CLARETIE, Jules (1840-1913) : Un chapitre inédit de Don Quichotte, (1899). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.III.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Huit Contes à Mariani publiés à Paris en 1900. Un chapitre inédit de Don Quichotte par Jules Claretie de lAcadémie Française ~~~~![]() A mon ami Angelo Mariani Lingénieux Don Quijote de la Manche gisait dit Cid Hamet en un chapitre récemment retrouvé par Don Pablo Bustamente, docteur à Salamanque, - tout de son long étendu, étourdi et brisé dans son armure bossuée, auprès de sa lance faussée, sur le terrain où, près de Barcelone, lavait attaqué et déconfit le Chevalier de la Blanche Lune. Le vainqueur séloignait, ayant fait jurer au noble Hidalgo que, durant une année, le grand don Quijote se retirerait en son village et ne toucherait plus à ces armes qui avaient été sa parure et sa joie. Et le fidèle Sancho, auprès de Rossinante qui broutait difficilement lherbe rare et prenait les chardons pour du gramen, comme le bon chevalier prenait les maritornes pour de nobles dames, Sancho, désespéré, se demandait comment il remettrait le chevalier en selle et ramènerait son maître au pays. Mais, par la vertu dune liqueur conservée en sa gourde depuis les noces de Gamache, le fidèle écuyer eut bientôt, en versant son baume entre les lèvres blêmes et sous les moustaches grises du chevalier, rendu la vigueur à ce grand corps maigre qui se redressa soudain. Et comme savançait, pour transporter le héros à la ville, une chaise à porteurs envoyée par le vice-roi : - Non, dit lingénieux Chevalier, je me sens plus dispos que jamais, et si je navais fait serment de prendre retraite en mon village, je serais tout prêt à affronter sur lheure tous les chevaliers de la chrétienté et à combattre les enchanteurs envoyés sur terre pour le désespoir des mortels. Sur quoi, Don Quijote renvoya la chaise et les porteurs et se remit en selle en demandant à Sancho : - Quest-ce donc que cette liqueur qui ma rendu si vivement la sève et la force ? Je me sentais passer de vie à trépas il ny a quun moment et voilà que je retrouve, avec lespoir, toute la vigueur et toute la confiance de mes vingt ans ! - Mon bon maître, répondit Sancho, ceci est un souvenir des noces de Quitterie la Belle et de Gamache le Riche. Tandis que, sur le pré couvert de branchages, les jeunes gens dansaient la zapaleta au son des castagnettes, je faisais, en mes bissacs et mon estomac à la fois, provision des chapons, oisons, poulardes, fromages, épices et beignets empilés autour du boeuf entier qui rôtissait enfilé dans un ormeau. Le généreux cuisinier dont jai oublié le nom, mavait même fait la gracieuseté de minviter à emporter une énorme casserole pleine où fraternisaient trois poules grasses et deux oies doucement rebondies et je goûtais avec délices à la joie de mordre en ces chairs juteuses, lorsquun brave homme en costume de docteur, la face pleine et la poitrine large, tirant dun flacon clissé deux ou trois gorgées dune liqueur inconnue, me dit : «- Voilà pourtant, compère, qui nourrit mieux et soutient plus sûrement et longuement que toute la lourde mangeaille absorbée par vous,» et comme je men étonnais et demandais à ce seigneur sil nétait pas un enchanteur destiné à nous berner encore et à se moquer de votre grâce : «Quoi ! me dit-il, vous êtes lécuyer de lincomparable Don Quijote de la Manche, amant et serviteur de la belle Dulcinée du Toboso ? Ses exploits sont venus jusquà moi et, pour quil les accomplisse, je lui veux faire cadeau de cet élixir de force et de vie qui rendrait le courage à un gavache et la santé à un grabataire !» et, ce disant, le seigneur Pacheco (cétait son nom) versait dans ma gourde, alors vide, lélixir quil puisait à sa grosse bouteille clissée, me recommandant bien de nen user que dans les occasions suprêmes et lorsque votre invincible Seigneurie aurait besoin de réparer ses forces dépensées au service de lHonneur et de la Beauté. - En vérité, répondit