Aller au contenu principal
Corps
RENARD, Maurice (1875-1939):  L’Homme qui voulait êtreinvisible : Histoire inédite dans le goût britannique(1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.VI.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-19) du numéro 19 (avril 1923) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


L'HOMME QUI VOULAIT ÊTRE INVISIBLE

Histoire inédite dans le goût britannique

par

MAURICE RENARD

~ * ~

- Naturellement, dit M. Patpington, ce n’est pas à Iping que ces chosessont arrivées ?

Hopkins le regarda d’un air effaré.

- Eh bien, quoi ! reprit l’oncle. Je veux dire : depuis le temps que jeviens ici, je suppose qu’on m’aurait parlé de tout cela, si tout celas’y était passé !

Hopkins restait bouche bée, écarquillant les yeux.

M. Patpington se balançait dans un rocking-chair. C’était un courtbonhomme replet, vêtu de noir. Il avait des joues roses et rebondies,un front merveilleusement développé, et ses cheveux blancs recouvraienten désordre le col de sa redingote. Une grosse petite vieille damehabillée en homme, voilà bien à quoi ressemblait M. Patpington ; et, àvrai dire, quand le docteur Hopkins contemplait son oncle, il éprouvaitparfois la sensation troublante d’avoir devant lui feu sa mère, néePatpington, étrangement ressuscitée et travestie.

- Je pense donc, reprit M. Patpington, que Wells a voulu donner lechange à son lecteur en situant à Iping et dans les environs lesprincipales aventures de l’homme invisible.

- Mais, dit enfin Hopkins, vous ne voulez pas prétendre que cesaventures se soient jamais déroulées vraiment quelque part ?...

M. Patpington lui jeta de côté un regard inquiétant et il continua à sebalancer, ce qu’il n’arrivait à produire qu’en glissant les bras enavant et en arrière le long des accoudoirs du rocking, vu que sescourtes jambes ne pouvaient d’aucune façon toucher terre.

Un livre ouvert reposait sur les rondes petites cuisses de M.Patpington.

- Et moi, scanda-t-il tout à coup, je soutiens que l’histoire estvraie, Arthur. Elle est trop vraisemblable, entendez-vous, tropvraisemblable pour n’être pas vraie. Et c’est un chimiste qui vousparle, ne l’oubliez pas !

A ces mots, Hopkins, pareil au romancier même de l’Homme invisible,commença à voir clair. Et il se repentit d’avoir laissé aux mains de M.Patpington un ouvrage aussi propre à exciter l’imagination.

C’était d’ailleurs le seul livre de cette nature qui se trouvât dans sabibliothèque. Hopkins, comme tous les scientifiques en général et lesmédecins en particulier, professait un remarquable dédain pour lesfantaisies de Wells, et, s’il avait acheté jadis l’Homme invisible,c’était uniquement à cause d’Iping. Parce qu’il est toujours créatif delire des choses sur l’endroit que l’on habite.

L’oncle Patpington remplissait depuis de longues années les fonctionsde professeur de chimie à la Technical Society, dans le Strand.Jusqu’ici, son neveu n’avait eu le plaisir de le recevoir à Iping quependant les vacances. Cependant M. Patpington était arrivél’avant-veille sans autre préambule, alors que les études scolairesbattaient leur plein, disant simplement qu’il se trouvait quelque peufatigué et qu’on lui avait conseillé de prendre quinze jours de repos.Sur quoi M. et Mme Hopkins n’avaient pas sollicité de plus amplesexplications, trop heureux de constater que le cher vieux célibataire –nanti d’une fort belle aisance, en vérité, – nourrissait à leur égardune sympathie fidèle et remplie de promesses.

Les étranges propos qu’il venait d’entendre concernant l’Hommeinvisible firent naître dans l’esprit de Hopkins l’idée que M.Patpington avait quitté la Technical Society poussé par dessollicitations plus pressantes qu’il ne l’avouait. Aussi se promit-ild’exercer à la dérobée, sur les faits et gestes du professeur, uneétroite surveillance.

- Ma chérie, dit-il à Mme Hopkins, figurez-vous…. J’ai lieu de croireque l’oncle Pat déraille !

- Est-il possible ? s’inquiéta non sans frayeur Mme Hopkins.

- Jugez vous-même. Vous vous rappelez, Mary, l’Homme invisible, deWells ? Eh bien, l’oncle Pat soutient que ce n’est pas une fableinventée à plaisir.

- Ciel ! s’exclama Mme Hopkins en joignant les mains et en agrandissantles yeux à son tour.

- Alors, je vous prierai de l’observer, n’est-ce pas, toutes les foisque je serai forcé de m’absenter. Tâchez aussi de le faire parler, hum!... Je me demande s’il ne serait pas opportun que j’aille à Londres,m’entretenir avec le directeur de la Technical Society… Nous verronscela dans quelques jours.

