête comme tout, indigne duCréateur ; aussi n’y en a-t-il point. Quand tout est rouge, c’est commes’il n’y avait pas de couleur ; on est vite dégoûté du spectacle. Bien que Démophile ne fut point un observateur perspicace, il remarqual’état de prostration dans lequel vivait à présent une populationnaguère pleine de feu. Ceux qui dirigeaient les affaires de la République faisaient desbêtises comme devant, mais, n’étant plus houspillés par l’opposition,ils n’y prenaient aucun plaisir. Ils eussent préféré mille foistriompher en une réunion contradictoire, pendant que leurs adversairesse seraient enfuis sous les huées. Aucun parti ne détenait le pouvoir, puisqu’il n’y avait plus de partis.Plus de tyrannie sectaire, par conséquent, plus de résistance àl’oppression, plus de martyres, plus de coalitions, plus de votes, plusrien !... que la concorde entre les citoyens. Cela était fort triste ! Aussi, ces citoyens-là, comme les autres, se mirent-ils, sur le conseilmême de leurs médecins, à chercher des dérivatifs à leur ennui. Iln’est pas bien nécessaire de dire quels furent ces dérivatifs. Dansl’impossibilité de découvrir des vices nouveaux, les citoyens rougess’en tinrent aux jeux déjà défendus par la conscience universelle etils ne tardèrent point à acquérir une réelle virtuosité. Résultat : aulieu de monter, la monnaie nationale baissait, baissait toujours. Chevauchant vers la frontière, Démophile, bien que tout effortintellectuel lui fût pénible, ne pouvait s’empêcher de réfléchirlà-dessus. - Il faut croire, murmura-t-il, que j’ai une particulière déveine !Car, enfin, tous les misérables sagouins que j’ai rencontrés, on nepeut pas dire que je ne les ai pas délivrés de leurs maux et mis sur lechemin du bonheur vertueux. Et, cependant, ils ont tous l’air assez malen point et tous, si je m’en rapporte aux apparences, me gardent unchien de leur chienne ! Pour avoir quelques précisions supplémentaires, il siffla son écuyerqui accourut aussitôt. - Que penses-tu de cela, toi qui n’es pas trop bête ? demanda Démophile. L’écuyer se redressa, toussa, et un feu s’alluma dans un œil hasardeux. - Je proteste ! s’écria-t-il ; je proteste avec la dernière énergiecontre un éclat de choses qui autorise les plus légitimes suspicions.Parlant au nom des citoyens intègres… - Qu’est-ce que tu me chantes, écuyer ? interrompit Démophile. Mais l’autre, avec une nouvelle ardeur : - Je demande la parole… Oui ! je prétends intervenir au nom des grandsprincipes directeurs et, quelle que soit, d’ailleurs, l’inanité decette controverse… Démophile ne comprenait rien à ce que l’écuyer disait ; mais ilconstatait avec tristesse combien le malheureux, à son tour, avait ététouché cruellement par la contagion. - Chut ! fit Démophile ; à terre ! L’écuyer s’allongea aussitôt. Il demeura immobile et muet, pour obéir àson maître ; mais il versait des larmes de sang qui mouillaient lapoussière du chemin. Démophile, navré, se hâta vers la frontière, foulant sans miséricorde,aux pieds de son cheval, tous les mécontents qui prétendaient avoir uncompte à régler avec lui. Mais quelques-uns de ces mécontentssurvécurent ; de loin, ils suivirent Démophile et, une nuit, profitantde son sommeil, ils le ligotèrent ainsi que l’écuyer et les jetèrenttous deux dans une prison fort noire, en attendant de les soumettre àla question. - Écuyer ! dit Démophile, il s’agit de séduire la fille du geôlier.C’est le moment !... Si ton camarade du vivre et du couvert était avecnous, ce serait déjà chose faite. Allons ! tâche de t’en tirer au plusvite, car ce qui nous attend ici ne me dit rien de bon. L’écuyer fit de son mieux, mais il ne réussit point dans sonentreprise, car, avec lui, tout, à présent, se passait en paroles ; et,d’ailleurs, il était orateur d’opposition. Ce fut donc Démophile lui-même qui dut séduire la fille du geôlier. Lorsque les deux prisonniers, amaigris par le jeûne, eurent retrouvé laliberté, ils s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux etDémophile ne songeait pas à regarder derrière lui. A la frontière, il mit son cheval au pas et parla en ces termes : - Écuyer ! je veux ton bonheur… Or, si tu me suis en mes errances, tute perdras en avocasseries stériles, toi, fils de haute noblesse etbreveté d’État-Major. Reste donc en ce pays d’où l’éloquence est bannie! Je te nomme gouverneur !... S’étant retourné pour voir l’effet de ses paroles, Démophile demeurabouche bée ! Le