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PEYREBRUNE,Mathilde-Marie Georgina Elisabeth, pseud. Georgesde (1841-1917): Mater ! (1886).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Sixièmejournée : la rue et la route, publié à Paris par E. Dentuen1886.
 
Mater !
par
Georges de Peyrebrune

~*~

LA baronne Hermine de Walphange avait étémariée, jadis, quand elle avait seize ans. Maintenant, se croyant trèsvieille parce qu’elle en comptait vingt-cinq et qu’elle était veuve,elle s’enfermait en son castel à tourelles pointues, que lesconstructions modernes de la petite ville de X... avaient encastré avecses murailles et son parc au fond d’une ruelle cailloutée, en pente,ancienne voie romaine.

Les troubadours du lieu qui l’avaient aperçue parfois, la nuit, enblanc costume, accoudée à la plus haute galerie de son donjon,l’avaient surnommée : la dame blanche.

Et blanche elle était, en effet, la baronne Hermine, blanche d’âme etd’atours, ayant conservé pour l’idéale blancheur toute la passion de savirginale jeunesse. Ainsi, elle adorait les neiges qui engloutissaientl’hiver la ville et ses rues, et ses toits, et la couronne de collinesau fond desquelles toute la grouillante cité paraissait chastementensevelie.

Le temps assez court qu’avait duré son hymen avec un vieillard n’avaitpas altéré sa pureté exquise. Naïve même, elle était restée avec unehorreur du péché qui tache de pourpre la blanche robe des amoureuses.Et cependant une douleur cachée la poignait ; cette veuve n’avait pointd’enfant, cette femme n’était point mère. Alors à quoi bon le mystèredouloureux des nuits conjugales ? – Si j’avais su ! disait-elle avecdes sanglots de remords et se trouvant déchue, sa virginité perduen’ayant point obtenu le rachat de la maternité.

Elle se consolait, néanmoins, dans le voeu austère d’une éternellevertu. Et, le temps de son deuil passé, elle avait dépouillé ses voilessombres et s’était revêtue pour jamais d’une sorte de tuniqueclaustrale, toute blanche, aux manches longues, aux plis lourds, quivoilait ses pieds fins et tout son corps délicat, ne laissant jaillir,comme une fleur d’une gaine d’albatre, que sa tête ensoleillée, blonde,aux yeux célestes, et le bouton de rose de ses lèvres inviolées.

En dépit du respect universel qui entourait la baronne Hermine, unaudacieux se trouva qui osa tenter sa conquête. Il était fils de preuxet pensait qu’une semblable victoire, qui lui permettrait d’écartelerd’un lys d’argent le champ de gueule de son blason, était digne de savaillance. Il se nommait Angel de la Tour des Aigles.

Pendant des mois et des mois encore, la pente cailloutée de la rueVésonienne étincela sous le sabot de son coursier, à toutes les heuresdu jour et de la nuit, pendant lesquelles la blanche silhouetted’Hermine se profilait dans le bleu du ciel entre les créneaux dudonjon. Certainement elle l’apercevait, sans daigner le voir, niprendre souci de se dérober à sa contemplation. Même elle recevait lesmissives enflammées qui, chaque jour, tombaient dans le guichet de lapoterne. Pour lui montrer parfois qu’elle les avait reçues, il luiarrivait de les déchiqueter menues comme des ailes de papillon et deles lancer tout à coup à travers l’espace où tourbillonnaient comme uneneige ces fragments de vélin que le vent emportait.

Mais toujours, sans colère et sans lassitude, revenait errer, auxalentours des murailles hautes, le paladin épris se souvenant desassauts homériques et ne désespérant pas de vaincre, puisque sur soncimier s’embranchaient des colombes et que le dieu Amour portait devantlui son pennon.

Lorsque les édiles de la vieille cité avaient décrété le démolissementdes masures, anciennes tanières des serfs et tenanciers du féodaldonjon aujourd’hui enclavé dans une ville moderne, une bicoque avaitéchappé, par son étroitesse et son effacement modeste, à l’alignementprescrit et se cachait dans un recoin du manoir d’Hermine avec lesfaçons humbles de ces réduits accolés aux murailles du théâtre deMarcellus dans le Ghetto, à Rome.