Ainsi commença la mise en observation de M. Patpington. Et deux jourspassèrent pendant lesquels rien de très caractéristique ne futconsigné. On remarqua seulement que M. Patpington parlait de lui-mêmebeaucoup plus qu’autrefois. Il s’étendait avec complaisance sur sestravaux passés, les traités de chimie qu’il avait publiés, lesrécompenses et les distinctions qu’il avait obtenues. Par compensation,lorsqu’il se taisait, on aurait pu dire qu’il se taisait davantage,tant ses silences témoignaient d’un labeur intime. Il avait terminé lalecture de l’Homme invisible ; aussitôt, Mme Hopkins s’étaitempressée de cacher le livre, et le vieillard ne l’avait réclamé niouvertement, ni d’une manière déguisée ; mais cela ne prouvait rien,car il jouissait d’une fameuse mémoire et on savait qu’un ouvrage lupar M. Patpington était un ouvrage en quelque sorte incorporé à l’âmede M. Patpington.

Durant cette couple de jours, aucune excentricité ne fut donc relevéeau compte de l’excellent M. Patpington. Peut-être naguère eût-ildemandé pourquoi Mme Hopkins ne laissait plus Bob et Lily se faire unjeu de tirailler leur grand-oncle par sa chaîne de montre ou les pansde sa redingote. Peut-être M. Patpington eût-il émis de significativesextravagances, pour peu que la question de l’Homme invisible fûtrevenue sur le tapis ; mais, disons-le à leur louange, ni Hopkins ni safemme ne trouvèrent le courage d’y faire allusion et, ainsi, deprovoquer leur oncle à la divagation.

Le troisième jour, au matin, le facteur remit une lettre à l’adresse deM. Patpington. Elle venait de Londres, et l’enveloppe portait, imprimésen vert olive, dans le coin à gauche en haut, les mots « TechnicalSociety ». M. Patpington la reçut des mains de Mme Hopkins. Il étaitalors plongé dans une intense méditation et arpentait sa chambre àgrands pas, toutes proportions gardées.

M. Patpington lut la lettre et se reprit à méditer comme si de rienn’était, après l’avoir froissée, mise en boule et lancée dans lacheminée comme une balle de cricket, avec une habileté désinvolte.

Il fut dur à Mme Hopkins de se retirer sans mot dire. Elle nota dans sapensée que certaine cheminée recélait certaine boulette de papiermanuscrit… Mais, dès le lunch, on apprit de M. Patpington lui-même queladite boulette signifiait un congé définitif, basé sur des prétextesinfiniment honorables et accompagné d’une profusion d’éloges et deremerciements. En termes propres, M. Patpington était purement etsimplement débarqué de la Technical Society.

Hopkins s’est demandé plus d’une fois si M. Patpington n’avait pas étéfrappé de ce coup plus grièvement qu’il n’y parut, plus grièvementpeut-être que l’intéressé ne l’éprouva, et si cette disgrâce n’eut passur la suite des événements la plus fâcheuse répercussion. Quoi qu’ilen fût, M. Patpington mangea de fort bon appétit ses œufs au jambon. «Tout ceci n’avait aucune espèce d’importance. Il était enchanté, aucontraire, de recouvrer sa liberté, pour se livrer à certains travauxpassionnants. Et sans doute convenait-il de remercier la Providence quiabondait si à propos dans le sens de ses vœux. »

M. et Mme Hopkins eurent l’un pour l’autre, à ce moment, l’un de cesregards rapides dont l’éclair ressemble à celui d’une fenêtre lointainequi mire le soleil, le temps qu’on l’ouvre et qu’on la ferme.

- Arthur, ajouta M. Patpington, et vous, Mary, je pense que vousconsentez à me donner l’hospitalité. Je n’ai plus rien à faire dansLondres maintenant. Votre cottage est vaste…

Telles sont les circonstances dans lesquelles l’oncle Pat fut amené àdevenir citoyen d’Iping.

Sur sa demande, M. et Mme Hopkins l’installèrent au dernier étage deleur maison, et un laboratoire fut aménagé pour lui sous les combles.

C’est là que M. Patpington emmagasina bientôt une quantitéimpressionnante de fioles et de cornues.

Hopkins, cependant, avait relu l’Homme invisible, par une sorte deprécaution. Quand il vit pénétrer chez lui ces bataillons de récipientset d’engins, il ne douta plus que M. Patpington ne se fût mis en têtede retrouver le secret chimérique ; et il résolut d’y mettre bon ordre,s’il était en son pouvoir.

Hopkins, jusqu’alors, n’avait jamais fait de médecine mentale. C’étaitun médecin de province, bon à tout. M. Patpington se montrait, ensomme, si raisonnable dans l’habitude de la vie, qu’il semblaitpossible de discuter avec lui et de le convaincre à force d’arguments.Les psychiâtres souriront de cela ; mais, je le répète, Hopkins n’étaitpas familiarisé avec les aberrations de l’esprit. Il espérait quel’oncle, revenu de son erreur, recommencerait à penser comme tout lemonde ; quelques semaines de repos feraient le reste ; et ainsi ledérangement de M. Patpington passerait inaperçu, ce qui étaitsingulièrement préférable pour l’avenir de Bob et de Lily. Parce quec’est toujours mauvais lorsqu’on peut dire de vous : « Oui, oui, maisson grand-oncle, vous savez… » Et on se percute le front avec un doigt,pour faire comprendre la chose sans prononcer le mot.

Pendant que M. Patpington alignait des x et remuait là-haut sesbouteilles étiquetées, Hopkins se mit à travailler son affaire comme untrès sérieux problème, sentant bien que le chimiste ne se rendrait qu’àdes raisonnements scientifiques. Il y passa de longues heures, etenfin, satisfait, crut pouvoir aborder victorieusement la discussion.