subtil écuyer avait disparu !... Beaucoup plus rusé queses camarades, il s’était enfui ; non sans emporter la bourse de sonmaître. * * * Démophile fut d’abord en proie à une colère si terrible que letremblement de ses cuisses se communiquait à son cheval et faisaittinter le caparaçon de fer. Cette colère finit pourtant par s’apaiser. Néanmoins le bon chevaliertremblait toujours ; c’était de peur… Il se trouvait seul, en effet, sans un denier, dans un pays inconnu etil ne possédait pas de boussole. L’infidèle écuyer lui avait pourtantlaissé une carte ; ce n’était point par délicatesse, mais par moquerie,car jamais un chevalier errant n’a su se servir d’une carte. Démophileessaya bien de faire le point mais il n’y put parvenir. Au lieud’avouer sa sottise, il pensa : - C’est à cause de mon œil crevé. Mais cela ne l’empêcha pas de verser des larmes. - Je ne reverrai pas ma pauvre mère ! gémissait-il. L’émotion creusait en lui un grand trou. Quand il cessa de pleurer, ilse trouva vide, avec un appétit formidable. Il lui fallait pourtant bien se débrouiller tout seul ! Il se mit donc à réfléchir profondément, ce qui ne lui était jamaisarrivé. Le lendemain, il fit encore travailler son pauvre cerveau, etle surlendemain, et tous les jours suivants. Car, dans le pays qu’iltraversait, il n’était pas très facile d’assurer sa matérielle, surtoutà un empaillé d’aristocrate qui n’avait jamais rien fait d’utile de sesdix doigts. Bref, il prit l’habitude de la réflexion qui lui devint de moins enmoins douloureuse. Il n’inventa rien, n’étant pas né malin, mais ilarriva peu à peu à raisonner comme le premier venu, ce qui n’est déjàpas si mal de la part d’un chevalier errant. La transformation ne se fit pas en un jour, mais sous les coups répétésdu destin. La folie congénitale que les fées, dans leur coupableinsouciance, avaient omis de neutraliser en lui, céda lentement laplace au plus ordinaire bon sens. Aussi, ses aventures devinrent-elles de plus en plus médiocres.N’importe quel imbécile eût pu en courir de semblables. Il avait conçu le dessein ferme et, pour la première fois, réfléchi, deramener ses os au pays natal et de revoir sa pauvre mère. Pour cela, ilfallait manger à sa faim et, de plus, éviter les mauvaises rencontres.Ce qui le rassurait un peu, c’était de posséder une lance magique.Cette arme lui fut, dès les premiers jours de solitude, d’un grandsecours, car elle lui permit de trouver sa subsistance en un pays où lapopulation, très soigneuse, ne laissait rien traîner. Un peu plus tard, comme il chevauchait, toujours vers la droite, iltomba en pleine bataille. Sa première pensée fut d’imposer la paix quiest le souverain bien. Mais il craignit que l’aventure ne tournât mal, encore une fois. - Après tout, se dit-il, s’il leur plaît, à ces gens-là, de faire laguerre, pourquoi les contrarier ? Lui-même fut obligé de combattre. Il attrapa force horions, mais salance lui permit toujours de se tirer d’affaire. Grâce à l’arme magique, il eût pu être commandant en chef s’il l’eûtsouhaité. Mais il ne songeait qu’à revenir au plus vite en son pays.Dès qu’il se présenta une issue vers la droite, il s’enfuit à toutevitesse. Le lendemain, il arriva, sur son coursier blanc d’écume, en un pays oùla population se passionnait pour les jeux de hasard. « Voilà des citoyens, pensa Démophile, qui me semblent prendre unmauvais chemin, s’ils veulent arriver au bonheur. Naguère, sanshésiter, je leur aurais coupé le manillon. Mais après ! qui sait cequ’ils auraient inventé ? » Désireux de garder l’incognito, il se mit lui-même au jeu pour qu’on neremarquât point ses allures d’étranger. Mais ses partenaires virentbien, du premier coup, à qui ils avaient affaire. Le pauvre Démophileperdit tout ce qu’il voulut, depuis son cheval jusqu’à sa chemise. Sespartenaires, cependant, n’avaient point un cœur de pierre ; Démophilese trouvant nu devant eux, ils le vêtirent d’une souquenille usée.Puis, comme le malheureux n’avait plus rien à perdre, ils le prièrentd’aller porter ailleurs ses talents. Démophile prit sa droite en pleurant. Quand il eût retrouvé sesesprits, il constata avec terreur que la lance magique était passée,avec le reste, aux mains des gagnants. Faible, découragé, sans armes,il ne pouvait songer à la reconquérir. Mieux valait s’éloigner au plusvite. Ce qu’il fit. Et ce fut alors qu’il se mit à réfléchir encore bien plus profondément.Il en arrivait à ne plus