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PYAT, Félix(1810-1889): Le secret de Dominique (ca1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (27.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites,livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Le secret deDominique
par
Félix Pyat

~*~

J’ai pris goût à la vérité, depuis que j’ai vu tant de contesfantastiques. J’ai besoin de la réalité, abîmé que je suis dans cetocéan de rêves creux dont nous inondent les imitateurs d’Hoffmann ; carce délayage de pur Hoffmann, ce lavage étendu et soutiré me dégoûtentautant qu’une rinçure du meilleur vin de Bordeaux. Assez defantastique. A peine si les contes que le divin Hoffmann a faitsl’acquitteront des contes qu’il a fait faire. Le conte fantastique estsi aisé à commettre ! on le commet sans préméditation, allez : quand onn’a pas d’idées, on fait un conte fantastique, absolument comme ondevient homme de lettres quand on n’est plus bon à rien. Si vous aimezce qui n’existe pas, si vous aimez le fantastique, vous voilà prévenu ;n’allez pas plus loin, car c’est une histoire que je vais vous raconter; une histoire, et non un conte ; une histoire, en vérité !

D’abord, passez-moi la fidélité des noms, des dates et des lieux, et jevous tiendrai le reste à peu près exactement. Je ne suis pas exigeant,comme vous voyez ; d’autant moins que je copie un vieux volume où vouspourrez bien, quand vous voudrez, lire toute cette histoire, à peu prèscomme il suit :

Dans le vieux temps, dans le vieux temps où les peintres ne faisaientpas leur métier pour vivre, mais vivaient pour leur métier ; lorsquel’art, religion nouvelle et mystérieuse, enfantait laborieusement sespremiers apôtres ; lorsque cette religion n’était pas grosse encore deses Raphaël, de ses Michel-Ange ; qu’elle comptait peu d’appelés etfort peu d’élus ; eh bien ! comme toute religion naissante , l’artinspirait à ses adeptes une ardeur, une persévérance, une foi demissionnaire, de fanatique, de martyr. Les uns, comme saint Pierre,laissaient les filets du pêcheur ; les autres, l’épée du tribun, commesaint Paul ; quelques-uns sacrifiaient fortune, amitié, patrie ;d’autres encouraient même la malédiction de leur père, la vengeance deslois, et tout cela, pour être initiés aux mystères de l’art.

Depuis, les croyances s’en sont allées, et l’art a toujours ses prêtres; mais leur état devient ce qu’il est dans toutes les religionsaujourd’hui : un métier, non plus une mission ! Le désintéressement estun anachronisme, l’étude un ridicule. On vend des tableaux par la mêmeraison qu’on vend des messes ; c’est un commerce tout aussi positif etaussi impie : on commande à l’artiste une inspiration de douze pieds dehaut sur quatre de large, comme à un curé une prière à deux chantres etun serpent. Aussi l’indifférence en matière de miracles est extrême. Lavie des Saints existe moins que les oeuvres complètes d’un académicien.Nul ne croit aux carottes crues qui nourrirent vingt ans saint Jérômeau désert, pas plus qu’on ne croit aux délirantes inspirations despieux artistes, aux extases de ces illuminés, au sublime vertige dupeintre qui, par exemple, crucifie un homme pour prendre sur le faitl’agonie du Christ.

Vous tous qui trempez vos pinceaux dans l’huile, impies barbouilleursde toiles et de lambris, vous ignorez comment est venu jusqu’à vous ceprocédé si trivial, si simple, si sale et si vieux, de mêler l’huileaux couleurs. Vous ne vous demandez guère ce qu’il en a coûté pourl’apprendre ? Vous, race d’atelier rieuse et insouciante, savez-vousquels liens il a fallu briser, quel crime peut-être il a fallucommettre, pour que le secret vous arrivât un jour ? Savez-vous qu’il afallu pour cela qu’un ami mourût de la main d’un ami ?

Dominique, ce n’est pas le héros de l’histoire, tenait une école depeinture dans une des grandes villes d’Italie. Vous m’avez passé lesdates et les noms, et encore je vous donne celui du peintre. Son talentn’avait point la pureté naïve ni la vérité si fine et si gracieuse destalents primitifs ; mais le secret de marier sa couleur à la toileirrévocablement l’avait élevé au-dessus de tous ses contemporains, dontles peintures molles et sans consistance s’écaillaient en séchant oucoulaient à l’humidité. Lui seul avait la couleur immuable : à sapeinture, l’avenir ! Aussi était-il le peintre à la mode, le peintredes femmes, surtout, de ces femmes jaunes et odorantes comme desoranges, au teint solide, aux yeux noirs qui damnent les cardinaux.

