Aller au contenu principal
Corps
RENAN, Ernest (1823-1892) : 1802. Dialogue desmorts : Représenté à laComédie-Française, le 26 avril 1886, jour anniversaire dela naissance de Victor Hugo.- Paris Calmann Lévy, 1886.- 12 p. ;23,5 cm.
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (11.XI.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : br norm 761).
 
1802
Dialogue des morts
par
Ernest Renan
Représenté à laComédie-Française,
le 26 avril 1886,
jour anniversaire de la naissance
de
Victor Hugo

~~~~


PERSONNAGES

CORNEILLE.............. MM.    GOT.
RACINE.....................
DELAUNAY.
BOILEAU...................
COQUELIN.
VOLTAIRE.................
WORMS.
DIDEROT..................
FEBVRE.
CAMILLUS................ Mlle    REICHEMBERG.


La scène se passe dans le bosquet desChamps-Élysées réservé aux ombresimmortelles de la Comédie française : lumièredouce et un peu triste. Sol fleuri, prairie d’asphodèles. Deuxsièges de marbre antique. Corneille, Racine, Boileau, Voltaire,Diderot, d’autres encore, en costume de leur temps ; toutes lescouleurs sont atténuées et fondues en une nuancepâle et blanche, qui fait ressembler les personnages à desombres, sortes de statues de marbre vivantes. Ils vont et viennent,deux à deux ou en groupes, lentement, causant d’un ton grave. Unpetit génie ailé, Camillus, met les bienheureux aucourant des choses de la terre et des volontés célestes.


CAMILLUS, en entrant,dépose sur le fauteuil de gauche deslivres et une sorte de bulletin.


CAMILLUS.

Nos grands morts vont venir. (Camillus parcourt rapidement lebulletin.) Paris, 1802... Bulletin littéraire : Atala...Bulletin politique : Marengo, Hohenlinden..... (Canonnade sourdedansle lointain.) Même au pays des bienheureux on veut encoreentendre les bruits de la terre. Ces ombres immortelles de laComédie Française, qui ont accoutumée de seréunir ici pour s’entretenir des beautéséternelles, se fatigueraient de leur gloire et de leur paix, si,chaque jour, par l’ordre du Génie suprême, je ne leurapportais les nouvelles de Paris. Ce que j’admire en ces esprits purs,c’est, comme ils restent toujours eux-mêmes, et comme ils setransforment. Les siècles les grandissent, lesrassérènent et pourtant les laissent ce qu’ils furent!Moi qui les connais, je sais qu’ils rajeunissent. Ils aiment plus quejamais ce qu’ils aimèrent, et pourtant, l’horizon de leurspensées s’élargit sans cesse. Ils appellent ceux quidoivent les continuer, ils semblent uniquement préoccupésde l’avenir. Qui sait si les voeux et les pressentiments desgénies ne créent pas la réalité ?

Il s’éloigne. Voltaire et Diderot entrent, et sepromènent sur le second plan. Voltaire, s’arrêteprès des livres déposés sur le banc de gauche etfeuillette un petit volume en souriant. Corneille et Racine entrent enmême temps, et s’assoient sur le banc de droite.


RACINE.

Oui, cette génération nouvelle m’étonne, et jecrois qu’en effet j’oublierai les excès (d’il y a dix ans, cherCorneille, en souvenir des héros d’aujourd’hui. J’aimerai cejeune siècle, sorti du sang et des larmes, et qu’un Dieu inconnudirige peut-être. Mais dites-moi, grande ombre chérie,n’êtes-vous pas frappé d’une chose ? Le siècle adeux ans, et ses destinées littéraires sont obscuresencore. La vie, la chaleur, la lumière semblent s’êtreretirées de la langue que nous aimons. Cettestérilité ne vous effraie-t-elle pas ?

On entend une canonnade etle chant :
En avant, marchons !
Par delà les monts,
Courons à la victoire !

CORNEILLE.

Oh ! non, cher Racine ;    non, âme douce etcourtoise. Ce bruit m’est un sûr présage. Une vieillefamiliarité avec les héros me remplit d’espérance.Les grands siècles se font toujours des poètes dignesd’eux. L’auréole de la poésie et, celle de la gloire sontcomposées des mêmes rayons. Dans notre cher pays deFrance, il n’y a jamais eu de victoire sans génie pour lachanter. J’attends beaucoup...    (La canonnaderedouble.) Oh ! que cela est de bon augure. Il me faut unpoètenouveau. Ce qui se passe est grand, et il me semble que ceux quinaîtront dans cet orage auront des poitrines de fer et des voixd’airain. Les héros sont nos confrères ; un vers sublimeest, dans l’ordre de l’harmonie, ce qu’un coup d’audace souveraine estdans le grand jeu des batailles. En quel affadissement notre art esttombé ! La vieille lyre est brisée. Notre vers, oùse répercutaient mille tonnerres, est changé en unecrécelle, au son âpre, sec et dur. Je veux, pour cesiècle naissant, un poète sonore, qui sache rendre laplainte immense de la terre s’élevant dans l’infini. Je veuxentendre dans ses vers l’écho des bruits qui entourèrentson berceau, les éclats de la foudre se mêlant auxrugissements profonds du volcan, le bourdon du Notre-Dameaccompagné du canon, de la trompette et du tambour.