Par bonheur, M. Patpington accepta cette discussion et n’essaya pas –ce qui était à craindre – de nier le but de ses recherches.Voluptueusement environné des nuages d’une cigarette, sirotant avec unsourire d’enfant le petit verre de sherry que Mme Hopkins venait de luiverser, l’oncle Pat s’ouvrit aux déférentes questions de Hopkins.«  Mais certainement ! Certainement, il poursuivait la découvertede l’invisibilité ! Il était convaincu qu’un traitement appropriépouvait rendre un homme aussi invisible que l’air. La chose se résumaiten ceci : prêter au corps humain le même indice de réfraction quel’atmosphère. Wells, d’ailleurs, l’avait admirablement exposé… »

Hopkins saisit l’occasion pour porter à Wells une première atteintequ’il savait légère mais qui lui permettait de tâter la résistance deson interlocuteur.

- Il ne peut donc être question que d’une invisibilité relative à uncertain milieu, dit-il. Dans l’eau, par exemple, Griffin, le héros deWells, Griffin, l’homme invisible dans l’air, serait redevenu tant soitpeu visible, comme une grande bulle humaine et gazeuse, puisque l’eaun’a pas le même indice de réfraction que l’air. Wells l’a passé soussilence ; ce n’en est pas moins une imperfection.

- Qu’importe ! fit simplement M. Patpington.  L’eau n’est pasl’élément de l’homme. Pour l’heure, je ne m’occupe que de l’atmosphère.

- D’accord ! concéda Hopkins qui feignit d’entrer dans les vues de M.Patpington. Mais Wells n’a donné aucune indication sur les moyens detransformer les tissus animaux quant à l’optique, et j’avoue que, surce point, j’aperçois des difficultés qui me semblent insurmontables.

C’était cela qu’il avait travaillé assidûment, et il se mit à énumérertoutes les raisons histologiques et physiologiques qui s’opposent à laréalisation du brillant paradoxe.

Il perdit sa peine. M. Patpington n’avait qu’une réponse :

- Ne vous occupez pas de cela, Arthur. Patpington est quelqu’un, jepense, et ne suis-je pas Patpington ? Songez seulement que touteinvention a été du domaine des mirages avant de passer dans celui de laréalité. Dites, Arthur, il y a vingt ans, on vous aurait annoncé qu’ilexistait un moyen de voir à l’intérieur des gens, quelle figureauriez-vous faite ? C’est la même chose avec l’invisibilité. Faites-moicrédit, et vous verrez. Vous verrez… que vous ne me verrez plus !

- Diable ! C’est sur vous-même que vous avez l’intention d’opérer ?

M. Patpington le confirma dans un joyeux rire.

- Mais, mon oncle, vous n’êtes pas albinos, vous, comme l’était ceGriffin…

- Ah ! les pigments ! méprisa M. Patpington. J’en fais mon affaire,moi, des pigments. Je vous jure qu’il n’est pas plus compliqué de lesdécolorer que de décolorer le sang. Qui peut ceci peut cela, et je necomprends pas pourquoi Wells a fait une différence entre les deuxproblèmes.

« Parbleu ! songea Hopkins. Pendant qu’il y était ! Une audace de plusou de moins… »

N’empêche qu’il restait court ; si bien que M. Patpington, le laissanttout ahuri de son échec, remonta gaiement vers ses calculs et sestripotages.

Hopkins, un instant démonté, se rebiffa.

Il avait de la logique. Puisque le vieux Pat ne reculait pas devant uneimpossibilité d’exécution, il fallait passer outre et lui démontrerque, le tour de force étant accompli, un homme étant devenu invisible,l’existence de cet homme – son existence rationnelle – rencontreraitdes obstacles infranchissables.

Démontrer. Facile à dire !

« Fort bien, songea-t-il. Mais peut-être le roman de Wells n’est-ilbasé que sur un seul sophisme. Peut-être Wells n’a-t-il triché que surl’invention du procédé destiné à rendre invisible une chose ou un être.Cette idée acceptée, ce sophisme admis, peut-être que tout se déroule,dans le livre, suivant une logique irréprochable… »

Il en fit l’épreuve, et cette épreuve le découragea. Les mésaventuresde Griffin, l’homme invisible imaginé par Wells, offraient, dans lemenu détail, les caractères mêmes de la vérité. Hopkins, à cetteoccasion, ne put s’empêcher d’admirer avec quel art l’auteur a présentéle point faible de sa création ; quelle malicieuse et adorable fraudeil a commise en noyant au beau milieu de l’ouvrage ce point faible quiest pourtant le point initial ; avec quelle aimable dextérité sesdoigts d’illusionniste ont escamoté l’inadmissible postulat. Latransition du vrai au faux se produit en un tour de main ; elle estdissimulée sous un geste élégant, qui paraît secondaire. Un peu d’ombres’amasse en cet endroit, mais la clarté règne sur tout le reste del’histoire, et l’on peut suivre, à la lumière du bon sens le plusméticuleux, les faits et gestes de cet homme qui est devenu invisibleon ne sait trop comment.