Ce toit ouvrait sur une petite cour tapissée d’herbe, juste au-dessousdes fenêtres à meneaux, à balcons ajourés d’une tourelle en laquelle labaronne Hermine avait, suivant les étages, son oratoire, son cabinet detoilette et son boudoir. C’est donc sur cette cour que se portait leplus souvent ses regards, alors que les tentures écartées, que lesvitraux ouverts laissaient entrer en ces discrets asiles l’air quiarrivait des collines, tout parfumé de la senteur des pins, et lesoleil levant, le plus doux des soleils.

Or, à ces heures, si la dame blanche approchait, traînant sa robe denonne, dans le découvert de la sedia,toujours elle apercevait, depuis quelques mois, surtout depuis leprintemps revenu, le même et irritant spectacle dont s’offensait safarouche vertu, à l’égal d’un outrage. C’était une fille, une vraiefille, elle le savait, une prostituée, vénale, vulgaire, misérable, quiavait pris son gîte d’amour au pied de ces murs, dans l’ombre haute etmystérieuse de ce donjon vénéré. Et cette fille, tout le jour oisive,vivait là dans une sérénité de matrone, cousant et chantant, et berçaitsur ses genoux un enfant tout petit. Si le jour était beau, le soleiltiède et doux, la fille écartait les langes de l’enfant quiapparaissait alors rose et nu, gigotant, avec ses petits pieds auxdoigts recroquevillés comme des pétales de fleurs, et ses petites mainsmouvantes qui se dressaient comme pour jouer avec les rayons, avec lesmouches d’or tournoyantes dans le ciel bleu.

Hermine éprouvait la sensation d’horreur d’un sacrilège accompli sousses yeux en contemplant, malgré elle, tordue par une indicibleangoisse, cet accouplement monstrueux de la fille et de l’ange, cetteparodie de la maternité sainte et sacrée qui se jouait sur les genouxinfâmes, entre les bras impudiques, sur le sein vendu de la prostituée.Quoi ! ce mystère divin sur cet autel profané, quand il n’avait pas pus’accomplir en elle, dans les chastes flancs de l’épouse impeccable !Quelle était donc la pensée de Dieu ? Peu s’en fallut qu’elle n’en fîtremontrance au Ciel et procès à la Providence divine.

Toujours elle s’en plaignit aux hommes, c’est-à-dire à ceux qui avaientpris, en la cité, la garde de la moralité publique ; et elle demandaférocement que l’on jetât à la rue cette fille, la Mariote, et saprogéniture de rencontre, dont le voisinage l’outrageait. Les hommes lasaluèrent très bas, et lui promirent justice ; mais comme le gîte decette fille était discret et commode, elle ne fut point inquiétée etcontinua, comme par le passé, à ouvrir, le soir, sa porte basse dans laruelle sombre, et à lancer, tout le jour, dans la clarté du soleil,l’enfantelet tout nu, aux chairs tendres, et qui maintenant commençaità gazouiller tout bas.

Mme Hermine, bien persuadée néanmoins qu’il serait fait droit à sademande, cessa de s’occuper de la Mariote, lui accordant à peine undédaigneux regard, quand, par hasard, ses yeux célestes, quittant lechemin bleu des nues, s’abaissaient languissants, demi-clos, jusqu’à laterre.

Cependant, une obsession lui était restée de cette vision trop souventrevenue, trop longuement gardée ; un ennui vague, comme une peine sansobjet, qui met un sanglot sur la lèvre sans que le coeur sachepourquoi. Elle s’étonnait et se fâchait à se sentir si tourmentée pourune image indécise qui flottait à travers tous ses rêves ; imagepresque mystique, enfin, car elle avait la forme idéale d’un ange toutpetit, avec des pieds roses et de mignonnes mains remuantes levées versle ciel. Mais cet ange la blessait par tout son être. Il lui étreignaitla poitrine, les flancs, lui laissant partout la douloureuse sensationd’un besoin immense, d’un vide, d’un appétit étrange et cruel. Chaquefois que ces pensées lui revenaient, et elles lui revenaient sanscesse, la baronne Hermine se sentait rougir comme si quelque coupabledésir l’eût torturée.