RACINE.

J’y demande l’âme aussi, cher Corneille. Le poète que tuveux grand et sonore, je le veux tendre et bon. Je veux qu’il sachenous dire ce qu’il y a dans les larmes et les prières d’unefemme. Autrefois, quand mademoiselle de Champmeslé pleurait pourmoi, j’étais trop touché pour analyser ses larmes. J’aimeplus que jamais ma, Bérénice; je crois que lessentiments simples et grands se suffisent ; mais j’admets toutes lesvariations à l’éternel duo de l’amour. Les trésorsde charme, de douceur, de bonté, de tendresse qui sont dans lecoeur de la femme, sont des mines d’or qu’on n’épuisera jamais.Oh ! qui saura sonder à nouveau cet abîme ? Qui saura nousrendre l’amante, la jeune fille, l’épouse, la mère ? Quiportera une main à la fois sûre et tremblante sur cesmystères, où est le secret de toute sagesse ? Mon voeuest pour un poète de coeur, dussent ses accents être aussidifférents qu’on voudra des miens. Ne me crois pas insensibleaux luttes des géants qui se disputent le sort du monde. Mais jene veux pas d’une France à l’âme desséchée.Je veux que le coeur et l’imagination aient leur revanche. Je salue lejour où se rouvrira la source des pleurs. (Pendant cesderniersmots, Boileau s’est approché.) Ah ! voici Boileau. Ilrègne, dit-on, à l’heure présente. Lui, du moins,doit, être content.

BOILEAU.

Content de ceux qui me trahissent, faussent ma doctrine, me comprennentmal !.. Ton âme virginale, cher Racine, est seule capable detelles illusions. Triste est vraiment notre sort, à nous autresimmortels ! Nous avons l’air de dire éternellement ce que nousavons dit pour un moment passager. Le monde change, et nos livres nechangent pas. Il y a des gens qui prétendent nous continuer et,être pour nous plus que nous ne le sommes nous-mêmes. Onfait avec nos écrits la guerre à ce que nous aimons. Ceuxqui nous combattent se trouvent souvent être ceux que noussoutiendrions s’il nous était donné de remonter sur laterre des vivants.

Voltaire et Diderot, quin’ont cessé de se promener,s’arrêtent à ce moment.

VOLTAIRE.

Il me semble, Diderot, que Boileau prophétise... Ecoutons.

BOILEAU.

Oui, notre condition, à nous autres morts, estsingulière. Nous voyons trop bien ce que nous aurions àchanger à nos oeuvres si nous revivions. Une foule de choses quenous croyions impossibles se réalisent. Nous voudrions ajouterune atténuation, corriger une assertion. J’ai eu raison àmon heure ; oui, j’ai eu raison ; je le vois mieux que jamais. Mais unsiècle et demi changent tant de choses ! Le champ de l’esprithumain, tel que je croyais le voir de mon jardin d’Auteuil,était un parterre ; maintenant, c’est, le monde entier, avec sesmontagnes, ses fleuves et ses forêts. Que de traits j’auraisà ajouter ! Que de points à préciser ! Que de vuesà élargir !

VOLTAIRE.

Et moi, donc ! Pauvres morts condamnés à nous taire, nousassistons à notre anatomie, sans pouvoir protester.

BOILEAU.

Surtout, sans pouvoir donner d’explications, cher Voltaire. Je voudraisque le mort soumis à la dissection pût au moins parler.Quand je vois le mal que l’on fait en mon nom, je suis avec ceux quivont bientôt me combattre. Ce qu’on dira contre moi, je le diraisplus fort encore. Je le rêve, je l’appelle de mes voeux, cepoète haut comme les Alpes, large comme la mer, dont l’âmesoit le clavier de L’Univers, la vaste cymbale où tout retentit.Quand éclatera ce clairon de la pensée, quand uneécole nouvelle, décuplant le champ de la poésie,saura illuminer d’un même rayon l’homme et la nature, oh ! croyezdonc qu’alors je sacrifierai volontiers le Mont-Adule et, ses milleroseaux. Le mal qu’on dira de moi, je l’excuse d’avance.L’immortalité rend indulgent. Comme, en cette paix oùnous sommes, on est indifférent aux épigrammes, n’est-cepas ?

Sourire d’assentiment chez tousles immortels.

VOLTAIRE.