Hopkins y rêvait en le déplorant, car il savait que les déréglements deM. Patpington étaient nés de la redoutable et méthodique vraisemblancedu récit fantastique, et, – oui vraiment, – ce récit contenait deschoses si finement observées qu’on avait peine à les croire déduitesd’une sornette par un enchaînement rigoureux.

Et, d’un œil critique, Hopkins suivait mentalement l’infortuné Griffinà travers les tribulations que lui inflige son invisibilité.

« Rien ! Rien à reprendre ! grommelait-il. Griffin est invisible, etc’est tout. Il est invisible parce que la lumière n’est plus réfléchiepar ses surfaces. Il est invisible parce que la lumière traverse soncorps sans être même réfractée. Or, la science actuelle ne me dit passi la lumière, en pénétrant nos organes, est susceptible d’affecterl’une quelconque de leurs fonctions. On ne voit pas, comme cela,pourquoi l’estomac, intégralement illuminé, cesserait de digérer ;pourquoi le cœur, imprégné de jour, refuserait de battre, l’oreilled’entendre, l’œil… »

- Que je sois damné ! s’écria Hopkins. Le vieux Pat n’a pas pensé àcela !

Il monta quatre à quatre l’escalier de la maison, et pénétra dans lelaboratoire à la façon d’Eole, dieu des vents.

M. Patpington, assis devant des chiffres, le nez sur une équation,agita sa main potelée pour réclamer le silence. Bon gré mal gré,Hopkins dut piaffer pendant quelques minutes.

- Et alors ? dit enfin M. Patpington. Qu’est-ce qu’il y a ?

- Alors, exulta Hopkins, il y a ceci : l’histoire est fausse !... Oui,oui, c’est entendu, vous êtes un chimiste de première force ; voustrouverez le moyen de vous rendre invisible, je n’en doute pas. Mais,ce moyen, vous ne l’emploierez pas !

- Et pourquoi donc ?

- Parce que, s’écria Hopkins triomphalement, parce qu’on ne sauraitdevenir invisible sans devenir aveugle, et que Wells nous met dedanslorsqu’il nous montre un homme invisible qui voit !

- Comme de juste, il ne peut pas se voir lui-même, rétorqua M.Patpington, puisqu’il est invisible ; Wells l’indique…

- Un homme invisible ne peut rien voir du tout. D’abord, l’œil est une chambre obscure ; l’œil a besoin d’être une chambre obscure pourproduire la vision. Cela suffirait amplement à me donner gain de cause.Mais, de plus, attendez ! De quoi est-elle pleine, cette chambreobscure, cette chambre où la lumière ne doit pénétrer que par le trourond de la pupille ? Dites, de quoi ? De substances réfringentes,n’est-ce pas ? De substances qui, pour jouer leur rôle optique, doivent réfracter les rayons lumineux. Alors, si vous leur enlevez cettepropriété, comment voulez-vous qu’elles remplissent leur office ?... Etce n’est pas tout ! Non contentes de fonctionner dans leur ensemblecomme une seule lentille, certaines de ces substances fonctionnentindividuellement comme des miroirs. Or, un miroir qui ne réfléchitplus rien est-il toujours un miroir ?... Et enfin, sur quel écranviendraient se projeter les images, chez un homme invisible, puisque,par hypothèse, sa rétine serait incapable d’arrêter le moindre rayon?...

- Ooooh ! gémit M. Patpington exhalant sa déconvenue.

- Dans l’ordre des faits lumineux, continuait Hopkins quelque peuexalté, qui dit « invisible » dit « inexistant » ! Un œil invisible estinopérant. Un homme invisible est fatalement un aveugle. Griffin est unmythe. Conclusion : l’oncle Patpington renonce à l’imiter, n’est-il pasvrai ?

Le brave garçon comptait sans l’héroïsme qui couve au cœur de toutsavant. Il vit avec stupeur M. Patpington, d’affaissé qu’il était,redevenir en frémissant un droit petit homme rose et résolu. Il avaitl’air de se regonfler par l’effet d’une noble insufflation, etl’intrépidité fournissait à ses prunelles noires l’éclat du jais bientaillé.

- Le jeu en vaut la chandelle ! déclara-t-il. Je serai aveugle, mais jeserai invisible.

« Rien à faire avec lui ! » ragea Hopkins.

- Au reste, reprit M. Patpington, je ne m’embarquerai pas dansl’invisibilité sans m’être assuré, au préalable, des moyens deredevenir visible, et, par suite, je ne m’exposerai qu’à une cécitétemporaire.

Son attitude était déterminée, son ton péremptoire ; un léger agacementl’animait. Hopkins jugea périlleux d’insister. Comme le maniaque serasseyait devant ses algèbres avec l’intention bien marquée de s’yperdre, Hopkins, désormais vaincu, se retira la tête basse.

*
*   *

On compte dix-huit jours entre la scène qui vient d’être relatée etl’explosion du laboratoire. Pendant ce laps de temps, M. et Mme Hopkinsne purent que rendre justice à la gaieté, à la bonhomie, au joyeuxcharme de M. Patpington. N’eût été sa manie, quel adorable convive quele vieux cher oncle ! Et où prendre le courage d’empêcher Bob et Lilyde lui sauter sur les genoux, après le repas, et de le houspiller commeun gros baby apporté dans une boîte par l’homme du bazar ?