Et pourtant son âme restait toute blanche, sans un frisson, sans unémoi. Elle n’avait jamais songé à quoi que ce soit d’impur ; jamais levague soupçon d’une pensée d’amour n’avait effleuré comme un papillonbleu la fleur divine de son coeur immaculé ; jamais elle n’avaitimaginé, même dans les plus capricieuses de ses rêveries, le romancourt et exquis d’un baiser. Elle ignorait jusqu’à l’existence de cesvoluptés idéales et subtiles qui naissent d’un regard, d’un parfum,d’un frôlement. Et voilà, tout à coup, que le marbre de sa chairtressaillait comme s’il prenait vie. Elle n’y comprenait rien ets’épouvantait de sa souffrance. Pour s’en guérir, elle fit clore toutesles fenêtres qui ouvraient sur la cour où la Mariote berçait son fils,se croyant délivrée dès qu’elle ne les verrait plus.

Mais alors, il lui vint de cette privation une si affolante douleur,qu’après avoir beaucoup lutté, toute pâle de ce martyre, elle céda etcourut, un jour, haletante, avide, se pencher tout entière hors dubalcon afin de se rassasier de la vue de cet enfant qui lui donnaitfaim, qui lui gonflait la gorge, qui lui mouillait les lèvres, qui luisecouait tout le corps d’un impérieux désir de voluptés maternelles.

Elle demeura longtemps perdue dans son extase sans pensée, les mainscrispées sur sa poitrine chaste qu’aucun baiser n’avait jamais mordue.Et la Mariote qui l’avait comprise, devinée, jouissait de son triomphede fille-mère : elle étalait glorieusement sur ses genoux le petit êtrequi avait poussé comme une fleur de pardon sur le fumier de sa chairprostituée ; elle s’en parait, l’élevait dans ses bras, le montrait auciel et à la femme impeccable, mais stérile, comme une revanche etcomme une conquête. Il était à elle, ce petit ; c’était le sien, il luiappartenait, elle lui avait donné la vie, elle avait crié, elle, lamisérable, elle était mère, mater,mater !...

Et la baronne Hermine dut se retirer humiliée et vaincue par le rireinsolent de la courtisane dans le triomphe joyeux de sa maternité.

Et puis, après la défaite de son orgueil, une douceur lui vint : sonâme hautaine et fière s’abaissa jusqu’à souffrir le mépris railleur dela Mariote, pourvu qu’elle pût jouir tous les jours, tout à son aise,de la vue de l’enfant dont la grâce croissait, dont la beautés’épanouissait, et qui, maintenant, s’essayait, dans un gazouillementtendre, à balbutier des mots. Elle devint si attentive à tous lesmouvements de ce petit être qui la charmait, son visage pâli, tiré parla souffrance, se penchait vers lui avec une attirance si poignante,que la fille, à son tour, fût prise de pitié, et, pour ne point lagêner, ni la blesser, elle ne la regarda plus. Mais, dès qu’elle voyaitapparaître la blanche dame aux cheveux d’or, elle s’en allait prendrel’enfant dans son berceau et l’apportait là, sous le balcon, bien près.Et elle le dévêtait, le lavait, le roulait tout ruisselant et emperlésur le gazon tiède, lui mettait des fleurs dans les doigts et lefaisait jaser. Même un jour, comme s’il l’eût appris, l’enfant, d’ungeste hésitant, chercha sa petite bouche humide, la couvrit de samenotte bien ouverte et puis, et puis, ayant cueilli son baiser, il lejeta tout à coup à Hermine, qui fit un cri comme si son coeur venait dese fendre, et se mit à pleurer.

