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PORTO-RICHE, Georgesde (1849-1930) : Dieu qui passe,(1884). Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.VII.2005) Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur un exemplaire (coll.part.) des Histoiresdébraillées par l’auteurde Pommesd’Eve illustrées par de joyeuxartistes publiées à Paris par Ed. Monnier en 1884. Dieuqui passe par Georges de Porto-Riche ~~~~Leprêtre, ce matin, est sorti dèsl’aurore, et à travers les rues de la grandecité bretonne, c’est Dieu mêmequ’il accompagne. Sous le dais de satin il marchetête nue, son surplis de mousseline éclate deblancheur, son étole est d’argent, une broderieprécieuse recouvre le saint-ciboire qu’il porteà pleines mains. A gauche et à droite, deuxenfants tiennent haut deux lanternes gothiques à manchesd’ivoire, tout en faisant tinter de temps à autreune sonnette. Les voitures s’arrêtent, les femmesse jettent à genoux sur le pavé de granit, leshommes se découvrent, et les soldats du poste devant lequelDieu passe, lui font escorte l’arme au bras. Qui donc vamourir ? Où s’en vont-ils ainsi ? Dans le coin leplus reculé de la paroisse, ils gagnent une ruemystérieuse. Les maisons résonnent de petitsbruits secs comme des échos de baisers, de rires voluptueuxet de râlements étranges. L’air sentl’opoponax et le sol est jonché des bouquets de laveille. Au bruit de la sonnette, quelques femmes en chemise etlargement dépoitraillées, ont risquéleurs têtes de chattes derrière les persiennes,mais, comme effrayées du prêtre et de sonescorte, elles se sont précipitamment retirées enpoussant de petits cris de honte, de surprise et d’effroi.Pourtant, à une porte borgne, le cortèges’arrête et le prêtre seul estmonté. Dans la rue, il reste encore le dais de satin, leslanternes d’or et les soldats, l’arme au pied. Pourqui tout cela ? Une vieille passe et dit : « C’estune fille qui se meurt. » Dans le couloir, lamaîtresse du garni raconte : « Que c’estbien sa faute et qu’elle a par trop nocé.» Le prêtre l'a trouvée debout, pâle commeun cierge. Elle est vêtue d’un peignoir dedentelles blanches et transparentes. A son approche, elle a tressailli. Sans pouvoir parler, elle tombeà genoux sur un sopha, dans les plis duquel brillent encoreplusieurs louis égarés. Durant quelques secondeselle parle bas à l’oreille du prêtre, etdans un accès de désespoir elle avoue :« J’ai peur de la mort. » Alors le ministre de Dieu ouvre un livre saint, et,détournant ses regards de cette poitrine demi-nuequi ne bat plus qu’à peine, de ces bras blancs quine se tendent plus sans efforts, il lui indique du doigt la parole du Christ à Madeleine : « Il lui sera beaucouppardonné, parce qu’elle a beaucoupaimé. » Un rayon d’espoir illumine alors le visage de la jeune femmeet elle entr’ouvre la bouche pour recevoir l’hostie. Puis, comme par un mouvement accoutumé, elle enlace de sesbras amaigris le cou du prêtre, et , sans qu’ilpuisse se défendre, elle applique vigoureusement seslèvres brûlantes contre les siennes : « J’embrasse Dieu, »s’écrie-t-elle ! Le prêtre,troublé, s’échappe interdit. Bientôt la clochette tinte de plus belle, et le convoi, sanspersonne pour le suivre, reprend le chemin del’église. Alors la fille d’Eve mourante court à lafenêtre, jette sur le dais et sur le prêtre lesdernières roses du dernier bouquet du dernier amant, etpensant à Dieu, elle murmure, en rendant le dernier soupir :« Quel dommage que je ne l’aie pas connu plustôt ; comme je l’aurais aimé, lui aussi.» |