se soucier du tout du bonheur des gens qu’ilrencontrait. Dans les pays où régnait l’anarchie, il assurait encore assezfacilement sa matérielle ; aussi se gardait-il bien d’y prêcher l’ordreet la vertu. Il se méfiait, au contraire lorsqu’il arrivait en certaines contrées oùle peuple avait toutes les apparences de la sagesse. En cherchant bien,on y découvrait toujours quelque grain de folie. Pourtant, en de tellescontrées, le paupérisme avait généralement disparu et la mendicitéétait interdite. Démophile y faisait communément connaissance avec lesprisons. Cela l’obligeait à donner un faux état civil, car il avaitconservé l’orgueil de sa race et jamais il n’eût avoué devant desétrangers qu’un fils de roi était tombé aussi bas. En revanche, il n’avait plus besoin de gagner sa vie par des moyensmalhonnêtes ; pareils séjours étaient, en outre, tout à fait favorablesà la méditation. Les réflexions de Démophile atteignirent alors une profondeureffrayante et très exagérée. La folie congénitale dont les fées avaientnégligé de le guérir était si bien disparue, qu’il ne songeaitabsolument qu’à son intérêt particulier. Passant d’un extrême àl’autre, non seulement il ne cherchait plus à faire le bonheurd’autrui, mais il ne ratait pas une occasion de se montrer malfaisant.Tant il est vrai qu’il n’est rien d’aussi difficile que de garder lejuste milieu. Il rougissait d’avoir été chevalier errant, car il trouvait ce métiertrès bête. Son plus grand désir était de rejoindre la cour du roi sonpère, afin de prendre du bon temps. Mais, s’il n’avait plus rien d’unchevalier, il demeurait toujours errant et toujours incapable de fairele point. Par bonheur, il avait perdu l’œil gauche. A toutes les croisées dechemins, avec le calme d’une conscience beaucoup plus pure que lasienne, il prenait à droite, sans hésitation. A force de tourner ainsi,toujours dans le même sens, il devait fatalement fermer la boucle. Ce fut en effet ce qui arriva. Un beau matin, il reconnut les collines de la patrie. Aussitôt, iltomba à genoux en remerciant le ciel. Or, deux cavaliers du guet, qui passaient par là, lui demandèrent sespapiers. Comme il n’en avait aucun et qu’il se présentait plutôt mal,avec ses dents cassées, sa langue pelée, son œil crevé et sasouquenille, les cavaliers le conduisirent au poste sans tenir comptede ses protestations indignées ni de ses menaces. Alors, tirant d’une doublure de sa souquenille un médaillon quicontenait le portrait de la princesse sa mère, il se fit reconnaître.Le peuple accourut en foule et se répandit en actions de grâce. Les cavaliers du guet se tenaient un peu en arrière, gardant un petitair modeste. Connaissant la réputation du prince, son amour du peule,ils espéraient bien que Démophile, pour les récompenser de leur zèle,les ferait passer à sa droite et leur donnerait de l’avancement. MaisDémophile était bien changé ; ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir.Au lieu d’avancement, il leur fit donner, raide, cent coups de bâton. Et le bon peuple, qui n’y voyait pas très loin, d’applaudir avecenthousiasme. On servit un beau festin auquel Démophile fit grand honneur, tout engrognant néanmoins contre le service, car il ne trouvait rien d’assezbon pour lui. Au dessert, un orateur se leva d’entre les plus hardis. Il exposa que le peuple, souffrant beaucoup de la tyrannie actuelle,comptait sur Démophile pour se mettre à la tête d’une armée, renverserle gouvernement et faire enfin régner la juster. Démophile interrompit l’orateur par un ricanement féroce. - Air connu ! dit-il. Renverser les gouvernements ! c’est une maladiedont je suis bien guéri. Je ne reviens pas chez moi pour ça, mais pourmonter, aussitôt que possible, sur le trône de mes pères. En attendantcet heureux événement, que la plus jolie fille de la ville me conduisedonc à mes appartements, car j’ai sommeil ! Quant à vous, manants,allez battre l’eau des mares, afin que les grenouilles ne m’empêchentpoint de dormir ! L’orateur, une tête brûlée, laissa échapper quelques murmures. Lesautres assistants le firent taire et le jetèrent dehors ; puis, seprosternant, ils chantèrent ensemble les louanges du prince retrouvé.Car, en ce royaume, le bon peuple, qui se disait très frondeur, n’enaimait pas moins sa servitude. Or, celle que Démophile croyait la plus jolie fille de la ville n’étaitpoint une fille de la ville, mais tout bonnement une fée qui s’étaittrouvée à passer