don Quijote, sil est des enchanteurs malicieux en ce bas monde, on y rencontre aussi des savants bien admirables. Et ton seigneur Pacheco est de ceux-là. Je me sens tout ragaillardi par sa liqueur. Et ce vin vaut tout ceux de Valdepênas, de Malaga ou dAlicante. Il ma enlevé du coup dix années. Par Dulcinée, je ne conseillerais point à ce bon Pacheco de faire part de sa liqueur de vie au grand inquisiteur dEspagne. Le tribunal du Saint Office demanderait des comptes dangereux à ce faiseur de miracles. - Ma foi, mon bon maître, fit Sancho, je gagerais plutôt que le Grand Inquisiteur et le Saint Office tout entier remercieraient le seigneur Pacheco et se sentiraient plus vigoureux encore pour juger les hérétiques ! A moins que la vertu du vin qui vous tient en joie ninclinât leurs coeurs assez durs à une aimable pitié. Les cailloux les plus secs se fendent et les sourcils ne peuvent toujours demeurer froncés ! Après quoi lincomparable chevalier et Sancho Panza se remirent en route pour la Manche. Le chemin était long et les déceptions gonflaient la maigre poitrine du héros chevauchant sans armes et sans cuirasse. - Hélas ! disait-il, mon pauvre Sancho, il valait bien la peine de quitter le logis pour rentrer, comme brebis tondues, au bercail ! Et, à chaque pas, il saffaiblissait. Mais Sancho, tout près, sur son grison, lui tendait la gourde bénie et une gorgée du vin du seigneur Pacheco rendait le chevalier à lespérance. - Si javais eu cet élixir lorsque jai quitté le village, répétait Don Quijote, jaurais eu la force de démolir les moulins à vent eux-mêmes, et si je navais donné ma parole de chevalier de ne plus combattre avant une année révolue, je te répète que je courrais sus dès à présent aux mécréants, sorciers, imposteurs et félons ! Mais si jai, grâce à ton philtre, Sancho, la puissance voulue, hélas, je nai plus le droit den user. - Ainsi se rit de nous la fortune, répliqua le fidèle écuyer. Mais consolez-vous, mon bon Seigneur, la santé est le premier des biens et vous la possédez, grâce au philtre conservé en ma gourde ! Devisant de la sorte, ils avançaient vers le petit village dArgamasilla où avait si longtemps vécu le noble hidalgo entre sa vieille rondache, son cheval fourbu et son lévrier de chasse. Et, à chaque fois que les pénibles souvenirs, ces méchants moustiques, venaient mordre au coeur lamant de Dulcinée et le débiliter, Sancho versait au chevalier la vigueur avec une gorgée du vin de Don Pacheco. Le bon écuyer, que le grain écrasé de la vigne trouvait toujours prêt aux larges lampées, soubliait lui-même, gardant précieusement la liqueur exquise pour son Maître. Si bien quils arrivèrent à travers plus dune aventure, dont la bataille contre les pourceaux, laquelle nécessita pour enlever la tristesse à Don Quijote plus dune gorgée du vin despoir aux lieux où sétaient écoulées, parmi les livres de chevalerie, les précédentes années de Don Quijote. Et lorsquils laperçurent, amaigri et désolé, la mère et la gouvernante et Thérèse Panza et Sanchette et le curé se dirent tout bas : - Lincomparable chevalier, le seigneur don Alonzo Quijano semble guéri, non seulement de la folie, mais de la vie ! Et le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas le barbier étaient du même avis. Mais Sancho, frappant sur sa gourde, répondait : - Non, la mort est sûre mais la vie est forte, et tant quil y aura du vin du seigneur Pacheco dans ma gourde, mon bon Maître ne nous quittera pas. Alors, tandis que Don Quijote reprenait sa vie accoutumée et ne pouvant plus, lié par son serment, chevaucher comme un paladin, songeait à se faire berger errant, Sancho Panza prolongeait lexistence de son maître par cet élixir que le barbier déclarait magique. Et le curé faisait demander par toutes les Espagnes si lon ne pouvait retrouver un certain seigneur Pacheco, possesseur du vin de vie. Mais ce seigneur avait disparu, prenant passage sur une galère pour les Indes doù il avait rapporté la plante aux vertus