Dominique avait reçu le secret de Van Eich, son maître, qui le luiavait légué en mourant, et il était décidé à ne le livrer aussi, lui,qu’au moment de sa mort. En attendant, tous les autres consumaient envain leur génie, plus grand que le sien, leurs inspirations plusdivines : rien ne restait de leurs sublimes créations ; les peintureslongtemps élaborées, les compositions les plus parfaites, tout leurfondait dans la main ! C’était un désespoir, un déboire universel,qu’un seul, égoïste et avare, possédât sans partage, sans pitié, unepuissance magique qui empêchait le divorce entre la toile et lacouleur. Il avait pourtant choisi déjà parmi ses nombreux élèves celuiqui devait recueillir un jour le précieux héritage. Le jeune Castanopossédait une habileté, une vigueur de pinceau extraordinaires ; il nelui manquait déjà plus que le secret de son maître pour le surpasser.Il avait souvent épié Dominique travaillant ; il l’avait souventimploré comme on implore Dieu ; il s’était donné à lui comme on sedonne au diable, moyennant que Dominique lui ferait part du talisman.Le maître était resté inexorable. « Quand je mourrai ! » disait-il ; etle maître n’était pas beaucoup plus vieux que l’élève ; il était sonami, et il lui disait souvent que l’artiste a besoin de ses sens augrand complet ; que, passé soixante ans, il est fini, qu’il n’y a plusde couleur possible pour le peintre qui perd la vue. Et songez que lemaître, robuste comme un chêne, avec les cheveux rudes, la tête osseuseet grise comme Tintoret, promettait bien au-delà des soixante ans ; etsongez qu’il parlait ainsi à un homme plus jeune, mais plus frêle, maisimpatient, d’une nature ardente et curieuse, aux sensationsbouillonnantes, à l’âme plus forte que son enveloppe et qui finit parla briser, qui brise tout, qui ne craint plus ni frein ni lien, unefois qu’elle est éperonnée sans cesse par une idée fixe, par unepassion impitoyable, la passion d’Eve, la curiosité, et ici lacuriosité jointe à l’amour de l’art. Vous devez donc vous attendre àtout... Le crime, le sang ne vous surprendront pas, car le délire étaità son comble dans ce coeur, et c’est ce délire longtemps fermenté quiproduit les actions extraordinaires, bonnes ou mauvaises. Vous enjugerez.

Un matin que tous les élèves réunis chez Dominique travaillaient, endiscutant plus ou moins raisonnablement le secret du maître, Castano,isolé dans un coin de l’atelier, semblait préoccupé d’un de ces projetsassez puissants et assez terribles pour tenir leur homme tout entier :il laissait reposer ses pinceaux ; il n’écoutait pas ce qui se disaitautour de lui. Depuis un certain temps, il avait perdu sa fraîcheur etsa gaîté ; ces joues se plombaient et révélaient, par quelques ridesprématurées, des luttes violentes au-dedans de son âme. Ce jour-là, ilsemblait encore plus agité qu’à l’ordinaire. Que méditait cette têtepâle, qui levait et baissait, avec un mouvement fébrile, des grandsyeux secs et d’un noir terne et malade ? Castano pensait à lui, à tousses camarades, qui la plupart étaient supérieurs à leur maître, quiauraient mené l’art plus loin avec son secret, et qu’il retenait là !Déjà l’esprit du jeune homme se fanatisait, et peu à peu montaitjusqu’au meurtre. Alors Dominique entra dans l’atelier, portantl’esquisse déjà sèche d’un nouveau portrait. Tous les élèvesl’entourèrent ; Castano resta à sa place, immobile comme une statuescellée ; seulement, il regarda le maître pendant que les autresregardaient le portrait.

- Par le menton de sainte Agathe ! s’écria Dominique, je me suissurpassé ! cette préparation est d’un admirable coloris. Regardez...frottez-moi cette toile, passez la main, l’éponge ; allez, de l’eaudessus, crachez dessus... elle n’en brille que davantage. Savez-vousque j’ai attendu bien longtemps Van Eich à mourir ! Patience, à votretour ! Mon testament est fait... Castano y trouvera le secret...

Ici Castano ressentit une sorte de commotion électrique... Les autresélèves étaient encore à interroger cette couleur du doigt, de l’oeil, dela langue, que déjà, vis-à-vis Dominique, deux yeux fixes et d’arrêt,dilatés sans paupières, semblaient vouloir, eux, avant la donation,prendre le secret sur la face du maître.

Puis, voilà Castano tombant à genoux, les mains jointes, la voixsuppliante, se répandant en prières et en larmes, demandant grâce etpitié pour lui et les autres, pour l’art même, avec une onction, uneferveur, une éloquence à émouvoir un sourd. L’élève, vaincu par laterrible fatalité, la sentait peser sur lui, ne lui résistait plus qu’àpeine, entraîné, décidé, criant merci une fois encore, et conjurant sonmaître de s’arrêter là.

Tous, ils ne comprenaient rien à tant de désolation. Dominiqueregardait Castano et le croyait fou : il ne cédait point. Dès-lors,Castano reprit ce calme sombre qui succède à l’agitation sitôt quel’âme longtemps indécise a pris une résolution extrême.