Cependant, M. Patpington travaillait du matin au soir. Il ne se mêlaitaux vivants qu’à l’heure de la nutrition. Et, le jour où Hopkins visitale laboratoire, ce fut à la faveur d’un mensonge. Il simula une rage dedents qui, disait-il, lui retirait tout appétit, et, quand le bruit desfourchettes remplit la salle à manger, il grimpa jusqu’à l’officine duchimiste, curieux de savoir à quelles manipulations le bonhomme selivrait toute la journée.

A la suite de cette perquisition, Hopkins parut singulièrementpréoccupé. Mme Hopkins, alarmée, le questionna. Il affecta, toute lajournée, de ne pas comprendre son insistance ; mais il ne peut dormirde toute la nuit ; le lendemain, sa nervosité trahissait le paroxysmede l’inquiétude et de l’indécision… A cinq heures, quand le laboratoiresauta, Hopkins, tout en escaladant les marches, se traita d’idiotfieffé.

- Il fallait agir sur-le-champ ! marmonnait-il. Envoyer promener toutesses réactions ! C’était sûr ! Ménager un fou, ah ! oui, c’est malin !Nous voilà dans de beaux draps, maintenant !

Un heureux hasard avait limité les dégâts matériels à la destructiond’alambics, de fourneaux, d’éprouvettes, de ballons et autresustensiles propres à la pratique de la chimie. Les fenêtres, il estvrai, n’encadraient plus un seul carreau, et les portes branlaient ;mais la poussée avait été si forte dans toute la maison, la détonationsi tonitruante, que c’était miracle de se retrouver là entre quatremurs et sous un toit.

Hopkins, bientôt suivi de sa femme plus blanche qu’un linge, entracirconspectement et huma l’odeur piquante qui se dissipait en mêmetemps qu’une fumée verte.

M. Patpington gisait sur le dos, l’air tranquille et paraissait dormirde tout son cœur. Toutefois, le mélange détonant, lui éclatant au nez,avait grillé ses cils, ses sourcils, sa courte moustache, et poudré sonvisage d’une couche de verdure, – ce qui, tout d’abord, épouvanta MmeHopkins.

Hopkins le porta dans sa chambre. On le coucha, on le débarbouilla, et,tandis que Mme Hopkins descendait pour rassurer les voisins quel’explosion avait fait accourir, notre médecin se confirma dansl’agréable certitude que l’extérieur de M. Patpington n’offrait niblessure ni contusion d’aucune sorte.

L’évanouissement cessa, grâce aux soins de Hopkins. Aussitôt, M.Patpington recouvra ses couleurs et l’usage de la parole. Ce fut pourl’étonnement de son neveu.

- Victoire ! Victoire ! s’écria-t-il.

Et, transporté d’allégresse, M. Patpington, assis sur son séant,passait et repassait devant ses yeux des mains tremblantes.

- Quoi ? Quoi ? interrogea Hopkins.

- Ah ! Arthur, vous êtes là ! Eh bien, doutez-vous encore de mon génie?... Invisible ! Je suis invisible ! Patpington, le grand Patpington atrouvé le secret de l’invisibilité ! Je suis invisible !

Hopkins comprit que M. Patpington était aveugle.

Il fallut quelques secondes seulement à notre docteur pour se rendrecompte de ce qui s’était produit dans la cervelle de son oncle.L’accident avait surpris M. Patpington au cours d’une de cesexpériences parfaitement incohérentes que lui suggérait son dada. Ils’était réveillé privé de la vue, pour des raisons qu’un examen médicalne tarderait pas à préciser ; mais, toujours poursuivi par sonobsession, la mémoire détraquée à la suite de la commotion subie, lebrave original s’était imaginé toute une glorieuse histoire. Selon lui,ses efforts étaient couronnés de succès ; il avait perdu connaissance àl’issue de l’opération pendant laquelle son corps avait quitté touteapparence. C’est ainsi que M. Patpington se croyait invisible pourtous, ne l’étant, à vrai dire, que pour lui-même.

On ne voulut pas le détromper. C’était une si aimable créature que M.Patpington ! Et il manifestait une telle joie d’être invisible ! Quidonc aurait été assez cruel pour transformer cet innocent bonheur endésespoir ? Qui se serait chargé de proférer : « Pas d’invisibilité,mon brave homme, mais la cécité, tout bonnement ! » Double crève-cœur !Non, non, il n’y avait qu’à louer le Seigneur d’avoir suscitél’illusion qui comblait gratuitement des vœux enfantins et drapait uneinfirmité dans la pourpre même de la gloire.

Ainsi fut fait. Et dès lors commença la comédie la plus touchante. M.et Mme Hopkins s’y montrèrent admirables, et il n’y a pasd’inconvénient à dire que cela se prolongea pendant un trimestre.

Oui, durant quatre-vingt-quinze jours, exactement, on parvint àmaintenir M. Patpington dans son aberration salutaire. Il est vrai quecette dupe ne demandait qu’à être dupée, et que la tâche se réduisait,en somme, à entretenir une autosuggestion ; mais, tout de même, si l’onconsidère la méfiance propre aux déséquilibrés et la perspicacité trèsaiguë dont M. Patpington restait doué, il faut convenir que M. et MmeHopkins méritent tous les éloges. Quant à Hopkins, on ne saurait luiadresser trop de félicitations pour la manière véritablementéblouissante dont il termina l’aventure au mieux de tout le monde et,en particulier, du cher M. Patpington.