extraordinaires qui, macérée dans le jus de la vigne, donnait au vin ces propriétés qui eussent fait brûler peut-être, sous le san bénito, le possesseur dun tel secret, comme sorcier. La gourde du bon Sancho Panza se vidait donc petit à petit et chaque goutte dépensée rendait et, à la fois emportait la vie de lincomparable Don Quijote de la Manche. A la fin, lorsque la gourde fut sèche, le bon chevalier dit à lécuyer : - Cest maintenant que les oiseaux sont dénichés, mon pauvre Sancho ! Quand je pense, ajouta-t-il avec un soupir, que grâce à ton élixir, jaurais pu, malgré mes tempes blanches comme les sommets de la Sierra Morena, paraître juvénile et fringant encore à la belle Dulcinée du Toboso si jétais parvenu à la désenchanter ! Il fit jurer au fidèle écuyer de retrouver, pour le bonheur de lhumanité, le seigneur Pacheco et son élixir de vie. - Si je ne bois plus du vin de ta gourde vide, mon bon Sancho, du moins dans lavenir ce vin vous préservera, toi, ta femme Thérèse, ta fille Sanchette et vos héritiers, des maléfices et des maux dont les enchanteurs criblent les hommes. Sancho jura. - Vous savez, mon bon Maître que votre écuyer a, comme vous, toujours tenu sa parole. Et, lorsque lillustre hidalgo, dont le bonheur fut de mourir sage après avoir vécu fou, eut rendu sa belle âme si vaillante à linfini où tout retourne, Sancho enfourcha son grison, comme au beau temps des extravagantes et nobles aventures, voyagea, à petites journées jusquau pays où vieillissait le riche Gamache et senquit de ce quétait devenu Don Pacheco quil retrouva toujours alerte, solide, revenu des Indes avec toute une cargaison de la feuille verte, dun vert grisâtre, douce, élastique et grasse, dun arbrisseau dont la tige ne dépassait point la grosseur du doigt dun alguazil et que Pizarre avait vue jadis roulée entre les doigts des Incas : une feuille réputée magique parmi les Indiens du Pérou, les coqueros, qui en usaient précieusement comme dun moyen actif de force, de courage et de vie. Un vieil historien, descendant par sa mère de la famille royale du Pérou, Garcilaso de la Vega, surnommé lInca, en parlait souvent et mystérieusement à Valladolid où il sétait retiré et déclarait quil la louerait en ses ouvrages, légués à ses héritiers : La Florida del Inca et Los Commentarios que tratan del origen de los Incas Reyes. Cest avec les feuilles de larbre de la vie quétait, en partie, payé par les Indiens limpôt aux Espagnols victorieux ; et les chanoines de la cathédrale de Cuzco, sans compter Monseigneur lÉvêque, en tiraient leurs revenus annuels, aussi gras que le ventre de Sancho lui-même ! - Bone Deus ! sécria don Pacheco lorsque le bon écuyer lui apprit la mort du pauvre Don Quijote, si javais été auprès de lui, la coca que je tiens des pays de féerie, eût prolongé son existence jusquà la fin du siècle et leût immortalisé même sans le secours de Cid Hamet !..... Et le bon Sancho poussa un grand soupir en disant : - Vous êtes vraiment le seul, le véritable, le bon enchanteur et nayant pu, puisque la dernière goutte était bue, prolonger, grâce à vous, les jours de mon maître, je ne boirai plus du moins que de votre coca qui gardera à ma postérité le bon sens dont je suis fier et lui donnera de plus le bon sang qui rend les générations fortes et les hommes solides ! A bon vin pas denseigne. Je prierai cependant maître Nicolas quil mette sur sa boutique de barbier ces mots reconnaissants : Au vin qui prolongea et qui eût sauvé Don Quijote. Ce qui fut fait au gré du bon Sancho Panza dont le corps devint centenaire et dont le bon sens est éternel. Et cest ce vin despoir et de vie, ce vin glorieux et joyeux queût célébré Maître François Rabelais et que dégusta Don Quijote, qui remet aujourdhui en santé les amis dAngelo Mariani, héritier de la Coca des chanoines de Cuzco et bienfaiteur de lhumanité dolente. Ces amis, ce sont ceux auxquels il rend loeil plus vif, le sang plus chaud et le coeur plus jeune. Vaya con Dios ! Jules CLARETIE. |