par là, au retour d’une escapade. Elle n’eut aucunepeine à confesser Démophile ; ce qu’il ne voulut pas dire, elle ledevina. Aussi, dès le lendemain, dans la matinée, le Vieux de la Montagneétait-il au courant de tout. Sans perdre de temps, il descendit chez le roi. Celui-ci, qui venait d’apprendre le retour du prince, faisait mettreles forteresses en état de défense. Pâle, défait, la couronne detravers, il appelait son intendant : - Cours prévenir le Vieux de la Montagne ! Juste à ce moment, le Vieux de la Montagne arrivait… - O roi, j’avais prévu ton émoi ; c’est pourquoi tu me vois. - Vieux, s’écria le roi, le Fol vient exercer ses talents dans nosÉtats ! Nous sommes fichus ! - O roi ! tiens-toi coi ! Il est aussi mauvais bougre que toi ! En quelques paroles, le Vieux de la Montagne apprit au roi ce quis’était passé à la frontière ; il lui conseilla d’ouvrir les placesfortes et de préparer de grandes fêtes. Le roi, tout joyeux, assura sa couronne et répéta comme un perroquet cequ’il avait, de tout temps, entendu dire à ses philosophes et à sesbouffons. - Les voyages forment la jeunesse ! affirma-t-il avec conviction. - Ils la déforment encore bien davantage ! corrigea le Vieux de laMontagne. Ne tombons pas dans une erreur funeste : si le chevalier Folest enfin devenu un prince comme les autres, c’est grâce à mesincantations. C’est à moi qu’on le doit, ô roi ! - Vieux de la Montagne, dit le roi, je te fais inscrire pour une renteperpétuelle et tu auras des funérailles nationales. Les jeunes seigneurs de la cour partirent en foule, afin de servird’escorte à Démophile. Celui-ci, dès qu’il eût revu sa pauvre mère, sedirigea vers le palais royal. De grandes fêtes y furent données en son honneur ; tous lesprinces du sang y assistèrent. Démophile fit le récit de sesaventures ; le roi, sur son trône, riait à se tordre les côtes ; lesprinces du sang riaient de même et se claquaient les cuisses. Après les fêtes, le roi, à qui l’oisiveté était malsaine, abdiqua enfaveur de Démophile. Et celui-ci fut heureux de s’asseoir sur le trôneafin de prendre un repos bien gagné. Son premier soin fut de faire donner un tour de vis aux contribuables ;puis, il dicta à ses intendants et à ses ministres des ordres saugrenusou féroces. Néanmoins, le bon peuple, ne fit point de révolution… Et le plus beau, c’est que, pour se consoler et surtout pour faireenrager les peuples voisins et ennemis, il conserva à son roi le nom sipeu mérité de Démophile, sous lequel ce prince est connu des historiens. Le Vieux de la Montagne, qui avait été maintenu, ainsi que les fées,dans ses charges et prérogatives les plus discutables, venait souventau palais. Démophile, très fier de pouvoir réfléchir sans risquer lamigraine, aimait à lui soumettre des énigmes. - Vieux de la Montagne ! lui dit-il un jour, je suis capable,maintenant, de tout comprendre. Ne me cache donc plus les GrandesVérités. - Faisons moins d’embarras ! répondit le Vieux de la Montagne. La seulegrande vérité, c’est que les hommes ne peuvent connaître de grandesvérités. - Dis-moi quand même ce qu’il faut penser du bonheur ! - Le bonheur ? pour l’attraper, il faut d’abord lui mettre un grain desel sous la queue… Il s’enfuit dès qu’on l’appelle et même dès qu’onarrête sur lui sa pensée… Il était peut-être près de toi, tout àl’heure ; maintenant, sans aucun doute, il n’y est plus. - Crois-tu que les hommes puissent faire bon ménage avec la vertu ? - La vertu, c’est une noble femme que l’on veut faire épouser auvoisin. Quant à soi, on préfère une beauté du diable ; car ce qu’oncraint par-dessus tout, c’est de s’embêter. - Moi qui, jadis, voulais faire le bonheur des hommes, même et surtoutcontre leur volonté, ne mériterais-je pas bien ce nom de Fol que l’onm’avait donné ? - Tu le méritais assurément ! - Or, maintenant, je fais le désespoir de mes sujets : je suis donc ungrand sage ? - Ça, c’est une autre question !... Tu n’es pas sage et tu ne le serasjamais. Pour être sage, il faut avoir vu le dessus, le dessous et maniéles trois sphères. On ne t’en demande pas tant !... Tu réfléchis trop,mon filleul ! il finira par t’arriver accident. Un prince qui réfléchitn’a pas sa raison d’être… Tiens-toi donc tranquille, sur le trône detes pères : la terre tournera sans que tu aies la peine de t’enoccuper… Au reste, si quelque chose t’embarrasse, tu sais où j’habite… ERNEST PÉROCHON. retour tabledes auteurs et des anonymes |