Nous n’esquisserons qu’un tableau rapide de ce que fut la vie desHopkins pendant ces quatre-vingt-quinze journées. On peut dire quecette vie était dominée par l’œuvre de bienfaisante supercherie etréglée par l’obligation d’alimenter l’erreur de M. Patpington.

Hopkins, par bonheur, put, dès le principe, isoler M. Patpington et, enconséquence, éviter les bévues que les étrangers n’auraient pas manquéde commettre à son endroit. M. Patpington, en effet, avait beau mettreà une rude épreuve sa mémoire naguère fameuse, il n’arrivait pas – etpour cause – à se rappeler les formules qui, selon lui, conféraientl’invisibilité. Hopkins, affirmant que ces formules avaient étébrûlées, lui persuada sans peine qu’il les retrouverait dans sa têtegéniale, mais que, jusque-là, il fallait tenir toute l’histoiresecrète. « Autrement, arguait-il, les gens pourraient croire à unphénomène accidentel ; il y en a même qui taxeraient d’infernale votreinvisibilité ; et tout cela ne vous attirerait que des mécomptes. Ilconviendra donc que vous ne sortiez qu’en ma compagnie, vêtu du haut enbas d’effets qui cacheront votre néant, comme fit le héros de Wells.Comme Griffin, vous serez ganté et, comme lui, coiffé d’un largechapeau bien enfoncé. Je vous achèterai une perruque et des lunettesnoires. Pour la figure, il y a la solution d’un masque ou de fards trèsépais ; mais je préfèrerais des bandages, toujours comme Griffin ;c’est plus sûr et plus naturel. Nous dirons que l’explosion dulaboratoire vous a défiguré et rendu aveugle… D’autre part, comme jecrains l’indiscrétion des enfants, je vous demanderai de ne paraîtredevant eux que dans le même appareil.

M. Patpington se montra docile et ravi ; et il est bon de faireremarquer qu’il subit tout de suite l’ascendant de Hopkins. Ce neveutrès affectionné lui prêtait ses yeux, pour ainsi dire, et M.Patpington lui livra sa destinée. Pour lui, désormais, rien n’existaplus que dans la parole de son guide.

C’est pourquoi les habitants d’Iping virent, tous les jours, Hopkins sepromener avec un gros petit homme bizarrement emmitouflé. Mais on étaiten hiver, et, grâce à la précaution de ne sortir qu’à la nuit – sousprétexte que la lumière nuisait aux prunelles du blessé – la chose nesouleva pas de commentaires.

Par ailleurs, Hopkins et sa femme s’ingéniaient à traiter M. Patpingtonen homme invisible. Ils le firent scrupuleusement.

Quand l’un d’eux pénétrait dans la chambre de l’aveugle et qu’ilsapercevaient l’oncle Pat en tenue d’intérieur, M. ou Mme Hopkins nemanquaient pas de s’écrier : « Dieu ! on ne peut pas s’y habituer !Quel étrange spectacle que celui d’un homme sans tête et sans mains ! »Et aussitôt, M. ou Mme Hopkins étaient payés de leur pénible mensongepar le sourire de félicité qui épanouissait la ronde et rose face dubien-aimé M. Patpington.

Une fois, pourtant, dans une circonstance analogue, Mme Hopkins faillitdémolir tout l’édifice de leur pieuse combinaison. Et voici comment.

M. Patpington était légèrement enrhumé, ce qui explique pourquoi MmeHopkins lui apportait un grog. Elle frappa à la porte de l’oncle, quil’attendait. Une voix joviale lui répondit : « Entrez ! » Et MmeHopkins entra, sans faire attention au joyeux rire que cette voixcomprimait. On mesurera toute la charité, toute l’excellence et aussitoute l’énergie de Mme Hopkins, quand on saura que le grog ne fut pasrenversé sur le parquet ; que le cri naissant dans la gorge de MmeHopkins s’étrangla dans une espèce de toux suffisamment imitée ; que lasainte femme acheva d’entrer, en dépit de son irréprochable éducation,et qu’elle s’exclama d’un ton surpris : « Tiens ! Il n’y a personne !Où êtes-vous donc, oncle Patpington ? » alors que M. Patpington setenait en vérité devant elle, n’ayant pour toute parure qu’un sourirefarceur et n’étant couvert que de ridicule.

Ah ! cette feintise n’était pas une sinécure ! Elle exigeait unevigilance de tous les instants, un contrôle perpétuel, la prévision detoutes les éventualités, la surveillance pénétrante de soi-même etd’autrui. Instruire Bob et Lily de cette comédie familiale, on n’ypouvait songer ; force fut donc de leur interdire l’accès de la chambreoù M. Patpington couchait, prenait ses repas et vivait la plupart dutemps. Les petits obéirent sans barguigner ; mais lorsque le chat futvendu, Bob et Lily versèrent des larmes.

Hopkins vendit le chat parce qu’il se défiait confusément de la bête etde son instinct. Il avait bien assez de choses à craindre pour sonpropre compte et celui de ses semblables, sans aller exposer aux gaffesd’un animal le succès d’une mystification aussi louable et aussicompliquée.