Le soir même, par un ciel brun et sans étoiles, un homme enveloppé d’unmanteau noir se promenait à pas discrets, comme un voleur ou comme unamoureux, tout près de la maison du peintre Dominique, au bout d’unerue longue et étroite. A la plus lente des horloges sonnait le dernierminuit de la ville, et le manteau noir attendait toujours... Enfin, del’autre bout de la rue, quelqu’un s’avança en chantant... Il faisaittrop nuit pour ne pas chanter ! A cette voix, le premier promeneurmarchait, puis s’arrêtait, le second s’approchant de plus en plus.Quand ils furent bien à portée l’un de l’autre, le manteau s’écarta, età travers ses plis brilla comme un éclair... Soudain un cri se fitentendre : *A l’assassin ! au secours !* puis, le retentissement sourdd’un corps qui tombe ; et l’on n’entendit bientôt plus que le bruitlointain du pavé sous les pas précipités d’un homme qui fuit.

Cependant les premiers cris de la victime avaient réveillé les bonshabitants de la rue. Déjà plusieurs l’entouraient, et reconnaissaientavec consternation un voisin, le maître Dominique, le premier peintrede la ville, blessé mortellement d’un stylet qu’il avait rencontré à saporte.

Ses domestiques se réveillèrent les derniers !

On sonda la plaie, on voulut panser la blessure ; mais lui, se sentantmourir, et songeant au secret dont Van Eich lui avait confié le dépôt,d’une voix éteinte il ordonna à ses gens de le transporter de suitechez son seul ami et son meilleur élève, le peintre Castano.

Il fit porter avec lui la boîte qui contenait son testament, et letableau inachevé dont l’esquisse avait été si admirée le matin.

Le convoi alla lentement dans l’obscurité des rues. A la fin, ils’arrêta devant une façade dont les fenêtres étaient toutes éteintes, àl’exception des deux plus élevées, celles de Castano.

- Il n’est pas couché encore ! dit un des gens à Dominique.

- Il est si laborieux ! reprit un autre. Montons.

Et Dominique mourant s’écria : Hâtez-vous !

Le laborieux élève, qui veillait encore à cette heure, recula àl’aspect de son ami assassiné. Ses genoux fléchirent ; cette horreurinattendue qui lui venait passé minuit l’étouffait comme un cauchemar ;il en était essoufflé et haletant comme d’une course longue et rapide ;son coeur était en branle dans sa poitrine... D’ailleurs son attitude,son costume, n’annonçaient pas qu’il fût à travailler. Un manteau noirétait étendu sur son lit ; l’on apercevait çà et là, sur le dos dequelques-uns des plis, deux ou trois gouttes d’un sang rouge et frais :pourtant, le blessé n’était pas encore approché du lit.

Après qu’on l’eut douloureusement posé dessus, il prit la maintremblante et pâle de Castano, et, la serrant faiblement, lui dit cesmots entrecoupés par les gémissements de l’élève : - Je n’ai plusd’espoir... Je ne sais d’où le coup est parti... Je ne haïssaispersonne... je n’étais aimé que de toi... Viens, ce testament contientle secret... Alors tu pourras finir le portrait que je n’ai faitqu’ébaucher...

Castano ne répondit pas. Sa main de marbre restait toujours dans celledu mourant. Jamais on n’avait vu un abattement si étrange et siprofond. Un bon fils qui regrette un bon père n’est pas désolé commeétait Castano. Sur cette tête blafarde, dans ces traits décomposés,dans ces yeux sombres et sans larmes, certes, il y avait plus que desregrets, il y avait peut-être un remords ! Il faisait peur !

C’est que la particulière énergie qu’il faut pour commettre un crime,vous pousse et vous soutient jusqu’à ce qu’il soit commis, puis voustrahit après l’action, et vous laisse là, à l’abandon, seul avecvous-même, aux prises avec le repentir et la crainte des lois.

Le lendemain, au milieu de la journée, Dominique épuisé par une pertecontinuelle de sang, s’éteignit sans douleur, dans les bras de sonjeune héritier. Le même jour, Castano achevait le portrait esquissé, etsa peinture était d’un gras et d’un luisant extraordinaires ; sonpinceau exhalait une odeur huileuse toute nouvelle. A présent, sacouleur était solide comme celle du maître. Il tenait donc ce qu’ilavait tant désiré ! Il avait tué son ami pour mettre quelques annéesplus tôt de l’huile dans les couleurs !...

Mais alors, pensant qu’il lui coûterait trop de garder un bien qui luiavait tant coûté à prendre, l’élève assembla tous ses confrères autourdu testament, et leur livra à haute voix, héroïquement, le secret deDominique, le secret de la peinture à l’huile, cette invention de latache indélébile qui, de palette en palette, est ainsi venue jusqu’ànous, au grand détriment souvent des toiles et des habits.

FÉLIX PYAT.