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RENKIN, Jean-François(1872-1906) : L’armoire(1898).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(coll. part.) des Ecritswallons de François Renkin , traduits enfrançais par Emma Lambotte et publiésà Liège en 1912 chez Robert Protin avec desornements d'Auguste Donnay. [Versionoriginale[Bibliographie]
 
L’armoire
par
Jean-François Renkin

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Un jourd’été elle se résigna - des
papillons s’envolèrent de l’armoire.
FLAUBERTUn coeur simple.


LA petite Jeanne, si elle avaitvécu, aurait fait sa première communion cetteannée ; mais voilà passé trois ans,que le curé est venu la chercher, un samedi de novembrequ’il pleuvait.

Le jour après l’enterrement, on serra les affairesde l’enfant dans un meuble, là-haut, et depuis, onn’a jamais plus touché à ce qui futà Jeanne.

Ce dimanche là, pourtant, la jeune femme a voulu tout revoir.

L’horloge sonnait dix heures et son homme venait de descendrepour aller à grand’messe.

Elle entre dans la chambre que le soleil remplit de salumière.

Elle ouvre l’armoire. Les mites s’envolent.

Tout était resté bien en place.

Sur la planche du dessus, les petites robes repliéesl’une près de l’autre ; àcôté, des chemises et des mouchoirs. Dans le coin,deux chapeaux, celui du dimanche et celui de tous les jours, recouvertsd’une gaze contre la poussière.

Et à ce moment là, il sembla à lapauvre mère que sa fille n’était pasmorte. Il lui sembla qu’il était tempsd’appeler Jeanne, de lui boutonner ses souliers, de lacoiffer, de lui mettre sa belle robe pour aller àl’église.

Pauvre petite, va !

Est-ce possible qu’on ne la revoie jamais plus ?

Un jour, au matin, elle se réveilla avec une toux simauvaise : elle râlait, et son visage était toutrouge.

Une semaine après, on la portait en terre !

Toute la joie de la maison a étérenfermée avec elle, dans le petit cercueil dechêne qui l’emmena.

… Onze heures sonnaient.

Les gens sortaient de la messe, les femmes s’en allaient auplus vite pour écumer leur pot-au-feu et peler leurs pommesde terre ; quant aux hommes, les uns s’arrêtaientsur la place pour deviser du temps, des pigeons, du nouveau mayeur ;les autres entraient dans les cabarets pour jouer un piquet et boireune tournée.

Elle n’a rien vu, n’a rien entendu : pour elle, lemonde, c’est l’armoire de Jeanne.

Sur la planche du milieu, des tabliers, des bas, des nœuds,un manteau gris d’hiver qui n’aété mis que deux fois !

Un à un, la mère prend tous lesvêtements, les secoue, fait tomber la poussièrequi volette dans la lumière du soleil, puis les remetsoigneusement à leur place.

Qu’elle donnerait gros pour revoir son enfant assiseà la table, s’esseyant, un doigt sur son livre,à faire ses lettres sur l’ardoise ; ou bien, dansla grand’rue, sautant à la corde avec celles deson âge, ou se balançant sur la chaîned’une charrette basculée !

Et le premier bon point que la petite rapporta, toute fièreet toute rouge de bonheur !

Et à la fête, quand Jeanne, vêtue deblanc, marchait dans la procession avec les plus gentilles del’école et semait des fleurs sur les voies du bonDieu.

Tout lui repasse ainsi au cœur, avec les bons, les mauvaisjours…

Quelles transes, la fois qu’elle jouait près dufeu et qu’elle se brûla si fort au bras !...

Son père courut tout de suite, au docteur. Et quel coupquand celui-ci ne put lui certifier qu’elle ne garderait pasla marque toute sa vie !

Toute sa vie, ça n’a pas étélong…

*
* *

Par la fenêtre au large ouverte, elle n’entend pasle boulet renverser les quilles, les buveurs rire aux éclatsau comptoir dans les cabarets.

Sur la dernière planche, c’était encorequantité de choses : des aiguilles à tricoterdans un petit bas commencé, des ciseaux, un panier, unepoupée sans bras, une balle, des jeux de la Saint-Nicolas ;et, debout au fond du meuble, un petit miroir que Jeanne avaitgagné aux porcelaines à la fête deChoquier.

Dans une boîte en carton rose, des médailles et unchapelet, avec deux images du curé, qui étaientdevenues toutes jaunes…

La mère appuie sa tête contre l’armoire.

Comment est-il possible qu’il y ait d’autresenfants qui vivent et des parents qui peuvent rire ets’amuser !

Que peut-elle bien avoir fait au bon Dieu ?

N’a-t-elle pas toujours marché dans le droitchemin, ne s’est-elle pas toujours conduite comme une bonnechrétienne.

Midi sonne.

Pendant que tombent les douze  coups, on monte les marches etson homme ouvre la porte tout en demandant : “ Le bouillonest-il prêt ? „

François Renkin d'après une photo de G. Marissiaux (302 ko)