Un détail donnera l’idée de toutes les précautions qu’il fallaitprendre avec M. Patpington pour nourrir sa chimère. Comme on le pense,c’était Hopkins qui procédait à la toilette journalière du bon vieuxpoupon. Eh bien, que serait-il arrivé, par exemple, si, pour rogner lesongles de M. Patpington, Hopkins n’avait pas songé à les enduirepréalablement d’une pâte quelconque ? M. Patpington aurait dit : « Oh !Arthur, comment pouvez-vous rogner mes ongles sans les voir ? » Et toutaurait été perdu, exactement comme si Mme Hopkins avait crié ou s’étaitenfuie, le jour du grog.

Mais trop longtemps nous avons parlé de la cécité de M. Patpington sansdire que Hopkins fit le nécessaire pour en connaître la nature et lacause.

Ici encore se dressait l’inévitable problème : ne pas détromper M.Patpington et, en l’espèce, lui cacher que l’on procédait à l’examen deses yeux, – puisqu’il était convenu que ses yeux étaient invisibles.

Par chance, M. Patpington ne se lassait pas de demander à son neveumille éclaircissements sur le prodige optique dont il se croyaitl’objet. Le phénomène de la digestion, entre autres, excitait vivementson intérêt. On sait que, dans l’Homme invisible, Wells suppose queles aliments ingurgités par Griffin ne deviennent eux-mêmes invisiblesque peu à peu, dans la mesure de leur assimilation. C’était, pour M.Patpington, une véritable fête que de se faire décrire par Hopkins lesphases de ses digestions et la disparition progressive des substancesalimentaires. Hopkins improvisait là-dessus de fort jolis comptesrendus ; il soutenait que de pareilles observations étaient, pour lamédecine, d’une importance capitale ; mais, au lieu de regarder M.Patpington à l’estomac ou bien au pancréas, – ce qui ne l’eût renseignéque sur la rose et dodue superficie du bedon de son oncle, – il ne se faisait pas faute d’examiner, dans toutes les règles de l’art,les yeux qui ne voyaient plus clair.

Hopkins n’y distingua rien de particulier. Alors, il s’entretint du casde M. Patpington avec un célèbre oculiste de Londres, son anciencamarade ; et ils conclurent tous deux à l’une de ces amauroses sifréquentes où l’œil ne présente aucune lésion apparente et qui,parfois, n’ont pour origine qu’un trouble nerveux. Nul traitement localn’y pouvait remédier.

Pourquoi cacherions-nous que ce résultat réjouit Hopkins ? Il avaitfait son devoir en dégageant, sur la cécité de M. Patpington, tout ceque la science pouvait lui apprendre. Mais, ce devoir accompli, ilétait heureux d’une impuissance qui lui permettait de laisser M.Patpington aux joies de son illusion. Car, enfin, si un traitementavait été possible, Hopkins aurait-il eu le droit d’en négligerl’application ? Aurait-il pu faire autrement que de tourmenter M.Patpington pour lui rendre cette vue dont la privation causait siétrangement son bonheur ? Le cas de conscience ne se posait pas, etnous comprenons sans peine que Hopkins pût s’en réjouir.

Aussi bien, M. et Mme Hopkins s’accoutumèrent rapidement aux nouveauxsoucis que l’état de M. Patpington leur imposait. Maintenant,débarrassés des premières inquiétudes, pliés au rôle étrange qu’il leurfallait tenir, ils goûtaient mieux le plaisir d’être bons, auquels’ajouta bientôt un plaisir plus rare et plus mystérieux.

Lequel ?

Mais, tout simplement, celui de jouer au miracle. Celui de faire commesi un être phénoménal vivait sous leur toit. Celui d’accorder leursactes avec une merveille, bien que cette merveille n’existât point. Ladestinée, les prenant par le cœur, avait obligé M. et Mme Hopkins àentrer dans le jeu de M. Patpington comme dans une ronde juvénile ; et,à cause de cela, ils sentaient tressaillir en eux on ne sait quellevolupté obscure, ambiguë et précieuse. Cela leur semblait remonter dufond d’eux-mêmes ; cela revenait du fin fond de leur enfance. Commeautrefois, les fantômes de leur imagination prenaient un corps dont ilssubissaient l’influence. La féerie qu’ils interprétaient constammentfinissait par revêtir une manière de forme artificielle. (Ainsi lesfaux dieux finissent par se constituer de la fumée des sacrifices.)Cette invisibilité qu’ils affirmaient sans cesse puisait dans leuraffirmation une sorte d’existence psychologique. Et tel est le prestiged’une merveille, que son ombre suffit à créer du plaisir.

*
*   *

Il n’est rien, cependant, qui ne prenne fin.

Au bout de quelque temps, M. Patpington donna des signes de lassitudeet d’impatience. Il en avait assez d’être invisible et d’être aveugle.Il voulait récupérer ses propriétés primitives, – non pour se remettreà l’œuvre, car il s’en reconnaissait désormais incapable, maisseulement pour échapper aux ténèbres et pour cesser d’être quelqu’unqui n’était plus le semblable de ses semblables. Sa gaieté tomba. Ilfut très malheureux, et, ne pouvant trouver le moyen de redevenirvisible et voyant, il s’en désespérait avec amertume.