Et toute sa vie, désormais, s’écoulait dans cette contemplation, danscette incessante vision dont la douceur la tuait. Car elle demeuraitdans ses yeux, même lorsqu’ils étaient clos dans l’ombre de l’alcôve ;elle passait à travers son sommeil, elle se berçait sur le fil aériende ses songes. C’était comme un délire qui, parfois, l’éveillait avecles sursauts terribles d’une sensation physique. Brusquement redressée,frissonnante, et les yeux dilatés dans son visage éclatant d’unerougeur soudaine, Hermine écartait ses bras qui s’étaient repliés surson sein, comme pour y retenir, dans une maternelle étreinte, un corpsflexible et doux, tout petit, dont elle croyait sentir le poids légersur son coeur oppressé, la tiédeur sur ses flancs. Ses mains crispéescherchaient vaguement autour d’elle avec un geste de folie, d’angoisse.Puis elle s’éveillait tout à fait, et se sentait mourir dans latristesse désespérée de sa solitude éternelle.

Un soir, comme le soleil se couchait emplissant d’une lueur pourprée lapetite cour fleurie de la Mariote, celle-ci allait et venait, sérieuse,impatiente, semblait-il, de voir apparaître Hermine qui, de tout lejour, ne s’était pas montrée. La fenêtre était close et les rideauxtirés. Alors, la fille se mit à chanter en secouant le linge blancétendu devant sa porte, se faisant bruyante, comme si elle appelait.D’ordinaire, ce chant qui berçait le petit, attirait aussitôt labaronne. Ce soir, elle se faisait attendre. Pourtant elle parut, maissi blanche, si dolente et alanguie, qu’on la devinait brisée, avec unegrande fatigue de sa vie étrange, clôturée comme celle d’une nonne dansla chasteté de ses voeux. Une fièvre brillait au fond de ses yeux dontl’azur s’était assombri. Elle s’accouda, non plus raide et digne, maisamollie, le corps ployé dans un abandon d’une grâce voluptueuse. Sesvêtements blancs, légers, se collaient aux lignes souples de son corpscomme un voile sur une statue. Lorsqu’elle aperçut l’enfant, un sourireouvrit sa bouche lentement, amoureusement, comme une rouge fleur quis’épanouirait pour boire le soleil.

Cependant, la Mariote avait soulevé le petit et le tenait debout devantelle, lui faisant des raisons qu’il paraissait comprendre. C’est qu’ilétait grand déjà, encore qu’il ne marchât pas tout seul, mais seulementsoutenu sous les bras, comme un oiseau qu’on eût tenu par les ailes. Etil était sérieux en ce moment, regardant attentivement sa mère. Tout àcoup, celle-ci le recula d’elle, un peu loin, et puis, l’ayant affermisur ses jambes, elle le lâcha. Hermine jeta un cri en étendant lesbras. Mais la Mariote aussi tendait ses bras tout près au-devant de sonfils, et, doucement, elle l’appelait.

D’abord, il vacilla et se remit vite d’aplomb, très grave, cherchant àvoir ses pieds. Enfin, il fit un pas, puis un autre, tout chancelantsur ses petites jambes molles, mais le visage soudain rayonnant, fier,heureux : il marchait ! La Mariote s’était reculée et il marchait, lepetit, bravement, plus vite, plus vite encore... Et puis il courut,trébucha, avec un grand cri d’appel et de triomphe.

- Mam... maman !... avait dit en culbutant ravi dans les bras de lafille-mère, toute pâle, elle, de grosses larmes dans les yeux.

- Maman !... maman !... répétait Hermine suffoquée, étreignant à deuxmains sa gorge soulevée, palpitante, où battait une folle envolée dechauds et puissants désirs enfin éclos... Oh ! maman !... disait-elleplus bas, se pâmant à la caressante douceur de sa voix dans le murmurede ce mot magique...

Tout à coup, bondissante, éperdue, elle courut à sa table où traînait,parmi les fleurs, son papier armorié, et ayant écrit sur une largeenveloppe le nom d’Angel de la Tour des Aigles, elle y glissa ce seulmot rapide :

- Venez !