Bravo, Nicolas ! Nicolas a toujours raison. Je vais me préparerà de curieuses conversions littéraires. Ma bonnevolonté n’a pas de bornes. Savez-vous ce qui se publie denouveau à Paris en ce moment ? (il reprend levolume sur le fauteuil.) Ecoutez, écoutez... (illit tout haut.Atala, ou les Amours de deuxsauvages dansle désert. » (Il éclate derire.) L’amour, avec le désert pour l’embellir ! Oh ! la bonneidée !

Les ombrestémoignent une vive curiosité et se passent levolume.

RACINE.

L’amour est bon partout. Je lirai ce livre avec délice. C’estpeut-être le balbutiement de quelque école qui trouveraune forme nouvelle pour le sentiment et la passion. Quandj’étais jeune, je savais par coeur Théagène etChariclée.

VOLTAIRE.

Que de surprises on me ménage ! Je suis prêt àtout. Ces deux jeunes sauvages m’ont l’air de présager plusd’une équipée. Les Champs-Elysées nous ont tousfaits tolérants. J’écouterai avec déférencedes paradoxes qui, autrefois, auraient excité ma bile. Neplaisantons pas trop, cependant. La France poursuit, à traversmille éclipses, une oeuvre de raison et de droit qui importe aumonde tout entier. Nous sommes tous subordonnés à cetteoeuvre. Fi du génie qui ne sert pas au progrès de laraison et de l’humanité ! Je ne permets pas au poète quej’appelle, moi aussi, de séparer sa cause de celle de la justiceet du peuple. Je veux qu’il serve. J’ai plus fait en mon temps queLuther et Calvin. Qu’il fasse plus que moi, et, s’il vit comme moiquatre-vingts ans, que ses cheveux blancs soient glorieux comme lesmiens ! La sympathie est une des marques du vrai et un des dons de laFrance. Mon poète laissera à d’autres le dédain duprofane vulgaire. Il faut qu’on l’aime ; que; d’un bout àl’autre du monde, on s’enquière de ce qu’il pense, de ce qu’ilfait ; qu’il fournisse à la pauvre humanité ce dont ellea le plus besoin, un objet d’admiration et de respect. Je veux que sesfunérailles soient un signe des temps, que son apothéosesoit l’oeuvre des foules. Il commencera par me maudire ; que m’importe! Je suis sûr qu’il finira par m’aimer. La superstition etl’absurdité sont des monstres toujours prêts àressaisir l’humanité pendant ses heures de sommeil. Il faut desgardes d’élite, veillant toujours. N’est-ce pas, Diderot ?

DIDEROT.

Oui, grand maître ; nous eûmes raison. J’aimais lavérité jusqu’à la fièvre ; la grande paixde ces lieux m’a calmé. Nos fautes furent celles de l’âgede fer que nous avons traversé. J’entrevois pour l’espritd’admirables revanches. Ce qu’il y a de clair, c’est qu’unsiècle étrange se prépare. Comme je vais l’aimer !Je ne sais s’il réussira dans toutes ses ambitions ; mais jesuis pour ceux qui osent. Audacieux de toute sorte qui remplirez lesiècle qui va venir, salut à, vous ! Du cliquetis de voshardiesses, je vois jaillir mille vérités. Qu’il va nousêtre doux de contempler ces grandes luttes du sein de notre paix.C’est nous qui agirons dans ce monde ; il vivra de nous et par nous. Sivos voeux s’accomplissaient, je vois quatre poètes quiéclaireraient ce siècle de rayons fort divers lepoète sublime que veut Corneille, le poète de lapitié que veut Racine, le génie large et profond querêve Despréaux, le patriarche ami des hommes qu’imagineVoltaire. Quatre poètes de premier ordre en un siècle,c’est beaucoup...

RACINE.

Il n’y a pas de limite aux miracles de l’esprit. Les destinéesde la terre sont peut-être réglées par lesdésirs du ciel.

Camillus entre enhâte.

CAMILLUS.

Le Génie suprême a entendu ce que vous dites, il vous atous quatre exaucés. Ce jour sera un jour de fête pour laFrance, un jour où elle saluera une haute image etdéposera des couronnes sur un large front. Un nom lumineux m’estapparu. Un seul nom ! Vos quatre poètes sont confondus en unseul génie, qui sera grand, touchant, vaste et bon.

Étonnement de tous.

BOILEAU.

Le Génie suprême fait bien tout ce qu’il fait.

DIDEROT.

Oh ! les belles tempêtes qu’il y aura sous ce crâne !Quelles fêtes de l’esprit se préparent ! Voilà dequoi tenir le siècle en joie !

CORNEILLE, à Racine.

Ne vous disais-je pas bien, cher frère en harmonie, que cettegénération aurait, son poète et qu’il y a dans lemonde une source intarissable d’amour, de force et de génie...c’est la France !..

Les ombres bienheureuses filent en donnant des marques decontentement,au bruit de la canonnade et da bourdon de Notre-Dame. On entend, dansle lointain, les trompettes qui sonnent :

« La victoire est ànous ! »

FIN