Hopkins connut alors de grandes perplexités. Plusieurs fois, il fut surle point d’avouer à M. Patpington qu’il l’avait berné. Peut-être, aprèstout, la conscience de n’être pas invisible, de n’être pas anormal,apporterait-elle quelque soulagement au vieillard. Mais quelle seraitsa tristesse de se savoir aveugle sans remède et sans gloire ?

La solution vint tout à coup. On peut croire que Hopkins la possédaitdéjà à son insu lorsque M. Patpington lui donna le composé du breuvage,car, depuis plusieurs jours, Hopkins était obsédé par différentssouvenirs. Sa visite à l’illustre confrère de Londres et un voyagequ’il avait fait jadis dans les Pyrénées françaises lui revenaient sanscesse à l’esprit, avec d’autres pensées qui, malheureusement, faisaientde l’embrouillage. Notons aussi qu’il se répétait : « Cet hommem’obéit… aveuglément. Cet homme est complètement sous ma coupe », sansvoir où cela pouvait aboutir. Mais enfin ce fut la « découverte » dubreuvage qui déclencha le dénouement.

- Arthur ! appela M. Patpington un beau matin. Venez vite ! Prenez uncrayon et du papier !

Hopkins, accouru, fit ce qu’on lui demandait. Et trois lignes decaractères alphabétiques et de chiffres petits et grands lui furentdictées d’une voix fiévreuse.

- Qu’est cela ? dit-il.

- La formule ! La formule de visibilité ! Pour me rendre la visibilité,Arthur !... C’est pour boire. Préparez-moi cela promptement !

- Pour boire ?...

Hopkins parcourait des yeux l’ « ordonnance ». Il y avait, dans cettepréparation, de quoi empoisonner tous les citoyens d’Iping. Pourtant iln’objecta rien, par habitude, se réservant de trouver une échappatoire.Et il descendit, songeur et plein d’ennui.

Mais, par degrés, Hopkins mua sa figure renfrognée en un visaged’espérance, et, ayant ouvert l’armoire aux liqueurs, il se mit àconfectionner un cocktail dont la fantaisie aurait effaré le barman lemoins classique. Ce mélange contenait au moins douze spiritueux,choisis au hasard et dosés de même. Cela fit, au bout du compte, unliquide brunâtre qui remplissait un verre à porto. Hopkins y ajoutaquelques gouttes de médicaments, afin de donner à l’ensemble un petitarome de circonstance. Et il monta chez M. Patpington.

- Buvez ! lui dit-il. Voilà l’affaire.

Mme Hopkins, qui avait assisté à la confection du cocktail diabolique,s’empressait sur les pas de son mari.

- Dieu fasse que ça réussisse ! invoqua M. Patpington.

Et, d’un trait, il avala la mixture.

- Etendez-vous sur votre lit, recommanda Hopkins. L’action sera plusrapide.

M. Patpington s’étendit docilement.

Une minute passa. Le sympathique vieil homme souriait avec béatitude etse pourléchait les lèvres.

- Oh ! Voyez ! Voyez ! s’écria Hopkins brusquement. Vos mains, votrenez… VOYEZ ! Vos oreilles !... Voici que vous reparaissez ! Mononcle, mon oncle, quel bonheur de vous revoir !... Là, là, tenez, votrementon qui se reforme !....

Mais il ne pouvait se défendre, pendant qu’il prononçait ces affreusescraques, d’observer anxieusement la physionomie de l’oncle Pat. Unmiroir était là ; il le lui tendit. L’autre, se redressant, pivota sursa base avec prestesse, s’assit au bord du lit, et promena sur touteschoses des regards émerveillés.

- Joliment agréable ! soupira-t-il en extase.

Hopkins sentait sa poitrine s’élargir de fierté.

- O puissante, redoutable et mystérieuse suggestion ! murmura-t-il.

M. Patpington contemplait affectueusement le monde extérieur.

- Arthur !... Mary !... Moi !... Je vous vois et je me vois, et vous mevoyez aussi à présent !... Mais d’où vient… d’où vient que tout bascule?... Je suis ivre, ma parole !

- Non, fit Hopkins compatissant. Seulement, vous n’êtes pas encoreréadapté, vous comprenez. Restez assis sur le lit.

- Cher, oh, bon cher petit oncle Pat ! fit Mme Hopkins en embrassant M.Patpington sur les deux joues.

Un large rire muet égaya le frais visage de celui qui avait vouluréaliser la fable la plus étonnante de la littérature contemporaine. Ildodelinait de la tête et se balançait de droite et de gauche, luttantcontre un heureux vertige qui lui faisait perdre l’équilibre.

- Comment vous sentez-vous, oncle Pat ? demanda maternellement MmeHopkins.

- Très bien ! Très bien ! clama M. Patpington en riant.

Ses petits talons grassouillets battaient le sommier. Il lança soudainvers Hopkins un doigt oratoire.

- Quand j’étais invisible…, commença-t-il d’un air important.

Cette phrase-là, Hopkins saisit sur-le-champ qu’il l’entendrait plusd’une fois, jusqu’à ce que l’oncle fût pour toujours privé de laparole. Mais il aimait tant M. Patpington qu’il souhaita l’entendre,cette phrase, jusqu’à ce que lui, Hopkins, fût pour toujours privé del’ouïe.

MAURICE RENARD.